Les Mystères du peuple — Tome II
LE COLLIER DE FER — Chapitre II


CHAPITRE II.


Sylvest s’introduit dans la villa de la noble Faustine. — Le temple du canal. — Les délassements d’une grande dame romaine. — Torture. — La sorcière. — Empoisonnement d’une esclave. — L’orgie. — Sylvest rencontre Loyse. — Il est surpris dans les jardins de Faustine.




La lune couchée… la nuit est devenue noire… Sylvest, après avoir traversé de nouveau la vallée déserte et couverte de roches, franchit le torrent, gagna les grands bois et le chemin d’Orange ; mais il ne se dirigea pas vers cette ville, où habitait son maître ; il suivit un sentier, à droite de la route, marcha longtemps, et arriva près d’un grand mur de briques, clôture d’un parc immense dépendant de la villa de Faustine, cette grande dame romaine dont le nom avait été prononcé avec horreur dans la réunion des Enfants du Gui ; s’arrêtant alors un instant, Sylvest prit dans les broussailles, où elle était cachée, une longue perche garnie çà et là de bâtons formant autant d’échelons, et la dressa contre la muraille:jeune, agile et robuste, il l’eut bientôt escaladée ; passant alors sa perche de l’autre côté il descendit dans le parc.

L’ombre des grands arbres était si épaisse, que l’on voyait à peine devant soi ; mais l’esclave, connaissant ce lieu, gagna bientôt les bords d’un canal orné de balustrades de marbre; près de là, s’élevait un temple construit en rotonde, entouré d’une riche colonnade à jour formant autour du bâtiment un portique circulaire qui communiquait avec le canal au moyen d’un large escalier dont les dernières marches baignaient dans l’eau.

Sylvest, marchant alors d’un pied léger, l’oreille aux aguets, entra sous la colonnade et appela à plusieurs reprises et à voix basse :

— Loyse !… Loyse !…

Personne ne répondit à son appel ; étonné de ce silence, car il s’était attardé à la réunion nocturne des Enfants du Gui, il croyait trouver Loyse depuis longtemps arrivée en ce lieu, l’esclave continua de s’avancer à tâtons ; il se rapprochait ainsi de l’escalier donnant sur le canal, pensant que peut-être Loyse l’attendait sur une des marches : vain espoir.

Soudain il vit les eaux réfléchir au loin une grande clarté, tandis qu’une bouffée de vent lui apportait, avec la senteur des citronniers et des amandiers en fleurs, un bruit confus de lyres et de flûtes accompagnées de chants.

Sylvest supposa que Faustine, par cette chaude et belle nuit d’été, se promenait en gondole sur le canal, avec ses esclaves chanteuses et musiciennes ; ces bruits harmonieux se rapprochant de plus en plus, ainsi que les reflets des lumières sur les eaux, il crut que la gondole allait passer devant l’escalier du temple, et il se retira prudemment dans l’ombre, surpris et inquiet de n’avoir pas rencontré Loyse ; il ne perdait pas encore toute espérance, et prêtait toujours l’oreille du côté des jardins. Sylvest vit tout-à-coup dans cette direction, à travers l’obscurité, la clarté de plusieurs lanternes, et il entendit le pas et la voix des hommes qui les portaient ; saisi d’une grande épouvante, car, il l’avoue, en ce moment, il redoutait la mort, et surpris, dans le parc de la grande dame romaine, il pouvait être tué sur l’heure… l’esclave hésita. Retourner vers l’escalier du canal, c’était s’exposer à être éclairé par les flambeaux de la gondole qui, dans quelques instants, devait longer les marches du temple… Rester sous la colonnade, c’était, pour lui, risquer d’être découvert par les gens qui, venant des jardins, se rendaient peut-être dans ce bâtiment. Sylvest, voyant les lanternes encore à une assez grande distance, eut le temps de grimper le long d’une des colonnes et, se cramponnant à la forte saillie du chapiteau, d’atteindre le rebord d’une large corniche circulaire régnant autour du dôme de cette rotonde ; puis il se mit à plat ventre sur cet entablement ; les hommes porteurs de lanternes, contournèrent le temple et passèrent…

Sylvest respira ; cependant, craignant que ces hommes revinssent sur leurs pas, il n’osa pas descendre encore de sa cachette… Mais ses alarmes, un moment apaisées, redoublèrent bientôt, la gondole s’arrêta devant l’escalier du canal, et les chants cessèrent… Plus de doute, Faustine allait entrer dans cette rotonde, pendant que des esclaves veilleraient peut-être au dehors, à moins que la noble dame n’eût voulu quitter sa gondole pour se promener dans ses jardins. Entouré de dangers, Sylvest resta sur le rebord de la corniche ; bientôt il remarqua, au niveau du large entablement sur lequel il se tenait blotti, plusieurs cintres à jour, destinés sans doute, en raison de la chaleur du climat, à laisser pénétrer des courants d’air frais en ce lieu ; il pouvait ainsi, du haut de sa cachette, plonger ses regards dans l’intérieur de la rotonde. Durant quelques instants, il n’aperçut que des ténèbres ; mais il entendit bientôt s’ouvrir la porte donnant sur le canal, et il vit entrer, tenant à la main un flambeau, un noir d’Éthiopie d’une taille gigantesque, coiffé d’un bonnet écarlate et vêtu d’une courte robe orange lamée d’argent ; cet esclave portait au cou un large carcan aussi d’argent, et à ses jambes nues et musculeuses des anneaux du même métal.

L’Éthiopien alluma plusieurs candélabres dorés, placés autour d’une statue représentant le dieu Priape ; une grande lumière remplit alors la rotonde, tandis que la cavité des cintres de la coupole supérieure où se cachait Sylvest resta dans l’ombre ; entre les colonnes intérieures de marbre blanc, enrichies de cannelures dorées comme leurs chapiteaux, l’on voyait des peintures à fresque, tellement obscènes, que Sylvest rougirait de les décrire ; le plancher du temple disparaissait sous un épais matelas recouvert d’étoffe pourpre, ainsi qu’un grand nombre de coussins jetés çà et là… Entre deux des colonnes, et se faisant face, étaient des buffets d’ivoire incrustés d’écaille et précieusement sculptés ; sur leurs tablettes de porphyre l’on voyait de grands vases d’or ciselés, des coupes ornées de pierreries, et d’autres plus précieuses encore : ces coupes de murhe que l’on fait venir à si grands frais d’Orient, qui sont d’une sorte de pâte odorante et polie, brillant de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel (A) ; dans des bassins d’argent remplie de neige, plongeaient de petites amphores en argile de Sagonte ; de grandes cassolettes remplies de parfums, posées sur des trépieds, étaient disposées autour de la statue du dieu des jardins ; le noir les alluma, et aussitôt une vapeur balsamique, mais d’une force presque enivrante, monta des trépieds d’or et remplit la coupole…

Ces préparatifs terminés, le gigantesque Éthiopien disparut par la porte du bord de l’eau et rentra bientôt ; il tenait entre ses bras, comme on tient un enfant qui dort, une femme enveloppée de longs voiles ; plusieurs jeunes esclaves, d’une rare beauté, vêtues avec magnificence, suivaient le noir ; c’étaient les femmes esclaves de la grande dame romaine, la riche et noble Faustine : habilleuses, berceuses, coiffeuses, noueuses de sandales, porteuses de coffret, chanteuses musiciennes et autres (B).

Dès leur entrée dans le temple, elles s’empressèrent d’empiler des coussins, afin de coucher le plus mollement possible leur maîtresse, que le noir portait toujours entre ses bras… Celles des esclaves qui avaient joué de la flûte et de la lyre en se rendant au temple tenaient encore à la main leurs instruments de musique ; parmi elles se trouvaient deux jeunes et beaux affranchis grecs, de seize à dix-huit ans, reconnaissables, comme tous ceux de leur nation voués à cette condition servile, reconnaissables à leur démarche lascive, à leur physionomie effrontée, à leurs cheveux courts et frisés, ainsi qu’à leur costume aussi riche qu’efféminé. Ils portaient de grands éventails en plumes de paon destinés à rafraîchir l’air autour de leur maîtresse.

Les coussins soigneusement disposés, l’Éthiopien y plaça la noble Faustine avec autant de précaution que s’il eût craint de la briser ; puis les deux jeunes Grecs, déposant leurs éventails, s’agenouillèrent auprès de leur maîtresse, et écartèrent doucement les voiles dont elle était entourée.

Sylvest avait souvent, et cette nuit-là même, entendu parler de Faustine, célèbre, comme tant d’autres dames romaines, par sa beauté, son opulence et ses monstrueuses débauches (C) ; mais Sylvest n’avait jamais vu cette femme redoutée ; il put la contempler avec un mélange d’horreur, de haine et de curiosité.

De taille moyenne et frêle, âgée de trente ans au plus, Faustine aurait été d’une beauté rare, si des excès sans nom n’eussent déjà flétri, amaigri ce visage fin et régulier ; on apercevait ses épais cheveux noirs à travers les mailles de la résille d’or qui peignait son front pâle et bombé. Ses yeux noirs, profondément cernés et demi-clos, parurent un moment offusqués par l’éclat des lumières ; aussi, à un simple froncement de sourcils de la grande dame, deux de ses esclaves, prévenant sa pensée, par la peur du châtiment, se hâtèrent de développer un voile qu’elles tinrent étendu entre la lumière des candélabres et leur maîtresse.

Faustine portait deux tuniques de soie tyrienne, l’une longue et blanche brodée d’or, l’autre beaucoup plus courte, de couleur vert clair brodée d’argent ; pour corsage, elle n’avait autre chose qu’une résille d’or comme celle de ses cheveux, et, à travers ses mailles, on apercevait son sein et ses épaules nus comme ses bras frêles et d’une blancheur de cire. Un collier de grosses perles et de rubis d’Orient faisait plusieurs fois le tour de son cou flexible un peu allongé ; ses petites oreilles se distendaient presque sous le poids des nombreuses pendeloques de diamants, d’émeraudes et d’escarboucles qui descendaient presque sur ses épaules (D) ; ses bas de soie étaient roses, et ses sandales, à semelles d’or, attachées à ses pieds par des cothurnes de soie verte, disparaissaient sous les pierres précieuses dont elles étaient ornées.

La grande dame, ainsi mollement couchée sur ses coussins, fit un signe aux deux jeunes Grecs ; ils s’agenouillèrent, l’un à droite, l’autre à gauche de leur maîtresse, et commencèrent à l’éventer doucement, tandis que le noir gigantesque, agenouillé derrière elle, se tenait prêt à remédier au moindre dérangement des carreaux.

Faustine dit alors d’une voix languissante :

— J’ai soif.

Aussitôt plusieurs de ses femmes se précipitèrent vers les buffets d’ivoire : celle-ci mit une coupe de murhe sur un plateau de jaspe, celle-là prit un vase d’or, tandis qu’une autre apportait un des grands bassins d’argent remplis de neige, où plongeaient plusieurs flacons d’argile de Sagonte. Faustine indiqua du geste qu’elle voulait boire de ce vin glacé dans la neige. Une esclave tendit la coupe, qui fut aussitôt remplie ; mais, en se hâtant d’apporter ce breuvage à sa maîtresse, la jeune fille trébucha sur un des coussins, la coupe déborda, et quelques gouttes de la liqueur glacée tombèrent sur les pieds de Faustine. Elle fronça le sourcil, et, tout en prenant le vase de l’une de ses mains blanches et fluettes couvertes de pierreries, de l’autre elle fit voir à l’esclave la tache humide du vin sur sa chaussure ; puis elle vida lentement la coupe, sans quitter de son noir et profond regard la jeune fille. Celle-ci commença de trembler et de pâlir…

À peine la grande dame eut-elle bu, que plusieurs mains se tendirent à l’envi pour recevoir la coupe… Se renversant alors en arrière et s’accoudant sur l’un des coussins, tandis que les deux Grecs continuaient de l’éventer, Faustine, tout en jouant avec les pendants d’oreilles que portait l’un de ces deux jeunes gens, se mit à sourire d’un rire cruel ; ce rire montra deux rangées de petites dents blanches entre ses lèvres rouges… d’un rouge de sang… Elle dit alors à l’esclave qui avait maladroitement répandu quelques gouttes de vin :

Philènie, à genoux…

L’esclave effrayée obéit.

— Plus près, — dit Faustine, — plus près… à ma portée.

Philénie obéit encore.

— J’ai grand chaud ! — dit la noble dame pendant que sa jeune esclave, de plus en plus épouvantée, marchant sur ses deux genoux, se rapprochait de sa maîtresse presque à la toucher… Lorsque celle-ci eut dit qu’elle avait grand chaud, les deux jeunes Grecs agitèrent plus vivement encore leurs éventails, et la porteuse de mouchoirs, fouillant dans sa corbeille parfumée, donna un carré de lin richement brodé à l’une de ses compagnes, qui s’empressa de venir essuyer respectueusement le front moite de sa maîtresse. Philènie, coupable de maladresse, toujours agenouillée, attendait son sort en frémissant.

Faustine la contempla quelques instants d’un air de satisfaction féroce, et dit :

— La pelote

À ces mots, l’esclave tendit vers sa maîtresse ses mains suppliantes ; mais elle, sans paraître seulement voir ce geste implorant, dit au noir gigantesque :

— Érèbe, découvre son sein… et tiens-la bien.

Le noir, dans sa joie dissolue, exécuta les ordres de la grande dame, qui prit alors des mains d’une de ses femmes un singulier et horrible instrument de torture (E). C’était une assez longue tige d’acier très-flexible, terminée par une plaque d’or ronde recouvrant une pelote de soie rouge… Dans cette pelote, étaient fixées par la tête, et assez écartées l’une de l’autre, un grand nombre d’aiguilles, de façon que leurs pointes acérées sortaient de la pelote au lieu d’y être enfoncées.

Le noir s’était emparé de Philènie… Celle-ci, pâle comme une morte, n’essaya pas de résister… Son sein fut brutalement mis à nu. Alors, au milieu du morne silence de tous, car l’on savait quel châtiment était réservé à la moindre marque de pitié, Faustine, accoudée sur un coussin, la joue appuyée dans sa main gauche, prit la pelote de sa main droite, imprima un léger balancement à la tige flexible, et en frappa le sein de Philènie, contenue dans les bras nerveux de l’Éthiopien agenouillé derrière elle… À cette douleur aiguë, la malheureuse enfant poussa un cri, et la blancheur de sa poitrine se teignit de quelques gouttelettes de sang vermeil, sortant à fleur de peau…

À la vue de ce sang, au cri de la victime, les yeux noirs de Faustine, jusqu’alors presque éteints, reprirent un vif éclat ; le sourire de ce monstre devint effrayant, et elle dit en se dressant très-animée sur son séant avec une sorte de férocité doucereuse et passionnée :

— Crie… mon doux trésor ! crie… cela m’excite ! Crie donc, ma belle Lesbienne… crie donc, ma colombe, crie donc !

Et en disant : Crie donc… Faustine redoubla de coups et de piqûres, de sorte que le sein de l’esclave fut bientôt couvert d’une légère rosée de sang…

Philènie eut la force d’étouffer le gémissement de sa douleur, de peur d’exciter davantage encore la barbarie de sa maîtresse, dont les traits devenaient d’une expression de plus en plus étrange… effrayante… Mais, jetant soudain la pelote loin d’elle, la grande dame, refermant à demi ses yeux, dit languissamment en se renversant sur ses coussins, pendant que sa victime, à demi-évanouie de douleur, allait tomber dans les bras de ses compagnes :

— J’ai encore soif…

Au moment où l’on s’empressait de lui obéir, le son de deux petites cymbales retentit au dehors, du côté du canal.

— La sorcière de Thessalie ! la sorcière ! déjà… — dit Faustine en se dressant sur son séant, après avoir vidé sa coupe. — Par les trois Parques ! sœurs de cette rusée vieille, je ne l’attendais pas sitôt.

Et s’adressant à Érèbe :

— Fais-la entrer sur l’heure, et que la barque qui l’a amenée reste près des marches de l’escalier.

La sorcière thessalienne fut introduite par l’Éthiopien. Son teint était d’un brun cuivré, sa figure hideuse disparaissait à demi sous de longs cheveux gris emmêlés sortant de son capuchon rabattu et noir comme sa robe, que serrait à sa taille une ceinture de cuir rouge où l’on voyait tracés en blanc des caractères magiques, et à laquelle pendait une pochette. La Thessalienne tenait à la main un brin de coudrier.

À l’aspect de cette sorcière, tous les esclaves ont paru troublés, effrayés ; mais Faustine, impassible comme une statue de marbre, dont elle avait la pâleur, est restée accoudée et a dit à la Thessalienne, debout au seuil de la porte :

— Approche… approche… orfraie des enfers !…

— Tu m’as envoyé quérir, — reprit la sorcière en s’approchant ; que veux-tu de moi ?

Sylvest fut frappé de la voix de la sorcière ; cette femme était vieille, et sa voix douce et fraîche.

— Je ne crois pas plus à ta science magique qu’au pouvoir des dieux, dont je me raille, — reprit Faustine, — et pourtant je veux te consulter… Je suis dans un jour de faiblesse.

— La vie ne croit pas à la mort… le soleil ne croit pas à la nuit… — répondit la vieille en hochant la tête. — Et pourtant vient la nuit noire… et pourtant vient la tombe noire… Que veux-tu de moi, noble Faustine ? que veux-tu de moi ?

— Tu as entendu parler du fameux gladiateur… Mont-Liban ?

— Ah ! ah ! — dit la sorcière avec un étrange éclat de rire, — encore lui ! encore cet Hercule au bras de fer, au cœur de tigre !

— Que veux-tu dire ?

— Vois-tu, noble Faustine, sur dix grandes dames qui ont recours à mes charmes magiques, il y en a neuf qui commencent ainsi que toi… en me nommant le fameux gladiateur Mont-Liban (F).

— Je l’aime ! — dit audacieusement Faustine devant ses esclaves, en fronçant ses sourcils, tandis que ses narines s’enflaient, et que tout son corps semblait tressaillir. — J’adore Mont-Liban ! je suis folle de lui !

— Tu n’es pas la seule…

— Je lui ai écrit… ma lettre est restée sans réponse.

— Tu n’es pas la seule…

— Peu m’importe qu’il soit aimé, — reprit impétueusement cette odieuse impudique ; — je veux savoir s’il aime ?

— S’il aime ?

— Oui… s’il aime ?

La sorcière hocha la tête, et attachant fixement ses regards sur la grande dame comme pour lire au fond de sa pensée, elle répondit :

— Faustine, tu me demandes ce que tu sais… car toute la ville d’Orange le sait…

— Explique-toi…, — répondit Faustine, dont le front d’airain pour la première fois, parut troublé ; — explique-toi !

— Lors du dernier combat du cirque, — poursuivit la sorcière, — chaque fois que Mont-Liban, vainqueur, tenait sous son pied son adversaire, avant de lui enfoncer son fer dans la gorge, est-ce qu’il ne se tournait pas avec un sauvage sourire vers certaine place de la galerie dorée, en saluant de son épée… après quoi il égorgeait délicieusement son adversaire vaincu ?

— Et qui occupait cette place ? — demanda Faustine les dents serrées de rage. — Réponds…

— Tu me demandes ce que tu sais ; car toute la ville d’Orange le sait… — reprit de nouveau la sorcière. — Ah ! tu veux ignorer qui occupait cette place ?… Je vais te l’apprendre. C’était une nouvelle courtisane venue d’Italie… belle à rendre Vénus jalouse, blonde aux yeux noirs et au teint de rose… une nymphe pour la taille… vingt-cinq à vingt-six ans au plus… et d’une telle renommée de beauté qu’on ne la nomme pas autrement que la belle Gauloise.

À mesure que la magicienne parlait, Sylvest sentait son cœur se briser, une sueur froide inonder son front. Il avait entendu parler déjà d’une courtisane gauloise arrivée depuis peu à Orange, sans savoir d’autres détails sur elle ; mais, en apprenant par la sorcière que cette courtisane venait d’Italie, qu’elle avait vingt-cinq à vingt-six ans, les cheveux blonds et les yeux noirs, il se souvint que sa sœur Siomara, autrefois vendue toute enfant, après la bataille de Vannes, au seigneur Trymalcion, partant alors pour l’Italie, il se souvint que sa sœur devait être aussi âgée de vingt-cinq à vingt-six ans et avait aussi les cheveux blonds et les yeux noirs… Un horrible pressentiment traversa l’esprit de Sylvest ; il écouta la sorcière avec un redoublement d’angoisse.

Faustine, de plus en plus sombre et sinistre, à mesure que la vieille parlait de la rare beauté de la courtisane gauloise, Faustine, les yeux fixes, son front appuyé sur sa main, écoutait, sans l’interrompre, la Thessalienne. Celle-ci poursuivit au milieu du profond silence des esclaves, considérés par leur maîtresse, et selon l’habitude, comme n’ayant pas plus d’importance que des animaux familiers, avec qui et devant qui l’on fait tout, l’on dit tout, l’on ose tout…

— La belle Gauloise !… oh ! oh ! j’en sais long sur elle… grâce à mes secrets magiques ! — ajouta la Thessalienne d’un air mystérieux. — Ça été un beau jour pour moi quand j’ai appris sa venue à Orange !

Et, éclatant d’un rire singulier, qui fit tressaillir la grande dame, l’humble vieille s’écria :

— Ah ! ah ! ah ! belle Gauloise !… belle adorée !… tu verras une nuit… par une nuit profonde comme la tombe… tu verras que la poule noire a couvé des œufs de serpent !

Sylvest ne comprit pas ces mots étranges, mais l’expression de la Thessalienne l’épouvanta.

— Parle plus clairement, — lui dit Faustine ; — que signifient ces paroles mystérieuses ?

La sorcière secoua la tête et reprit :

— L’heure n’est pas venue de t’en dire davantage… Mais ce que je peux t’apprendre, et cela n’est pas un secret… c’est que la belle Gauloise s’appelle Siomara… Elle a été revendue lors de la succession du vieux et riche seigneur Trymalcion, qui a laissé de si grands souvenirs d’opulence et d’impériale débauche en Italie !

Les derniers doutes de Sylvest s’évanouirent… La courtisane gauloise… c’était sa sœur… sa sœur Siomara, qu’il n’avait pas revue depuis dix-huit ans…

Faustine avait écouté la sorcière dans un sombre silence ; elle lui dit :

— Ainsi, Mont-Liban aime cette courtisane ?… il en est aimé ?…

— Tu l’as dit, noble dame.

— Écoute… Tu prétends ton art puissant : peux-tu rompre à l’instant le charme qui attache cet homme à cette vile créature ?

— Non ; mais je peux te prédire si ce charme sera ou non rompu… et s’il le sera tard… ou bientôt.

— Alors parle ! — s’écria Faustine qui, en ce moment, semblait plus sinistre et plus pâle encore ; — si ton art n’est pas un mensonge… dis-moi l’avenir à l’instant… Parle…

— Crois-tu donc que l’avenir se dévoile à nous sans cérémonie propitiatoire ?…

— Fais ta cérémonie… hâte-toi…

— Il me faut trois choses…

— Lesquelles ?…

— Un de tes cheveux.

— Le voilà, — dit Faustine en arrachant un de ses noirs cheveux à travers les mailles de sa résille d’or.

— Il me faut encore une boulette de cire ; elle représentera le cœur de Siomara, la belle Gauloise, et je percerai d’une aiguille ce cœur figuré.

— Érèbe, — dit Faustine au gigantesque Éthiopien, — prends un morceau de cire à ce flambeau…

Et s’adressant à la sorcière :

— Que veux-tu encore ?

La Thessalienne parla bas à l’oreille de la grande dame, qui lui dit tout en l’écoutant :

— Te la faut-il jeune… belle ?…

— Oui, jeune et belle, — répondit la magicienne avec un sourire qui fit frémir Sylvest, — j’aime ce qui est jeune… ce qui est beau…

— Choisis, — dit Faustine en lui désignant du geste ses esclaves muettes, immobiles et debout autour de leur maîtresse.

La sorcière s’approcha d’elles, examina soigneusement la paume des mains de plusieurs de ces jeunes filles qui, osant à peine manifester leur inquiétude devant Faustine, échangeaient quelques regards à la dérobée. Enfin la vieille fit son choix : c’était une charmante enfant de quinze ans ; à son teint brun, à ses cheveux d’un noir bleuâtre, on la reconnaissait pour une Gauloise du Midi. La Thessalienne la saisit par la main, l’amena toute tremblante devant la grande dame, et lui dit :

— Celle-ci convient !

— Prends-la ! — répondit Faustine pensive, sans même regarder la jeune fille, dont les yeux déjà humides de larmes l’imploraient humblement.

— Une coupe pleine de vin ! demanda la sorcière.

Le noir Éthiopien alla chercher une coupe sur l’un des buffets d’ivoire et la remplit.

Faustine devenait de plus en plus sombre ; par deux fois elle passa ses mains sur son front, et dit durement aux deux jeunes Grecs qui, attentifs à cette scène, avaient cessé le jeu de leurs éventails :

— De l’air… donc… de l’air !… j’étouffe ici… Pas de négligence… ou je vous fais couper les épaules à coups de fouet !

Les deux affranchis, à cette menace, firent jouer leurs éventails avec une nouvelle activité.

Le noir ayant rapporté du buffet une coupe remplie de vin, la sorcière tira de sa pochette un petit flacon, en vida le contenu dans le vase d’or, et, le présentant à la jeune esclave, lui dit :

— Bois…

Sans doute frappée d’un sinistre soupçon, la malheureuse enfant hésita… et tâcha de chercher, soit un conseil, soit un regard de pitié chez ses compagnes ; mais, hélas ! telle est l’horrible condition de la servitude, que toutes les esclaves détournèrent les yeux de cette infortunée, craignant d’être compromises en répondant au muet appel qu’elle faisait à leur pitié.

Faustine, courroucée de l’hésitation de son esclave, s’écria d’une voix menaçante :

— Par Pluton… boiras-tu ?

La jeune fille, se voyant abandonnée de tous, devint d’une pâleur mortelle, se résigna, leva les yeux au ciel, approcha la coupe de ses lèvres d’une main si tremblante que Sylvest entendit le choc du métal sur les dents de cette pauvre enfant ; puis elle but, rendit la coupe à l’Éthiopien, et secoua la tête avec accablement, comme quelqu’un qui renonce à la vie.

— Maintenant, — lui dit la sorcière, — donne-moi tes mains…

La jeune Gauloise obéit ; la sorcière prit un morceau de craie dans sa pochette et en blanchit les doigts de l’esclave.

À peine la vieille avait-elle terminé cette opération, que la jeune Gauloise devint livide, ses lèvres bleuirent, ses yeux semblèrent se renfoncer dans leur orbite, ses membres frissonnèrent, et se sentant sans doute défaillir, elle s’appuya sur l’un des trépieds où brûlaient des parfums, et porta d’un air égaré ses mains tantôt à son cœur, tantôt à sa tête…

La grande dame, toujours accoudée, le menton dans sa main, avait attentivement suivi les mouvements de la sorcière, et lui dit :

— Pourquoi lui as-tu ainsi enduit les doigts de craie ?

— Pour qu’elle écrive.

— Quoi ?

— Les caractères qu’elle va tracer sur ce tapis rouge avec ses doigts enduits de blanc.

— Quels sont ces caractères ?

— Attends un instant, — répondit la Thessalienne en examinant l’esclave, — tu vas voir.

Il régna dans le temple un silence de mort…

Tous les regards s’attachèrent alors sans crainte sur la jeune Gauloise… Elle n’implorait plus personne, et l’on devinait son sort…

Après s’être appuyée toute chancelante sur le trépied, elle parut soudain saisie de vertige, balbutia quelques mots, s’affaissa sur elle-même, roula sur le tapis, et bientôt s’y tordit en proie à des convulsions horribles ; de sorte que ses mains, tour à tour étendues et crispées par la douleur, labouraient l’étoffe rouge dont était couvert le plancher, y laissant ainsi des traces blanches avec ses doigts enduits de craie.

— Vois-tu ?… vois-tu ? — dit la magicienne à la grande dame, qui, toujours son menton dans sa main, regardait avec une curiosité tranquille son esclave se tordre et agoniser ; — vois-tu ces caractères blancs… tracés par ses doigts convulsifs ? Vois-tu qu’elle écrit !… C’est là mon grimoire, c’est là que je vais lire si la charme qui unit Mont-Liban à Siomara… sera bientôt rompu…

Les autres esclaves, habituées à de pareils spectacles, restaient impassibles devant les tortures de leur compagne ; elles auraient payé trop cher la moindre marque de commisération. Peu à peu les convulsions de la jeune Gauloise devinrent moins violentes, elle ne se débattit plus que faiblement contre la mort… Après quelques derniers tressaillements, elle expira et tout son corps se roidit d’une manière effrayante.

— Otez ce corps… il me gêne, — dit la sorcière ; — il faut que je lise maintenant les arrêts du destin tracés par cette main mourante.

Le gigantesque Éthiopien, comme s’il eût été habitué à de pareilles choses, prit le corps inanimé de la Gauloise, se dirigea vers la porte qui donnait sur le canal, et disparut.

Sylvest, de l’endroit où il était caché, entendit le bruit d’un corps tombant au milieu des eaux profondes, et vit peu d’instants après l’Éthiopien rentrer dans le temple.

Faustine quitta ses coussins, se leva et s’approcha de la sorcière qui, courbée vers le tapis, semblait y déchiffrer les caractères tracés par la main de la mourante…

Faustine se courba aussi, et suivit d’un œil sombre tous les mouvements de la Thessalienne ; celle-ci avait traversé d’une aiguille la boule de cire symbolisant le cœur de Siomara, rivale de la grande dame, et ensuite attaché le cheveu de Faustine à cette aiguille ; puis, tout en marmottant des paroles confuses, elle la piquait çà et là sur les caractères blancs tracés par l’esclave agonisante.

De temps à autre Faustine demandait à la sorcière avec anxiété :

— Que lis-tu ?… que lis-tu ?

— Rien de bon jusqu’ici…

— Chimère… fourberie que ta magie ! — s’écria la noble dame en se redressant avec dédain ; — vains jeux que tout cela !…

— Voici pourtant un signe meilleur, — reprit la vieille en se parlant à elle-même et sans s’inquiéter des paroles de la Romaine. — Oui… oui… En comparant ce signe à cet autre demi effacé… c’est bon… très-bon…

— Tu as de l’espoir ? — dit Faustine.

Et de nouveau elle se courba auprès de la vieille.

— Pourtant, — reprit celle-ci en hochant la tête, — voici le cœur de Siomara qui vient de tourner trois fois sur lui-même… Mauvais… mauvais présage !

— Je suis folle de t’écouter ! — s’écria Faustine en se redressant courroucée. — Va-t’en… sors d’ici… orfraie de l’enfer… oiseau de malheur ! grande est mon envie de te faire payer cher ton effronterie et tes impostures.

— Par Vénus ! — s’écria soudain la magicienne sans avoir paru entendre les imprécations de Faustine, — je n’ai jamais vu prédiction plus évidente, plus assurée, car ces trois derniers signes le disent… Oui, le charme qui enchaîne le gladiateur Mont-Liban à Siomara la Gauloise, sera rompu… Mont-Liban préférera la noble Faustine à toutes les femmes… Et ce n’est pas tout, non, car ces derniers signes sont infaillibles… l’avenir tout entier s’ouvre devant moi… Oui, je vous vois, furies de l’enfer… avec vos chevelures de vipères… Secouez, secouez vos torches… elles m’éclairent ; je vois ! je vois ! — ajouta la Thessalienne, et, en proie à une sorte de délire qui alla croissant, elle agita ses bras qu’elle levait en tournant sur elle-même avec rapidité.

Sylvest remarqua une chose étrange : les longues et larges manches de la magicienne s’étant un instant relevées pendant ses brusques mouvements, il lui sembla que les bras de cette horrible vieille à figure ridée, bronzée, étaient ronds et blancs comme ceux d’une jeune fille.

La magicienne poursuivit de plus en plus agitée :

— Furies, secouez vos torches ! Je vois… je vois la Gauloise Siomara ! Elle tombe au pouvoir de la noble Faustine… Oui, Faustine la tient… Va-t-elle brûler la chair de sa rivale… scier ses os, arracher son cœur palpitant… le dévorer ?… Furies… secouez vos torches ! secouez-les… qu’elles éclairent pour moi l’avenir… tout l’avenir !… Furies… furies… à moi !… à moi !… Mais ces lueurs funèbres ont disparu, — poursuivit la sorcière d’une voix défaillante. — Je ne vois plus… rien… rien… La nuit… de la tombe… rien… plus rien…

Et l’horrible vieille, livide, baignée de sueur, haletante, épuisée, les yeux fermés, s’appuya sur une des colonnes, tandis que Faustine, ne pouvant contenir la joie féroce que lui causait cette prédiction, s’écriait en saisissant une des mains de la Thessalienne pour la rappeler à elle-même :

— Dix mille sous d’or pour toi si ta prédiction se réalise !… Entends-tu ?… dix mille sous d’or !

— Quelle prédiction ? — reprit la vieille en paraissant sortir d’un rêve et passant sa main sur son front pour écarter ses cheveux gris ; — de quelle prédiction parles-tu ?… qu’ai-je prédit ?

— Tu as prédit que Mont-Liban me préférerait à toutes les femmes ! — s’écria Faustine d’une voix pantelante ; — tu as prédit que la Siomara tomberait entre mes mains… serait à moi… toute à moi…

— Quand l’esprit s’est retiré, — répondit la sorcière en revenant à elle, — je ne me souviens plus de rien… Si j’ai prédit… ma prédiction s’accomplira…

— Et alors dix mille sous d’or pour toi !… Oh ! elle s’accomplira ; cette prédiction, je le sens à mon cœur embrasé d’amour et de vengeance, — dit Faustine.

Et de plus en plus effrayante de luxure, de haine, de férocité, les yeux étincelants, les narines frémissantes, ce monstre s’écria dans sa farouche ardeur :

— Le gladiateur pour amant !… ma rivale pour victime !… de l’amour et du sang !… Évoë… furies !… Évoë… Priape !… Évoë… Bacchus !… du vin, du vin !… Venez tous… qu’une même ronde nous enchaîne : toi, mon Hercule africain… vous, mes Adonis grecs… vous, mes nymphes lesbiennes !… Du vin pour tous… pour tous du vin… des fleurs… des parfums… des chants… toutes les ivresses… toutes… et que l’aube nous trouve épuisés, mais non pas assouvis (G) !

Et, d’un geste furieux, la noble dame arracha la résille d’or de sa coiffure, la résille d’or de son corsage ; sa noire chevelure, qu’elle secoua comme une lionne sa crinière, tomba sur son sein, sur ses épaules nues, et entoura ce pâle visage alors éclatant d’une épouvantable beauté. Elle vida d’un trait une large coupe d’or, donna le signal de l’orgie. Les coupes circulèrent, et bientôt, au bruit retentissant des lyres, des flûtes, des cymbales, affranchis et esclaves, entraînés par le vin, la corruption, la terreur et l’exemple de leur maîtresse infâme, commencèrent, au son des instruments et des chants obscènes, une danse sans nom… monstrueuse (H).

Sylvest, saisi d’un vertige d’horreur, et au risque d’être découvert et tué s’il rencontrait quelqu’un dans les jardins, quitta le rebord de l’entablement, se laissa glisser le long d’une des colonnes, toujours poursuivi par les chants frénétiques de cette infernale orgie, à laquelle succéda bientôt un silence plus hideux encore que ces cris délirants !

Éperdu, insensé, oubliant toute prudence, l’esclave s’éloignait de ce temple maudit, marchant à l’aventure, lorsqu’une voix bien chère à son cœur le rappela à lui-même.

— Sylvest ! — disait cette voix dans l’ombre, — Sylvest !

C’était la voix de Loyse, sa femme… sa femme bien-aimée… sa femme devant leurs serments secrets, jurés au nom des Dieux de leurs pères, car l’esclave n’a pas d’épouse devant les hommes !

Quoique l’aube ne dût pas tarder à paraître, la nuit était encore sombre ; l’esclave se dirigea à tâtons vers l’endroit d’où était partie la voix de Loyse, et tomba dans ses bras sans pouvoir d’abord prononcer une parole.

Loyse, effrayée de l’accablement de Sylvest, le soutint et guida péniblement ses pas au fond d’un bosquet de rosiers et de citronniers en fleur ; l’esclave s’assit sur un banc de mousse entourant le pied d’une statue de marbre.

— Sylvest, — lui dit sa femme avec inquiétude, — reviens à toi… Dis… qu’as-tu ? Parle-moi, je t’en supplie !

L’esclave, revenant peu à peu à lui, a dit à sa femme, en la serrant passionnément contre son cœur :

— Oh ! je renais… je renais… Auprès de toi je respire un air pur ; celui de ce temple maudit est empoisonné… il m’avait rendu fou !

— Que dis-tu ? — s’écria Loyse épouvantée ; — tu es entré dans le temple ?

— Je t’attendais près du canal, lieu ordinaire de nos rendez-vous. J’ai vu venir au loin des gens avec des lanternes ; pour n’être pas découvert, j’ai monté le long d’une des colonnes du temple : caché sur la corniche, j’ai assisté à de monstrueux mystères… Le vertige m’a saisi… et j’accours, ne sachant encore si je n’ai pas été le jouet d’une vision horrible !…

— Non, ce n’est pas une vision, — reprit la jeune femme en frémissant. — Tu l’as dit, il se passe de monstrueux mystères dans ce temple où Faustine, ma maîtresse, ne se rend que le jour consacré à Vénus chez les païens… C’était avant-hier, ce jour-là : je pensais que les environs du temple seraient déserts cette nuit ; aussi, songeant à notre rendez-vous, j’ai été ce soir surprise et effrayée, lorsque, de la filandrie où nous travaillons pour Faustine, j’ai vu au loin la lueur des flambeaux de la gondole qui, suivant le canal, se dirigeait vers le temple.

— Attardé moi-même, ma Loyse bien-aimée, je croyais te trouver déjà arrivée ici.

— En effet… je suis venue plus tard que je ne l’aurais voulu, — répondit la jeune femme avec embarras et un accent de tristesse dont fut frappé Sylvest.

— Loyse, que s’est-il passé ? — reprit-il. — Ta voix est triste… tu soupires… ta main tremble… tu me caches quelque chose…

— Non… non… rien, mon Sylvest… Il m’est toujours difficile, tu le sais, de sortir de la filandrie… il m’a fallu attendre ce soir longtemps… plus longtemps qu’à l’ordinaire, une occasion favorable…

— Vrai… il ne t’est rien arrivé de fâcheux ?

— Non, je t’assure…

— Loyse, mon amour, tu ne me réponds pas, ce me semble, avec ta sincérité habituelle… tu es troublée…

— Parce que je frémis encore du danger que tu courais si tu avais été surpris caché près du temple…

— Ah ! Loyse… je te le dis… c’est comme un rêve effrayant ! Ces suppliques… cette mort… cette sorcière… et puis… ma sœur… Dieux pitoyables !… ma sœur, rivale de ce monstre ! ma sœur, courtisane ! Ah ! je te le dis… je deviendrai fou !…

— Ta sœur, rivale de Faustine… ta sœur, courtisane… Mais, depuis dix-huit ans… tu ignorais si elle était morte ou vivante !

— Elle vit, elle habite Orange depuis peu… On la connaît sous le nom de la belle Gauloise ! Et pour comble, ce matin, mon maître m’a dit qu’il était amoureux de cette courtisane…

— Ton maître ? le seigneur Diavole ?

— Oui… juge de mon anxiété, maintenant que je sais qu’il s’agit de ma sœur… Faut-il bénir ce jour où je retrouve la compagne de mon enfance… cette sœur si souvent pleurée… tu le sais, Loyse… cette sœur, à qui ma mère Hénory avait donné le nom de notre aïeule Siomara, la fière et chaste Gauloise ?… Faut-il le maudire ce jour où j’apprends l’infamie de ma sœur… courtisane ?… Oh ! honte et douleur sur moi ! Oh ! honte et mépris sur elle !…

— Hélas !… arrachée toute enfant à ses parents, vendue, m’as-tu dit, à des infâmes… elle était belle et esclave !… et la beauté, dans l’esclavage c’est l’opprobre… c’est l’asservissement aux débauches du maître… La mort seule peut vous y soustraire…

— Tiens, Loyse… tu ne sais pas une des plus affreuses pensées qui me soient venues pendant cette nuit d’horreurs !… Je me disais en voyant ces malheureuses jeunes filles, esclaves comme toi, belles comme toi…

— Belles comme moi ! — répondit la jeune femme avec un accent singulier et un soupir étouffé ; — belles comme moi !…

— Non, — reprit Sylvest après avoir remarqué l’expression de la voix de sa femme ; — non, moins belles que toi, Loyse !… car elles n’ont plus, comme toi, cette beauté céleste pure de toute souillure !… Aussi, cette nuit, les voyant si jeunes et déjà si profondément corrompues par l’esclavage et par la terreur des supplices, je me disais : Si Loyse, au lieu d’avoir toujours été, par la bénédiction des Dieux, reléguée loin des regards de sa maîtresse infâme et de ses affranchis, était tombée sous leurs yeux, peut-être ce soir, dans cette orgie infernale, je l’aurais vue… elle aussi…

Mais, frissonnant à ce souvenir et à cette crainte, Sylvest, s’apercevant qu’au loin l’aube naissante blanchissait déjà faiblement l’horizon, reprit en serrant sa femme entre ses bras :

— Loin de nous ces affreuses pensées, ma Loyse !… Le jour va bientôt paraître… quelques instants nous restent à peine… qu’ils ne soient pas attristées davantage… Parlons de toi, de cet espoir à la fois si cruel et si doux… Mère ! toi, mère !… Ah ! pourquoi faut-il que l’esclavage me fasse prononcer avec angoisse, presque avec effroi, ce mot béni des Dieux pourtant : mère !…

— Mon époux bien-aimé ! — reprit Loyse d’une voix pleine de larmes, et comme impatiente d’abréger l’entretien, — tu l’as dit, le jour va bientôt paraître… Il y a loin d’ici à Orange ; il te faut sortir du parc sans être vu… Les esclaves des champs vont bientôt être conduits à leurs travaux ; leurs gardiens pourraient te rencontrer… éloigne-toi, je t’en supplie… Adieu… adieu !…

— Loyse, quelques moments encore !… Attends au moins que la première clarté du matin m’ait permis de voir tes traits chéris ! Il y a si longtemps, hélas ! que je n’ai joui de ce bonheur ! car c’est la nuit, toujours la nuit, qu’il m’est seulement possible de venir près de toi…

Et Sylvest, enlaçant tendrement de ses bras sa femme, toujours assise sur le banc de mousse, est tombé à ses genoux, a pris ses mains, les a baisées dans un ravissement qui lui faisait oublier un instant les misères et les douleurs de sa vie d’esclave… Le jour naissant colorait les arbres d’un rose pâle : les citronniers, par cette fraîcheur matinale, répandaient une senteur plus pénétrante et plus douce ; des milliers d’oiseaux commençaient à gazouiller sous les feuilles aux approches du soleil levant… Et il y eut bientôt assez de clarté au ciel pour que Sylvest pût remarquer que ta femme détournait la tête et tenait sa figure cachée dans une de ses mains ; puis il vit, à l’agitation de son sein, qu’elle versait des larmes et tâchait d’étouffer ses sanglots.

— Tu pleures !… — s’écria-t-il, — tu détournes ta vue de moi… Loyse, au nom de notre amour, dis, qu’as-tu ? réponds-moi !…

— Mon ami, je t’en conjure ! — reprit-elle en essayant de dérober d’autant plus ses traits à son mari que le jour augmentait ; — retourne chez ton maître… pars… pars à l’instant, si tu m’aimes !…

— Partir ! sans avoir vu tes traits !… partir… sans un baiser, un seul et dernier baiser !…

— Oui… — a-t-elle repris d’une voix entrecoupée. — Oui, pars… va-t’en sans me regarder… il le faut… je le veux… je t’en supplie…

— Partir sans te regarder ? — répéta Sylvest stupéfait. — Loyse… que signifie cela ?…

Et comme sa femme, retirant brusquement son autre main d’entre les mains de son époux, cachait complètement sa figure, et ne pouvait plus retenir ses sanglots, Sylvest, effrayé, abaissa, malgré elle, les mains de sa femme, se renversa en arrière à mesure qu’il la contemplait… et poussa enfin un grand cri de douleur déchirante… oui, un cri de douleur horrible…

La dernière fois qu’il avait vu Loyse, son teint semblait plus blanc que le lis ; ses yeux, bleus comme le bleu du ciel, se voilaient de longs cils ; ses traits charmants étaient d’une incomparable pureté, et, lorsqu’elle souriait, sourire d’esclave cependant, sourire triste et résigné, ses lèvres vermeilles avaient une expression de douceur céleste…

Oui, voilà quelle était Loyse, et voici comme la revoyait Sylvest aux clartés du soleil levant : un des yeux de sa femme paraissait mort ; l’autre, éraillé, sans cils, s’ouvrait entre deux paupières rougies. Son teint était aussi brûlé, aussi couturé, que si elle eût exposé sa figure à un brasier ardent. Ses lèvres étaient boursouflées, cicatrisées, comme si elle avait bu quelque liquide bouillant… et pourtant, malgré sa hideur effrayante, ce pauvre visage exprimait encore, et plus que jamais peut-être, une douceur ineffable. Le premier mouvement de Sylvest fut de pleurer en silence toutes les larmes de son cœur, en regardant sa femme, qui lui dit d’une voix navrée :

— Je suis bien laide, n’est-ce pas ?

Mais lui, croyant que sa femme avait été ainsi torturée, défigurée par Faustine, qu’il savait capable de tous les crimes, se releva en bondissant de fureur et s’écria en montrant le poing au temple des orgies infâmes :

— Faustine… je te tuerai !… Oui, quand je devrais être brûlé à petit feu… je t’arracherai les entrailles !…

— Sylvest, tu te trompes… ce n’est pas elle !…

— Qui donc alors t’a ainsi mutilée, défigurée ?…

— Moi…

— Toi, Loyse ! toi !… Non… non… tu veux calmer ma fureur…

— C’est moi, te dis-je !… je te le jure, mon Sylvest ! je te le jure par l’enfant que je porte dans mon sein…

— Que faire devant un pareil serment ? Croire… croire, sans le comprendre, ce douloureux mystère…

— Écoute, Sylvest, — reprit Loyse. — Nous toutes, les esclaves filandières de la fabrique, reléguées dans des bâtiments éloignés du palais de Faustine, nous ne la voyions jamais, ni ses affranchis, aussi cruels, aussi corrompus qu’elle… Ce matin, je ne sais quel funeste hasard a amené dans la filandrie l’esclave favori de notre maîtresse, un noir d’Éthiopie…

— Cette nuit, je l’ai vu.

— Il a traversé la cour au moment où j’étendais au soleil les toiles de lin tissées par nous… Il s’est arrêté devant moi, m’a regardée fixement… Ses premiers mots ont été un outrage ; j’ai pleuré… Il a ri de mes larmes, et a dit à la gardienne qui surveille nos travaux : « Tu amèneras cette esclave au palais. » La gardienne a répondu qu’elle obéirait. Le noir a ajouté que, si je refusais de me rendre de bon gré chez ma maîtresse, on m’y traînerait de force…

— Il faudra pourtant qu’il se lève terrible… oh ! terrible ! le jour de la vengeance !…

— Sylvest, je ne suis pas, tu le sais, comme la plupart de nos malheureuses compagnes, fille d’esclave, et déjà forcément corrompue dès ma naissance… J’avais quinze ans lorsque, faite prisonnière par les Romains lors du siège de Paris, défendu par le vieux Camulogène, bataille où ma famille a vaillamment péri, j’ai été vendue à un marchand d’esclaves. Amenée dans ce pays, j’ai été achetée par l’intendant des fabriques de Faustine… J’ai conservé ma fierté de race, sucée avec le lait de ma mère… S’il ne s’était agi que de toi, mon Sylvest, j’aurais, ce matin, en vraie Gauloise, comme nos aïeules, échappé par la mort à la honte d’un outrage inévitable, sûre de vivre honorée dans ta mémoire et d’être louée par ta digne mère Hénory, que je serais allée rejoindre ailleurs… où sont aussi les miens… Mais je suis mère… je porte dans mon sein depuis quelque temps le fruit de notre amour… Faiblesse ou raison, je n’ai pas voulu mourir ; mais j’ai voulu détourner de moi l’outrage dont j’étais menacée… Alors, ce soir, avant de venir ici, et c’est cela qui m’a retardée, je me suis introduite dans l’officine où l’on teint les étoffes… je me suis armée de courage, mon Sylvest, en songeant à toi… à notre enfant… à l’outrage qu’il me faudrait subir… Alors, j’ai versé dans un vase un liquide corrosif, et j’y ai plongé ma figure…

Et la Gauloise ajouta avec un geste superbe :

— Ta femme est-elle digne de ta mère ?…

— O Loyse ! — s’écria Sylvest en tombant en adoration devant cette fière et courageuse créature, — tu es maintenant plus que belle à mes yeux… tu es sainte !… sainte comme notre aïeule Hêna, la vierge de l’île de Sên !… sainte comme notre aïeule Siomara !…

— Sylvest, — dit soudain Loyse à voix basse, en se levant brusquement et prêtant l’oreille avec épouvante, — tais-toi… j’entends des pas… le bruit des chaînes… Oh ! malheur à nous !… tu seras surpris ici… Nous avons oublié qu’il est grand jour… Malheur à nous !…

— Ta maîtresse, peut-être ?…

— Non… elle a dû retourner au palais par le canal.

— Qui donc vient alors ?

— Les esclaves… on les conduit au travail des champs… Tu es perdu…

La jeune femme achevait à peine ces mots, que les deux époux furent découverts au milieu de ces touffes de rosiers et de citronniers, qui ne pouvaient les cacher, par trois hommes armée tenant à la main de longs fouets ; à quelques pas derrière eux venait une troupe d’esclaves enchaînés deux à deux, vêtus de haillons, la tête rasée ; les uns portaient des instruments aratoires, d’autres étaient attelés à des chariots.

À la vue de Sylvest et de sa femme, les trois gardiens accoururent, la troupe d’esclaves s’arrêta, et les deux époux furent entourés par les hommes armés.

— Que fais-tu là ? — dit l’un d’eux en levant son fouet sur Loyse, tandis que les deux autres se jetaient sur Sylvest qui, désarmé, ne pouvait et ne voulait d’ailleurs opposer de résistance.

— Je suis esclave de la fabrique, — répondit Loyse, tandis que Sylvest tremblait pour sa femme.

— Tu mens, — dit le gardien à Loyse en la regardant avec dégoût, tant son pauvre visage était repoussant ; — je vais souvent à la fabrique, et, s’il y avait parmi les esclaves qui travaillent un monstre tel que toi, je l’aurais remarqué.

— Lis mon nom sur mon collier, — répondit la femme de Sylvest en montrant du geste au gardien le carcan qu’elle portait au cou ; et il lut tout haut en langue romaine :

Loyse est l’esclave de Faustine, patricienne.

— Toi… Loyse ! — s’écria le gardien ; — toi, dont avant-hier encore j’avais remarqué la beauté en traversant la fabrique ! Réponds, pendarde, qui t’a défigurée de la sorte ? Est ce sortilège ou maléfice ? Aurais-tu imité ces gibiers de potence qui se mutilent pour faire pièce à leur maître en se détériorant ? Achèveras-tu cette belle œuvre, en allant, comme d’autres garnements plus malicieux encore, te précipiter au milieu des combats d’animaux féroces (I) pour t’y faire dévorer, dans la méchante intention de détruire en ta personne une valeur appartenant à notre maîtresse ? Ah ! scélérate, voilà comme tu t’es arrangée ! Ah ! tu t’es méchamment retiré, au détriment de notre honorée maîtresse, les trois quarts de ton prix ! Car maintenant personne ne voudrait un monstre pareil à toi, sinon comme épouvantail pour les enfants !… Ah ! tu as eu l’audace de te défigurer !… une des plus belles esclaves de notre noble maîtresse ! toi que l’on pouvait vendre non-seulement comme bonne esclave de travail, mais comme esclave de beauté de premier choix ! Ah ! double scélérate ! marche devant moi, tu vas être fouaillée comme il convient ; et par Pollux, je vais commander à l’exécuteur de mettre des lanières neuves à son fouet.

Loyse calma d’un regard angélique la rage désespérée que ces injures et ces menaces soulevaient chez Sylvest, et elle répondit tranquillement au gardien :

— Non… tu ne me feras subir aucun mauvais traitement !

— Et qui m’en empêchera, délice des houssines ?

— L’intérêt de ta maîtresse… Je suis mère… En battant la mère, on tuerait l’enfant… Or, c’est une valeur qu’un enfant… ça se vend…

— Tu es mère ? Chanson ! elles sont toujours mères, les effrontées coquines, lorsqu’il s’agit de leur marbrer la peau !  !  ! Du reste, la matrone des esclaves en gésine dira bien si tu mens…

Et se retournant vers Sylvest, toujours maintenu par les deux autres veilleurs :

— Et toi, pilier de prison, que fais-tu ici ? À qui appartiens-tu, enfant chéri des étrivières (J) ?

— Il se nomme Sylvest ; il appartient au seigneur Diavole, noble Romain à Orange, — répondit un des gardiens en lisant cette inscription gravée au collier que l’esclave portait au cou.

— Ah ! tu appartiens au seigneur Diavole ? — reprit le gardien ; — ta livrée annonce que tu es un esclave d’intérieur ?

— Oui.

— Et comment t’es-tu introduit dans ce parc ?

— En passant par-dessus le mur.

— Pour tenter quelque mauvais coup, pendard ?

— Pour voir ma femme.

Et d’un regard il montra Loyse.

— Qui ? ta femme ? ta femme ! Voilà, par Hercule, un plaisant et effronté coquin avec sa femme ! Est-ce que les esclaves ont des femmes ? est-ce qu’il y a mariage entre eux ? Ta femme ? autant vaudrait entendre l’âne dire à l’ânesse : Mon épouse !… Il est heureux pour ton dos que le seigneur Diavole soit des amis de notre honorée maîtresse ; la politesse veut qu’entre nobles personnes on se réserve le châtiment des esclaves… Tu vas être reconduit chez ton maître, et j’espère qu’il te fera payer selon tes mérites… Justement, nos esclaves vont travailler aux champs près les portes d’Orange ; on va t’enchaîner jusque-là entre deux d’entre eux, et l’on te reconduira ensuite chez le seigneur Diavole.

— Il est inutile de m’enchaîner, je ne veux pas m’échapper ; je retournerai librement chez mon maître, — répondit Sylvest.

Et il disait vrai ; mais le gardien ne le crut pas, et le fit enchaîner au milieu de deux esclaves des champs, Espagnols de nation.

Au moment de se séparer de sa femme, Sylvest lui dit en langue gauloise, que les surveillants n’entendaient pas :

— À la prochaine lune, viens m’attendre près des murs du parc, à gauche du canal… Quoi qu’il arrive, et à moins que, d’ici là, je meure, je viendrai… Adieu, mon adorée femme, ma sainte ! songe à notre enfant !

— Songe à toi, — répondit Loyse ; — songe à nous, mon Sylvest !

— Assez ! assez de ce jargon barbare bon à cacher de mauvais desseins, — dit brusquement le gardien en poussant Loyse devant lui pour la reconduire à la fabrique, tandis que Sylvest regagnait la ville d’Orange sous la conduite des gardiens.

Parmi les esclaves de Faustine au milieu desquels marchait Sylvest, enchaîné aux deux Espagnols, se trouvaient plusieurs Gaulois ; il reconnut bientôt qu’il n’était pas le seul de la bande qui se fût rendu pendant cette nuit à la réunion secrète des Enfants du Gui, car, au moment où les gardiens s’éloignèrent, il entendit deux robustes esclaves attelés à un chariot, non loin de lui, fredonner, tout en tirant péniblement leur lourde charge :

Coule, coule, sang du captif, — tombe, tombe, rosée sanglante !

Sylvest répondit à mi-voix par les vers suivants du chant du barde :

Germe, grandis, moisson vengeresse…

Ce chant avait été improvisé cette nuit-là dans la caverne de la vallée déserte ; les deux esclaves reconnurent Sylvest pour un des Enfants du Gui, échangèrent avec lui un coup d’œil d’intelligence, puis tous trois murmurèrent les derniers vers du barde, en agitant leurs chaînes avec une sorte de sinistre cadence :

À toi, à toi, faucheur, à toi ! — Aiguise ta faux gauloise, aiguise… aiguise ta faux !

Les gardiens, revenant sur leurs pas, les trois Gaulois se turent. On arriva bientôt près des portes de la ville d’Orange, et, tandis que les esclaves de labour furent conduits au lieu de leurs travaux par l’un des gardiens, l’autre fit marcher Sylvest devant lui pour le reconduire chez son maître, le seigneur Diavole.