Les Mystères de Paris/Partie X/9

Librairie de Charles Gosselin (Dixième partiep. 215-302).

MYSTÈRES DE PARIS,


PAR


Madame Fanny Denoix


J’ai vu passer un aigle, et j’ai voulu le suivre.


À M. EUGÈNE SUE


Puisque vous le permettez, monsieur, je viens aussi vous payer mon tribut de sympathie et mêler aux brillantes couronnes qui vous sont offertes une simple guirlande des fleurs de mes vallons. Cette guirlande, sans doute trop modeste, j’aurais voulu la parer d’un éclat digne de vous, mais quelle difficulté ! Puis voici peut-être une excuse.

Moi aussi, sous mon toit isolé, je lisais les Mystères de Paris dans le Journal des Débats, et, vivement assaillie par les impressions qu’ils font naître, je m’épanchais sur le papier avec tout l’abandon, toute la témérité d’une fille des champs, sans pouvoir deviner quel serait le sujet du lendemain, sans prévoir le but immense que vous vous étiez proposé, sans jamais songer à la publicité si flatteuse et si honorable qui m’était réservée.

Aujourd’hui je m’effraye de mon imprudence ; aujourd’hui je serais presque tentée de reculer devant vous, monsieur, et devant l’écueil de la critique. Reculer ! pour une femme de Beauvais, de cette fière cité de Jeanne Hachette, serait-ce possible ?

Enfin, monsieur, vous possédez toute l’indulgence de la supériorité, et je me rassure : j’ose même, auprès de vous, ne pas redouter la sévérité du monde. Oui, je sens que vous m’accueillerez, que vous me pardonnerez jusqu’aux irrévérences de ma brusque sauvagerie, jusqu’aux ronces dont j’ai parsemé les fleurs qui croissent sous vos pas. Oui, je me réjouis sans crainte de suivre encore votre course de géant, de me voir attachée à votre char de triomphe, et d’inscrire mon nom sous votre beau nom.

Ici mon cœur se fond dans un long merci. Vous, monsieur, volez de gloire en gloire ; vous, soyez le roi de vos rivaux, soyez l’élu du bonheur !

Moi, je n’ai plus rien à souhaiter ; je suspends ma lyre aux lauriers qui bordent votre route, heureuse de vivre, à la faveur de votre renommée, dans un monde où vous ne pouvez jamais mourir !

Fanny DENOIX
Beauvais, 25 octobre 1843.

MYSTÈRES DE PARIS.


PREMIÈRE, DEUXIÈME ET TROISIÈME PARTIES.




I.


Grâce, roi du roman, d’une telle torture !
Laisse-nous admirer notre belle nature
Et cheminer en paix sur nos sentiers de fleurs ;
À l’honneur, aux vertus, à Dieu laisse-nous croire,
Et causer sans remords ou d’amour ou de gloire
Avec des frères de nos cœurs.

Pour nous, qu’un long espoir ici-bas accompagne,
Oui, nous avons horreur de ces héros du bagne,
De ces femmes sans nom qui ne sont plus nos sœurs.
Eloigne par pitié ces peintures obscènes,
Ce ténébreux argot, ces dégoûtantes scènes,
Ces larges tissus de noirceurs.


Ferme le Cœur-Saignant, le bouge de l’Ogresse,
Où ton Maître d’école, où ta vile Borgnesse
Se repaissent de fange et préparent leurs coups ;
Chasse ton Chourineur à la vertu barbare,
Et même ta Goualeuse, ange déchu que pare
Un prestige encore si doux !

Détourne nos regards de cette rue aux Fèves,
De ces monstres si laids qu’on les prend pour des rêves ;
Déjà trop de tourments à nos cœurs sont offerts.
Quitte des réprouvés, quitte la horde immonde ;
Et pour que leur contact ne souille plus le monde,
Replonge-les dans les enfers !

Ô mon Dieu ! que j’ai peur dans ton lugubre empire !
Sous la main des brigands il semble que j’expire :
Puis des excès d’effroi viennent me ranimer ;
Et je crie au secours, au meurtre, à la vengeance,
Afin que le bourreau te prenne cette engeance
Que je ne sais comment nommer !

Mais dans nos sens troublés quel prodige s’opère !
Échapper à ton joug ! c’est en vain qu’on l’espère ;
Plus on cherche à te fuir, moins on peut te quitter.
Tout dangereux qu’il est, ton philtre nous enivre ;
Ton aspect nous fascine, et nous force à te suivre
Où ton charme nous veut porter.


Auprès de toi sait-on ce que le cœur éprouve ?
Dans l’abîme on se perd, au ciel on se retrouve ;
Tour à tour on maudit, on reprend son essor :
On ressemble à l’enfant consterné d’épouvante
Qui veut rompre le fil d’une histoire sanglante,
Et qui la redemande encor.

À ta muse divine, à ton génie étrange,
On te croit un démon, on te prend pour un ange,
Pour l’apôtre du vrai, pour l’esprit des erreurs.
Tu prêtes mille appas aux plus bizarres choses ;
Tu sèmes des gazons, des parfums et des roses
Dans un réceptacle d’horreurs !

Avec toi l’on dirait qu’on gagne le délire,
Qu’on frémit de bonheur, ou bien de Déjanire
Il semble qu’on revêt la tunique de feu.
Par toi, ce que l’on hait, il faut soudain qu’on l’aime
Il faut en souriant embrasser ton système,
Et du vice se faire un Dieu !

C’en est fait : sous ton joug nous abaissons nos têtes ;
En foule nous courons à tes sanglantes fêtes ;
Pour la fange et le meurtre, oui, nous nous enflammons :
Oui, nous quittons les fleurs, les oiseaux, la vallée,
La brise, le soleil et la nuit étoilée
Pour le commerce des démons.


Est-ce toi qui creusas leur ténébreux repaire ?
De l’ignoble cohorte es-tu vraiment le père ?
N’est-elle pas plutôt fille de Belzébuth ?
Mais si c’est notre Dieu qui veut, dans sa colère,
La mêler aux fléaux qui peuplent notre sphère ;
Ô mon Dieu ! quel serait ton but ?

Avec elle tu vois que le mauvais est pire,
Et qu’elle corrompt l’air que le juste respire,
Sans nul profit, hélas ! pour ta gloire, Seigneur !
Dieu, vengeur des forfaits, que ton courroux s’élève ;
Ouvre-lui le néant, fauche-la sous le glaive
De l’archange exterminateur !

Eugène ! tes bandits, si Dieu les laisse vivre,
Si l’humaine justice est lente à les poursuivre,
Toi, déchaîne sur eux les chiens de Bouqueval ;
Entrave leur chemin, déchire leur mystère :
Que l’onde et le soleil, que le ciel et la terre
Manquent à ces esprits du mal !

Mais ces monstres hideux, que ton bras les immole !
Mort à ce Tortillard, à ce Maître d’école,
Que sans pâlir d’effroi l’on ne peut regarder ;
Pour en purger la terre, oh ! que rien ne t’arrête :
Dans l’horreur qui m’anime, à leur briser la tête,
Je crois… que je saurais t’aider !


Quelle rage surtout m’inspire ta Borgnesse !
Si tu dois l’épargner, livre-moi la tigresse :
Regarde donc ! j’ai pris ses penchants inhumains !
Tiens, il faut pour venger la pauvre Pégriotte,
Et que je la maudisse et que je la garrotte,
Que je l’étrangle de mes mains !

Protège ce bon Murph à l’honneur si fidèle,
Rodolphe, de nos cœurs l’amour et le modèle ;
Que sur leur noble front s’émoussent tous les coups !
Arrache ta Goualeuse au serpent qui la guette,
Aux rustres d’Arnouville, aux mains de la Chouette ;
Je te le demande à genoux !

Sur la berge où l’attend la race criminelle,
Que l’ange du salut la couvre de son aile !
Ils l’ont prise !… au secours ! Mon Dieu ! leur vitriol
Va la défigurer !… Eugène ! je t’en prie,
Que Rodolphe, que Murph, pour nous rendre Marie,
Des autans devancent le vol !

Faut-il, quand tu la fais si belle, si sublime,
Que toujours des méchants elle soit la victime ?
Devant nos cœurs épris ne la torture plus ;
Dis-lui son rang… Mais non ; la vie est trop amère ;
Cache-la dans le ciel et donne-lui pour mère
La tendre mère de Jésus !


Après avoir long-temps martyrisé notre âme,
Eteint de l’espérance ou ranimé la flamme,
Où vas-tu promener nos esprits soucieux ?
Sous un dôme de fleurs ? dans l’antre du carnage
Sous l’aile du zéphyr, sous les coups de l’orage ?
Dans les enfers ou dans les cieux ?

Puisses-tu, désertant la région des crimes,
Transporter ton génie aux plus superbes cimes
Et fixer dans les airs ton front resplendissant !
Pour hanter les forçats, ta muse est trop altière.
Mais, contre nos souhaits, tu poursuis ta carrière
Dans les complots et dans le sang !

Des forfaits si ta main ne tarit point la source,
Où donc s’arrêtera ton intrépide course ?
Au milieu des brigands vas-tu river nos pas ?
Si tu devais encor livrer à leur furie
Ou ton noble Rodolphe ou ta Fleur-de-Marie,
Oh ! de grâce, n’achève pas !

QUATRIÈME, CINQUIÈME ET SIXIÈME PARTIES.




II.


Mais poursuis. Tu n’as point épuisé nos courages ;
Encore des terreurs, encore des orages !
Là, payons à d’Harville un tribut de douleurs ;
Déplorons son hymen, sa vertu chancelante,
Ses dégoûts somptueux, sa misère opulente,
Ses ennuis couronnés de fleurs !

Là, quels sombres tableaux ! là, quel regard supporte
Et la vieille idiote, et la petite morte,
Et ces enfants minés par la faim, les hivers,
Et ce pauvre Morel, et ces recors farouches !
Dans ce riche Paris, vanté par tant de bouches,
Est-il de semblables revers ?


Loin d’acheter si cher une vaine allégresse,
De notre superflu nourrissons la détresse.
Oui, les afflictions que l’on peut soulager
Répandent sur le cœur une ivresse plus pure
Que le stérile éclat d’une vaine parure,
Qu’un hommage trop passager.

Rodolphe, sois béni pour tes bienfaits sans nombre !
Rigolette, pour toi que le ciel n’ait point d’ombre !
Mais pourquoi ce baiser qui rompt entre nos mains
Une divine erreur ?… Rodolphe, ce messie
De tant d’infortunés, faut-il qu’il s’associe
À la faiblesse des humains !

Anges de charité, vite, volez au Temple !
Pour la famille en proie à des maux sans exemple,
Vite, des vêtements, du pain, de la chaleur !
Tous deux, pour la sauver, rivalisez de zèle,
Et que chacun des pas que vous ferez pour elle
Vous soit un pas vers le bonheur !

D’où nous viennent encor ces étranges visages,
Altérés de complots, affamés de ravages ?
Que de monstres divers le poète combat !
Sous nos yeux étonnés quelle foule il rassemble !
Pour contenir ce monde il faudrait, ce me semble,
Tout le vallon de Josaphat.


Arrière ce Ferrand, sa noire hypocrisie !
Mais Louise, mon Dieu ! pourquoi l’avoir choisie
Pour l’innocent objet de ces vastes douleurs ?
Quelle fatalité la pousse, l’accompagne !
Faut-il que de Marie elle soit la compagne
Et d’opprobres et de malheurs !

Eugène ! que de maux ton caprice amoncelle !
Méchant ! comme ta main nous presse, nous harcelle !
Tu veux donc que les bons soient toujours opprimés !
Et pourquoi ces langueurs qui rompent ta magie,
Qui semblent trop souvent frapper de léthargie
Nos esprits si long-temps charmés ?

Assez de Pipelet, assez d’Anastasie,
De stériles propos, de sotte jalousie,
De Robert, de Sarah, de dame Séraphin ;
Assez de Barbillon, assez d’écume humaine :
À suivre tes bandits vraiment je perds haleine ;
Tout mon courage est à sa fin !

Fleur-de-Marie ! ô joie ! enfin je la retrouve !
Mais close à Saint-Lazare, en face de la Louve !
Barbare ! cette enfant, ton plus riche trésor,
Qu’aux fleurs de Bouqueval tu donnas pour compagne,
Aux filles de la honte, aux vétérans du bagne,
Devais-tu la jeter encor ?


Là combien son aspect exerce de puissance !
Près d’elle on y respire un parfum d’innocence,
On y veut des vertus reprendre les chemins :
Là, chacun la voyant si calme, si parfaite,
Et s’étonne et te dit que Dieu ne l’a pas faite
Pour habiter chez les humains.


III.


J’aime ton utopie et ta haute morale,
Eugène ; mais pourquoi cette lutte idéale ?
Tu prétends, insensé, corriger les méchants !
Va plutôt demander l’existence à la tombe,
Changer la fange en or, le serpent en colombe,
Du tigre adoucir les penchants !

Pour céder au devoir, pour délivrer la terre,
Laisse donc à Thémis son glaive salutaire.
Au crime que nos lois ne fassent point défaut.
Montrons-nous vigilants, montrons-nous implacables ;
Sans crainte, sans pitié pour les têtes coupables,
Qu’elles roulent sur l’échafaud !

Abîmez-vous, esquifs, qui voguez vers cette île
De forfaits ignorés trop déplorable asile !
Fuyez, ô débardeurs, ravageurs, déchireurs !
Veuve du condamné, méchante Calebasse,
Féroce Nicolas, cœurs de boue et de glace,
Dieu ! que vous m’inspirez d’horreurs !


Cette nuit où l’autan pleure dans le feuillage,
Où l’ombre de vos morts se dresse sur la plage,
Où de vous l’éternel est prêt à se venger,
Martial, vils amants de vice, de rapine,
Votre tendre François, votre pure Amandine,
Oseriez-vous les égorger ?

Mère atroce, ton fils, qui ne l’est point par l’âme,
S’éteindra-t-il cloué dans cette chambre infâme ?
Oh ! pitié ! que tes sens se laissent émouvoir !
Pitié pour cette faim, pour ces mains déchirées,
Pour ces mornes élans, pour ces plaintes murées,
Pour ce lugubre désespoir !

Irons-nous de Micou visiter le repaire ?
Là se groupent encor la fraude, la misère !
De Fermont, avec vous je me sens dépérir !
Pauvre enfant ! pauvre mère ! innocentes victimes
De l’horrible Ferrand ! le Dieu vengeur des crimes
Pourrait-il vous laisser mourir ?

Quoi ! pour un Saint-Remy, quoi ! dédaigneuse femme,
Tu ravales ton nom, tu dégrades ton âme !
D’où te vient, Lucenay, cette coupable ardeur ?
Vois comme à tes attraits notre cœur est rebelle !
Est-ce que l’on est bonne, est-ce que l’on est belle
Hors des sentiers de la pudeur ?


Est-ce toi, Lucenay, quand le besoin le presse,
Qui ramènes l’espoir au seuil de sa détresse,
Qui sauves de ton or son orgueil abattu !
Gloire à ce dévoûment qui jamais ne s’énerve,
À ce noble débris qu’une femme conserve
Des naufrages de la vertu !

Vieux Saint-Remy, mon cœur soupire sur sa trace :
Chez ton indigne fils, que de ruse et d’audace !
Serait-on à la fois et si lâche et si fort ?
Déchu de sa splendeur, entaché d’infamie,
En présence d’un père, en face d’une amie,
Ose-t-on redouter la mort ?

Eugène, nos accents blâment ton utopie,
Ta foi, ton espérance et ta philanthropie.
Pourquoi nous entraîner dans un monde fictif,
Pourquoi nous éblouir d’un rêve de civisme,
Dans ces temps où les cœurs, tout pétris d’égoïsme,
N’ont pour Dieu que le positif ?

Moins de sophisme et plus d’exemples salutaires.
Du mal, sans te lasser, découvre les mystères ;
Toi, deviens le sauveur de notre humanité !
Mets le fer et la flamme au cancer qui la ronge,
Et que nous te devions le réveil du beau songe
De la perfectibilité !


N’importe ; quel que soit le sens de ton langage,
Sous ton fier étendard le monde entier s’engage ;
C’est à qui goûtera ton prestige vainqueur.
Sans toi l’espoir nous quitte et l’ennui nous domine ;
Le soleil manque au jour, l’air manque à la poitrine,
Les battements à notre cœur !

SEPTIÈME PARTIE.




IV.


Mais quel nouveau péril atteint Fleur-de-Marie ?
Ils n’ont donc pas sur elle usé leur barbarie,
Ce père trop cruel, ces destins trop ingrats !
À quoi bon la ravir mille fois à la tombe,
Pour vouloir que toujours notre idole retombe
Dans le piège des scélérats !

Quels cris ! ne sont-ce pas les démons qui rugissent ?
Ce sont les Martial qui contre elle s’unissent ;
C’est la haine et le sang, c’est le bachot fatal !…
De son meurtre, ô soleil, n’éclaire pas la scène ;
Portez notre Marie, ô vagues de la Seine,
Sur les gazons de Bouqueval !


Pour l’affreux Nicolas, l’ignoble Calebasse,
L’indigne Séraphin, la mère au cœur de glace,
Fleuve, ouvre ton abîme ! Il est sourd à ma voix ;
Il nous prend cet objet que notre cœur adore !
Ô ciel !… Mais, sur le flot qui déjà la dévore,
Est-ce un fantôme que je vois ?

Est-ce un héros de meurtre ou de piraterie,
Ou l’ange de la mort qui vient chercher Marie ?
La Louve comme un Dieu, bravant les flots jaloux,
La dispute au trépas ! La Louve ! oh ! oui, je t’aime !
Ici de ton passé tu reçois le baptême ;
Je me prosterne à tes genoux !

Ravive son beau front qui bleuit et s’incline ;
Verse en elle l’ardeur de ta mâle poitrine :
Elle a guéri ton âme, acquitte ses bienfaits.
Bonne Louve ! retiens sa fugitive haleine ;
Puis à ce Dieu plus fort que toute force humaine,
Offre tes pleurs et tes souhaits.

Épuise les efforts, les larmes, la tendresse ;
Mais écoute ! on t’appelle, on se meurt ; l’heure presse :
Cours ! De ton bras nerveux, de ton ongle rongeur,
Pour sauver ton amant, romps le fer et la pierre ;
Puis vole dénoncer à la nature entière
L’île atroce du Ravageur !


Encore un nouveau meurtre, encore la Chouette !
Ôtez-là pour jamais de ma vue inquiète ;
De Fourline elle tient le couteau menaçant !…
Sarah ! dans les transports de ta royale attente,
Avais-tu pressenti que sa main dégoûtante
Dût se repaître de ton sang ?

La Chouette ! viens voir l’ivresse qui m’anime,
À l’heure où Tortillard te plonge dans l’abîme !
Du petit monstre entends le langage moqueur !
Expie en ce tombeau tes exécrables œuvres ;
Que les rats affamés, les livides couleuvres,
Te mangent lentement le cœur !

Puisse de tes tourments ne point tarir la source !
Puisse, devant tes maux, l’heure oublier sa course !
Qu’un long remords te presse entre ses bras de fer !
Que la faim, la terreur te rongent les entrailles ;
Expire mille fois dans ces noires murailles,
Puis va revivre dans l’enfer !

Mais entre la Chouette et le Maître d’école
Avec quelle furie on s’étreint, on s’immole !
Courage, homme de sang, redouble ton effort :
Que ta main la déchire et que ta dent la broie ;
Brave son cri de grâce, et deviens fou de joie
Au bruit de son râle de mort !


Pour nous calmer, Eugène, offre-nous ces misères,
Que ton noble Rodolphe a faites moins amères,
Et ces prêts gratuits au pauvre travailleur
Sans ouvrage, sans pain !… Mais là tu nous affliges :
Ce peuple trop pervers, d’où vient que tu négliges
Le soin de le rendre meilleur ?

De l’ouvrage, mon Dieu ! mais la France en est pleine :
Plus de gens sous nos toits, plus de bras dans la plaine ;
Le peuple aime bien mieux hurler au carrefour !
Ce peuple, qu’il renonce à nous choisir pour proie,
Et nous lui donnerons, en tressaillant de joie,
Du labeur, du pain, de l’amour.

Et pour ces fronts brunis par le soleil du bagne,
Quel transport te saisit, quelle pitié te gagne !
Les scélérats ! ont-ils besoin de ton soutien,
Lorsque notre Thémis, en sa mollesse insigne,
Les protège et défend même qu’on les désigne
Sous le nom de galérien !


V.


Chez d’Orbigny mourant inventons un supplice
Pour ce Polidori, pour sa vile complice :
Roi du roman, tu dois en purger tes états.
Tiens, ces lâches brigands, mon cœur te les pardonne,
je vois que du moins ton équité leur donne
La palme de leurs attentats !

Mon cœur auprès de Murph dans l’extase se plonge ;
Eugène, un tel ami, ce n’est donc pas un songe ?
Oh ! laisse-moi bénir cette réalité !
Du bonheur avec lui, Rodolphe, atteins la cime ;
Et toi, le créateur de ce couple sublime,
Partage leur félicité !

Pendant que la rafale à l’entour se déploie,
Quel œil de sang, de feu dans les ombres flamboie !
Est-ce un spectre sorti de l’abîme des morts,
Ou bien un réprouvé que le démon réclame ?
C’est l’horrible Ferrand, qui traîne dans son âme
Et l’épouvante et le remords !


Père de Cecily, dis-nous si Praxitèle
T’a légué son ciseau pour la créer si belle ?
Dis-nous si c’est l’enfer ou toi qui la corromps ?
Mais plutôt voile-nous ses attraits et ses vices ;
Son langage pervers, ses brûlants artifices,
De honte rougissent nos fronts !

Eugène ! ah ! chez Ferrand, que tu nous fais de peine !
Combien de ton guichet nous détestons la scène !
Pour les chastes regards quel tableau répugnant !
N’entends-tu pas qu’ici le monde entier t’accuse
De souiller plus encor les ailes de ta muse
Qu’au Lapin-Blanc, qu’au Cœur-Saignant !

Pour celle que ta plume idolâtre et diffame,
Présente à notre orgueil la véritable femme ;
Montre-nous son beau front de pudeur revêtu,
Son noble dévoûment, sa grâce enchanteresse,
Et son cœur assailli par des flots de tendresse,
Mais protégé par la vertu !

Cecily !!!… Cependant j’admire ta puissance ;
Ton audace te tient presque lieu d’innocence…
Va, cours livrer ton tigre à la fatalité !
De ses grandes vertus explique le problème,
Et sur son front impur déchaîne l’anathème
Du temps et de l’éternité !


Eugène, quand tu viens troubler la conscience,
Quand avec toi l’on veut rompre toute alliance,
Pourquoi, dis-nous pourquoi, nous ne le pouvons pas ?
Dans l’effroi, le dégoût, dans le sang, dans l’orgie,
Quel pouvoir infernal, quelle douce magie
Enchaîne nos pas à tes pas ?

Comme tu sais changer notre blâme en louange,
Voiler avec des fleurs ton océan de fange,
Et prêter aux démons la forme des élus !
Comme tu nous contrains, à l’heure qu’on t’abhorre,
De t’offrir un hommage, et d’écouter encore
Quand ta voix ne résonne plus !

Toi qui pus m’enlever au vallon de mes pères,
Pour me salir les pieds dans tes hideux repaires,
Vas-tu me ramener à des destins meilleurs ?
Oh ! dis ? me rendras-tu mon toit sur la colline,
Mes bosquets odorants, ma source cristalline,
Mes gazons parsemés de fleurs !

Depuis qu’à mon doux ciel ta fougue m’a ravie,
Eugène ! quels regrets empoisonnent ma vie !
Dans mon cœur oppressé j’entends à tout moment
Les oiseaux des forêts, les échos du rivage,
Et ma lyre si chaste, et mes sœurs du village
Pleurer sur mon égarement !


VI.


De la Force j’ai vu l’indulgence coupable.
Comme toi, j’ai pensé que tout ce confortable
Encourage le vice au lieu de l’amender.
Si mon cri dans les airs s’est perdu comme un rêve,
Puisse ton mâle accent, plus acéré qu’un glaive,
Par le monde se féconder !

Oui, pour les scélérats quel inique avantage
De trouver dans les fers liberté de langage,
Bon repas, molle couche et joyeux passe-temps !
Est-ce qu’un pauvre honnête, usé dans les alarmes,
Qui gagne à sa famille un pain trempé de larmes,
Peut couler de si bons instants ?

Traîner a-t-il le joug d’une vertu barbare
À l’aspect rassurant des bienfaits qu’on prépare,
Au perfide, au voleur, peut-être à l’assassin ?…
Thémis ! oh ! n’est-ce pas ton aveugle clémence
Qui fait chez les méchants éclore la semence
Que l’enfer jette dans leur sein ?


Ici, comme un coupable, eh ! quoi ton Germain souffre !
Qu’il aille respirer loin, bien loin de ce gouffre ;
Puis essayons tous deux d’accomplir un devoir :
Cette loi qui souvent pour une ombre s’escrime,
Ensemble forçons-la de décerner au crime
Un cachot sombre et du pain noir !

Oui, malgré la coutume et d’injustes systèmes,
Du fort et du petit les méfaits sont les mêmes ;
Oui, brisons ces égards pour le nom, pour le rang.
Plus le coupable est fier, plus il a de science,
Plus il est odieux, et plus la conscience
Veut que le châtiment soit grand.

Tu redis : Aimons-nous et les uns et les autres.
Mais cet adage est né dans l’age des apôtres,
Au temps où les humains se pouvaient estimer.
Depuis, ces mots divins sont réduits en problème ;
Depuis, combien de gens indignes qu’on les aime,
Plus indignes de nous aimer !

Pourtant que tu nous plais à cette heure bénie,
Où la sainte pitié dirige ton génie !
Comme nos cœurs émus battent auprès du lien !
Comme ils voudraient aider au réveil de ton rêve,
À la perversité commander une trêve,
Proclamer le règne du bien !


Trop chère pour le pauvre ! et c’est notre justice !
Dont l’altière faveur pour lui se rapetisse.
Eh ! pourquoi l’indigent ne jouirait-il pas
De ces droits protecteurs qu’achète l’opulence ?
Hélas ! faut-il que l’or entraîne la balance
Des lois que l’on fait ici-bas ?

Cependant tu nous dis que les hommes sont frères,
Et que mêmes labeurs valent mêmes salaires.
Mais, Eugène, dépose un prisme éblouissant.
Non, le pied qui descend aux régions du crime,
N’a jamais de l’honneur pu remonter la cime ;
Je le répète en gémissant !

Toi, de ces cœurs gâtés par la peste du bagne,
Tu veux que la vertu redevienne compagne !
Va, pour eux tes efforts n’ébranlent pas ma foi.
Alors, qu’en ferons-nous ?… Mon Dieu, que ta lumière
Nous aide à leur ouvrir une sûre carrière
Qui puisse les mener à toi !


VII.


Loin des sanglants complots, loin du hideux Squelette,
À la Force écoutons Germain et Rigolette :
De leurs gravés accents ne perdons pas un son.
Pour l’âme où tant d’erreurs se sont enracinées,
Pour ceux qui des humains règlent les destinées,
Là quelle admirable leçon !

En même temps aussi quelle scène charmante
Entre le prisonnier et sa naïve amante !
De l’amour des élus n’est-ce pas l’horizon ?
Faut-il que cet amour, créé pour notre exemple,
Qui dans chaque cité mériterait un temple,
Éclate au sein d’une prison ?

Mortel ambitieux, et vous, femme frivole,
Chez qui le sentiment comme l’ombre s’envole,
Et qui n’avez pour but qu’un sourire moqueur,
Oubliez un instant le caprice, le faste ;
Venez dans cet amour si généreux, si chaste,
Venez retremper votre cœur !


Dépouillez le dédain, restez, restez encore
Dans ces lieux qu’aujourd’hui l’innocence décore,
des yeux et du cœur on s’aime tour à tour.
De ces tendres aveux venez goûter le charme,
Venez sur votre front recevoir cette larme,
Touchant baptême de l’amour !

Et vous tous dont le cœur, plus grand que la fortune,
Pleure devant le pauvre une gêne importune,
Si votre adversité ne peut nourrir sa faim,
Venez de la pitié lui porter le dictame ;
Ici tout vous l’apprend : la charité de l’âme
Vaut bien la charité du pain !

Ne vous séparez pas, Germain et Rigolette ;
Que votre ombre sur nous bien long-temps se reflète.
Eugène ! oh ! laisse-nous ces tableaux ravissants.
Après les jours d’effroi, de péril, de souffrance,
Dans la sérénité, le calme, l’espérance,
Que ta muse berce nos sens !

Nous te prions en vain : ton puissant magnétisme
Nous replonge au séjour du meurtre, du cynisme.
Qu’ils sont laids tes brigands de la Fosse-aux-Lions !
Voit-on se projeter des regards plus farouches,
Entend-on blasphémer de plus hideuses bouches
Aux infernales régions ?


À l’aspect dégoûtant de cette affreuse arène
Je me cache les yeux, je retiens mon haleine :
Oh ! pour m’aider à fuir viens me tendre la main !
Puis défends aux bandits dont l’audace proteste
Contre notre justice et le courroux céleste,
De refroidir ce bon Germain !

De la peine de mort indomptable adversaire,
À ce monde pressé dans ton ardente serre,
Au lieu de l’échafaud qu’oses-tu proposer !…
Ton barbare dessein, ma pitié le renie :
Que dis-je ? ce décret émané du génie,
Serait-ce à moi de le peser ?

Cependant j’y reviens. Aveugler le coupable,
L’isoler, l’entourer d’un silence implacable,
L’enchaîner à l’ennui, le clouer au remords !
Oui, je crois, si l’enfer ne brise la sentence,
Qu’il vivra consumé de plus de repentance
Qu’en présence de mille morts !

Que la muse, à l’essor effroyable ou sublime,
S’élance dans le ciel, se roule dans l’abîme,
Elle sème partout des germes précieux ;
Que de sang, de parfums, sa verve nous inonde,
On la croit un fléau déchaîné sur le monde,
Ou la messagère des cieux !


D’un pôle à l’autre pôle, Eugène, qu’on t’entende !
Tes leçons, en bonheur que le ciel te les rende !
Qu’elles soient le trésor de la postérité !
Mais à ta voix, semblable à la voix des oracles,
Il me semble déjà voir naître des miracles
Et de raison et d’équité.

Que murmure l’écho ?… du haut de la tribune,
Au mépris de ton nom, de l’estime commune,
Un prêtre de nos lois heurte ton piédestal.
Qu’importe leur suffrage ou leur acrimonie ?
Au séjour des bienfaits, aux sphères du génie.
Poursuis ton essor triomphal !

Tu le sais, ce qui sort de la ligne vulgaire
Se pose avec la foule en éternelle guerre.
Atome on t’eût souffert, colosse tu déplais.
Si la foudre s’abat, si l’autan se déchaîne,
N’est-ce pas sur les monts, à la cime du chêne,
Au faîte orgueilleux des palais ?

Puisses-tu soulever leur épaisse paupière,
Épancher ton soleil sur leur âme de pierre,
Y planter les jalons de ton vaste dessein !
Puisses-tu des méchants exterminer la race,
Déjouer leurs projets, nous servir de cuirasse
Contre les traits de l’assassin !


Et puissent tes labeurs, plus sages que nos codes,
Que leurs subtilités et leurs vaines méthodes,
Devenir le flambeau de l’arbitre des lois !
Porte-les aux cités, aux champs, dans la bourgade,
Comme on vit Alexandre emporter l’Iliade
Aux régions de ses exploits !

Cependant, oh ! pardonne à ma libre pensée :
Par combien de tes sons notre oreille est blessée !
Que de fange mêlée à tes rayons de miel !
De combien de noirceurs ton caprice s’amuse !
Que de taches de sang sur le front de ta muse !
Que de nuages sur ton ciel !

Et combien avec toi notre goût se déprave !
Quel funeste cachet dans notre âme se grave !
Et comme tu réduis le poète aux abois !
Au choc de la tempête, au fracas de l’orage,
Aux lueurs du volcan qu’elle est froide, l’image
Des ruisseaux, des prés et des bois !

Depuis que devant nous posent tes noirs modèles,
Nos bons anges aussi nous trouvent infidèles ;
Leur voix ne touche plus nos entrailles de fer :
Et, si leur tendre plainte au pardon nous convie,
Nos rebelles clameurs répondent : Notre vie
Est aux puissances de l’enfer !


À toi, peintre du mal, artisan de prodiges,
Le droit de nous plier au joug de tes prestiges,
De fasciner les yeux, d’égarer la raison,
D’imposer tes instincts pour seules jouissances,
De nous accoutumer à tes larges licences,
Comme Mithridate au poison !

Et, chose inexplicable ! aussitôt qu’on te blâme,
Que de rougeur au front ! que de regrets dans l’âme !
Soudain on se rétracte, on s’accuse d’erreurs,
On se croit un athée, on se croit un Vandale
De fouler sous ses pieds cette fleur de morale
Qui croît au sein de tes horreurs !

Où te couronnas-tu de ce pouvoir immense
Qui fait, en confondant la raison, la démence,
Que nous t’abhorrons tant et que tant nous t’aimons ?
Qui répandit sur toi ces contrastes étranges ?
Qui sema dans ton cœur la science des anges
Et la science des démons ?

Dis-nous à qui tu dois ces formes, ces langages
Si riches de couleurs, parés de tant d’images ?
Serait-ce au vieux Protée ? à l’ombre de César ?[1]

D’où monte la vapeur qui, chez les grands du monde,
Sur le coteau fleuri, dans le cloaque immonde
Fait descendre ou planer ton char ?

De doutes, de terreurs près de toi quelle source !
Où vas-tu donc ? Verrai-je au terme de ta course
Le soleil des vivants ou la nuit du trépas ?
Ce que je sens en moi je ne puis le traduire :
À quitter ton drapeau l’effroi va me réduire,
Si tu n’aides mon faible pas !


VIII.


Tu languis trop long-temps aux scènes de la Force ;
Avec les détenus signons notre divorce :
Oui, l’âme à leur contact se flétrit sans retour.
Viens de la liberté rejoindre la patrie :
Rends-moi Rodolphe et Murph ; surtout Fleur-de-Marie,
Objet constant de mon amour !

Ne te souvient-il plus comme tu l’as laissée ?
Sous le doigt du trépas cruellement pressée,
Le visage tout bleu, les membres tout perclus,
Aux mains de ce docteur, que mon âme déteste,
Qui voudrait dans la mort d’une fille céleste
Exploiter un sujet de plus !

Quoi ! s’enfuir lorsque Franck va devenir honnête,
Avant que la pitié n’achève sa conquête,
Quand plane sur Germain leur funeste projet !
Je reste ; le devoir me retient dans la pègre,
Et, pour entendre aussi conter Pique-Vinaigre,
Je mets deux sous au bassinet.


Tu m’as, le croira-t-on ? à demi convertie.
Non, je ne reviens pas de cette sympathie
Que ces cœurs de brigands témoignent au malheur.
Est-il vrai que l’on peut refondre leur nature ?
Ma thèse, soutenue avec tant de droiture,
Ne serait-elle qu’une erreur ?…

Je n’ose conserver cette douce croyance.
Le cri de la raison et de l’expérience
Me dit : L’instinct du mal, on l’apporte en naissant.
Non, non, l’adversité ne gâte jamais l’homme.
Néron avait-il faim, quand il allait dans Rome
Se gorger de boue et de sang ?

Pendant ces longs récits quelle crainte m’agite !
Gardien, ne songe plus au repas qui t’invite ;
Et toi, Pique-Vinaigre, oh ! parle, conte encor !
Silence dans la pègre !… Est-ce un signal d’alarmes ?…
Qui, pour sauver Germain, me prêtera des armes ?…
À son secours, Moucheron d’or !

Salut, ô Chourineur ! entre tes bras d’athlète,
Étreins le Gros-Boiteux, étouffe le Squelette !
Gloire à toi qui nous rends Germain assassiné !
Mais quel aveu fatal paralyse ma joie ?…
Quand Rodolphe t’avait mis dans la bonne voie,
As-tu de nouveau chouriné ?


Du cœur et de l’honneur ! armé de cet adage,
Est-ce qu’un repentant redoute le naufrage ?
J’admire, ô Chourineur, ton élan surhumain.
Maintenant, c’en est fait : ton passé, je l’oublie ;
Aux transports de Germain tout mon être s’allie,
Viens donc aussi… presser ma main !

Eugène, à cet instant mon ivresse est complète ;
Puisque tu vas unir Germain et Rigolette :
Pour ces tendres amants quel était mon souci !
Dieu te bénit d’avoir protégé l’innocence,
Et mon luth et mon cœur, pleins de reconnaissance,
Te modulent un long merci !

Désormais plus d’effroi, qu’importe où tu m’entraînes !
De tes brûlants coursiers laisse flotter les rênes ;
On ne peut s’égarer sur ton généreux pas.
Si dans l’éternité tu me faisais descendre,
Ainsi que le phénix, qui renaît de sa cendre,
Par toi je vaincrais le trépas !

XI.


À MONSIEUR EUGÈNE SUE


atteint d’une indisposition[2]




Toi, que l’on croit sorti d’une race divine,
À qui toutes les voix décernent des autels,
Eh quoi ! ton large front et pâlit et s’incline
Comme le front obscur des plus faibles mortels !

En te voyant muet et perclus dans ton aire,
On dirait qu’en orgueil se change mon effroi…
Dois-je plaindre les maux qui te font notre frère ?
Au lieu de te prier, dois-je prier pour toi ?

Pourtant je m’agenouille aux pieds de la madone,
Notre mère aussi bien que celle des élus,

Pour qu’elle te protège et que son fils te donne
Un long tissu de jours qui ne s’altèrent plus.

Et je charge Zéphir de caresser ta tête,
L’oiseau de te chanter les refrains de l’espoir,
La gloire de t’ouvrir cette brillante fête,
Où, couvert de lauriers, tu reviennes t’asseoir.

Puis je cours te verser mon onde la plus pure,
Te porter le plus doux de mes rayons de miel,
Te faire un lit de fleurs, t’ombrager de verdure,
Te voter ici-bas mille faveurs du ciel !

À quelle anxiété ta souffrance nous livre,
Et comme ton repos paralyse nos sens !
Maintenant, tu le sais, nous ne pouvons plus vivre
Qu’effrayés ou ravis par tes mâles accents.

Avec le monde entier, Eugène, je t’implore :
Brise de la douleur le joug audacieux ;
Ressaisis ton empire, et viens, oh ! viens encore
Nous plonger dans l’enfer, nous lancer dans les cieux


X.


Mais ce n’est pas assez de sonder les abîmes
Des plus basses erreurs, des plus horribles crimes,
De la grande cité redresse tous les torts :
Qu’on t’enivre d’encens, contre toi qu’on sévisse ;
Pour greffer la vertu sur la tige du vice,
Tout est digne de tes efforts.

Ta tâche envers le siècle est loin d’être remplie,
Eugène ; il est chez nous encore de la lie,
Des larmes à sécher, des douleurs à guérir,
Des cœurs à retremper, des esprits à convaincre,
Des erreurs à fronder, des sophismes à vaincre
Et des palmes à conquérir !

Qu’on soit humble, superbe, entouré de puissance,
Revêtu de candeur ou masqué d’innocence,
De tous les cœurs tarés pénètre le secret :
Relance tes filets sur les uns, sur les autres,
Avec autant de fruit qu’autrefois les apôtres
Sur le lac de Genesareth.


Du fourbe, de l’ingrat découvre-nous l’histoire ;
Crie opprobre au renom usurpateur de gloire,
Que l’intrigue ou que l’or a souvent couronné ;
Au mérite caché décerne son salaire ;
Barre l’essor hardi du torrent populaire,
Qu’un Lamennais a déchaîné !

Depuis l’humble commis, jusqu’au puissant ministre,
Montre comme aujourd’hui la faveur s’administre,
Si la philanthropie engendre le bonheur,
Si le plus orgueilleux est toujours le plus digne,
Si le plus intrépide est celui qu’on désigne
Dans les archives de l’honneur !

Du temple de nos lois, battu par ta mitraille,
Sans jamais te lasser, fais ton champ de bataille ;
Bannis-en les clameurs, le personnel amour,
L’ardente faction, la molle indifférence ;
Et puisse l’intérêt de notre belle France
Rester seul à l’ordre du jour !

Abaisse ton regard au fond de la province
D’où fuit cette candeur que notre siècle évince,
Où mille erreurs aussi lèvent leurs fronts altiers !
Proscris ces faux dévots, ces meneurs, cette envie,
Insectes venimeux, ligués contre la vie
Qui s’écarte de leurs sentiers !


Vois si la liberté n’est pas un mot factice,
La conscience un rêve, et si de la justice
La balance obéit au poids de l’équité :
Vois comme un nom déchu déguise ses naufrages,
Comme le candidat achète les suffrages
Qui le consacrent député !

Vois-tu ces magistrats créés pour notre exemple,
Ces ministres que l’œil comme un phare contemple,
S’unir aux passions des plus faibles mortels ?
Attaque ces abus qui par foule surgissent,
Ces nuances de rang, ces trafics qui se glissent
Jusqu’aux marches de nos autels !

Frappe ce parvenu qui d’or se creuse un fleuve
Des pleurs de l’orphelin, du denier de la veuve,
Qui met du vieil honneur les lambeaux à l’encan !
Flétris cet égoïsme où le monde s’enlace,
Dont l’aride contact transformerait en glace
Les flancs embrasés du volcan !

Honnis ces graves riens, ces préjugés sans nombre,
Ces traits qu’un bras ami nous décoche dans l’ombre,
Ces langues qui du glaive imitent le tranchant !
Deviens le bouclier des cœurs droits qui gémissent,
Des faibles opprimés, des justes qui périssent,
Noyés dans le fiel du méchant !


Répète-nous que l’or dont s’achète l’ivresse,
Nous vaut moins que l’obole offerte à la détresse.
Dis-nous que la bonté surpasse le savoir,
Que le bonheur n’est pas dans ces gloires qui trompent,
Dans cet amour qui ment, dans ces nœuds qui se rompent
Mais dans les bornes du devoir.

Dans ce monde où les bons sont presque des miracles,
Où les œuvres du bien rencontrent tant d’obstacles,
Forge-nous le pouvoir de rester vertueux.
Dussions-nous expirer sous l’arrêt qui nous frappe,
Fais que la vérité de nos lèvres s’échappe
Comme un torrent impétueux !

Mais parmi tant d’écueils, mais parmi tant de pièges,
Que deviendra le bon si tu ne le protèges ?
Toi qui reçus nos vœux, que chanta notre luth,
Contre nos ennemis sois-nous donc un refuge ;
Comme au juste Noé sur les flots du déluge,
Sois-nous une arche de salut.


XI.


Pourquoi nous ramener chez ton affreux notaire ?
Ne valait-il pas mieux en balayer la terre ?
C’est pitié, c’est péril de le revoir encor.
Suivi du scélérat, quel effroi tu m’imprimes !
À nos yeux consternés ses vices et ses crimes
Vont-ils prendre un nouvel essor ?

Quand la crédulité déjà le canonise,
Va-t-il dans les tourments replonger ta Louise ?
Va-t-il ensevelir ses meurtres dans l’oubli ?
Au mépris de nos lois et du ciel qu’il affronte,
Va-t-il nous abreuver de dégoût et de honte
En présence de Cecily ?

Polidori va-t-il déchirer l’enveloppe
Qui cache l’homme saint, le pieux philanthrope ?
Ou quelle autre pensée a germé dans ton sein ?
Que ce couple, disais-je, et se brise et s’immole,
Ainsi que ta Chouette et ton Maître d’école !
Non, plus sublime est ton dessein !


Ferrand a péché, qu’il trouve une torture :
Étouffe devant lui le cri de la nature ;
Laisse-le se crisper et se tordre et souffrir ;
Chasse les vents sereins de sa tête brûlante :
Des maux les plus aigus, de la mort la plus lente,
Le monstre, puisse-t-il mourir !

Trêve de longs discours ; l’heure nous est trop chère.
Cours sauver de Fermont qui périt de misère,
Ton Morel possédé d’un funeste transport,
Louise qui s’éteint loin de toute espérance !
Oh ! vite élance-toi ; pour calmer leur souffrance,
Sois plus diligent que la mort !

Qu’aperçois-je ? Sarah !… Qui l’arrache à la tombe…
Près de son corps sanglant toute haine succombe :
Maître de ses destins, dépose ton courroux.
Fonds au jet de ta voix l’airain qui la cuirasse ;
En un foyer d’amour change son cœur de glace ;
Rends-lui sa fille et son époux !

Elle est femme : son cœur à cet aspect si tendre
Va, je le sens en moi, s’agiter, se détendre.
Une femme, vois-tu, ne l’est jamais en vain :
Si l’homme quelquefois dénature son âme,
Eugène, souviens-t’en, c’est toujours une femme
Et quelque chose de divin !


Sarah ! ce n’est pas toi ! Sarah, honteux emblème
D’égoïsme, d’orgueil, reçois notre anathème !
Tu n’es plus notre sœur, ô femme de granit !
Nous détournons les yeux de ta froide présence ;
Nous te laissons mourir sans prendre ta défense
Contre l’époux qui te maudit !

Quel noir pressentiment en moi se réalise !
Pauvre père ! mon cœur avec le tien se brise.
Oh ! d’un reste d’espoir laisse-nous te bercer !
Pour toi brillent encor des images sereines.
Vains efforts ! ta douleur est au rang de ces peines
Que le temps ne peut émousser !

Quoi ! Rodolphe, chez qui tant de grandeur réside,
Il était criminel, il était parricide !
Pourquoi nous enlever un prisme ravissant ?
Pourquoi nous obscurcir cette divine étoile
Qui rassurait nos yeux, qui sauvait notre voile
Sur des flots de boue et de sang !

Rodolphe, sur ton front qui verserait le blâme ?…
Va, pour t’aimer encor, notre cœur te réclame :
Relève fièrement tes regards abattus ;
Et viens sur nos esprits ressaisir ton royaume.
Un jour d’égarement pèse-t-il un atome
Dans la balance des vertus ?


HUITIÈME PARTIE.




XII.


Quelle nuit chez Ferrand ! oh ! comme la rafale
Furieuse, implacable autour de moi s’exhale !
Comme je vois aussi des fantômes surgir !
J’ai peur ! là, sur mon sein, quel poids affreux me gêne !
Pour avoir dans ces lieux suivi les pas d’Eugène,
Mon Dieu ! voudrais-tu me punir ?

Me punir, ô mon Dieu ! quand mon âme fidèle
N’a pas voulu choisir le méchant pour modèle !
Parfois si le poète égare mon essor,
Tu sais comme sa main me sauve de l’abîme
Pour reporter soudain mes pas sur une cime
Aussi pure que le Thabor !


De ses tableaux charmants oublions les délices,
Pour franchir avec lui la porte des hospices,
Et voir combien nos maux revêtent de couleurs :
Lions notre pensée à ces vastes misères,
Et cachons, s’il se peut, les peines de nos frères
Sous nos bienfaits et sous nos pleurs.

Eugène, en ce moment qu’on t’épargne l’envie,
Ce venin que l’on jette à l’éclat de ta vie,
Ce pudique courroux trop souvent mérité !
C’est ici que tu plais, c’est ici que l’on t’aime ;
Eugène, c’est ici que ton noble système
Par tous les cœurs est adopté,

Approchons… dans ces lieux que de visages blêmes !
Quel oubli dévorant, quels funestes emblèmes !
Quels sanglots étouffés, quel silence profond !
Rien ne vient rassurer ces prunelles errantes,
Nul baiser ne se colle à ces lèvres mourantes,
À leur adieu rien ne répond !

Un prêtre, des flambeaux traversent le portique :
On parle, on vient, on fuit… pour qui ce viatique ?
D’où part ce long soupir ?… pourquoi ce drap jeté ?…
Ne pourrai-je revoir cette brillante actrice,
Dont le rôle achevé dans la terrestre lice,
Commence dans l’éternité !


On s’éloigne ! restons au chevet de la morte.
D’Esculape déjà l’impassible cohorte
Nous réclame un sujet ! Dieu ! qu’ils sont laids à voir,
Ces adeptes pareils aux chiens à la curée,
Qui veulent que des morts la dépouille sacrée
Soit l’élément de leur savoir !

Grâce de ce docteur dont tu nous représentes
La prunelle d’airain, les formes imposantes,
Le flegme glacial, le langage hautain.
Mais, non, dévoile-nous les secrets de cet homme
Qu’on appelle savant, et qu’avec toi je nomme
Le bourreau de notre destin !

Ramène notre siècle aux saines habitudes :
Dis-nous, dis-nous encor que ces graves études
Produisent beaucoup moins de clartés que d’erreurs,
Que la mort est souvent fruit d’une expérience ;
Que ces doctes mortels, princes de la science,
Ne sont que de grands imposteurs !

Ils ont beau nous livrer batailles sur batailles,
Explorer nos cerveaux, fouiller dans nos entrailles,
Nous farcir de poison, ou de glace ou de feu,
Nous dessécher de faim, nous tailler, nous pourfendre,
Épuiser notre sang : ils ne pourront surprendre
Un mot des mystères de Dieu.


Donne-leur pour savoir l’instinct de la nature,
Pour amour, pour orgueil, la pitié, la droiture.
Au lieu de s’étayer d’arrêts mal affermis,
De leurs termes obscurs, loin de faire parade,
Qu’ils se montrent enfin du pauvre, du malade,
Et les soutiens et les amis.

Parfois il en surgit, de ces hommes modestes
Qui semblent ici-bas des messagers célestes,
Qui jamais n’ont compté ni leurs soins, ni leurs pas :
Ceux-là, de mille vœux mon cœur les environne ;
Et ma main sur leurs fronts dépose une couronne
De fleurs qui ne se fanent pas !

Retournons contempler ces misérables couches ;
Recueillons les soupirs de ces livides bouches :
Mais dans cet air infect comment s’acclimater ?
Comment, dans sa mémoire, imprimer tant de plaintes ?
Comment voir au milieu de tant de choses saintes
La chair humaine s’exploiter ?

Docteur, moins d’égoïsme et plus de retenue.
La pitié souffre trop, la pudeur est trop nue !
Le malade n’a point de sexe, dites-vous ?
Docteur, vous blasphémez ; bonté à votre doctrine,
Tout ce qui sent un cœur battre dans sa poitrine
Vous briserait de son courroux !


Cette fille assoupie, oh ! d’où vient qu’on l’éveille ?
D’où vient que sur son flanc ils posent leur oreille ?…
Laissez la jonglerie à des gens sans aveu.
Tourmenteurs des humains, à mon tour je vous crie :
Redoutez d’exercer votre affreuse industrie
Sur des créatures de Dieu !

Que de plaintes encore en ce lieu de souffrances !
Que d’abus, que de maux dépouillés d’espérance !
Quittez, législateurs, le temple de l’orgueil ;
Placez les indigents sous vos tendres auspices,
Et qu’ils ne viennent plus faire dans les hospices
L’apprentissage du cercueil !

Et l’on peut se gorger de gloire, d’allégresse,
Lorsque tant de fléaux accablent la détresse !
L’écho de ces douleurs, l’abandon de ces morts,
Riche, de ton palais devraient brunir le faite ;
Ils devraient marier aux concerts de ta fête
Le cri foudroyant du remords !

Eugène, n’as-tu pas une part de louanges
À vouer à ces sœurs semblables à des anges ?
Oh ! moi, je m’agenouille à leur aspect touchant ;
Moi, je veux dépouiller ma frivole parure,
Déserter les plaisirs et me ceindre de bure
Pour suivre leur divin penchant.


À ces mornes objets de tristesses, d’alarmes,
Ne laisserai-je, hélas ! que de stériles larmes ?
Pauvre Jeanne Duport, ne puis-je te sauver ?
Que de traits déchirants s’enfoncent dans mon âme
À ces récits cruels que jamais une femme
N’aurait la force d’achever !…

Pauvre Jeanne Duport ! relève ton courage ;
Un bienfaisant génie a conjuré l’orage
Qui sur ton lendemain jette un nuage épais.
La Lorraine, bannis tes craintes d’outre-tombe ;
À l’aspect de Clémence, Esculape succombe ;
Va dormir au champ de la paix !

De Fermont, jeune fille, éclose dans la joie,
Après Jacques Ferrand, Griffon te fait sa proie !
Et ta mère n’est point accourue à tes cris !…
Si ta mère a rejoint la demeure éternelle,
Un ange d’ici-bas te couvre de son aile ;
De Fermont, reprends tes esprits !

Clémence, dans tes bras emporte-les, ces femmes ;
Rends la force à leurs corps, l’énergie à leurs âmes,
Et vois comme d’ivresse un bienfait est mêlé !
Poursuis, sans te lasser, ta pieuse industrie,
Et, riche de bonheur, guide Fleur-de-Marie
Auprès d’un père désolé !


XIII.


Clémence, que les maux d’une fille et d’un père
Se changent par tes soins en avenir prospère ;
Mais prends garde à l’excès de la félicité.
Souvent un jus exquis fait éclater le vase ;
Un éclair de bonheur quelquefois nous écrase
Plus qu’une longue adversité !

Rodolphe et toi, Clémence, avec combien de charmes
J’entends parler vos cœurs, je vois couler vos larmes !
Ici votre langage est un écho des cieux :
Mais, lorsqu’avec respect mon regard vous contemple
Et que le monde entier vous choisit pour exemple,
Vous perdez un temps précieux.

Marie, à votre seuil, attend seule, inquiète :
Si près d’elle l’enfer ramenait la Chouette !
Mon cœur à ce penser se soulève d’effroi,
Et, lui tendant les bras, plus que vous je m’écrie :
Bon Murph… va… va donc vite au-devant de Marie ;
Fidèle Murph, élance-toi !


Marie, en ce palais avance donc sans crainte ;
Là, d’une heure sans nom soutiens la douce empreinte :
D’étonnement, de joie, oh ! ne va point mourir !
Puissent, trop chère enfant, puissent les destinées
Voiler par un amas de brillantes années
Les maux qu’elles t’ont fait souffrir !

Oserons-nous encor dire Fleur-de-Marie,
Te nommer de nos jours la compagne chérie,
Au jour où le destin vous place au rang des rois ?
Mais peux-tu ressembler aux riches de la veille
Qui détournent les yeux et qui ferment l’oreille
Aux simples amis d’autrefois ?

Rodolphe, calme-toi : ta fille t’est rendue.
Pauvre père ! ta fille, aux scélérats vendue,
Erra dans les égouts de la grande cité !
Ta fille, dans la fleur de sa frêle jeunesse,
Des bandits teints de sang, de l’horrible Borgnesse
Épuisa la brutalité !

Et tu ne sentais pas qu’une part de ta vie
Sous les maux les plus durs gémissait asservie !
Et son ombre le jour ne suivait pas ton char !
Et quand la nuit fermait ta paupière lassée
Son image flétrie à ta noble pensée
Ne rivait point un cauchemar !


Des mains d’un Chourineur lorsque ta main l’arrache,
Quoi ! ce vague contact dont l’instinct nous attache,
N’exerce pas sur toi le charme de l’aimant !
Quoi ! ta fille n’est point l’attrait qui te domine !
Dans ton œil scrutateur, dans ta fière poitrine,
Quoi ! pas un seul pressentiment !

Quand tu peux l’entraîner de cette rue aux Fèves
Au pré de Bouqueval, peuplé de jolis rêves,
Quoi ! son bon ange au tien ne la révèle pas !
Et lorsque tu lui dis : En ma promesse espère,
Quoi ! rien ne lui répond : Rodolphe, c’est ton père,
Cours te jeter entre ses bras !

Quand ce fatal amour, qu’à peine elle s’avoue,
D’un suave incarnat lui colore la joue,
Pourquoi donc au remords ne fait-il point de part ?…
Dieu, qui vois à tes pieds l’univers se soumettre,
Pourquoi, devant le mal que nous allons commettre,
N’élèves-tu pas un rempart ?

Sous un poids de regrets, de bonheur, de surprise
Il me semble, mon Dieu, que leur âme se brise.
Rodolphe, je t’en prie, étouffe ces transports :
Ton secret, il n’est pas l’heure de le répandre.
Mais, ces émotions, je renonce à les rendre,
Elles surpassent mes efforts !


Rodolphe, autour de toi quel vague bruit transpire ?
Quand la félicité va t’ouvrir son empire,
Qui donc fixe un nuage à ton front triomphant ?
Si l’amour te sourit, dans le ciel s’il te porte ;
Pourrais-tu regretter qu’elle ne fût pas morte,
Sarah, mère de ton enfant !

D’Harville, devant toi je demeure en extase :
Quoi ! d’un bonheur si pur tu renverses la base
Pour rattacher tes vœux au culte du devoir !
Quoi ! Rodolphe, animé par ton sublime exemple,
Au devoir à son tour veut élever un temple
Sur les ruines de l’espoir !

Ici l’âme s’oppresse, ici la voix soupire :
Ah ! livrez-vous, sans crainte, au plus tendre délire ;
Assez de jours mauvais assiègent nos destins.
Puis, par un prompt retour, fils de l’expérience,
On sent au fond du cœur que de la conscience
Naissent les dons les plus certains.

Un char impétueux s’envole dans l’espace.
Chez l’altière Sarah quelle scène se passe !
Pour elle mon pinceau manquerait de couleurs…
Ces larmes, ces remords et d’épouse et de mère,
Ces mots inachevés, cette agonie amère,
Nous abîment dans les douleurs !


Je te l’assurais bien que jamais une femme
Au cri du sentiment ne fermerait son âme,
Et ne pourrait briser le charme de son nom.
Le cœur chez la plus froide exerce ses prestiges,
Comme on vit le soleil inspirer des prodiges
Au bronze antique de Memnon !

Rodolphe, empresse-toi : l’aube éternelle brille !
Accorde à sa prière et sa fille et ta fille,
Et de tendres baisers, vite, viens la couvrir !
Elle cherche ta main, prends sa main dans la tienne ;
Rodolphe, son pardon, de toi qu’elle l’obtienne ;
Oh ! viens l’empêcher de mourir !

Le maître souverain prononce la sentence !…
Vous dont l’ambition dessèche l’existence,
Venez puiser ici de grands enseignements :
Voyez comme le mal dégénère en supplice,
Comme un remords déchire, et comme sur le vice
Planent d’augustes châtiments !

Rodolphe, respectons sa parole dernière :
Que les honneurs royaux accompagnent sa bière ;
Puis à celle qui t’aime unis ton avenir.
Mais, tandis que sur toi la félicité brille,
À Sarah repentante et mère de ta fille
Conserve un triste souvenir !


XIV.


Eugène, quel succès environne ton livre !
Avec quelle fureur à son charme on se livre !
Qu’il est beau de se voir porté sur le pavois !
Oui, tressaille d’orgueil : pas un coin de ce monde
Où le cœur ne palpite, où Pécho ne réponde
Aux mâles accents de ta voix.

À ta voix, des cités s’ébranlent les murailles :
Ce monde est secoué jusque dans ses entrailles,
Comme à l’heure où la terre est en convulsions.
Jamais, dès qu’on l’effleure, on ne fuit ton empire ;
Il faut que l’on existe, il faut que l’on expire
Brisé par tes commotions !

Pitié pour mes efforts ! pitié pour ma faiblesse !
Fais trêve à tes horreurs, fais trêve à mon ivresse,
Et dis-nous si, par toi, l’on deviendra meilleur.
As-tu pour nous peser le levier d’Archimède ?
De nos maux ta magie est-elle le remède ?
Ton délire, est-ce le bonheur ?


Est-ce par ton flambeau qui brûle, qui dévore,
Que des nobles instincts le germe doit éclore ?
Nous applaudirons-nous de ton règne absolu ?
D’un triomphe effréné si ton âme est jalouse,
Irais-tu donc choisir pour sœur ou pour épouse
La jeune fille qui t’a lu ?

Moi-même je l’avoue, au plus fort de l’ivresse,
La honte teint mon front et le regret m’oppresse,
Et je veux renier ta gloire et mon serment :
Puis Satan, ou le ciel, hélas ! me jette encore,
Sur ton pas qu’on maudit, que de fleurs on décore,
Qui nous retient comme l’aimant.

Depuis que je me suis attachée à ta course,
Pour moi combien d’ennuis ! de haines quelle source !
Tous les miens ont rompu les nœuds les plus sacrés.
On ne veut plus me voir, m’aimer ni me connaître ;
On m’abhorre, on me fuit comme l’on fuit un être
Qui hante les pestiférés !

À mes épanchements, si quelquefois je cède,
Ne crois pas que l’envie ou que l’orgueil m’obsède,
Ni que j’ose d’en bas monter à ta hauteur,
Que je veuille insulter à ta palme suprême,
Comme à Rome l’esclave escortait d’anathème
La gloire du triomphateur.


L’instinct qui me domine est cet élan sincère
Que l’âge du progrès de plus en plus resserre,
Que l’on taxe aujourd’hui de ridicule accent.
Pour lui tu me verrais risquer de te déplaire,
De l’univers entier affronter la colère ;
Pour lui, je vendrais tout mon sang !

Mais, si parfois le blâme entoure ma louange,
Je suis comme Jacob, je lutte contre un ange,
Et, bravant de mon cœur le flux et le reflux,
Je m’attache à tes pas, mystérieuse échelle,
Dont le pied tient au monde et dont le front m’appelle,
Au sanctuaire des élus !


XV.


Recueillons nos esprits : voici le vieux Bicêtre.
D’autres adversités vont-elles m’apparaître ?
Ici des condamnés attendent le trépas !
Là fléchit la vieillesse et rugit la démence.
Eugène, de nos maux que la liste est immense !
De grâce, ne l’achevons pas !

Nous qui dans notre sein sentons bondir une âme ;
Lorsque sous tant d’aspects le malheur nous réclame,
Irions-nous, couronnés et de joie et de fleurs,
Envahir ces palais où les plaisirs s’unissent ?
Oh ! l’ignoble pensée ! avec ceux qui gémissent
Plutôt laissons couler nos pleurs.

Ces pauvres idiots, qu’ils me semblent à plaindre !
De quelle ombre je vois leur avenir se teindre !
Ont-ils donc pour toujours perdu le sentiment ?…
Bon docteur, à quel point ta réponse m’atterre !
Qui créa ce fléau ? de l’orgueil de la terre
Serait-ce un divin châtiment ?


Qu’ils affligent mon cœur, ces bizarres visages,
Ces sons incohérents et ces rires sauvages,
Ce repos bestial, ces transports continus !
Mais que j’aime chez eux ces signes magnétiques,
Ces progrès étonnants et ces pieux cantiques
Dont les mots leur sont inconnus !

N’est-ce point un bonheur d’avoir cette folie
Qui de l’urne des jours nous dérobe la lie ?…
Blasphème !… quand du mal l’inexorable assaut
Vient nous briser le sein, mortels, sachons nous dire :
Si des calamités notre monde est l’empire,
Un Dieu récompense là-haut !

En admiration là ma haine se change.
Au bienfaisant Herbin, oh ! mille fois louange !
Que son beau dévouement par Dieu lui soit compté,
Et ce calme où par lui de pauvres cœurs se bercent,
Et ces soins pleins d’amour, ces vertus qui s’exercent
Au seul nom de l’humanité !

Que j’aime ces zéphyrs, ces ondoyants feuillages,
Ces gazons émaillés, ce doux ciel sans nuages
Dont ta verve embellit l’asile des douleurs !
Sous ton vaste pinceau quel monde se rassemble !
Dis-moi : comment fais-tu pour marier ensemble
L’or, le sang, la fange et les fleurs ?


Que j’aime à retrouver Germain et Rigolette
Avec cette candeur qui sur eux se reflète,
Et de tendres souhaits comblant leur bienfaiteur !
Que j’aime leur gaîté, leur pudique sourire,
Et ce coffre où mes yeux se plaisent à relire :
Travail, sagesse, amour, bonheur !

À l’amour, au bonheur le destin les convie
Puisque la gratitude est l’âme de leur vie.
Eux, loin de ressembler à ce troupeau d’ingrats
Qu’un service rendu trop souvent fait éclore,
Savent qu’un nom sauveur est un nom qu’on adore,
Et qu’on bénit jusqu’au trépas !

Eugène, se peut-il que le favoritisme,
Ce fils de notre orgueil et de notre égoïsme,
Soit de Bicêtre aussi le coupable habitant,
Et que le rang s’y donne aux puissantes menées ?
Oh ! ceci, comme à toi, comme aux âmes bien nées,
Me semble un abus révoltant !

Aujourd’hui les abus sont les rois de la terre ;
À leur aspect fléchit le front le plus austère.
Eugène, ralentis leur formidable essor :
Réveille dans nos cœurs l’espérance déçue,
De la justice enfin débarrasse l’issue ;
Ramène-nous le siècle d’or !


Oui, malgré tes écarts, malgré la calomnie,
Sous ton habile effort le cœur se remanie ;
Tout s’épure et grandit sous ton pas généreux.
Autant qu’un souverain déjà l’on te renomme,
Et déjà notre bouche avec respect te nomme
Providence des malheureux !

Du débile orphelin, de la pâle détresse,
Des fils de l’abandon, de la faible vieillesse
Je demande avec toi qu’on écoute le cri.
L’honorable artisan, je veux qu’on le soulage,
Et qu’il ait, en pliant sous le fardeau de Page,
Du pain, du repos, un abri !

Je demande avec toi, pour l’indigent poète,
Un consolant sourire, une douce retraite :
Que la France pour lui montre plus de pudeur,
Qu’à cette heure d’opprobre, où, cruelle marâtre,
Elle voue à la faim Gilbert et Malfilâtre
Et la pauvre Élisa Mercœur !

C’est trop, répondra-t-on : avec toi je demande
Qu’en ces longues erreurs l’autorité s’amende,
Que ses pas vers le bien soient vraiment progressifs,
Qu’elle vienne au secours des âmes gémissantes,
Plutôt que de combler de faveurs incessantes
Tant d’intrigants et tant d’oisifs !


Au lieu de nous bâtir cent palais inutiles,
Qu’elle fonde à ta voix de généreux asiles,
Purifiés d’abus, exempts de passions.
Par toi que notre France, amante de victoires,
Par ses vastes bienfaits, autant que par ses gloires,
Soit la reine des nations !

Quel fantôme hideux dans l’ombre se projette ?
C’est Fourline encor teint du sang de la Chouette,
Et courbé sous le poids du suprême courroux.
Quand il faut qu’au bonheur ici chacun renaisse,
Dans ce monstre infernal que rien ne reconnaisse
Ni son père, ni son époux !

Dans l’appui du Seigneur, pauvre Morel, espère :
Non, jamais pour le juste il ne fut mauvais père.
Bon docteur, que le ciel te conduise à ton but !
Le cœur me manque aussi dans ce moment de crise.
Morel !… il est sauvé ! Le nom de sa Louise
Est son étoile de salut !

Vous qui l’avez pleuré, l’honnête lapidaire,
Que chez vous aujourd’hui le regret se modère ;
Venez de sa raison célébrer le retour !
Que pour vous l’avenir jamais ne se ternisse :
Vous tous, ô tendres cœurs ! que le ciel vous unisse
Par un nœud de fleurs et d’amour !


XVI.


Veuve du condamné, méchante Calebasse,
À votre aspect maudit ma voix demande grâce.
Pour ceux de vos penchants, pour ceux de votre nom
La route du remords ne peut être frayée ;
Eugène, je t’en prie, à ma vue effrayée
Ferme vite leur cabanon.

Mais, je vois se rouvrir l’antre des condamnées,
Je vois leurs yeux d’airain, leurs faces basanées ;
J’écoute avec dégoût leur noir ressentiment,
Leurs défis prolongés, leur poignante assurance,
Leurs sarcasmes amers, leur horrible espérance,
Leur effroyable affaissement.

C’est regarder leur cœur trop long-temps se répandre
Dans ces expressions impossibles à rendre.
Généreux vétéran et toi, bon Martial,
Qui pour elles tentez une si digne épreuve,
Fuyez, fuyez surtout l’abominable veuve,
Son contact vous serait fatal.


Eugène, ton pouvoir, ici je le déplore :
Et ma bouche, que rien n’eut jamais droit de clore,
Ose te demander : Eh quoi ! ne crains-tu pas
Que cette froide audace et ce courage immense
Ne fassent chez le peuple éclore la semence
Des plus monstrueux attentats ?

Quelle étrange pitié me prend pour Calebasse !
Il est trop tard !… Jamais, pour la divine grâce.
Son crime, c’est sa mère, hélas ! qui le voulut.
Du ministre de paix que l’onction la touche ;
Qu’à ses yeux, sans regard, qu’à sa mourante bouche
S’offre le signe du salut !

Le long des corridors des lueurs se projettent :
J’entends des voix, des pas que les échos répètent ;
Des glaives menaçants surgissent du fourreau.
Sur les pieds, sur les mains se déroule une entrave ;
Puis apparaît un homme à la démarche grave…
Et cet homme était le bourreau.

Puis-je considérer la toilette sinistre,
Le refus du pardon, le renvoi du ministre,
Cet œil fixe qui tel qu’un vampire nous mord !
Puis-je ouïr des ciseaux le grincement sonore ?…
Il semble en ce moment que l’âme s’évapore,
N’est-ce pas, coiffeur de la mort ?


Tout s’achève… À la porte un char léger s’arrête ;
Il revient de porter des heureux à la fête,
Pour traîner aujourd’hui deux femmes au trépas !
De ce monde, Seigneur, que les scènes sont vastes !
Quelle étrange ironie et quels frappants contrastes
Nous rencontrons à chaque pas !

Quelle sombre rumeur éclate dans la rue !
Vers l’échafaud dressé quelle foule se rue !
Chez ce peuple, mon Dieu ! quel féroce penchant !
Il ne vient pas ici pour épurer son âme,
Ni pour puiser l’horreur d’une pensée infâme,
Mais pour devenir plus méchant !

De la peine de mort ardent antagoniste,
Faut-il en ses erreurs que ton âme persiste,
Malgré notre raison, nos lois et notre vœu !
Créatures de Dieu, redit ton noble style !…
Mais le tigre affamé, mais le sanglant reptile
Sont des créatures de Dieu.

Quel serait notre sort si nos lois laissaient vivre
Le dangereux mortel qui de meurtres s’enivre ?
Va, ton aveuglement nous cause trop d’effroi :
Qu’on adopte plutôt l’exemple de l’Espagne,
Qu’un appareil utile et lugubre accompagne
L’holocauste offert à la loi !


Reprenons un sujet que nulle voix n’ébauche,
De ces vils cabarets, asiles de débauche,
Et dont le carnaval redouble les horreurs,
Oserons-nous fixer l’impudent athéisme,
Les crapuleux plaisirs, le révoltant cynisme
Et les sataniques fureurs ?

Oh ! non ; l’air de ces lieux, si pure que soit l’âme,
Y pourrait imprimer un souvenir infâme.
Chez les pestiférés passerait-on en vain ?
L’antre déborde… où vont ces masses corrompues
De bandits forcenés et de femmes repues
De rage, de boue et de vin ?

Où vont-ils ? À ces jeux que le bourreau prépare !
Mais que vois-je au milieu de ce groupe bizarre,
Qui du faible passant se pose l’agresseur ?
Barbillon, Tortillard, le terrible Squelette,
Nicolas qui bondit pour voir tomber la tête
Et d’une mère et d’une sœur !

Répétons-le : malgré ta vigoureuse touche,
Malgré ces traits de feu jaillissants de ta bouche,
De Callot, de Rambrandt il te faudrait la main
Pour nous représenter ces hurlements sauvages,
Cette audace sans frein, ces atroces visages
Qui ne montrent plus rien d’humain.


Même sous ton appui, devant cette crapule,
De honte, de frayeur mon pied hardi recule ;
Ouvre-moi quelque issue à travers ces clameurs.
Comment notre Paris, ce monarque du monde,
Roule-t-il cette écume épouvantable, immonde
Dans l’océan de ses splendeurs ?

Quoi ! Thémis s’assoupit quand la horde du crime
Aux fêtes du trépas effrontément s’escrime !
Elle n’aperçoit pas, dans ce sale appareil,
Ce monstre possédé d’une intrépide envie
Qui la nargue, qui hurle : Ou la bourse ou la vie !…
En face de notre soleil !

Et vous, que Dieu posa pour nous servir d’égide,
Magistrats, vous riez sous un dôme splendide
Tandis que de brigands nous sommes le jouet !
Magistrats, au devoir !… Mais, qui fend la bagarre ?
Courrier de Gerolstein, au lieu de crier : Gare !
Hache leurs fronts de ton fouet !

Dans ce dévergondage et dans cette furie
Pourquoi donc entraîner et Rodolphe et Marie ?
D’un bouclier d’amour je veux les entourer,
Et ma faiblesse, hélas ! augmente mon supplice.
Ils sont perdus, mon Dieu, si ta sainte milice
Ne s’arme pour les délivrer !


Chourineur, c’est à toi qu’ils devront l’existence.
J’attendais cet élan de ta noble constance.
Verrais-tu donc ici ton rêve s’accomplir ?…
Que ne puis-je émousser le poignard du Squelette !
Mais au monde il n’est rien que ton âme regrette ;
Pour Rodolphe, tu vas mourir !

Ce pauvre Chourineur que Rodolphe abandonne,
Qu’il me fait peine à voir ! Qu’importe qu’on lui donne
Des terres, du métal, du cœur et de l’honneur ?
S’immoler sans partage au profit de son maître,
À ses moindres désirs comme un chien se soumettre ;
Pour lui, jamais d’autre bonheur !

Rodolphe ! son regard veut te revoir encore,
Son bras cherche le tien ; il soupire, il t’implore…
Monseigneur, faites-lui l’honneur de votre main !
Rodolphe, quel moment ! ton Chourineur succombe !
Tente, pour l’arracher aux glaces de la tombe,
Oh ! tente un effort surhumain !

À cette heure, d’où vient que, pâle, épouvantée,
Marie à ton ogresse est encore jetée ?
Je souffre, je me meurs de son saisissement ;
Je la prends dans mes bras, je voile sa paupière :
Et je veux enlever de sa noble carrière
Tout lugubre pressentiment…


Paris n’était point fait pour vous, âmes d’élite !
Que votre pur essor au loin se précipite :
De nos plus tendres vœux nous sèmerons vos pas.
Puissions-nous de vos fronts écarter les nuages,
Puissent vos noms bénis régner sur des rivages
Moins corrompus que nos climats !

En suivant votre char, ô Rodolphe, ô Marie,
J’entends à chaque instant mon âme qui vous crie :
Un cœur manque à vos cœurs, une aile à votre essor…
Au milieu des écueils, quoi ! vous laissez Clémence !
Sur la terre où pour vous tant de bonheur commence
Vous deviez porter ce trésor !

Pour nous, habitués à vivre de vos charmes,
Quel pénible départ, que d’ennuis, que de larmes !
Loin de vous plus d’espoir dans l’avare destin !
J’étouffe un mot cruel qui sur ma lèvre expire…
Non, l’éternel adieu, je ne saurais le dire,
Mais au revoir à Gerolstein !


XVII.


Sur cette heureuse plage où l’espérance brille,
Moi, je courais déjà vers Rodolphe et sa fille ;
Tant de les retrouver mon œil était certain.
Puis un couple d’amis, étoiles de la terre,
Traverse mon élan et parle avec mystère
De la perle de Gerolstein.

Marie, elle répand les bienfaits sur ses traces ;
Tout bénit ses vertus, tout adore ses grâces.
Ce culte universel, j’avais su le prévoir :
Mais ce n’est point assez que le monde l’encense ;
Après tous les ennuis d’une si longue absence,
J’ai tant besoin de la revoir !

Marie, où la trouver ? dites, je vous supplie
Marie, à Gerolstein on l’appelle Amélie.
— Sous ce titre nouveau l’aimerons-nous toujours ?
— Toujours elle sera digne de nos louanges ;
Toujours on la prendrait pour une sœur des anges
Ou pour la reine des amours.


Marie, elle n’est pas de ces êtres futiles
Qui changent à tout vent de visage, de styles,
Dont la prospérité glace ou bronze les cœurs.
Si son front à la cour de splendeur se couronne,
L’entendez-vous, à ceux que la peine environne,
Dire : Mes amis et mes sœurs ?

Laissez-moi traverser ces pompeux équipages,
Ces lustres scintillants, ces phalanges de pages,
Ces immenses bassins où l’onde prend l’essor,
Ces frais buissons de fleurs, ces royales livrées,
Cet essaim de héros et de femmes parées,
Et ces lambris de pourpre et d’or !

Laissez-moi regarder ces courtisans sans nombre,
Egoïstes si fiers, qui passent comme l’ombre
Si le dieu d’aujourd’hui devient homme demain !
Laissez-moi circuler dans cette foule avide,
Redescendre en mon cœur, soupirer sur le vide
Des songes de l’esprit humain !

Ils m’ont enfin rendu la princesse Amélie,
Son œil plein de douceur et de mélancolie,
Son attrait idéal, son sourire charmant.
Voici le gros bouquet d’œillets blancs et de roses
Que sa royale main, aux gracieuses poses,
Effeuille machinalement.


D’où vient qu’elle paraît rêveuse, presque triste ?
Est-ce qu’en sa douleur toujours elle persiste ?
D’où vient cet air pensif et cette gravité ?
Objet de tous les vœux, et si jeune et si belle,
Presque reine ici-bas, de quoi rêverait-elle
Si ce n’est de félicité ?

La céleste Amélie, elle n’est pas sans doute
De ces cœurs inquiets que le calme redoute,
À qui l’ambition livre mille combats,
Que le besoin d’aimer assombrit et consume,
Qui partout, qui toujours sentent, gros d’amertume,
Qu’ils sont esseulés ici bas !

Mais, pourquoi rougit-elle ? est-ce que dans son âme
L’amour éveillerait une secrète flamme ?
Je tremble au bruit lointain d’un présage cruel…
Oserais-tu l’aimer, toi que brave on surnomme ?
Un sentiment terrestre et surtout un cœur d’homme
Ternirait cette fleur du ciel.

Et toi, dont l’œil puissant sur son avenir plane,
Eugène, garde-la de tout souffle profane ;
D’innocence et de paix que ses jours soient tressés ;
Que le portrait vivant qui frappe sa mémoire
Ne demeure à ses yeux qu’un fantôme illusoire,
Que son cousin des temps passés !


D’un rigoureux destin s’apaise la furie.
Vous voici parvenus, ô Rodolphe, ô Marie,
Au faîte du bonheur, tout vient me l’assurer.
Clémence que mon vœu se fatiguait d’attendre,
La voici près de vous. De votre cœur si tendre
Que j’avais tort de murmurer !

Anges de Gerolstein, que rien ne vous sépare ;
Jouissez des faveurs que le sort vous prépare,
Soyez chéris des cieux et du monde applaudis :
Conservez la bonté pour fidèle compagne ;
Que toujours vos États de l’heureuse Allemagne
Soient l’orgueil et le paradis !

Laissez-moi savourer cette page divine
Où l’amour de Henri, de peur qu’on le devine,
Se cache sous les traits de la pure amitié.
Henri ! que de l’amour l’amitié te console :
Ici, que par le temps, qui trop vite s’envole,
Je voudrais te voir oublié !…

Mais de brusques signaux, ainsi qu’une tempête,
De vos cœurs fraternels interrompent la fête.
Quand le devoir commande il lui faut obéir.
Le devoir et l’amour peuvent-ils se connaître ?…
Amour si plein d’attraits, que d’ennuis tu fais naître !
Aimer, hélas ! c’est donc souffrir !


Qu’ils sont doux, ces accords où la voix est muette,
Dont l’admirable Liszt se pose l’interprète !
Mon cœur comme leur cœur d’ivresse est palpitant.
À cette mélodie, ineffable symbole,
la pensée alors devient une parole
Qu’on met sur l’air que l’on entend.

Mais, toi, dont tout le cœur pour le bonheur existe,
Tu n’as point de parole à chanter d’un air triste,
Amélie !… À ces mots quel poignant souvenir !…
Vous tous qui possédez une heureuse ignorance,
Des heures du passé, de notre belle France,
Oh ! cessez de l’entretenir.

Eugène, d’où vient donc que ta touche si mâle
Nous semble tout-à-coup et si froide et si pâle !
Que sont-ils devenus, tes sauvages transports,
Et tes élans de flamme, et ton fougueux génie ?
Ici ne sent-on pas que de la Germanie
Ta muse traverse les bords ?

Vers ceux que nous aimons encore un doux sourire :
Puis à tes cris sanglants je remonte ma lyre ;
Je revole planter mon drapeau dans tes camps.
Dans la sécurité comme l’âme s’altère !
Eugène, je te suis ; retournons sur la terre
Des tempêtes et des volcans.


De ton vol moins hardi. Dieu ! que ma muse est lasse !
Oui, j’ose l’avouer, quand ta main nous enlace,
On voudrait aux enfers s’élancer sur tes pas ;
Et, toujours altéré de ta sombre magie,
Même au prix de ses jours, vaincre une léthargie
Plus horrible que le trépas !

Mais auprès d’Amélie à cette heure je reste.
Hélas ! sur elle encor plane une ombre funeste.
À l’aspect de l’aurore empreinte de fraîcheur,
Des zéphyrs caressants, de la verte colline,
Se peut-il, ô mon Dieu ! que sa tête s’incline
Sous le poids de quelque malheur ?

Parle ! de ton chagrin raconte-nous les causes ;
Amélie, ange aimé, prends ce buisson de roses,
Prends donc cette moisson de présages heureux,
Et contemple en riant ton avenir prospère.
Amélie ! oh ! pour toi, pour nous et pour ton père
Chasse ces rêves douloureux !

Tu pleures !… et la joie en tous lieux te réclame.
Au lieu de sangloter, de nous torturer l’âme,
De garder les débris de ton petit rosier,
Fuis le spectre importun qui l’obsède sans cesse :
Le passé !… mais ton père, à force de tendresse,
À dù te le faire oublier.


De ce passé cruel, dont le fardeau l’accable,
Ainsi que tu l’as dit, est-elle responsable ?
La justice d’un Dieu ferait-elle expier
Des fautes dont le cœur conserve l’innocence ?
Alors nous douterions de la toute-puissance ;
Nous voudrions la renier !…

Et quand donc, juste ciel, sera-t-elle tarie,
L’incessante douleur de ta Fleur-de-Marie ?
Elle nous désespère et nous met en courroux.
Eh ! que font ces remords, ces regards de l’ogresse,
Quand du titre de fille et du rang de princesse
Son cœur doit être si jaloux !

Pleine de confiance en ton heureuse étoile,
Aux vents de Gerolstein je dépliai ma voile ;
Et, qu’y vois-je ? partout des orages gronder !
Oui, j’ose murmurer… mais dépose ta foudre ;
Eugène, viens plutôt me sourire et m’absoudre
Par mon courage à te fronder !

J’exhale de nouveau ma voix mal contenue,
Quoi ! de Marie encor la plainte continue !
Et, dans ces mots de fer : Jamais !… jamais !… je crois
Entendre un réprouvé ; quand c’est le cri d’un ange
Que Dieu laissa tomber dans la terrestre fange,
Mais pour lui rendre tous ses droits.


Toujours, toujours pleurer, redire même chose,
Se pâmer, tressaillir, sans véritable cause,
N’est-ce pas se montrer indigne de pitié ?
Puisque Henri l’adore et que tant elle l’aime,
Que d’amour et d’hymen le double diadème
Voile un passé trop expié !

Mais la voici debout, droite, pâle, admirable
De cette majesté d’un malheur incurable !…
Quel serment !… et le jour lui prête son flambeau !
Nos chagrins, ô Marie ! irais-tu les accroître ?
Princesse idolâtrée, irais-tu dans un cloître…
Descendre vivante au tombeau ?

Non, non, tu ne pourrais, tu serais trop ingrate…
On dirait que j’entends, quand notre amour se flatte
De te faire trouver l’oubli dans le bonheur,
Les hymnes du cercueil vibrer à mon oreille,
Et que l’éternité d’un songe me réveille,
Pour m’entr’ouvrir sa profondeur ?…

Et son père et sa mère, Eugène aussi lui-même
Lui laissent revêtir cet effroyable emblème !
Moi, je brise ces vœux, ces tourelles d’airain ;
Moi, je veux lui porter des paroles de flamme
Qui raniment l’espoir, qui sur les maux de l’âme
Versent un baume souverain.


XVIII.


Six mois se sont passés. J’ai vu… plus d’espérance !…
De son propre malheur la fatale assurance,
Et la blancheur du marbre empreinte sur sa chair !
Jai vu son front divin inhumé sous la bure,
Et ses beaux cheveux blonds, douce et chaste parure,
Tomber, détachés par le fer !

Pendant qu’un peuple entier jetait un cri de grâce,
J’ai vu de vieux soldats, plus durs que leur cuirasse,
Escorter de sanglots cette fille des rois !
Et j’ai vu tous les cœurs se fondre auprès des nôtres,
Tandis qu’elle restait, pour le crime des autres,
Repentante au pied de la croix !

Puis, d’une froide nuit, traversant l’intervalle,
Je la vis se roidir, succomber sur la dalle ;
Je vis flotter son âme aux portes du trépas !
Et, malgré la raison et malgré la nature,
Je la vis s’imposer une horrible torture
Que le ciel ne demandait pas !


Je la vis renoncer à sa mère, à son père,
Repousser les élans qui lui criaient : Espère !
Les devoirs les plus saints, les plus doux sentiments,
Pour joindre à ses beaux jours une lugubre trame,
Pour trahir le destin, pour consumer son âme
D’ascétiques ravissements !

Que répondre à cela ?… ce que chacun réplique :
— Plus de rêve insensé, plus de fièvre mystique ;
De mes droits, chère enfant, votre père est jaloux.
Je veux entre mes bras vous bercer, ô ma fille !
Oui, je veux sur un trône, au sein d’une famille
Vous rendre heureuse malgré vous !

D’une fausse logique inexorable apôtre,
Tu dis que, sa conduite, elle eût été la nôtre ;
Qu’à son noble scrupule elle dut s’immoler !
Quand tu parles ainsi tout mon être s’irrite,
Et, de mon humble sort franchissant la limite,
De mes dards j’irais te cribler !

Je n’aime pas à voir une candide fille
Briser obstinément ses liens de famille,
Et dans un saint cachot à jamais se bloquer.
N’est-il pas d’autre base où le salut se fonde ?
N’est-il pas à toute heure aux régions du monde
Assez de bien à pratiquer ?


Comme un enfant, on sait que ton Rodolphe pleure,
Qu’avec anxiété ses yeux mesurent l’heure,
Qu’il expire à l’aspect de ce funèbre vœu…
Plaignez-moi, nous dit-il. Eh qui pourrait le plaindre !
Désolée, expirante, au lieu de nous la peindre,
Qu’il l’arrache donc de ce lieu !

À travers ce courroux quelles sont mes alarmes !
Mon front est abattu, mon cœur est gros de larmes ;
Je tente vainement des efforts surhumains.
Aux marches de l’autel tremblante je me poste…
Eugène, donne-moi, devant cet holocauste,
Le corps de fer des vieux Germains !

Tout est fini… mon Dieu ! quelle affreuse nouvelle !
Quelle vaste douleur au monde se révèle !
Fleur-de-Marie… est morte… oui, morte, entendez vous ?
Là de tristes lueurs sillonnent la paupière,
Là pleurent des récits à fendye un cœur de pierre,
Ici l’on sanglote à genoux.

Et morte pour toujours ! et dix-huit ans à peine !
Et la beauté d’un ange, et le sort d’une reine !…
Ils l’ont tuée à force et de trouble et d’émoi !
Sa prière touchante et par le ciel bénie,
Ses regrets, ses adieux, ses legs, son agonie
En traits de feu vivent en moi !


Elle est là, toujours là sur son lit funéraire…
À ma mère pardon, pardon à mon bon père,
Cet élan de son âme, hélas ! fut le dernier !
Son père, qui toujours à la veiller s’obstine,
Détache de ses bras, croisés sur sa poitrine,
Les débris du petit rosier.

Oh ! dans mon sein brûlant je cache mon visage ;
Je m’égare, je crois ressaisir un présage…
Je veux, contre le sort, la ravir au trépas,
Lui rendre son bonheur, son amour indicible…
Mais je ne presse plus qu’un objet insensible
Que le cœur ne réchauffe pas !

Eugène, sous tes coups il faut donc qu’elle meure !
Et tu veux qu’à tes lois fidèle je demeure,
Que j’aille par le monde encenser ton renom !
Ah ! plutôt expirer ! faux dieu, je te renie ;
J’abjure tes concerts, j’abhorre ton génie,
Et je maudis jusqu’à ton nom !

Qu’ai-je dit ? va ; ces mots, mon âme les regrette,
Ya, ton étoile encor sur mon front se reflète,
Et devant tes arrêts je m’incline… il le faut !
Et ma plume redit, quand la tienne nous blesse :
Quel ciel est sans vapeur, quel homme est sans faiblesse,
Et quel génie est sans défaut ?…


FIN.

  1. On sait combien Protée revêtait de formes, et combien César parlait de langues.
  2. Le Journal des Débats annonçait qu’une indisposition de M. Sue ajournait la publication des Mystères de Paris.