Les Mystères du peuple — Tome II
LA CROIX D’ARGENT - Chapitre IV


CHAPITRE IV.


Geneviève est punie d’être allée écouter les paroles de Jésus. — La prison. — Aurélie vient trouver son esclave au milieu de la nuit. — Projets.




Lorsque Geneviève fut revenue avec sa maîtresse au logis du seigneur Chusa, celui-ci dit à sa femme d’un air courroucé :

— Rentrez dans votre chambre.

Aurélie baissa la tête en soupirant, obéit et jeta sur son esclave un triste regard d’adieu.

Grémion prit alors Geneviève par le bras, et la conduisit dans une salle basse, sorte de cave, destinée à conserver les outres remplies d’huile, de vin et d’autres provisions ; l’on descendait dans ce lieu par quelques marches rapides. Le maître de Geneviève la poussa si rudement qu’elle trébucha et tomba de marche en marche jusque sur le sol, pendant que Grémion fermait la porte épaisse de cette salle basse.

La jeune femme se releva tout endolorie, s’assit sur la pierre et pleura d’abord amèrement ; puis ses larmes devinrent presque douces, lorsqu’elle songea qu’elle souffrait pour être allée écouter la parole du jeune maître de Nazareth, si tendre pour les pauvres et les esclaves, si miséricordieux pour les repentants, si sévère pour les méchants et les hypocrites.

Élevée dans la foi druidique que sa mère lui avait pour ainsi dire transmise avec la vie, Geneviève n’en avait pas moins de confiance dans les préceptes du fils de Marie, quoiqu’il professât une autre religion que celle des druides, toujours proscrits et vénérés dans la Gaule. D’ailleurs, Jésus croyait, disait-on, ainsi que les druides, qu’en sortant de ce monde-ci, on allait revivre ailleurs en âme et en chair, puisque, selon sa religion, il parlait de la résurrection des morts[1]. Enfin, malgré la sublimité de la foi druidique, qui délivrait l’homme de la crainte de mourir en lui apprenant que l’on ne mourait jamais, Geneviève ne trouvait pas, dans les préceptes de la religion gauloise, ce sentiment tendre, fraternel, miséricordieux, dont les paroles du jeune homme de Nazareth étaient si souvent empreintes.

L’esclave se livrait à ces réflexions, lorsqu’elle vit s’ouvrir la porte de la cave où elle était enfermée ; Grémion, son maître, revenait accompagné de deux hommes : l’un tenait un paquet de cordes, l’autre un fouet à lanières.

Geneviève n’avait jamais vu ces hommes ; ils portaient un vêtement étranger.

Le seigneur Grémion descendit les premières marches de l’escalier et dit à Geneviève :

— Déshabille-toi…

L’esclave regarda son maître avec autant de surprise que d’effroi, croyant à peine à ce qu’elle entendait. Il reprit :

— Déshabille-toi… sinon ces hommes, les valets du bourreau de la ville, vont t’ôter tes vêtements… pour te fouailler comme tu le mérites !

Ce supplice indigne, si souvent subi par les femmes esclaves, Geneviève, grâce à la bonté des Dieux et de sa maîtresse, ne l’avait pas encore enduré ; aussi, dane son épouvante, elle ne put que joindre ses mains, les tendre vers son maître, et, suppliante, tomber à genoux.

Mais le seigneur Grémion, s’effaçant pour donner passage aux deux hommes restés sur la première marche de l’escalier, leur dit :

— Déshabillez-la !… fouaillez-la rudement jusqu’au sang… Elle se souviendra d’avoir assisté aux prédications de ce Nazaréen maudit.

Geneviève avait alors à peine vingt-trois ans, et son époux, Fergan, lui disait parfois qu’elle était belle. Elle fut, malgré ses pleurs, ses prières et sa résistance impuissante, dépouillée de ses vêtements, garrottée à l’un des piliers de la salle basse, et bientôt son corps fut sillonné de coups de fouet.

Elle avait d’abord espéré que la honte et l’horreur lui feraient perdre tout sentiment… Il n’en fut rien ; mais elle oublia la douleur des coups, en se voyant en proie aux regards de ses bourreaux… et en entendant les plaisanteries infâmes qu’ils échangeaient en la frappant…

Le seigneur Grémion, debout, les bras croisés, disait en riant avec méchanceté :

— Le Nazaréen ! ce fameux messie qui se mêle de prophétiser, t’avait-il prédit ce qui t’arrive, Geneviève ? trouves-tu qu’il ait eu raison de proclamer l’esclave l’égal de son maître ?… Par Jupiter ! je regrette maintenant de ne t’avoir pas fait fouetter au milieu de la place publique… C’eût été une bonne leçon donnée sur ton échine à ces bandits qui croient aux séditieuses insolences de leur chef et ami Jésus !

Lorsque les bourreaux furent las de frapper, l’un d’eux délia Geneviève, et son maître lui dit :

— Tu ne sortiras d’ici que dans huit jours ; durant ce temps, ma femme se passera de tes soins ; elle se servira elle-même, ce sera sa punition.

Et Grémion, sortant avec les bourreaux, laissa Geneviève seule.

Ce ne furent plus alors le souvenir des tendres et miséricordieuses paroles du fils de Marie qui vinrent à la pensée de l’esclave, ainsi qu’elles lui étaient venues avant son supplice, ce furent les paroles de vengeance, d’anathème, qu’il avait aussi prononcées le matin même contre les méchants et les oppresseurs. Pendant les longues heures qu’elle passa seule avec le souvenir de sa honte, elle se fit à elle-même le serment que, si jamais les dieux voulaient qu’elle fût mère et qu’elle pût garder près d’elle son enfant, elle s’efforcerait de lui inspirer à la fois l’amour des faibles et des opprimés ; mais de lui inspirer aussi l’horreur de la servitude, la haine des Romains, au lieu de laisser dégénérer dans sa jeune âme ces fiers ressentiments, comme ils avaient dégénéré chez son époux Fergan, qu’elle aimait tant, malgré la faiblesse son caractère, lui qui descendait pourtant de cette forte et indomptable race de Joel, le brenn de la tribu de Karnak.

Geneviève était depuis trois jours renfermée dans la salle basse de la maison où Grémion, son maître, lui avait, chaque matin, apporté un peu de nourriture, lorsque un soir, à une heure assez avancée de la nuit, la porte de la prison de l’esclave s’ouvrit ; elle vit apparaître Aurélie, sa maîtresse, tenant une lampe d’une main, et de l’autre un paquet qu’elle déposa sur la dernière marche de l’escalier.

— Pauvre femme ! tu as bien souffert à cause de moi, — dit Aurélie dont les yeux se mouillèrent de larmes en s’approchant de Geneviève.

Celle-ci, malgré la bonté de sa maîtresse, ne put s’empêcher de lui dire avec amertume :

— Si vous aviez une fille et que des hommes l’eussent dépouillée de ses vêtements pour la battre à coups de fouet, par ordre d’un maître, que diriez-vous de l’esclavage ?

— Geneviève, tu m’accuses, et je ne suis pas cause de ces cruautés !

— Ce n’est pas vous que j’accuse, c’est l’esclavage ; vous êtes douce pour moi. Pourtant, voyez comme l’on me traite !

— En vain, depuis trois jours, je demande ta grâce à mon mari, — reprit Aurélie d’une voix remplie de compassion, — il me l’a refusée ; je l’ai supplié de me laisser venir te voir, il s’est montré impitoyable, il emporte d’ailleurs toujours avec lui la clef de ta prison.

— Et comment vous l’êtes-vous procurée cette nuit ?

— Il avait mis cette clef sous son chevet ; j’ai profité de son sommeil pour la prendre, et je suis venue.

— J’ai bien souffert !… plus de honte encore que de douleur, — reprit Geneviève vaincue par la douceur de sa maîtresse ; — mais vos paroles me consolent.

— Écoute, Geneviève, je ne suis pas seulement ici pour te consoler ; tu peux fuir de cette maison et rendre un grand service au jeune homme de Nazareth… peut-être même lui sauver la vie…

— Que dites-vous, chère maîtresse ? — s’écria Geneviève, songeant moins à sa liberté qu’au service qu’elle pourrait peut-être rendre au fils de Marie. — Oh ! parlez ; ma vie, s’il le faut, pour celui qui dit qu’un jour les fers des esclaves seront brisés !

— Depuis que nous avons passé la nuit hors du logis pour aller entendre les prédications de Jésus, Jeane et moi nous ne nous étions pas revues : le seigneur Chusa l’avait empêchée de sortir de chez elle pour venir ici ; cependant, ce soir, cédant à sa prière, il l’a amenée ici… et pendant qu’il causait avec mon mari, sais-tu ce que Jeane m’a appris ?

— Sur le jeune maître de Nazareth ?

— Oui…

— Hélas ! quelque nouvelle persécution ?

— Il est trahi… On veut l’arrêter cette nuit même et le faire mourir.

— Trahi… lui ! Et par quoi ?

— Par un de ses disciples.

— Oh ! l’infâme !

— Le seigneur Chusa, triomphant déjà de la mort de ce pauvre Nazaréen, a tout révélé ce soir à Jeane, pour jouir méchamment de l’affliction que lui causerait cette triste nouvelle ; voici donc ce qui s’est passé : Les pharisiens, docteurs de la loi, sénateurs et princes des prêtres, tous exaspérés par les prédications de ce jeune homme, et surtout par les dernières (celles que nous avons entendues), se sont réunis chez le grand prêtre Caïphe et ont cherché les moyens de surprendre le Nazaréen ; mais, craignant un soulèvement populaire si on l’arrêtait hier, jour de fête, dans Jérusalem, ils ont remis à cette nuit l’exécution de leurs mauvais desseins[2].

— Quoi ! cette nuit ? cette nuit… même ?

— Oui, un traître, un de ses disciples, nommé Judas, doit le livrer.

— L’un de ceux qui, l’autre nuit, l’accompagnaient à la taverne de l’Onagre ?

— Celui-là même dont tu avais remarqué la figure sombre et sournoise… Judas est donc allé trouver les princes des prêtres et les docteurs de la loi, et leur a dit :  : « Donnez-moi de l’argent, et je vous livrerai le Nazaréen[3]. »

— Le misérable !

— Il est convenu de trente pièces d’argent avec les pharisiens, et, à l’heure qu’il est, peut-être, ce pauvre jeune homme, qui ne se défie de rien, est victime de cette trahison.

— Hélas ! s’il en est ainsi, quel service pourrai-je lui rendre ?

— Écoute encore… voici ce que Jeane m’a dit ce soir : « C’est en nous rendant chez vous, chère Aurélie, que mon mari m’a appris avec une joie cruelle le malheur dont est menacé Jésus. Sachant que, surveillée comme je le suis, je n’ai aucun moyen de le faire prévenir, car nos serviteurs redoutent tellement le seigneur Chusa, que, malgré mes prières ou des offres d’argent, aucun n’oserait sortir de la maison pour aller à la recherche du fils de Marie et l’avertir du danger ; d’ailleurs la soirée s’avance ; une idée m’est venue : votre esclave Geneviève paraît avoir autant de courage que de dévouement… Ne pourrait-elle pas nous servir en cette circonstance ?… » J’ai aussitôt appris à Jeane la cruelle vengeance que mon mari avait exercée sur toi ; mais Jeane, loin de renoncer à son projet, m’a demandé où Grémion mettait la clef de ta prison. — Sous son chevet, lui ai-je répondu. — Tâchez de la prendre pendant qu’il dormira, m’a dit Jeane. — Si vous réussissez à vous en emparer, allez délivrer Geneviève ; il vous sera facile de la faire ensuite sortir du logis ; elle ira vite à la taverne de l’Onagre, et là, peut-être, on lui dira où se trouve le jeune maître.

— Oh ! chère maîtresse ! — s’écria Geneviève, — je n’oublierai jamais la confiance que vous et votre amie vous avez en moi. Tâchons d’ouvrir à l’instant la porte de la maison.

— Un moment encore ; car, enfin, avant de te décider, il faut songer à la colère de mon mari. Ce n’est pas pour moi que je la redoute, mais pour toi… Lorsque tu reviendras ici, pauvre Geneviève, juge, d’après ce que tu as souffert, ce que tu aurais à souffrir encore !

— Ne pensons pas à moi !

— Nous y avons pensé, au contraire. Écoute encore : La nourrice de mon amie demeure près de la porte Judiciaire ; elle vend des étoffes de laine et s’appelle Véronique, femme de Samuel… Te rappelleras-tu ces noms ?

— Oui, oui ; Véronique, femme de Samuel, marchande d’étoffes près la porte Judiciaire… Mais, chère maîtresse, hâtons-nous, l’heure s’avance ; chaque instant perdu peut être funeste au jeune maître… Oh ! je vous en supplie, tâchez d’ouvrir la porte de la rue.

— Non, pas avant que je t’aie dit au moins où tu pourras trouver un refuge ; il te sera impossible de revenir ici : car je frémis des traitements que te ferait endurer mon mari.

— Quoi ! vous quitter… vous quitter pour toujours…

— Aimes-tu mieux subir un supplice infâme, et de pires tortures peut-être ?

— Je préférerais la mort à tant de honte !

— Mon mari ne te tuera pas, parce que tu vaux de l’argent… Cette séparation est donc indispensable ; elle me coûte beaucoup… parce que jamais, peut-être, je ne retrouverai une esclave en qui j’aie autant de confiance qu’en toi… Mais que veux-tu ? depuis que j’ai entendu les paroles de ce jeune homme, je partage l’enthousiasme qu’il inspire à Jeane ; et si tu consens à tâcher de le sauver…

— En doutez-vous, chère maîtresse ?

— Non ; je sais ton dévouement, ton courage… Voici donc ce qu’il faudrait faire. Si tu peux parvenir à trouver le jeune maître de Nazareth, tu l’avertiras qu’il est trahi par Judas, l’un de ses disciples, et qu’il n’a plus qu’à fuir de Jérusalem pour échapper aux pharisiens ; ils ont juré sa mort !… Jeane pense qu’en se retirant en Galilée, son pays natal, le fils de Marie sera sauvé, car ses ennemis n’oseront pas le poursuivre jusque-là…

— Mais, chère maîtresse, même ici, à Jérusalem, il n’aurait cette nuit qu’à appeler le peuple à sa défense ; ses disciples, dont il est adoré, se mettraient à la tête de la révolte, et tous les pharisiens du monde seraient impuissants à l’arrêter !

— Jeane avait aussi songé à ce moyen : mais, pour qu’il soulève le peuple en sa faveur, il faut que Jésus ou ses disciples soient avertis du danger dont il est menacé.

— Aussi, chère maîtresse, n’avons-nous pas un moment à perdre.

— Encore une fois, pauvre Geneviève, tu oublies les périls qui te menacent !… Lors donc que tu auras prévenu le jeune maître ou quelqu’un de ses disciples, tu te rendras chez Véronique, femme de Samuel ; tu lui diras que tu viens de la part de Jeane, et, pour preuve de la vérité, tu lui remettras cet anneau, que mon amie a ôté de son doigt ; tu prieras Véronique de te cacher dans sa maison et de se rendre aussitôt chez Jeane, qui l’instruira de ce qu’elle et moi comptons ensuite faire pour toi. Véronique, m’a dit mon amie, est bonne et serviable ; elle conserve, ainsi que son mari, pour le jeune homme de Nazareth, une grande reconnaissance, parce qu’il a guéri un de leurs enfants. Tu seras donc sûrement cachée dans cette maison jusqu’à ce que Jeane et moi ayons résolu quelque chose à ton égard. Ce n’est pas tout, j’ai apporté dans cette toile ton déguisement de jeune garçon, que j’ai été prendre tout-à-l’heure dans l’endroit où tu couches ; il sera plus prudent de revêtir ces habits d’homme. Il te coûtera moins de courir de nuit, ainsi déguisée, les rues de Jérusalem, et d’entrer à la taverne de l’Onagre.

— Chère… chère maîtresse, toujours bonne… vous pensez à tout !

— Hâte-toi, de t’habiller… Pendant ce temps-là je vais aller voir s’il est possible d’ouvrir la porte de la rue.



fin du deuxième volume.

  1. Les paroles suivantes de l’Evangile prouvent que la métempsycose du Christ avait une affinité profonde avec l’antique croyance druidique, dont le dogme fondamental était, nous l’avons dit, la foi à la renaissance et à l’immortalité de la vie matérielle ; or, selon saint Luc l’évangéliste, Jésus-Christ renaît, non pas en esprit seulement, mais en chair et en os, ainsi qu’aurait pu le dire le plus fervent adepte de la foi druidique :
    « Avancez vos mains, dit Jésus à ses disciples après son retour à la lumière, et considérez-moi bien : je ne suis point un esprit, car un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en possède ; et, pour mieux vous le prouver encore, donnez-moi des aliments, afin que j’en mange devant vous. » (Luc, ch. XXIV, v.. 37, 42)
  2. Deux jours avant la Pâque, les princes des prêtres, les docteurs de la loi et les sénateurs s’assemblèrent dans la salle du grand prêtre, nommé Caïphe, et ils délibérèrent de se saisir adroitement de Jésus et de le faire mourir ; or, ils disaient : Que ce ne soit point pendant la fête, de peur qu’il ne se fasse quelque émotion populaire.. (Évangile selon saint Matthieu, chap. XXVI, v. 3-4, 5.)
  3. Alors, l’un des douze disciples de Jésus, nommé Judas l’Iscariote, alla trouver mes princes des prêtres et leur dit : Combien voulez-vous me donner, et je vous le livrerai ? Et ils convinrent de lui donner trente pièces d’argent ; depuis ce temps-là il cherchait l’occasion de le livrer. (Évangile selon saint Matthieu, ch. XVI, v. 14-15-16.)