Les Mystères du peuple — Tome I
LA CLOCHETTE D’AIRAIN - Chapitre III.


CHAPITRE III.


La veille de la bataille de Vannes, Guilhern, le laboureur, fait une promesse sacrée à son père, Joel le brenn de la tribu de Karnak. — Position de l’armée gauloise. — Le chef des cent vallées. — Les bardes à la guerre. — La cavalerie de la Trimarkisia. — La chaîne de fer des deux saldunes. — Piéton et cavalier.




La veille de la bataille de Vannes, qui, livrée sur terre et sur mer, allait décider de l’esclavage ou de la liberté de la Bretagne, et, par suite, de l’indépendance ou de l’asservissement de toute la Gaule, la veille de la bataille de Vannes, en présence de tous ceux de notre famille réunie dans le camp gaulois, moins mon frère Albinik et sa femme Méroë, alors sur la flotte rassemblée dans la baie du Morbihan, mon père Joel, le brenn de la tribu de Karnak, a dit ceci à moi son premier né, Guilhern, le laboureur (qui écris ce récit) :

— Demain est jour de grand combat, mon fils ; nous nous battrons bien. Je suis vieux, tu es jeune; l’ange de la mort me fera sans doute partir le premier d’ici, et demain peut-être j’irai revivre ailleurs avec ma sainte fille Hêna. Or, voici ce que je te demande, en présence des malheurs dont est menacé notre pays, car demain la mauvaise chance de la guerre peut faire triompher les Romains : mon désir est que, dans notre famille, et tant que durera notre race, l’amour de la Gaule et le souvenir sacré de nos pères ne périssent point. Si nos enfants doivent rester libres, l’amour du pays, le respect pour la mémoire paternelle, leur rendra la liberté plus chère encore. S’ils doivent vivre et mourir esclaves, ces souvenirs sacrés leur disant sans cesse de génération en génération qu’il fut un temps où, fidèle à ses dieux, vaillante à la guerre, indépendante et heureuse, maîtresse de son sol fécondé par de durs labeurs, insouciante de la mort dont elle a le secret, la race gauloise était redoutée du monde entier et hospitalière aux peuples qui lui tendaient une main amie, ces souvenirs perpétués d’âge en âge, rendant à nos enfants leur esclavage plus horrible, leur donneront un jour la force de le briser. Afin que ces souvenirs se transmettent de siècle en siècle, il faut, mon fils, me promettre, par Hésus, de rester fidèle à notre vieille coutume gauloise, en conservant le dépôt que je vais te confier, en l’augmentant et en faisant jurer à ton fils Sylvest de l’augmenter à son tour, afin que les fils de tes petits-fils imitent leurs pères, et qu’ils soient imités de leur descendance… Ce dépôt, le voici… Ce premier rouleau contient le récit de ce qui est arrivé dans notre maison lors de l’anniversaire de la naissance de ma chère fille Hêna, jour qui a été aussi celui de sa mort. Cet autre rouleau, que ce soir, vers le coucher du soleil, j’ai reçu de mon fils Albinik, le marin, contient le récit de son voyage au camp de César, à travers les contrées incendiées par leurs populations. Ce récit honore le courage gaulois ; il honore ton frère Albinik et sa femme Méroë, fidèles, jusqu’à l’excès peut-être, à cette maxime de nos pères : Jamais Breton ne fit trahison. Ces écrits, je te les confie, tu me les remettras après la bataille de demain, si j’y survis… sinon, tu les garderas (ou, à défaut de toi, tes frères), et tu y inscriras les principaux faits de ta vie et de celle des tiens ; tu transmettras ces récits à ton fils, afin qu’il fasse comme toi, et ainsi toujours de génération en génération… Me jures-tu, par Hésus, d’obéir à ma volonté ?…

— Moi, Guilhern, le laboureur, — ai-je répondu, — je jure à mon père, Joel, le brenn de la tribu de Karnak, d’accomplir ses volontés… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et ces volontés de mon père, je les accomplis pieusement aujourd’hui, longtemps après la bataille de Vannes, et en suite de malheurs sans nombre. Le récit de ces malheurs, je le fais pour toi, mon fils Sylvest. Et ce n’est pas avec du sang… que je devrais écrire ceci… non, ce n’est pas avec du sang, car le sang se tarit ; mais avec des larmes de douleur, de haine et de rage… leur source est intarissable !


Après que mon pauvre et bien-aimé frère Albinik a eu piloté la flotte romaine dans la baie du Morbihan, voici d’abord ce qui s’est passé le jour de la bataille de Vannes…

Cela s’est passé sous mes yeux… je l’ai vu… J’aurais à vivre ici toutes les vies que j’ai à vivre ailleurs, que, dans des temps infinis, le souvenir de ce jour épouvantable et de ceux qui l’ont suivi me serait présent, comme il me l’est à cette heure, comme il me l’a été, comme il me le sera toujours…

Joel mon père, Margarid ma mère, Hénory ma femme, mes deux enfants, Sylvest et Siomara, ainsi que mon frère Mikaël, l’armurier, sa femme Martha et leurs enfants (pour ne parler que de nos parents les plus proches), s’étaient rendus, comme tous ceux de notre tribu, dans le camp gaulois : nos chariots de guerre, recouverts de toiles, nous avaient servi de tentes jusqu’au jour de la bataille de Vannes. Pendant la nuit, le conseil, convoqué par le chef des cent vallées et par Talyessin, le plus ancien des druides, s’était rassemblé. Des montagnards d’Arès, montés sur leurs petits chevaux infatigables, avaient été envoyés, la veille, en éclaireurs à travers le pays incendié. Ils accoururent à l’aube annoncer qu’à six lieues de Vannes on apercevait les feux de l’armée romaine, campée cette nuit-là au milieu des ruines de la ville de Morh’ek. Le chef des cent vallées supposa que César, pour échapper au cercle de destruction et de famine dont son armée allait être de plus en plus enserrée, avait fui à marches forcées ce pays dévasté et venait offrir la bataille aux Gaulois. Le conseil résolut de marcher au-devant de César, et de l’attendre sur les hauteurs qui dominent la rivière d’Elrik. Au point du jour, après que les druides eurent invoqué les dieux, notre tribu se mit en marche pour aller prendre son rang de bataille.

Joel montait son fier étalon Tom-Bras et commandait la mahrek-ha-droad, dont je faisais partie avec mon frère Mikaël, moi comme cavalier, lui comme piéton. Nous devions, selon la règle militaire, combattre à côté l’un de l’autre, lui à pied, moi à cheval, et nous secourir mutuellement. Dans l’un des chars de guerre, armés de faux et placés au centre de l’armée avec la réserve, se tenaient ma mère, ma femme, ainsi que celle de Mikaël et nos enfants à tous deux. Quelques jeunes garçons, légèrement armés, entouraient les chars de bataille, et tenaient difficilement en laisse les grands dogues de guerre, qui, animés par l’exemple de Deber-Trud, le mangeur d’hommes, hurlaient et bondissaient, flairant déjà le combat et le sang. Parmi les jeunes gens de notre tribu qui se rendaient à leur rang, j’en ai remarqué deux qui s’étaient juré foi de saldunes, comme Julyan et Armel ; de plus, et ainsi que cela se fait souvent, ils avaient voulu lier non-seulement leur parole, mais leurs corps ; et pour être plus certains de partager le même sort, une assez longue chaîne de fer, rivée à leur ceinture d’airain, les attachait l’un à l’autre. Image du serment qui les liait, cette chaîne les rendait inséparables, vivants, blessés ou morts.

En allant à notre poste de combat, nous avons vu passer le chef des cent vallées à la tête d’une partie de la trimarkisia. Il montait un superbe cheval noir, recouvert d’une housse écarlate ; son armure était d’acier ; son casque de cuivre étamé, brillant comme de l’argent, était surmonté de l’emblème de la Gaule : un coq doré, aux ailes à demi ouvertes ; aux côtés du chef chevauchaient un barde et un druide, vêtus de longues robes blanches rayées de pourpre ; ils ne portaient pas d’armes ; mais, la bataille engagée, dédaigneux du péril, au premier rang des combattants, ils les encourageaient par leurs paroles et par leurs chants de guerre. Ainsi chantait le barde au moment où passait devant nous le chef des cent vallées :

« César est venu contre nous. — Il nous a demandé d’une voix forte : Voulez-vous être esclaves ? êtes-vous prêts ?… — Non, nous ne voulons pas être esclaves… non, nous ne sommes pas prêts. — Gaulois, enfants d’une même race, unis par la même cause, levons notre étendard sur les montagnes, et précipitons-nous dans la plaine. — Marchons… marchons à César, unissons dans un même carnage lui et son armée… Aux Romains !… aux Romains ! »

Et tous les cœurs battaient vaillamment à ces chants du barde.

En passant devant notre tribu, à la tête de laquelle était Joel, mon père, le chef des cent vallées arrêta son cheval et dit :

— Ami Joel, lorsque j’étais ton hôte, tu m’as demandé mon nom : je t’ai répondu que je m’appellerais Soldat tant que notre vieille Gaule ne serait pas délivrée de ses oppresseurs… L’heure est venue de nous montrer fidèles à la devise de nos pères : Dans toute guerre il n’y a que deux chances pour l’homme de cœur : vaincre ou périr. Puisse mon dévouement à notre commune patrie n’être pas stérile !… Puisse Hésus protéger nos armées !… Peut-être alors le chef des cent vallées aura-t-il effacé la tache qui couvre un nom qu’il n’ose plus porter… Courage, ami Joel ! les fils de ta tribu sont braves entre les braves… J’ai vu dans ta maison deux des tiens, Julyan et Armel, se battre après souper par outrevaillance… Ta sainte fille Hêna, la vierge de l’île de Sên, a offert son sang à Hésus… Brave donc est ta tribu, ami Joel… Quels coups ne va-t-elle pas frapper, aujourd’hui qu’il s’agit du salut de la Gaule ?…

— Ma tribu frappera de son mieux et de toutes ses forces, comptes-y, ami, ainsi que je t’appelais dans ma maison, — reprit mon père. — Nous n’avons pas oublié ce chant des bardes qui t’accompagnaient lorsqu’ils ont poussé le premier cri de guerre dans la forêt de Karnak :

« Frappe fort le Romain… frappe à la tête… plus fort encore… frappe… frappe le Romain ! »

Et tous ceux de la tribu de Joel répétèrent à grands cris et d’une voix le refrain des bardes : 


« Frappe… frappe le Romain !… »




fin du premier volume