Les Mystères de Paris/Partie X/10


AVIS




L’éditeur des Mystères de Paris a pensé que le public lirait avec intérêt un jugement littéraire sur cet important ouvrage. Les journaux de la capitale, au milieu des préoccupations de la politique, n’ont pu jusqu’ici se livrer à un examen complet du seul livre qui, de nos jours, ait sans partage occupé l’opinion publique et se soit attiré les suffrages de toutes les classes de la société.

— Les journaux des départements sont depuis une année remplis soit d’examens consciencieux des Mystères de Paris, soit de citations plus ou moins étendues. L’éditeur s’est vu dans la nécessité de faire un choix au milieu de cent articles qui n’auraient pas déparé certains de nos grands journaux, et son choix a porté sur le travail de M. Eugène Woestine, jeune littérateur d’Orléans, qui avait publié les articles qui le composent, dans le Foyer, journal d’Orléans, dont il est le rédacteur en chef.


LES


MYSTÈRES DE PARIS.




(Extrait du Foyer, journal publié à Orléans.)




PREMIER ARTICLE.


La publication de ce nouvel ouvrage de M. Sue a mis en émoi toute la presse parisienne, et, sauf de rares exceptions, l’opinion de cette bonne dame qui a nom la Presse n’a pas été favorable au roman. L’argot l’a effarouchée, les hôtes terribles du tapis-franc l’ont effrayée, et elle s’est dépêchée de murmurer ses patenôtres en égrenant son chapelet. Pauvre femme, sa pudeur s’est alarmée ! et elle est venue au confessionnal de l’opinion publique avouer benoîtement qu’elle avait péché en lisant ce livre infâme et demander l’absolution pour cette faute.

Nous croyons, nous, et cela, sauf meilleur avis, que la presse a eu un très-grand tort en ne s’occupant pas sérieusement d’un ouvrage profondément philosophique en dépit de son enveloppe romanesque. Mon Dieu ! que M. Lauzanne entasse une pyramide de calembours sur le nez monumental d’Hyacinthe ; que M. Duvert larde le ventre de Lepeintre jeune de ses joyeuses saillies, et vite le feuilleton s’ouvre au compte-rendu, il lui abandonne ses neuf colonnes pour un chétif acte, et il n’a consacré au livre de M. E. Sue que quelques pauvres entre-filets pleins de lazzis de mauvais goût et de triviales plaisanteries. La Phalange seule, ou à peu près, analyse un à un les chapitres de M. Sue, et, avec cette logique nerveuse qui caractérise ses rédacteurs, fait ressortir tous les hauts enseignements sociaux qui découlent de cette histoire si poignante, si douloureuse.

Nous n’entrerons pas dans les mille détails des Mystères de Paris. Il est bien peu de personnes qui ne les aient lus aujourd’hui. Nous nous bornerons à examiner leur côté moral.

M. Sue, comme on l’a assez niaisement avancé, ne cherche pas à montrer que les assassins, les voleurs, les filles perdues, toute la hideuse population, enfin, du bagne, de la prison et du lupanar sont les plus honnêtes gens du monde, qu’on devrait accorder le prix Monthyon à ceux-là et couronner celles-ci rosières. Non ! et différents extraits de son livre en convaincront facilement quiconque n’ajouterait pas foi à nos paroles.

« Ne peut-on croire que certains principes de moralité, de piété, pour ainsi dire innés, jettent encore quelquefois çà et là de vives lueurs dans les âmes les plus ténébreuses ? Les scélérats tout d’une pièce sont des phénomènes assez rares. »

C’est là une idée consolante et que MM. Hugo et de Balzac ont largement exploitée, tant à la scène que dans le roman ; hâtons-nous de dire que certains feuilletonistes ineptes leur avaient adressé ce même reproche qu’ils font encore aujourd’hui à M. Sue, et certes il y a chez celui-ci beaucoup de courage à entrer après Hugo et Balzac dans cette léproserie morale et physique que le pudique feuilleton a marquée de la croix rouge des pestiférés.

Cependant, nous le demanderons à tous ceux qui jugent froidement, n’y a-t-il pas dans les lignes suivantes de grandes vérités capables d’attirer l’attention du philanthrope, et, nous dirons plus, de la société.

« Pour ne tromper personne, je dis que je sors de prison depuis deux mois et que j’ai bonne envie de travailler ; on me montre la porte. Je demande de l’ouvrage à emporter, on me dit que je me moque du monde en demandant qu’on me confie seulement une chemise. »

» Les bourgeois ne veulent jamais employer un forçat ; ils ont raison, c’est pas là qu’on couronne des rosières. »

En effet, dans notre société, l’homme qui a failli n’est pas lavé de son crime après l’accomplissement de sa peine. « Le coupable, a fort bien dit M. de Balzac, se relève aux yeux de Dieu, jamais à ceux des hommes. » On repousse le criminel ; en vain il vous dit : L’expiation doit avoir effacé la faute ! on se bouche les oreilles et on lui crie avec dégoût : Va-t’en ! Que fera-t-il ? L’instinct de sa propre conservation, la faim, cette mauvaise conseillère, étoufferont en lui le remords, le souvenir du châtiment, et il volera de nouveau, car il faut manger. Le Chourineur le dit avec beaucoup de raison.

» Mais, c’est égal, mes parents m’ont joué une mauvaise farce en me mettant au monde… Je ne m’en plaindrais pas si encore ils m’avaient fait comme le Meg des megs (Dieu) devrait faire les gueux, c’est-à-dire, sans froid, ni faim, ni soif : ça ne lui coûterait rien, et ça ne coûterait pas tant aux gueux d’être honnêtes. »

Quand par hasard le coupable qui a subi sa peine trouve dans les plus vils et les plus pénibles travaux, les seuls qui lui soient permis par l’absence d’ouvriers, de quoi gagner un salaire de quinze à vingt sous par jour, il lui faut là-dessus subvenir à tous ses besoins, peut-être à ceux d’une famille !… N’est-ce pas une chose horrible à penser ! et cependant le moindre délit, le vol d’un pain qu’attendent peut-être à la nuit tombante ses enfants pour leur premier repas, peut lui ouvrir les portes de la prison, et la prison pour lui, c’est un morceau de pain matin et soir, et un toit pour s’abriter.

« Rodolphe sentit que le pauvre qui restait honnête au milieu des plus cruelles privations était doublement respectable, puisque la punition du crime pouvait devenir pour lui une ressource assurée…

» Dame ! tu penses, dans la prison… j’avais à manger ; on ne me battait pas, c’était pour moi un paradis auprès du grenier de la Chouette. »

Voilà ce que dit M. Sue, et, quoiqu’elle soit triste et amère, cette parole n’en est pas moins une vérité. Oui, il est, de par le monde, des misères si lourdes, si affreuses, qu’on leur préfère la prison, et, en effet, la paille d’un cachot est plus chaude que le pavé de la rue, et le pain noir de la geôle vaut mieux que le jeûne du vagabondage.

Plus loin, M. Sue aborde une question d’une aussi haute importance.

« L’homme qui vit honnête au milieu des gens honnêtes, encouragé par leur estime, mérite intérêt et appui ; mais celui qui, malgré l’éloignement des gens de bien, reste honnête au milieu des plus abominables scélérats de la terre, celui-là aussi mérite intérêt et appui. »

Il n’est que trop vrai, la société ne veut plus de celui qu’elle a repoussé ; à lui l’isolement, et cependant il se repent ; peut-être effacerait-il au contact d’hommes probes, intègres, bons et purs, les dernières traces de ses souillures passées, mais il ne peut espérer d’arriver là, et comme il a besoin d’une compagnie, d’un ami, il va chercher l’une et l’autre dans la classe de ses pareils. Alors, dites-moi, si cet homme ne se corrompt pas de nouveau, s’il ne se rattache pas au crime, s’il reste pur dans la sentine boueuse où une première faute l’a poussé, mais d’où le remords aurait dû le retirer, car la honte finit là où le repentir et l’expiation commencent, dites-moi si M. Sue n’a pas raison d’avancer que cet homme mérite intérêt et appui.

Hélas ! que de pitié pourtant devraient inspirer certains criminels ! la misère étouffe les bons sentiments et fait surgir les mauvais instincts, et s’il est des jours où l’ouvrage manque, la faim ne manque jamais. « Avec deux cents francs devant lui, un ouvrier n’est jamais aux crochets de personne, jamais embarrassé… et c’est bien souvent l’embarras qui vous conseille mal. » Que de malheureux n’ont pas ces deux cents francs !

La Goualeuse, cette pauvre Fleur-de-Marie, dévoile une misère bien plus hideuse encore.

« Honnête ! mon Dieu ! et avec quoi donc veux-tu que je sois honnête ? Les habits que je porte appartiennent à l’ogresse ; je lui dois pour mon garni et pour ma nourriture… Je ne puis pas bouger d’ici… elle me ferait arrêter comme voleuse… Je lui appartiens… il faut que je m’acquitte !!!… »

Voilà ce qu’on ne sait peut-être pas assez, que ces malheureuses filles, folles de leur corps, une fois tombées dans la fange, ne peuvent plus se relever ; elles ont abaissé leur pudeur sous un joug qui, chaque jour, devient plus pesant. Et ici il est bon de dire que rarement cet oubli de la sainte pudeur a été une chose calculée. Encore et toujours la misère. On a cédé à un premier amour, un père pour châtier une première faute a maudit et chassé la coupable. Deux seules portes lui sont ouvertes : la prostitution et le suicide, deux crimes : on ne meurt pas à seize ans ; si obscur que soit votre ciel, l’illusion y glisse toujours un rayon d’espérance. Il ne reste donc que la prostitution, et alors d’infâmes marchés se passent où l’on est lié pieds et poings. On est sur la pente, il faut tomber, et il ne reste plus à ces pauvres déchues qu’à murmurer avec Fleur-de-Marie :

« Cela vous étonne que j’aie de la honte… pour après ma mort… Hélas ! mon Dieu… on ne m’a laissé que celle-là. »

Avant de clore ce premier article, constatons l’immense succès obtenu par les Mystères de Paris. Le grand monde, le monde que M. Walewski a voulu nous peindre au Théâtre-Français, s’est emparé des expressions argotiques en usage au tapis-franc, et il n’est en rien étonnant d’entendre dans un noble salon quelque grande dame demander à ses amies :

« Mes goualeuses, ne nous goualerez-vous pas une de vos goualantes. »

S’il nous était donné à nous, pauvre bohémien de la littérature, d’égarer nos gros souliers sur les tapis de ces salons, nous dirions à ces dames : Riez de l’origine du livre, mesdames ; mais secourez, vous qui êtes riches, les infortunes qu’il vous dévoile.


DEUXIÈME ARTICLE.


L’utilité et l’abus de la peine de mort ont été si admirablement traités par Beccaria, dans son livre des Délits et des Peines, que sans nous appesantir sur cette grave question nous ferons observer seulement que les effets salutaires de la peine de mort sont au moins niables.

« Il n’est pas bon au peuple de voir le condamné badiner avec le couperet, narguer le bourreau et souffler en ricanant sur la divine étincelle que le Créateur a mise en nous… c’est quelque chose de sacré que le salut d’une âme. » « Tout crime s’expie et se rachète, a dit le Sauveur, mais pour qui veut sincèrement expiation et repentir. Du tribunal à l’échafaud le trajet est trop court. »

Ces paroles donnent à réfléchir au penseur. Dans la même année, Orléans a vu Serein, Faiziant, la femme Henry et Montely ! Serein qui a tué deux petites filles après avoir assouvi sur elles sa brutale passion ; Faiziant qui a empoisonné son vieux père ; la femme Henry qui a empoisonné son mari, et Montely qui a coupé le cou au garçon de banque Boisselier. Et cependant l’échafaud s’était dressé, la justice humaine avait frappé. La crainte de la mort, l’appréhension de ce châtiment suprême n’ont donc qu’une bien faible puissance, puisque dans une ville où, grâce au ciel, ces hideux spectacles sont rares, on les a vus se renouveler quatre fois en moins d’un an.

Nous pourrions aller chercher d’autres preuves, si nous ne voulions arriver de suite au nouveau mode de châtiment proposé par M, Sue. Il crève les yeux au criminel, en lui disant :

« Tu as criminellement abusé de ta force… je paralyserai ta force… les plus vigoureux tremblaient devant toi, tu trembleras devant les plus faibles… Assassin… tu as plongé des créatures de Dieu dans la nuit éternelle… les ténèbres de l’éternité commenceront pour toi en cette vie… aujourd’hui… tout à l’heure… ta punition enfin égalera tes crimes… Mais, ajouta Rodolphe avec une sorte de pitié douloureuse, cette punition épouvantable te laissera du moins l’horizon sans bornes de l’expiation… je serais aussi criminel que toi si, en te punissant, je ne satisfaisais qu’une vengeance, si juste qu’elle fût… Loin d’être stérile comme la mort, ta punition doit être féconde ; loin de te damner, elle peut te racheter !… Si, pour te mettre hors d’état de nuire, je te dépossède à jamais des splendeurs de la création, si je te plonge dans une nuit impénétrable… seul… avec le souvenir de tes forfaits… c’est pour que tu contemples incessamment leur énormité. Oui, pour toujours isolé du monde extérieur, tu seras forcé de toujours regarder en toi… et alors, je l’espère, ton front bronzé par l’infamie rougira de honte. »

Plus loin, l’auteur montre avec une sauvage énergie les terribles résultats de ce terrible châtiment. Le Maître d’école, cet épouvantail la Cité, ce géant dont le nom seul faisait frissonner, est à la merci d’une vieille femme et d’un enfant. Heureux de son infirmité, la Chouette et Tortillard aiguillonnent l’orgueil de cet homme, si fier de sa force herculéenne, par d’infâmes et sanglantes plaisanteries ; ils le menacent de l’abandonner au froid d’une nuit d’hiver, dans les champs, et, quoiqu’ayant la rage au cœur, l’aveugle est obligé de se soumettre à leurs humiliantes conditions et de demander pardon, lui, le Maître d’école, à cette femme et à cet enfant qu’il aurait pu autrefois écraser dans sa main. Certes, voilà pour cet homme une peine immense, écrasante, digne de ses crimes.

La mort du criminel ne venge pas la société, matériellement parlant, elle la purge d’un mauvais membre. Cette élimination est le seul but où conduise l’échafaud ; et puis la peine de mort répugne à beaucoup ; les jurés reculent quand il s’agit de briser ce que Dieu a créé et ce qu’ils ne sauraient rétablir ; la crainte d’une erreur comme celle qui a coûté la vie à Lesurques, la peur de rêver du sang innocent injustement répandu et plus encore ce sentiment instinctif qui se trouve au cœur de tout homme de bien et qui se révolte à l’idée de tuer une créature de Dieu, font admettre les circonstances atténuantes. Le bagne reçoit le condamné, mais il est rare que les grilles soient assez solidement scellées pour empêcher une évasion ; alors la société se trouve menacée dans ses biens et dans sa vie.

L’aveuglement la purgerait à l’égard de la peine de mort et plus complètement au même cas ; il est, comme l’enfer de Dante, sans espérance. De plus, il offrirait le moyen de remplacer en partie, et raisonnant toujours au point de vue matériel, ceux que le crime aurait frappés : il est de ces travaux purement mécaniques et régulièrement organisés qui ont assez du bras. Maintenant, dans une sphère plus large et plus noble d’idées, l’aveuglement nous semble préférable encore à la peine de mort, parce qu’il permet à la société d’arriver à ce terme élevé que Dieu lui a assigné : moraliser ! L’homme séparé du reste de la création, mis dans l’impossibilité de nuire de nouveau, condamné à traîner jusqu’à la fin la peine de son crime, partant à ne jamais l’oublier, se laisserait peut-être un jour toucher par le repentir ! Quel triomphe ! quelle joie ! avoir reconquis à la vertu, aux bons sentiments, un cœur corrompu par le vice et les mauvais instincts. Cela ne vaudrait-il pas mieux que ce châtiment d’un instant qui ne laisse pas l’heure des remords sonner à l’oreille du coupable ? Si ! nous le disons avec une profonde conviction, et nous hâtons de nos vœux le jour où des voix plus éloquentes et des plumes plus habiles traiteront sous toutes ses faces cette importante réforme.


TROISIÈME ARTICLE.


À propos de nos deux précédents articles sur les Mystères de Paris, on nous a fait un assez singulier reproche. Ces lignes ont le grand tort, a-t-on dit, d’avoir été écrites par un jeune homme de vingt ans ! Bon Dieu ! qu’importe l’âge s’il s’y trouve d’hasard une bonne vérité ?… C’est une chose du reste que nous n’eussions pas relevée, si nous n’avions encore pendant quelque temps à traiter le sujet sérieux qui nous occupe aujourd’hui. Cela dit, commençons.

Après la misère honteuse, fille du vice, voici la misère honnête, fille du malheur ; nous quittons te bouge du Lapin-Blanc et montons dans les combles, chez Morel, ouvrier lapidaire en vrai. Que triste et douloureux est le spectacle de cette mansarde ; dans un coin, l’aïeule idiote qui hurle la faim ; dans un autre, la pauvre mère alitée que la fièvre glace ; puis, au milieu, une paillasse dans laquelle sont couchés quatre malheureux enfants n’ayant pour toute couverture que la toile mince de la paillasse ; enfin, à côté, sur un escabeau, le père qui ne dort pas, mais qui dormaille.

« Personne ne repose, car la faim et le froid tiennent les yeux ouverts, bien ouverts. On ne sait pas combien est rare et précieux pour le pauvre le sommeil profond, salutaire dans lequel il répare ses forces et oublie ses maux. Il s’éveille si allègre, si dispos, si vaillant au plus rude labeur, après une de ces nuits bienfaisantes, quel les moins religieux, dans le sens catholique du mot, éprouvent un vague sentiment de gratitude, sinon envers Dieu, du moins envers… le sommeil ; et qui bénit l’effet, bénit la cause. »

Pauvres gens ! ils ne dorment pas, et cependant si le sommeil descendait sur eux, une heure seulement, que cette heure leur apporterait d’oubli, de bonheur ! oublier ses maux, c’est presque être heureux.

Pauvres gens ! ils ont faim, ils ont froid, et il y a là sur l’établi des diamants dont le plus petit leur assurerait du pain et du feu pour toute leur vie. Morel le sait, mais la pensée du vol ne souille pas un instant son esprit. Il a cette vertu qui honore tous les hommes mais qui sanctifie le pauvre, la probité !

« Sans doute, il fait son devoir… simplement son devoir d’honnête homme ; mais parce que ce devoir est simple, son accomplissement est-il moins grand, moins beau ? Les conditions dans lesquelles s’exerce le devoir ne peuvent-elles pas d’ailleurs en rendre la pratique plus méritoire encore… Et puis, cet artisan, restant si malheureux et si probe auprès de ce trésor, ne représente-t-il pas l’immense et formidable majorité des hommes qui, voués à jamais aux privations, mais paisibles, laborieux, résignés, voient chaque jour sans haine et sans envie amère… resplendir à leurs yeux la magnificence des riches ?… »

Oui, il y a quelque chose de grand, de sublime dans la résignation du pauvre ; chaque jour, les splendeurs du riche rayonnent devant ses yeux et lui montrent sa misère plus hideuse ; au coin de la rue où il attend, souvent en vain, une aumône, il voit passer à ses côtés les magnifiques voitures des heureux d’ici-bas ; quand à la porte d’un hôtel il regarde passer ceux que la fête a conviés, des robes de velours, des guirlandes de fleurs, des flots de dentelles frôlent ses pieds nus, et cependant il courbe humblement le front sans murmurer et remercie des yeux et de la voix, avec des larmes et des actions de grâces, l’opulent qui daigne le prendre en pitié. Pauvre orphelin ! déshérité du bonheur terrestre, la vie est pour lui sans soleil, sans parfum, sans limpide source, sans fruits mûrs, il se contente d’attendre et d’espérer.

Nous rencontrons dans cette partie de l’ouvrage de M. Sue une réponse adorable de naïveté.

La femme de Morel dit à ce dernier : « À quoi nous servent nos enfants ? — À me donner du courage ; sans eux, je ne me tuerais pas à travailler. — C’est comme moi ! sans les enfants, il y a long-temps que je t’aurais dit : Morel, tu en as assez, moi aussi ; le temps d’allumer un réchaud de charbon, on se moque de la misère… Mais ces enfants… ces enfants !… — Tu vois donc bien qu’ils sont bons à quelque chose, dit Morel avec une admirable naïveté. »

Ce que l’on éprouve en lisant ces lignes ne se peut peindre ; c’est tout à la fois d’une grandeur et d’une simplicité inexprimables.

Loin de mettre au cœur de Morel une haine farouche pour les privilégiés de ce monde, l’auteur lui fait dire :

« Les riches ne sont pas plus durs que d’autres, Madeleine… mais ils ne savent pas, vois-tu, ce que c’est que la misère… Ça naît heureux, ça vit heureux, ça meurt heureux ; à propos de quoi veux-tu que ça pense à nous ? et puis, je te dis… ils ne savent pas… comment se feraient-ils une idée des privations des autres ? Ont-ils grand’faim, grande est leur joie… ils n’en dînent que mieux… Fait-il grand’froid, tant mieux, ils appellent ça une belle gelée ; c’est tout simple, s’ils sortent à pied, ils rentrent ensuite au coin d’un bon foyer, et la froidure leur fait trouver le feu meilleur ; ils ne peuvent donc pas nous plaindre beaucoup, puisqu’à eux la faim et le froid leur tournent à plaisir. Ils ne savent pas, vois-tu, ils ne savent pas. »

Cette résignation, nous y croyons parce que nous l’avons trouvée chez deux vieillards que toutes les misères accablaient à la fois. Il y a de cela deux ou trois ans, rue des Curés, derrière l’Entrepôt, dans la maison connue sous le no1, habitait un pauvre ménage, le mari et la femme, centenaires tous les deux. Aveugle depuis dix-sept ans, le mari n’avait pour soutien dans ce monde que sa femme, car Dieu, après leur avoir accordé vingt-cinq enfants, les avait tous rappelés à lui ! Ils ne blasphémaient pas ; ils espéraient ! — Si les bonnes âmes savaient que nous sommes si malheureux, me disaient-ils, on nous soulagerait. — Convaincu de cela, touché de leur résignation, j’écrivis quelques lignes sur cette misère, et, un jour, en entrant dans la cave qui servait de réduit à ces malheureux, je trouvai à leur chevet une dame que j’ai revue bien des fois passer dans son équipage, radieuse de jeunesse et de beauté, mais qui ne me parut jamais si belle qu’à cette place, consolant ces pauvres gens qui, pour la remercier de ses bienfaits, baignaient ses mains de larmes, en l’appelant : Ange du bon Dieu !

Oui, Morel a raison, si les riches savaient… car, pour exercer la charité il faut presque chercher la misère ! La pauvreté qui s’étale au grand jour, dans la rue, est rarement honnête. La misère réelle, celle qui n’est pas la suite de la fainéantise, de la débauche, du vagabondage, a de la pudeur et ne fait parade ni de ses haillons, ni de sa maigreur.

« Le malheur, ajoute Morel, est encore qu’il y a, par exemple, beaucoup d’agents pour découvrir les gueux qui ont commis des crimes, et qu’il n’y a pas d’agents pour découvrir les honnêtes ouvriers, accablés de famille, qui sont dans la dernière des misères… et qui, faute d’un peu de secours donné à point, se laissent quelquefois tenter… C’est bon de punir le mal, ça serait peut-être meilleur de l’empêcher… Vous êtes resté probe jusqu’à cinquante ans, mais l’extrême misère, la faim vous poussent au mal… et voilà un coquin de plus. »

Voilà une bonne pensée : outre que la bienfaisance est rare, une fortune particulière ne saurait secourir qu’un nombre limité d’indigents. S’il était organisé un service de charité, si dès qu’un ouvrier se trouve arriéré, soit par une maladie, soit par tout autre motif, la société, dont le gouvernement est le premier représentant, lui venait en aide, on le sauverait certainement de la misère. Au contraire, un premier embarras conduit à un plus grand, et cela ne s’arrête qu’à la prison, souvent au bagne, parfois à l’échafaud. Les pauvres n’ont pas comme les riches toutes facilités pour emprunter. Ils n’ont point, eux, d’hypothèques à donner, leur signature n’est qu’une dérision. Quand on leur prête, c’est à gros intérêts et sur gages, et cela parce que les pertes sont nombreuses avec les petites gens et qu’il faut que les bons payent pour les mauvais. Les prêteurs sont sans pitié et poursuivent à l’échéance, et, une fois en circulation, son billet revient à l’ouvrier avec un compte de frais qui le triple. Ainsi, sur un billet de 300 francs de capital, un huissier de Paris a fait 964 francs de frais (historique). Le débiteur, ouvrier, père de cinq enfants, est en prison depuis onze mois.

Alors la bonne volonté échoue contre cet obstacle. On est à tout jamais perdu. Prévenez le crime, vous n’aurez pas à le punir.


QUATRIÈME ARTICLE.


M. Sue l’avait promis dans sa préface ; à mesure que nous marcherons, l’air s’épurera autour de nous. Aussi, n’est-ce plus au tapis-franc que nous sommes aujourd’hui, c’est dans un noble salon ; plus de pavés gluants, de murailles lézardées, plus de boue à nos pieds, plus de ces miasmes putrides qui donnent des nausées, mais d’élégantes peintures, des parquets, des tapis, du marbre, du velours, des fleurs. Cependant les misères que nous trouvons dans ce salon ne sont pas moins affreuses que celles du bouge de l’ogresse. La faim et le froid ne passent point cette porte tout émaillée de peintures, tout incrustée d’argent, et cependant les sanglots qu’on entend à l’intérieur ne sont pas moins déchirants, pas moins amers.

Clémence d’Orbigny, malheureuse sous le toit paternel, a consenti à épouser le marquis d’Harville. Ils sont seuls et, dit l’auteur :

… « Elle se résigne, et puis au lieu d’entendre des paroles remplies de reconnaissance, d’amour et de tendresse, qui la consolent du bonheur qu’elle a donné… elle voit rouler à ses pieds un homme égaré qui se tord, écume, rugit dans les affreuses convulsions d’une des plus effrayantes infirmités dont l’homme soit incurablement frappé. »

N’est-ce pas là pour cette jeune fille une épouvantable révélation ? Son mari, celui qui doit toujours rester près d’elle, est épileptique ! Toute une vie de souffrances et d’angoisses. Épier à chaque instant sur le front de cet homme une ride, un nuage, symptômes de la tempête, trembler à la moindre contraction de son visage, s’effrayer d’un geste, tressaillir devant un regard, avoir peur le jour, avoir peur la nuit, avoir peur sans cesse, et puis, quand l’accès se déclare, que cet homme tombe sur le parquet et s’y débat avec l’affreuse maladie, la bave aux lèvres et le sang aux yeux, n’avoir contre cette folie furieuse que ses larmes et ses prières ; larmes inutiles, prières impuissantes ! enfin, entendre la voix de la fatalité bourdonner à son oreille : Voilà ta vie, jeune fille ; aujourd’hui ressemble à hier, demain sera comme aujourd’hui. Les jours, les nuits, les mois, les années passeront, mais ta douleur, mais tes tortures ne passeront pas. Souffre, souffre et n’espère point : l’épilepsie est incurable. Souffre, car cette maladie n’est pas mortelle !… Ton mari vivra, vivra longtemps…

« Et ce n’est pas tout… sa fille !… pauvre petit ange innocent, est aussi flétrie en naissant… Ces douloureux et tristes aveux faisaient naître chez Rodolphe des réflexions amères.

» Telle est la loi de ce pays, se disait-il. Une jeune fille, belle et pure, loyale et confiante, victime d’une funeste dissimulation, unit sa destinée à celle d’un homme atteint d’une épouvantable maladie, héritage fatal qu’il doit transmettre à ses enfants. La malheureuse femme découvre cet horrible mystère ?… Que peut-elle ?… Rien… »

Si l’infortunée devient mère, si un enfant vient allumer en elle cet amour immense et profond pour la chair de sa chair et le sang de son sang, oh ! dites, qu’elle devra haïr l’homme qui lui aura rivé ce boulon ! En cherchant un sourire sur les lèvres roses ou dans les yeux bleus de son ange, elle verra la crise approcher, et le pauvre petit, comme son père, se débattra dans d’atroces convulsions. Devenu grand, quelle carrière possible avec cette affreuse maladie ? Comment rêver le bonheur domestique ? La douleur d’un côté et le remords de l’autre veilleraient à son foyer, de même qu’au foyer paternel. Et la mère voit tout cela dès le berceau, car l’avenir de l’enfant, c’est le beau rêve des mères. Pour elle, quelle écrasante réalité !!!

« Et cependant, dit M. Sue, il y a des lois. Ainsi achetez un animal quelconque ; qu’une infirmité prévue se déclare chez lui après l’emplette… la vente est nulle… la loi toute-puissante vient délier ce qui était lié.

» Cette loi si inexorable à l’endroit des animaux boitant, cornant ou toussant ; cette loi, si admirablement prévoyante, qui ne veut pas qu’un cheval taré soit apte à la reproduction… cette loi se gardera bien de délier la victime d’une pareille union. Ces liens sont sacrés, indissolubles ; c’est offenser les hommes et Dieu que de les briser.

» En vérité, l’homme est quelquefois d’une humilité bien honteuse et d’un égoïsme, d’un orgueil bien exécrables. Il se ravale au-dessous de la bête en la couvrant de garanties qu’il se refuse, et il impose, consacre, perpétue ses plus redoutables infirmités en les mettant sous la sauvegarde de l’immutabilité des lois divines et humaines. »

Ce sont là de bonnes et logiques réflexions ; la société a dans son code des articles infâmes et criminels. De là, mille souffrances dans le bouge et dans le salon ; de là, mille forfaits au bas et au faîte de l’échelle. L’homme qui, connaissant son épouvantable maladie, a pu, pour satisfaire un désir brutal, ou par un froid calcul d’ambition et d’égoïsme, tromper une jeune fille confiante et naïve, l’arracher aux jardins fleuris de son ignorante virginité pour l’associer à son existence de damné et la rendre complice du plus infâme et du plus monstrueux des infanticides, cet homme n’est-il pas plus criminel que le misérable scélérat qui assassine son semblable pour lui voler quelques écus.

Nos lignes sur les Mystères de Paris, et nous nous en félicitons, moins pour nous que pour l’ouvrage, ont soulevé d’acerbes critiques, donné lieu à de vives discussions. Entre autres choses, un de nos intimes nous ayant certifié qu’en 1843 on ne mourait plus de faim, nous nous étions laissé prendre à son air d’assurance et accusions déjà M. Sue d’avoir égaré notre religion, quand un fait local nous a ramené à notre première opinion. Mardi dernier, 24 janvier 1842, sur les marches de la place Saint-Paul, un pauvre voyageur se mourait, littéralement, de froid et de faim. Il n’avait pas mangé depuis trente-six heures et avait couché dans les champs, à la belle étoile. Du reste, nous avons vu là de beaux exemples de charité. Une ouvrière qui venait d’acheter un pain en a donné la moitié à ce malheureux, et une pauvresse de l’église voisine l’a emmené chez elle en lui promettant d’allumer son dernier fagot pour le réchauffer. De tels actes n’ont pas besoin de commentaires.


CINQUIÈME ARTICLE.


M. Sue aborde cette fois la question de l’infanticide, et après avoir représenté une jeune fille pauvre séduite par un riche, il met les paroles suivantes dans la bouche de ce dernier :

« Cette malheureuse était vertueuse et pure, c’est vrai… Je l’ai séduite, c’est encore vrai ; mais en cela j’ai usé d’un droit imprescriptible, d’un droit sacré que la société me reconnaît et m’accorde. Il n’y a pas de loi qui défende cela. »

Il n’y a pas de loi qui défende cela, et cet homme sera excusé ; tout le mépris, toute la peine accableront la pauvre fille. Pour elle point de pitié, point de circonstances atténuantes, elle a tué, il faut qu’elle meure. Ce raisonnement est logique, mais pourtant ne devrait-on pas examiner les précédents du crime. Les jurés qui votent froidement l’arrêt de mort ont la conscience tranquille en se disant : Pardieu, nos filles ne sont pas d’une autre chair, et nos filles sont vertueuses. Donc, faillit qui veut. Hélas ! non, ne comparez point les enfants du pauvre et celles du riche ; ces dernières n’ont pas de désirs, la vie dorée leur appartient ; ce qu’on est convenu d’appeler le bonheur, elles le possèdent ; les bocages ombreux, les sources limpides, les nuits tièdes sont à elles ; fleurs et fruits, espérances et réalités, rien ne leur manque. S’égarent-elles dans ces allées riantes, se laissent-elles enivrer aux parfums de cette existence, une mère sage et prévoyante est là qui veille à leurs côtés, une mère habituée au langage de leurs yeux et de leur cœur, qui s’aperçoit aisément si la simplicité du regard est troublée et si les battements de la mamelle gauche sont moins réglés. Alors il lui est facile, à cette mère, de rompre les premiers fils de cette trame si légère, si fragile, qu’on nomme l’amour. Mais les filles du pauvre, elles, ont pleine liberté : chaque matin, leur mère va à son ouvrage d’un côté, de l’autre les filles se rendent à leur atelier, seules, exposées aux regards insolents, aux propos éhontés, aux promesses corruptrices des passants ; à elles les longues journées de travail, les veilles écrasantes pour gagner le pain de la journée et apporter leur part au pauvre souper de la famille ; à elles les désirs enflammés, les désirs immenses, infinis, car elles n’ont rien, et leur vague espoir peut s’égarer dans toutes les sinuosités fleuries de l’Éden des riches. Autour de la table où elles travaillent de riches étoffes pour les grandes dames, ces pauvres ouvrières rêvent aussi de belles robes de satin ou de velours en échange de leurs jupes de toile, de beaux chapeaux couronnés de fleurs ou ombragés de plumes au lieu du petit bonnet de calicot, et des brodequins sveltes et mignons en place des lourds sabots qui déshonorent leurs pieds ; elles plongent leurs yeux dans ce paradis infernal du luxe et de la fortune, et, éblouies par les magnificences féeriques qu’elles y découvrent, elles comparent cet horizon splendide, chatoyant, coloré, avec leur ciel gris et humide et se prennent à soupirer tout bas et à désirer d’aller aussi bercer leur oisiveté sur des couches de rose, au bruit des cascades qui pleurent doucement dans les conques moussues, au chant des oiseaux perdus dans les feuilles. Leur route est si stérile, leur misère si triste qu’on leur pardonne ces vœux insensés. Et puis elles n’ont qu’une richesse, leurs seize ans, leurs fraîches couleurs, leur front blanc, et le travail leur prend tout cela ; elles se voient vieillir, maigres, pâles, ridées, et alors si la séduction vient jeter dans leur oreille ses paroles douces et harmonieuses, si quelqu’un leur tend la main pour les conduire de leur désert à l’oasis magique, elles se laissent aller, elles tombent ! C’est qu’aussi la misère et la fatigue les ont brisées aux trois quarts. Elles tombent ! et dans leur chute roulent jusqu’au crime. Crime sans excuse, irrémissible ; car, dit M. E. Sue avec une poignante ironie :

« Cette malheureuse prétend avoir tué son enfant, je dirai même notre enfant, parce que je l’ai abandonnée… parce que, se trouvant seule dans la plus profonde misère, elle s’est épouvantée, elle a perdu la tête. Et pourquoi ? parce qu’ayant, disait-elle, à soigner, à nourrir son enfant, il lui devenait impossible d’aller de long-temps travailler dans son atelier et de gagner ainsi sa vie et celle du résultat de notre amour.

» Que diable ! ce n’est pas tout pour une jeune fille que de perdre l’honneur, de braver le mépris, l’infamie et de porter un enfant illégitime neuf mois dans son sein… il lui faut encore l’élever, cet enfant ! le soigner, le nourrir, lui donner un état, en faire enfin un honnête homme comme son père, ou une honnête fille qui ne se débauche pas comme sa mère. »

Ceci est logique, raisonnable, et la mère est condamnée parce qu’enfin la maternité est une sainte chose ! Il est vrai que ces premiers tressaillements de l’enfant, qui font rayonner le bonheur sur le visage de l’épouse, n’ont amené que la honte à son front ; il est vrai que cette pauvre fille s’enveloppant dans les derniers lambeaux de sa pudeur a comprimé ces élans qui pouvaient décéler sa faute aux yeux de tous ; il est vrai que pendant neuf mois sa vie a été pleine d’angoisses et de tortures ; il est vrai que deux petites lèvres roses ne se sont pas attachées à son sein et n’ont pas fait jaillir de son cœur, en même temps que la source de la vie, cet amour immense, sublime, frénétique, l’amour maternel ! Il est vrai qu’après tant de misérables ruses pour cacher sa honte, l’enfant allait tout dévoiler ; il est vrai qu’après ces neuf mois de souffrances aiguës, poignantes, la naissance de cet enfant est venue porter le dernier coup à son âme blessée, endolorie, saignante ; que cette dernière douleur, immense, écrasante a tué sa raison, qu’elle était folle, tout cela est vrai, mais la maternité est une sainte chose.

Peut-être que, dans ses nuits sans sommeil, cette misérable femme songeait à l’avenir de l’être qu’elle portait dans son sein ; peut-être, à travers ses larmes et ses tortures, voyait-elle bien d’autres larmes, bien d’autres tortures pour la chair de sa chair, mais la maternité est une sainte chose. Donc, elle est condamnée ; quant au séducteur, il reste bien tranquillement chez lui, à moins pourtant que la fantaisie ne lui prenne de se mettre à la fenêtre pour voir exécuter son ancienne maîtresse.

« Qu’un pauvre misérable, autant par besoin que par stupidité, contrainte ou ignorance des lois qu’il ne sait pas lire, achète sciemment une guenille provenant de vol… il ira vingt ans aux galères comme recéleur, si le voleur va vingt ans aux galères. Que la plus légère complicité soit donc punie d’un châtiment terrible, bien ! il y a là une pensée sévère et féconde, haute et morale. Qu’un homme simple et naïf, maintenant, essaie de prouver qu’il y a au moins solidarité morale, complicité matérielle entre le séducteur inconstant et la fille séduite et abandonnée, il passera pour visionnaire. Qu’il se hasarde d’avancer que sans père… il n’y aurait peut-être pas d’enfant, la société criera à l’atrocité, à la folie. »

Nos lecteurs ont déjà pu se convaincre que le livre de M. Sue est, comme le prétendent quelques-uns, d’une haute immoralité et propre à pervertir et à vicier quiconque le lira. Ô critiques !!!…


SIXIÈME ARTICLE.


Quelques bienveillants amis, tout en nous encourageant à continuer la lourde et imprudente tâche que nous avons assumée, d’enchâsser dans notre prose les admirables plaidoyers de M. Sue en faveur des misères sociales, nous ont reproché de ne pas analyser le roman et de trop restreindre nos articles ; nous placerons ici la réponse que nous leur avons faite, à l’adresse de ceux qui sans nous le dire porteraient le même blâme à l’endroit de nos faibles et incolores études sur les Mystères de Paris.

Certes, nous serions peu embarrassé pour citer de charmantes parties de style, pleines de grâce et de sentiment, telles que celles-ci :

« Ne trouvez-vous pas que ce qui rend encore plus touchant peut-être l’amour d’une mère pour son fils, l’amour d’un père pour sa fille, c’est que dans ces affections il y a un être faible qui a toujours besoin de protection ? Le fils protège la mère, le père protège la fille. »

Dire que la Goualeuse est un style admirable de suavité et de poésie, que cette pauvre bohème du Paris moderne est quelque peu cousine, par la grâce fantastique et la chaste dégradation, de la Esméralda, la bohème du vieux Paris, ne nous serait pas difficile. Enfin nous pourrions sans peine suivre pas à pas le récit, car M. Sue est un vrai poète qui échauffe le cœur et qui inspire l’esprit. Nous pourrions indiquer la fin des malheurs de Clémence, en répétant ces dernières paroles de d’Harville, l’homme épileptique :

« Ma mort seule peut briser ces liens… Il faut donc que je me tue. »

Et cette grande vérité que l’auteur a écrite après :

« Si le divorce eût existé, ce malheureux se serait-il suicidé ? — Non ! — Il pouvait en partie réparer le mal qu’il avait fait, rendre sa femme à la liberté, lui permettre de trouver le bonheur dans une autre union… L’inexorable immutabilité de la loi rend donc souvent certaines fautes irrémédiables, ou, comme dans ce cas, ne permet de les effacer que par un nouveau crime. »

Nous pouvions cela, mais nous nous sommes demandé à quoi bon cette profanation ? à quoi bon déflorer par une analyse pâle et froide ce poème chaud et coloré ? à quoi bon substituer notre prose sèche et brute aux belles et entraînantes pages du roman ? à quoi bon écourter à plaisir cette toile riche, splendide, pleine d’ombres et de lumière pour l’ajuster à notre cadre étroit et mesquin ? à quoi bon ? et nous n’avons pas voulu, et le scalpel nous est tombé des mains !

Quant au peu d’espace qu’à notre grand regret nous accordons à ces études, il faut moins nous en accuser que l’exigu carré de papier où nous sommes couché comme sur le lit de Procuste, c’est-à-dire à la condition de renfermer les lignes dans l’espace donné.

Avant d’entrer à Saint-Lazare où il conduit le lecteur, M. Sue a cru devoir disculper son œuvre de la sotte accusation d’immoralité portée par quelques-uns contre elle. En vérité, il a eu tort de s’arrêter en chemin pour pareille chose. Qu’importent les criailleries de tous ces braves gens qui proclament Fleur-de-Marie, poussée à la dégradation par l’isolement, l’ignorance et la misère, une effrontée coquine, et recommandent à leurs filles la lecture des fureurs incestueuses de Phèdre, la reine ! sous prétexte d’enseignement moral ! Il importe d’autant moins que plusieurs, et j’en ai eu la preuve, ne connaissent pas plus l’admirable tragédie de Racine que les Mystères de Paris.

« Nous n’avons pas reculé, dit-il, devant les tableaux les plus hideusement vrais, pensant que, comme le feu… la vérité morale purifie tout ! » et M. Sue a raison ; partout où se trouve une vérité, il faut la chercher et la crier hautement, afin qu’elle serve à tous. Cette fumée noire et infecte qui se dégage de la houille, enfermez-la dans des tuyaux, mettez le feu à l’orifice et vous aurez un jet de lumière pur et brillant. Cette boue qui croupit dans la rue en l’infectant, enlevez-la et la portez dans les champs ; la rue sera assainie et la récolte meilleure. Ces pestiférés qui se tordent là-bas, ne les regardez pas à travers votre lorgnon, mais penchez-vous sur leur visage, étudiez les symptômes du mal, fouillez la plaie, pansez-la et vous aurez fait votre devoir.

Eh ! mon Dieu, dites-nous, ne faut-il pas journellement une grande somme de courage à M. Sue, qui est un des jeunes, un des riches, un des heureux de la phalange littéraire, pour aller attrister ainsi son âme au spectacle des vices, son cœur au tableau des misères ? car il nous l’écrivait ces jours derniers : « Le seul mérite de ce livre est d’être vrai et je n’ai rien écrit que je n’aie vu. » Allons donc, ne blâmez point le laboureur qui défriche la lande inculte et pleine de mauvaises herbes, afin de grossir les gerbes de votre moisson.

Mais, sans le vouloir, nous nous laissons entraîner à défendre M. E. Sue, comme si ses paroles dont nous ne sommes qu’un insuffisant écho en avaient besoin.

Ne craignons pas de suivre l’auteur à Saint-Lazare, prison des voleuses et des prostituées, visitée souvent par de grandes dames.

« Ces femmes élevées au milieu des splendeurs de la fortune, ces femmes, à bon droit comptées parmi la société la plus choisie, viennent, chaque semaine, passer de longues heures auprès des misérables prisonnières de Saint-Lazare ; épiant dans ces âmes dégradées la moindre aspiration vers le bien, le moindre regret d’un passé criminel, elles encouragent les tendances meilleures, fécondent le repentir, et par la puissante magie de ces mots : devoir, honneur, vertu, elles retirent quelquefois de la fange une de ces créatures abandonnées, avilies, méprisées. »

N’est-ce pas un touchant et beau spectacle que ces femmes du monde déviant de leur route sablée et fleurie pour aller dans les steppes boueux du vice et de la misère chercher les malheureuses que la souffrance a dégradées ? Pures, riches, honorées, elles ne reculent pas devant les prostituées méprisables, avilies, en haillons ; elles mettent à nu les plaies et y appliquent le dictame de leurs consolations ; saintes femmes, elles comprennent cette belle et sublime tâche que Dieu a faite aux heureux de la terre, de secourir les pauvres et les infirmes ; elles comprennent que « l’esprit, le cœur s’agrandissent lorsqu’on les applique à de si nobles occupations !… qu’ainsi que le dit Rodolphe, il semble que l’on participe un peu au pouvoir de la Providence en secourant ceux qui méritent. »

Rien ne leur coûte ; elles ne reculent devant rien, fortes qu’elles sont de leur mission ; le matin, avant de quitter leurs somptueux hôtels, elles embrassent au front leurs blondes et pures jeunes filles, et alors une joie ineffable leur vient au cœur en comparant l’existence riante et parfumée de leurs enfants à la vie dure et sombre de leurs protégées. Dans leur gratitude envers le Créateur, pour le remercier du bonheur qu’il leur a dispensé, elles s’attachent aux malheureuses déchues et s’efforcent de les ramener au bien, afin d’acquitter leur dette.

Rien ne leur coûte, avons-nous dit : beaucoup ne comprendront pas ou comprendront mal ces paroles ; sacrifier quelques belles heures, toutes dorées de soleil et de plaisir, c’est quelque chose ; délaisser une société élégante, gracieuse, polie, spirituelle, distinguée, pour se mettre en contact avec des voleuses et des prostituées, c’est beaucoup ; se souvenir et témoigner sa reconnaissance à celui qui a semé des fleurs, creusé des fontaines, arrondi des berceaux touffus, fait mûrir des fruits, sur le passage de ce monde, c’est plus encore ; mais tout cela n’est rien, si l’on songe que la sainte charité de ces femmes bienfaisantes est presque toujours accueillie par l’injure et l’outrage… alors, songez ce qu’il leur faut de courage, à elles délicates que font rougir de grossières épithètes et d’infâmes invectives, pour continuer leur œuvre de bienfaisance. Leurs paroles, à mesure qu’on les blesse, deviennent plus douces ; elles témoignent aux malheureuses déchues plus de pitié, et il est rare qu’alors elles n’obtiennent pas de bons résultats.

Aussi faut-il beaucoup leur pardonner aux misérables créatures qui sont tombées ; mieux que personne elles mesurent l’abîme d’abjection où le vice les a poussées ; mieux que personne, elles savent le degré de mépris qu’elles méritent. Comme elles ne voient pas d’issue à l’enfer où elles sont descendues, rarement de leur propre volonté la pitié leur est insupportable, car elles la regardent comme inféconde. Elles attribuent à une insultante curiosité l’intérêt qu’on leur témoigne et y répondent par des outrages. Si vous leur parlez de remords, de regrets, elles vous disent :

« À quoi bon regretter d’être filles des rues, puisque nous devons mourir filles des rues ? »

Puis, c’est que souvent, pour leur faire horreur de leur infâme condition, on évoque les punitions de l’autre vie, l’enfer, les flammes éternelles, les tortures sans fin, et ces malheureuses, superstitieusement craintives, se débattent contre ces terribles visions et cherchent à les repousser par le rire et le blasphème. Mais à cette cuirasse il est un défaut, car le vice a sa pudeur, quelques charbons qui se consument sous la cendre et qui brûlent quand on souffle dessus.

« Ce matin, dans le dortoir, sans savoir pourquoi… nous étions honteuses de nous habiller devant elle… Ainsi, ce profond instinct de pudeur que Dieu a mis en nous se révèle encore, même chez ces créatures, à l’aspect des seules personnes qu’elles puissent respecter.

» Pour qu’elle prie, comme a dit la Louve, il faut bien qu’elle en ait le droit. »

Quand une fois vous avez fait rougir ces fronts, la guérison commence ; alors présentez-leur le possible d’une vie honnête, laborieuse, pénible, mais estimée, et ces misérables vous béniront, et, des larmes dans les yeux, vous jureront sur ce qu’elles ont au monde de plus sacré de rentrer dans la bonne voie et de vivre en honnêtes femmes.

« Peinture naïve d’une condition humble et rude, ce simple récit, tour à tour éclairé des douces lueurs du foyer domestique, doré par quelques joyeux rayons de soleil, rafraîchi par la brise des grands bois ou parfumé de la senteur des fleurs sauvages, ce récit avait fait sur la Louve une impression plus profonde, plus saisissante que ne l’auraient faite les exhortations d’une moralité transcendante. »

Au lieu d’élever par la pensée ces misérables au ciel, au lieu de les effrayer par les châtiments qui les attendent, conduisez-les sur la terre, montrez-leur une vie calme, pleine de joies domestiques, avec de gros et beaux enfants, de l’ombre, des fleurs, de l’eau et des fruits, et elles rougiront franchement de leur dégradation, et elles vous diront que rien ne leur coûterait, qu’elles s’attelleraient au joug le plus dur pour obtenir leur pardon aux yeux des hommes et surtout aux yeux de Dieu. Condamnées à une existence pleine de ténèbres et de honte, qu’un rayon de soleil arrive jusqu’à elles, et ces malheureuses béniront le ciel et elles feront tout pour quitter leur prison de vices et de misères.

Leur enfant est tout pour elles : « Ce petit être est le seul qui ne les méprise pas ; » invoquez-les en ce nom, soulevez le voile de l’avenir, faites qu’elles voient le sort réservé au fruit de leurs entrailles, et le blasphème ardent s’éteindra sur leurs lèvres, au milieu des larmes et des sanglots.

« Il n’y a pas de meilleures mères : rien ne leur coûte pour garder leur enfant auprès d’elles ; elles s’imposent, pour l’élever, les plus pénibles sacrifices… »

Elles-mêmes comprennent si bien le caractère sacré de la maternité que la Louve dit à propos de Mont-Saint-Jean :

« Elle est laide comme un monstre… mais elle est mère comme une autre. Si j’avais mes enfants à défendre… je serais bonne là… allez ! la Louve garderait bien ses louveteaux… des enfants de mon homme, ils seraient fièrement aimés, ceux-là… »

Voilà où gît l’immoralité, sans doute ?… une prostituée aimer son enfant ! infamie ! il y a des femmes du monde qui ne les aiment pas.

Hélas ! songez donc que ce petit être est le seul qui les aime en ce monde ; songez donc qu’elles n’ont de joie que par son sourire, de bonheur que par sa joie. Le mépris les environne, le dégoût les laisse dans la boue où elles sont tombées ; cette petite figure est la seule qui leur sourie, les vagissements de ces lèvres sont les seules paroles qui ne les atteignent pas, méchantes ou injurieuses, Ah ! laissez-leur l’amour maternel, aux filles folles de leur corps ; c’est le seul anneau qui les rattache à la grande chaîne de l’humanité, c’est le δαιμων de Pythagore, génie intermédiaire entre le ciel et la terre, entre le vice et la vertu !

À propos du chapitre qui nous a suggéré ces réflexions, un honorable de la gauche s’est élevé contre l’immoralité du roman de M. Sue ! nous réclamons instamment le nom de ce monsieur pour lui voter des remercîments civiques et une couronne de vestale. Grand homme !

Seulement, il aurait dû se rappeler qu’un journal gauchiste entretient une danseuse, acte peu criminel à nos yeux, surtout quand la danseuse est svelte et jolie ; celle dont il s’agit jouerait parfaitement le rôle d’un peuplier dans un ballet de saules pleureurs, comme l’a dit un de nos amis, mais, il faut l’avouer, acte plus immoral que cet enseignement profond donné par M. Sue aux heureux de ce monde, auxquels il rappelle qu’il est au dehors de leurs palais des vices à corriger et des misères à secourir.


SEPTIÈME ARTICLE.


À mesure que se grossit le livre, l’intérêt des masses grandit et les discussions se propagent ; on accuse l’auteur d’une impudique pitié à l’endroit des prostituées ; nous avouerons notre stupéfaction devant un tel reproche. Jésus-Christ défendit contre l’injure des siens Madeleine repentante et protégea la femme adultère contre les Pharisiens. Le pieux Zozime remit ses péchés à Marie, la courtisane d’Égypte, qui devint une sainte et devant le crâne de laquelle nous avons vu les jeunes filles de Dunkerque s’agenouiller et prier. Qui donc accusera le Nazaréen et le solitaire d’une impudique pitié ? Et cependant, s’écrient certains feuilletons, vous remuez à plaisir la fange, mieux vaudrait la laisser stagnante. Que le ciel fasse paix aux aveugles ! Chaque jour, vous réclamez des droits et des institutions pour ceux que l’ignorance entraîne à l’ivrognerie, à la paresse et de là au mal ! Pourquoi remuez-vous cette lie ? Les prostituées sont heureuses de leur misérable et infâme condition, dites-vous, elles s’y complaisent ! Eh ! ceux-là aiment le cabaret et l’ivresse qu’ils en emportent ! Voyez-les, trouvez-vous traces de regrets sur ces visages avinés ? — Laissez-les donc ! Mais non, et vous faites bien ; seulement pourquoi parquer les femmes déchues, comme on parquait les Juifs au moyen âge et comme on le fait encore aujourd’hui à Rome, dans un quartier à part, en disant : Qu’elles fassent ce que bon leur semble, nous nous en lavons les mains. Songez donc que la prostitution réagit d’une manière funeste et terrible sur la classe que vous protégez ; songez qu’à son contact le peuple déchire ses bons instincts plus que partout ailleurs… alors n’anathématisez plus ceux qui veulent laver par le repentir ces malheureuses noyées dans la fange, car une fois retirées du vice elles n’y entraîneront plus personne.

« C’est rarement la passion de la débauche pour la débauche, mais le délaissement, mais le mauvais exemple, mais l’éducation perverse, mais surtout la faim qui conduisent tant de malheureuses à l’infamie, car les classes pauvres paient seules à la civilisation cet impôt de l’âme et du corps. »

Parfois même, ces misérables ont été corrompues dès leur naissance, car la pauvreté force à de dures et de tristes nécessités..

« Il est une foule de tanières où, enfants et adultes, filles et garçons, légitimes ou bâtards, gîtant pêle-mêle sur la même paillasse, comme des bêtes dans la même litière, ont continuellement sous les yeux d’abominables exemples d’ivresse, de violences, de débauches et de meurtres… oui, et trop fréquemment encore… l’inceste !!! vient ajouter une horreur de plus à ces horreurs. »

La fille du riche est bien heureuse ! nul regard ne va souiller sa chambre virginale ; rien ne trouble ses rêves doux, innocents, et l’ange de la pudeur, perdu dans les rideaux blancs de sa couche, veille sur son sommeil. Mais à la fille du pauvre la chambre commune, comme au dernier jour, la fosse commune. Les loyers sont si chers et l’on gagne si peu, puis l’hiver il fait froid, le bois vaut son pesant d’argent, et en couchant tous pêle-mêle on se réchauffe un peu.

« Les artisans les plus honnêtes, occupant presque toujours une seule chambre avec leur famille, sont forcés, faute de lit et d’espace, de faire coucher leurs enfants ensemble, frères et sœurs, à quelques pas d’eux… maris et femmes. Si l’on frémit déjà des fatales conséquences de telles nécessités, presque toujours inévitablement imposées aux artisans pauvres, mais probes, que sera-ce donc lorsqu’il s’agira d’artisans dépravés par l’ignorance ou par l’inconduite. »

Tel est le sort des enfants de l’indigent, « pauvres créatures corrompues en naissant, qui, dans les prisons où les conduisent souvent le vagabondage et le délaissement, sont déjà flétries par cette grossière et terrible métaphore : graines de bagne !!! et la métaphore a raison. Cette sinistre prédiction s’accomplit presque toujours : galères ou lupanar, chaque sexe a son avenir. »

Doit-on plus les blâmer que les plaindre, celles-là qui, dès l’enfance, ont laissé aux épines du mauvais exemple leur robe d’innocence ; quand la pudeur leur est connue, le vice ne l’a-t-il pas aux trois quarts étouffée ? Pitié, mon Dieu, pour celles qui pèchent ainsi : « Car l’ignorance et la misère conduisent souvent les classes pauvres à ces effrayantes dégradations humaines et sociales. » Cecy est vray, comme l’a dit Montaigne : l’ignorance est une de ces funestes causes qui conduisent à leur perte les filles du peuple. Le bien et le mal, s’ils leur sont connus, ne peuvent l’être que vaguement, et pourquoi la prostitution, avant de l’exercer, leur semblerait-elle un crime ?

« Comparez maintenant la dégradation volontaire d’une femme pieusement élevée, au milieu d’une famille aisée qui ne lui donne que de nobles exemples, et celle de la Louve à qui l’on montre la prostitution comme un état protégé par le gouvernement. Ce qui est vrai !… il y a un bureau où cela s’enregistre, se certifie et se paraphe ; un bureau où souvent la mère vient autoriser la prostitution de sa fille, le mari la prostitution de sa femme… cet endroit s’appelle le bureau des mœurs ! ne faut-il pas qu’une société ait un vice d’organisation bien profond, bien incurable à l’endroit des lois qui régissent la condition de l’homme et de la femme, pour que le pouvoir… le pouvoir…, cette grave et morale abstraction, soit obligé non-seulement de tolérer, mais de réglementer, mais de légaliser, mais de protéger, pour la rendre moins dangereuse, cette vente du corps et de l’âme qui, multipliée par les appétits effrénés d’une population immense, atteint chaque jour à un chiffre presque incommensurable. »

Après de telles réflexions, nous nous étonnerons plus que personne qu’il y ait encore de ces braves gens qui croient avoir reçu la vie pour la gaspiller à leur fantaisie, qui ne voient dans la richesse qu’un moyen de bien manger, de bien boire et de bien dormir, qui entretiennent à grands frais des meutes de valets et des troupes de chiens et qui repoussent, en l’appelant fainéant, le pauvre s’il leur demande un morceau de pain. Et pourtant, il en est encore, et ils adorent toujours leur moi, ce moi insupportable que Pascal a honni, et ils vous disent en humant paresseusement leur cigare : Peuth ! tout cela est fort triste, mais à qui la faute ? à Dieu qui a permis le mal. Pauvres égoïstes ! rappelez-vous cette admirable parole de la théodicée de Leibnitz : Malum causam habet, non efficientem, sed deficientem.


HUITIÈME ARTICLE.


M. Sue, que distinguent une rectitude et une profondeur d’esprit égales au moins à la noblesse et à la bonté de son cœur, termine la cinquième partie des Mystères de Paris par de belles et sages réflexions, que nous rapportons ici :

« À qui fait le mal… captivité, infamie, supplice… Cela est juste ! Mais à qui fait le bien, la société décerne-t-elle des distinctions honorables, glorieuses ? Non ! Par de bienfaisantes rémunérations, la société encourage-t-elle à la résignation, à l’ordre, à la probité cette masse immense d’artisans voués à tout jamais au travail, aux privations et presque toujours à une misère profonde ? Non ! En regard de l’échafaud où monte le grand coupable, est-il un pavois où monte le grand homme de bien ? Non ! »

Ainsi donc, et c’est une triste vérité, la société sait punir et ne sait pas récompenser ! Elle réprime le vice, elle châtie le criminel, mais elle ne gratifie pas la vertu et ne rémunère point l’homme de bien ; à côté du code pénal, elle n’a pas le code de récompenses. Égoïste, elle agit par crainte toujours, jamais par reconnaissance. Ce qui peut lui nuire éveille sa sollicitude, mais elle ne s’inquiète en aucune façon de ce qui lui est à honneur ! Et, on le comprendra, cette cruelle indifférence lui porte souvent préjudice. L’homme honnête se voyant si lâchement oublié, cédera parfois à la tentation dans un jour de détresse ; car ce qu’il y a de plus horrible dans cet isolement ou on laisse la probité, c’est qu’elle arrive à regarder la punition de la faute comme un bonheur ; ainsi l’on a vu, et trop souvent, des ouvriers honnêtes mais pauvres, voler afin d’avoir le pain et le toit de la prison. Nous avons vraiment peine à concevoir qu’on n’ait pas une juste balance, et que comme on essaie à corriger les mauvais penchants, on n’essaie pas à fortifier les bons, ce qui aurait pour le moins une valeur égale.

Par malheur, ce vice radical de notre société se retrouve partout. M. Sue l’avait déjà fait remarquer antérieurement. On a fondé des colonies pour les enfants criminels ; là, on utilise leurs forces, on élève leur âme, on féconde leur intelligence et on les ramène par de bons exemples et de sages leçons dans la route du bien.

Mais qu’un pauvre orphelin, nu, glacé, mourant de faim, sans appui, sans secours sur cette terre, frappe à la porte de la colonie ; elle ne s’ouvrira point, car on lui demandera d’abord : Es-tu quelque peu criminel ? As-tu commis quelque délit ? — Non ! Eh bien ! mon garçon, nous n’avons pas de place ici pour toi ! Et le pauvre enfant se couchera sur le seuil inhospitalier avec son frisson et sa faim.

Ceci soit dit sans vouloir aucunement attaquer la sage et généreuse pensée qui a fondé ces hospices pieux où l’on s’applique à cautériser, à guérir les plaies légères qui avec le temps étendraient sur tout le corps une lèpre affreuse.

Du reste, nous tenons de source bonne et certaine, qu’un comité s’est organisé à Paris, pour ouvrir aux pauvres petits enfants abandonnés ou orphelins, quelques asiles comme Mettray. C’est à M. Sue que ces malheureux devront cela, et voilà une excellente réfutation de l’immoralité prétendue des Mystères de Paris, et voilà pour l’auteur une belle récompense de ses travaux, un remède efficace aux sottes piqûres de la critique. Merci à ceux-là qui fécondent l’œuvre bienfaisante du penseur, c’est se montrer dignes de ses leçons.

« Supposez, par la pensée, une société organisée de telle sorte, qu’elle ait pour ainsi dire les assises de la vertu comme elle a les assises du crime.

» Le peuple ne serait-il pas sans cesse encouragé au bien, s’il voyait souvent un tribunal auguste, imposant, vénéré, évoquer devant lui aux yeux d’une foule immense, un pauvre et honnête artisan dont on raconterait la longue vie probe, intelligente et laborieuse, et auquel on dirait :

» Pendant vingt ans, vous avez plus qu’aucun autre travaillé, souffert, courageusement lutté contre l’infortune ; votre famille a été élevée par vous dans des principes de droiture et d’honneur… Vos vertus supérieures vous ont hautement distingué, soyez glorifié et récompensé… L’État vous assure une pension suffisante à vos besoins. Environné de la considération publique, vous terminerez dans le repos et dans l’aisance une vie qui doit servir d’enseignement à tous… »

Ce serait là une belle utopie à réaliser, utopie à laquelle le noble Monthyon a donné seulement un commencement d’exécution ; il était impossible à un homme d’accomplir ce qu’une société seule peut faire ! Aussi l’œuvre de Monthyon est-elle, comme nous le disions, incomplète ; nous n’en voulons pour preuve que le fait suivant :

L’année dernière, un homme fut condamné pour vol, compliqué d’escalade et d’effraction, à dix années de fer ; cet homme avait obtenu le prix Monthyon quelques années avant. Comme le président lui demandait quelle cause, après sa conduite passée, avait pu l’amener au crime, il répondit que sa pauvreté n’ayant plus rien à espérer de la vertu, puisque le prix Monthyon ne se donnait qu’une fois, il avait appelé le vol à son aide.

Le hideux spectacle du châtiment, nous l’avons dit antérieurement, est peu efficace quant aux résultats ; mais quels heureux et salutaires effets ne rejailliraient pas de l’imposant tableau des récompenses ? De quelle noble envie ne seraient point aiguillonnés tous les cœurs ? Et comme devant ce pavois où serait élevé le vieil ouvrier comme autrefois le vieux chef franc, les jeunes gens se feraient le serment de devenir dignes par leur courage et leur vertu d’y monter à leur tour.

La tête qui grimace sanglante sur les planches de l’échafaud n’inspire pas l’horreur du crime ; la couronne de chêne déposée sur le front chauve du travailleur honnête ferait chérir la vertu.

L’imposante cérémonie de la distribution des croix d’honneur du camp de Boulogne avait enthousiasmé ]’armée, et c’est là, certainement, une des grandes pensées de Napoléon. Les solennités des concours agricoles ont toujours produit d’heureux résultats. Pourquoi n’effectuerait-on pas pour les artisans ce que l’on a fait pour l’armée, et ce que l’on fait pour les laboureurs ?

Et nous ne voudrions pas seulement ces grandes cérémonies, nous voudrions encore un comité vigilant, dont l’œil sans cesse ouvert sur la classe laborieuse, devinerait la misère aux premiers indices de gêne et préviendrait le mal qu’elle traîne à sa suite ; M. Sue le dit à propos de Rigolette :

« Cette enfant ne méritera-t-elle pas, non une récompense, non un secours, mais quelques touchantes paroles d’approbation, d’encouragement, qui lui donneront la conscience de sa valeur, qui la rehausseront à ses propres yeux, qui l’obligeront même pour l’avenir ! Car elle saura que si un jour le manque d’ouvrage ou la maladie menaçait de rompre l’équilibre de cette vie pauvre et occupée qui repose tout-entière sur le travail et sur la santé, un léger secours dû à ses mérites passés, lui viendrait en aide. La société a imaginé la surveillance de la haute police, pourquoi n’imaginerait-elle pas la surveillance de la haute charité morale ? »

Du jour où la vertu se verra honorée, distinguée, récompensée, elle relèvera la tête, car c’est l’isolement, l’oubli et l’indifférence qui tarissent sa sève. Agissez donc, vous tous qui le pouvez, vous tous qui avez la sublime mission de diriger notre pays, faites, et bien vous ferez !

« Sans doute, beaucoup d’esprits délicats s’indigneront à la seule pensée de ces ignobles rémunérations matérielles, accordées à ce qu’il y a au monde de plus éthéré : la vertu ! Ils diront : Le bonheur éternel qui attend les justes dans l’autre vie doit uniquement suffire pour les encourager au bien.

» À cela, nous répondrons que la société, pour intimider et punir les coupables, ne nous paraît pas exclusivement se reposer sur la vengeance divine qui les atteindra certainement dans l’autre vie. »

Ceci est tellement logique que nous ne nous sentons pas le courage d’y ajouter un mot.

M. Sue termine ainsi sa cinquième partie. Nous qui avons été assez heureux pour lui offrir un tribut mérité d’hommage et d’estime, d’hommage à l’écrivain chaleureux, entraînant, d’estime au penseur bienfaisant et profond, nous exprimerons ici le regret que l’œuvre doive s’arrêter après la huitième partie. M. Sue veut faire une halte dans la vaste route où il vient d’entrer, avant d’y poursuivre son voyage… C’est trop de modestie !

Du reste, si de sottes critiques ont bavé sur lui, les encouragements ne lui ont pas manqué ; nous avons lu un remerciement plein de cœur que lui a adressé une grande dame pour les infortunes qu’il lui dévoilait et la noble occupation qu’il donnait à ses riches loisirs. Les ouvriers bénissent, et, cela, nous en avons été le témoin, l’auteur des Mystères de Paris ; les philanthropes mettent à profit ses idées généreuses, laissons donc crier les envieux, et félicitons-nous de ce qu’un de nos écrivains distingués accepte le glorieux mais pénible sacerdoce de défendre les classes ouvrières, en comprenant que si noblesse obligeait autrefois, aujourd’hui talent oblige.
NEUVIÈME ARTICLE.


La question que traite aujourd’hui M. Sue est des plus graves pour le repos présent et l’honneur à venir de la société.

« Un criminel, dit-il, sera jeté au bagne pour sa vie… Un autre sera décapité… Ces condamnés laisseront de jeunes enfants… La société prendra-t-elle souci de ces orphelins,… de ces orphelins qu’elle a faits… en frappant leur père de mort civile ou en lui coupant la tête ? Viendra-t-elle substituer une tutelle salutaire, préservatrice à la déchéance de celui que la loi a déclaré indigne, infâme… à la déchéance de celui que la loi a tué ?…

» Non !… morte la bête… mort le venin… dit la société. Elle se trompe. Le venin de la corruption est si subtil, si corrosif, si contagieux, qu’il devient presque toujours héréditaire ; mais combattu à temps, il ne serait jamais incurable. »

Oui, la société se trompe ! les orphelins que font le boulon du bagne et le couteau de la guillotine méritent sa sollicitude. La société, en mainte circonstance, adopte les enfants de ceux qui sont morts pour elle, elle devrait adopter aussi les enfants de ceux qu’elle tue. Les orphelins de la gloire, les orphelins de l’infâmie devraient avoir part égale dans son affection : car ni les uns ni les autres n’ont mérité l’abandon, et ceux-ci sont encore plus malheureux que ceux-là ; or, partout et en toute circonstance, le malheur est à plaindre et à soulager.

Certes, la société fait bien, puisqu’elle croit bien faire, de retrancher de son sein le criminel qui a menacé son repos ou qui a attenté à sa sûreté ; mais elle ne peut, elle qui a dans cette vie le pouvoir en main, comme Dieu l’a dans sa dextre en l’autre, elle ne peut rendre héréditaire le châtiment, puisque le crime ne l’est point. La race de Caïn n’est pas responsable du meurtre d’Abel. Et cependant, qu’on y songe ; par absence de son chef, la famille souffre souvent. Mais, dira la société, est-ce ma faute si ce chef a mérité les galères à perpétuité, mort morale, ou l’échafaud, mort matérielle ? Non ! la société est étrangère à ceci ; mais les enfants du coupable n’ont en rien trempé dans le crime, et, nous le croyons fermement, la société devrait tenir lieu aux orphelins du père que la justice leur enlève. Une illustre cantatrice a donné ces mois derniers, un bel exemple de cette adoption. Madame Rosine Stolz, attaquée par M. Champein, obtint un jugement qui condamnait celui-ci à lui payer dix mille francs de dommages et intérêts. Trop pauvre pour se libérer de cette dette, M. Champein s’expatria, laissant à Paris sa fille, pauvre enfant sans ressources et sans espoir ; madame Stolz l’ayant appris, la recueillit chez elle et s’engagea par acte authentique à subvenir aux frais d’entretien et d’éducation de la fille de celui qui avait été son ennemi.

La société si omnipotente ne pourrait-elle imiter la pensionnaire de l’Académie royale de musique ?

C’est encore se tromper que de croire que morte la bête… mort le venin. Racine l’a dit avant nous :

Un seul jour ne fait pas d’un mortel vertueux,
Un perfide assassin, un lâche incestueux,
Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes.

Ces quelques crimes du poète ne sont pas atteints par le glaive de la justice humaine, ou ne sont par lui que peu entamés et viennent, jusqu’au jour des grands crimes, dormir sous le toit domestique, viciant l’air de leur haleine impure.

Au milieu de ces regards sombres, de ces sorties furtives, de ces allées et venues de nuit, de ces terreurs secrètes qui font frissonner le coupable, une horrible lueur s’échappe parfois et vient éclairer l’enfant éveillé sur son grabat. Parfois même, les parents, cela est infâme, mais cela est, emploient leurs enfants dans leurs sinistres expéditions, les envoient en éclaireurs — on ne se défie pas de l’innocence, — et pour leur faire aimer le vin les laissent quelque peu mordre à la grappe.

« La société, au lieu de guérir ces malheureux, les laissera se gangrener jusqu’à la mort… et alors de même que le peuple croit le fils du bourreau forcément bourreau… on croira le fils d’un criminel forcément criminel… et alors on regardera comme le fait d’une hérédité inexorablement fatale, une corruption causée par l’égoïste incurie de la société… »


DIXIÈME ARTICLE.


Nous l’avons dit dans notre dernier numéro, la société ne prend aucun souci des orphelins que sa justice a faits ; nous avons cité les lignes énergiques dans lesquelles M. Sue dénonce cette incurie profonde et les tristes effets qu’elle peut produire quand les enfants du coupable ont déjà mouillé leurs lèvres à la source du crime ; maintenant, nous suivrons l’auteur plus loin encore, dans l’examen de cette question qui est d’une importance capitale.

« Si malgré de funestes enseignements, l’orphelin que la loi a fait reste par hasard laborieux et honnête, un préjugé barbare fera rejaillir sur lui la flétrissure paternelle. En butte à une réprobation imméritée, à peine trouvera-t-il du travail. »

Sombre vérité ! il ne sera point assez pour l’enfant d’avoir pleuré en silence sur le crime et le châtiment du criminel, de s’être senti rougir toutes fois qu’un regard étranger l’aura frappé au visage, il lui faudra porter la peine de la faute paternelle. Honnête homme ou honnête fille, les orphelins seront toujours les enfants du galérien ou du guillotiné. Malgré le divin exemple que l’Écriture nous donne de ce châtiment héréditaire, contre toute raison, contre toute justice, nous maintiendrons, dussions-nous être plus blâmés encore, qu’il y a à la fois sottise et infamie à frapper la race entière pour la faute du chef, et Dieu ne serait ni juste ni grand s’il faisait payer aux hommes, depuis plus de cinq mille années, la désobéissance d’Adam. La société cependant agit ainsi : non-seulement les fils du coupable mangeront un pain amer et trempé de larmes ; mais ce pain, on ne leur permettra pas de le gagner à force de travail. Comme aux portes d’une ville assiégée et poussée à bout, on voit se presser les femmes, les enfants, les vieillards, que des époux, des pères et des fils ont chassés de leurs demeures, innocentes et faibles victimes, à ces titres deux fois respectables, les orphelins qu’ont faits le bagne et l’échafaud pleurent inutilement au seuil de la société et demandent en vain merci. On dirait presque que, renouvelant, au point de vue moral, une atrocité matérielle de Louis XI, la société a placé ces enfants sous l’échafaud paternel et, qu’après l’exécution, elle élargit autour de ces malheureux, humides d’un baptême de sang, un cercle de fer d’où ils ne peuvent sortir ; en vain, ils arrosent de leurs sueurs cette terre aride où on les a parqués ; l’excommunication sociale plus terrible que celle du pape a brûlé le sol, desséché les arbres, fané les fleurs, tari les sources et empoisonné les fruits ; véritables parias, ils traînent à la fois le fardeau des tortures morales et le poids des souffrances physiques. Cela est déraisonnable, odieux, infâme !

« Ainsi, pour celui qui (chose aussi rare que belle) se conserve pur, malgré de détestables exemples, aucun appui, aucun encouragement.

» Ainsi, pour celui qui, plongé en naissant dans un foyer de dépravation domestique, est vicié tout jeune encore, aucun espoir de guérison.

» Disons-le encore : presque toujours victime de cruelles répulsions, souvent la famille d’un condamné demandant en vain du travail, se voit, pour échapper à la réprobation générale, contrainte d’abandonner les lieux où elle trouvait des moyens d’existence. »

Et l’on ne sait peut-être pas assez ce qu’il y a de douleur à abandonner son clocher, à quitter le toit sous lequel on était habitué de respirer, à ne plus entendre, à ne plus voir, ces bruits, ces spectacles accoutumés qui avaient pris place dans votre existence et en étaient comme le chronomètre. Nulle part, ces exilés ne retrouveront la pelouse où, eux enfants, s’abattaient, où, elle mère, couvait leurs jeux d’un œil attendri, la rivière limpide et verdie par l’ombre des saules où l’on jouait les soirs d’été, la glandée touffue où l’on faisait la méridienne ; la cheminée autour de laquelle on s’asseyait pendant les veillées d’hiver ; nulle part ! car l’exilé, comme l’a dit si énergiquement Dante, n’emporte pas la patrie sous la semelle de ses souliers, et quelle plus belle patrie que le foyer domestique et le champ de la famille ?

Véritables bohèmes, ces proscrits errent de provinces en provinces, de villages en villages, ayant pour compagne la misère, sœur du malheur. Il faut avoir vu, l’hiver, quand le jour tombe, ces mendiants s’abattre par bandes sur les fermes, comme les corbeaux sur les arbres rougis par l’automne, pour se former une idée de l’effroi qu’ils inspirent aux paysans. À leur entrée, la joie s’éteint, le cercle s’agrandit autour de l’âtre, les meilleures places leur sont offertes, et cela, non pas pour exercer l’hospitalité antique, mais par frayeur, mais dans la crainte que, mécontents, ils n’incendient les granges, les étables ou les meules.

Parfois aussi, quand le crime a eu un grand retentissement, quand les feuilles judiciaires ont embouché leurs plus grandes trompettes, et que l’élite des dames s’est pressée dans l’enceinte réservée pendant le cours des débats, la spéculation arrête au passage la famille du coupable. C’est ainsi que nous ayons vu Nina Lassave distribuer, moyennant trois francs, de ses autographes au comptoir d’un estaminet de Paris. C’est ainsi que, ces jours derniers, Célina Fénélon, la veuve de Montely, trônait au café de la Régence, à Limoges.

Certes, cette exploitation de hideuses célébrités est épouvantable ; et nous ne saurions trop approuver le maire de Limoges, qui a chassé la veuve de Montely de son comptoir. Mais peut-être cette femme se trouvait-elle sans moyens d’existence avec ses deux enfants ; peut-être se soumettait-elle, en pleurant tout bas, à cette triste et dure nécessité pour donner à manger aux orphelins. S’il en était ainsi, ne devrait-on pas accuser la société qui force les enfants à ramasser, pour ainsi dire, leur pain dans la honte et le sang de leur père ?

Que la société se rende compte de sa mission et s’écrie enfin comme Jésus : « Laissez-venir à moi les petits enfants. » Qu’elle prévienne le mal et n’ait l’échafaud, puisqu’elle veut l’échafaud, que pour ultima ratio ; comme a dit notre grand, notre admirable poète, Victor Hugo :

Le sang est mauvaise rosée !

D’ailleurs, tout en accomplissant un acte de justice, on donnerait un bon exemple, « car la présence de ces orphelins de la loi au milieu de ces autres enfants recueillis par la société dont nous avons parlé, serait pour tous d’un utile enseignement… Elle montrerait que si le coupable est inexorablement puni, les siens ne perdent rien, gagnent même l’estime du monde, si, à force de courage, de vertus, ils parviennent à réhabiliter un nom déshonoré.

» Dira-t-on que le législateur a voulu rendre le châtiment plus terrible encore en frappant virtuellement le père criminel dans l’avenir de son fils innocent ? Cela serait barbare, immoral, insensé. N’est-il pas au contraire d’une haute moralité de prouver au peuple, qu’il n’y a dans le mal aucune solidarité héréditaire ; que la tache originelle n’est pas ineffaçable ? »

Voilà des erreurs qu’il appartiendrait à notre chambre des députés de rectifier, mais elle a, pardieu, bien autre chose à faire. Si, au milieu de ses bavardages, de ses personnalités, un honnête homme fait entendre sa voix pour une proposition utile, on crie haro sur lui. Ainsi, à l’une des dernières séances législatives, un pétitionnaire ayant proposé ta fondation de maisons d’invalides destinées aux travailleurs, ce projet fut accueilli par une hilarité générale et prolongée.

Quels commentaires ajouter à cela ?


ONZIÈME ARTICLE.


Peu nous importe, aujourd’hui, que les Mystères de Paris soient circonscrits dans huit parties ; M. Eugène Sue se propose de marcher plus avant dans cette voie du roman philosophique et humanitaire où il est si brillamment entré, et voici que déjà on annonce la prochaine apparition des Mémoires du Juif-Errant, titre vague, indécis, mais sous lequel nous devinons une nouvelle étude de la société parisienne, vaste pandæmonium où tout est confondu, où grands et petits se touchent, non point parce que ceux-ci montent, mais parce que ceux-là descendent, non par la vertu, mais par le vice ! M. Sue avait, depuis long-temps acquis, et cela justement, le nom d’écrivain penseur et sérieux ; l’Histoire de la marine, bel et bon ouvrage ; Latréaumont, roman historique, où Louis XIV, que le Constitutionnel, dernièrement, proclamait digne d’avoir donné son nom à son siècle, est crayonné de main de maître, témoignaient tous deux de fortes et grandes qualités ; les Mystères de Paris prouvent que l’auteur a su les appliquer à des idées généreuses et utiles. Mais, disent les uns, pourquoi soulever tous les voiles ? une si complète nudité choque les mœurs ! Eh non ! Parent-Duchâtelet, dans son admirable livre de la prostitution, dépouille les plaies hideuses de tous leurs appareils et cependant son ouvrage est d’une haute moralité !… D’ailleurs, en toutes choses, en littérature, en peinture comme en statuaire, ce n’est pas le nu qui est indécent, c’est le retroussé ; il n’est qu’une Vénus réellement impudique, c’est la Vénus Callipyge. Mais, reprennent les autres, à quoi bon cette forme romanesque ? Eh ! qu’importe le costume de la vérité, si la vérité a la voix franche et le miroir fidèle ? Qu’importe qu’Hamlet, pour découvrir le mystère qui enveloppe la mort de son père, amène Claudius et Gertrude devant des bateleurs, si ces bateleurs jouent l’histoire de Gonzague et de Baptista, sanglante et terrible allusion, et si Claudius s’écrie pâle de terreur : Des flambeaux ! des flambeaux ! et s’enfuit, comme Pélopidas à la représentation des Troyennes d’Euripide ?

Mais nous voici bien éloigné de notre sujet, et nous y revenons, sûr d’avoir accompli un devoir en répondant, comme nous venons de le faire, à l’ignorance des uns, à la mauvaise foi des autres.

Après avoir conduit le lecteur à Saint-Lazare, prison des femmes, M. Eugène Sue l’amène à la Force, prison des hommes. Là, il examine la condition des détenus, leurs habitudes, et voici quelques-unes des réflexions dont il accompagne cette peinture remarquable :

« Qu’importe au condamné l’horreur qu’il inspire aux honnêtes gens ? Il ne les voit pas ! il n’en connaît pas… Ses crimes font sa gloire, son influence, sa force auprès des bandits au milieu desquels il passera désormais sa vie. Comment craindrait-il la honte ? Au lieu de graves et charitables remontrances qui pourraient le forcer à rougir et à se repentir du passé, il entend de farouches applaudissements qui l’encouragent au vol et au meurtre. »

M. Sue ne dit rien de trop ; oui, le condamné s’inquiète peu de l’opinion des honnêtes gens, parce qu’il a perdu tout contact avec eux ; oui, il se glorifie de ses crimes, et cela est juste ! au milieu de ses pareils, qui est le plus vicié est le plus estimé ; ainsi que la vertu, le crime a ses degrés et le coupable a son orgueil comme l’homme de bien. Le remords ne peut faire entendre sa voix, tant sont bruyants les applaudissements de la chambrée. Le criminel s’exalte, s’enivre à ces témoignages d’approbation et, « à peine emprisonné, il médite de nouveaux forfaits. Quoi de plus logique ? s’il est découvert, arrêté derechef, il retrouvera le repos, le bien-être matériel de la prison et ses joyeux, ses hardis compagnons de crimes et de débauche… » Bien des lecteurs ne comprendront point ces paroles, s’ils ont devant les yeux ces geôles sombres de mélodrames où le condamné, retenu à un poteau par une chaîne de fer, est à moitié couché sur de la paille fétide, ayant à ses côtés une cruche d’eau et un morceau de pain noir.

Mais le prisonnier est, au contraire, bien couché dans un dortoir chaud l’hiver, aéré l’été ; sa nourriture est saine et abondante, et il peut aisément gagner 40 à 50 centimes par jour. Quel ouvrier reste en possession d’une pareille somme quand il lui a fallu sur son salaire quotidien prélever le prix d’un repas chétif et d’un mauvais gîte ? Comme le dit M. Sue, le criminel retournera donc à la geôle sans regret et même avec contentement.

« Sa corruption est-elle moins grande que celle des autres, manifeste-t-il, au contraire, le moindre remords, il est exposé à des railleries atroces, à des huées infernales, à des menaces terribles. »

En effet, le prisonnier qui semblerait, devant ses compagnons, se repentir de sa vie passée, ne pourrait résister long-temps à leurs moqueries ! Les menaces et même les coups le ramèneraient dans la voie mauvaise dont il voudrait s’arracher.

« Enfin, chose si rare qu’elle est devenue l’exception de la règle, un condamné sort-il de cet épouvantable pandæmonium avec la volonté ferme de revenir au bien par des prodiges de travail, de courage, de patience et d’honnêteté, a-t-il pu cacher son infamant passé, la rencontre d’un de ses anciens camarades de prison suffit pour renverser cet échafaudage de réhabilitation si péniblement élevé. »

Cela est vrai : le réclusionnaire libéré qui cherchera à effacer les fautes de sa vie passée par une nouvelle vie remplie par le travail et la probité, sera forcé de retomber dans le crime si l’un de ses anciens compagnons a intérêt à ce qu’il y retombe. En vain il se débattra, une dénonciation viendra révéler ce qu’il était, et celui qui l’emploie le chassera ignominieusement.

Voici le mal signalé, nous verrons dans les prochains articles ce qui le cause et les moyens d’y remédier.


DOUZIÈME ARTICLE.


Après avoir montré tout ce qu’il y a de déplorable dans notre système pénitentiaire, il est bon de remonter avec le lecteur à la cause de cet état.

La dépravation, l’endurcissement croissant du coupable sont le triste effet de la captivité en commun ; vous enfermez un voleur novice avec des voleurs consommés et des assassins passés-maîtres… Qu’en résultera-t-il ? — Que le germe de corruption enfoui dans le criminel débutant se développera et grandira au milieu des fangeux hôtes des prisons comme la graine apportée par un tourbillon sur le fumier d’une basse-cour. À ce contact perpétuel d’êtres tout à fait viciés, l’homme se noircit comme la main en palpant du billon. Malgré ses remords d’une première faute, malgré son intention formellement arrêtée de se réhabiliter, il subira la fascination de ses compagnons et, comme celui qui regarde la roulette, plein de répulsion pour le jeu, se laisse éblouir par la vue de l’or qui roule incessamment sur le tapis vert, de même les ignobles forfanteries, l’exaltation cynique, la glorification des crimes réagiront forcément sur l’âme de ce coupable. Il s’enivrera aux louanges qu’on prodigue aux assassins ; les monstrueux sophismes qui frappent journellement ses oreilles, étoufferont en lui toute voix intime, tout cri du cœur, et le voleur jeté par la loi dans une prison en punition de sa faute, sortira de cette prison aguerri et prêt à commettre les plus épouvantables crimes. La pensée en est en lui, et, il faut le dire, entre la pensée et l’exécution il n’y a que l’occasion.

Admettons maintenant le système cellulaire ; que chaque criminel ait son cachot séparé et ne puisse en aucune façon communiquer avec ses pareils : voici les résultats positifs qu’on obtiendra ; l’abattement terrassera les prisonniers qu’une exaltation fiévreuse surexcite, comme nous venons de le prouver ; les moins coupables ne seront pas exposés à devenir pires ; les plus criminels, si endurcis qu’ils soient, céderont à l’ennui mortel de la solitude. Voici donc le mal prévenu, voyons maintenant les remèdes à apporter au système cellulaire qui, envisagé absolument, offre de grands dangers, comme la folie et le suicide, par suite de ce profond ennui dont nous avons parlé plus haut. Que l’aumônier, le médecin et le directeur visitent tous les jours chacun des prisonniers et l’exhortent au repentir ; ces enseignements ne seront point perdus comme ils le sont aujourd’hui : quand l’un des visiteurs aura terminé sa pieuse et sainte mission, les compagnons du coupable ne viendront pas, sous un redoublement de récits monstrueux et cyniques, étouffer dans son esprit les semences de bien à mesure qu’on les y aura déposées ; c’est ce qui se passe maintenant. D’abord, nous le croyons ainsi, le prisonnier accueillera par de grossières injures et une tenace indifférence les bons enseignements qu’on lui donnera ; mais peu à peu dompté par l’isolement, il s’habituera à cette voix qui rompra seule le silence de sa cellule, puis il attendra avec impatience l’heure où elle sera habituée de se faire entendre, et enfin, il comprendra cette voix, ses oreilles s’ouvriront comme celles du sourd-muet sous le divin ephphetha, et l’amour du bien attisé par la consolation se rallumera dans son âme.

Ces lignes ne sont qu’une imparfaite traduction des nobles et généreuses pensées de M. Sue, qui conclut ainsi :

« Après des siècles d’épreuves barbares, d’hésitations pernicieuses, on paraît comprendre qu’il est peu raisonnable de plonger dans une atmosphère abominablement viciée des gens qu’un air pur et salubre pourrait seul sauver. Que de siècles pour reconnaître qu’en agglomérant les êtres gangrenés on redouble l’intensité de leur corruption, qui devient ainsi incurable ! Que de siècles pour reconnaître qu’il n’est en un mot qu’un remède à cette lèpre envahissante qui menace le corps social… l’isolement. »

Espérons que le projet de réforme pénitentiaire arrangé par M. Duchâtel, et qui rentre dans l’idée du système cellulaire, sera adopté par la chambre. Du reste, le conseil-général d’Indre-et-Loire, dans sa session de 1843, a adopté le système cellulaire pour les prisons de Tours, et voici déjà une réponse aux détracteurs de M. Sue.

Les Mystères de Paris ont éveillé l’attention de MM. les ministres. L’un d’eux a proposé à ses collègues d’intenter un procès à M. Sue et au Journal des Débats, mais après quelques réflexions le conseil a repoussé cette proposition. Cette tentative de persécution ne nous étonne pas ; MM. les ministres comprennent fort bien que M. Sue ne travaille pas dans leur intérêt en cherchant par de généreuses théories à améliorer le sort du faible et du pauvre. Si certaines gens n’étaient point frappés plutôt de mauvaise foi que d’ignorance, ils comprendraient la portée non pas démocratique, mais démophile de l’œuvre de M. Sue, et ne prendraient point à tâche de blâmer ou de ridiculiser ce livre. Mais, tout vient à point à qui sait attendre, comme disait M. de Villèle, et nous espérons bien que M. Sue fera précéder son livre d’une bonne et spirituelle préface où chacun de ces gens sera traité selon ses œuvres.


TREIZIÈME ARTICLE.


Il fut un âge heureux, l’histoire le prétend du moins, où Louis IX rendait la justice sous les ombrages frais de Vincennes. Quel bon temps que celui-là ! Seigneurs et vassaux, puissants et faibles, riches et pauvres se trouvaient en présence et réellement égaux devant ce roi populaire qui exerçait lui-même l’importante mission de juger entre les hommes.

Si jamais il en a été ainsi, nous devons l’avouer avec Pique-Vinaigre, les temps sont changés.

« La justice, dit-il avec un éclat de rire sardonique, c’est comme la viande… c’est trop cher pour que les pauvres en mangent… Seulement, entendons-nous ; s’il s’agit de les envoyer à Melun, de les mettre au carcan ou de les jeter aux galères, c’est une autre affaire… on leur donne cette justice-là gratis. Si on leur coupe le cou… c’est encore gratis, toujours gratis.

» Mais la justice qui empêcherait une honnête mère de famille d’ètre battue et dépouillée par un gueux de mari qui veut et peut faire argent de sa fille… cette justice-là coûte 500 francs. »

Qui ne songera avec amertume qu’après tant de siècles, après tant de révolutions, après tant de luttes où le bras et la pensée ont si vaillamment combattu, nous ne sommes arrivés qu’à une honteuse égalité, celle de l’argent, et que le pauvre, par cela seul qu’il est pauvre, se trouve en dehors de nos institutions et de nos lois. La justice qui punit vient le chercher sous son toit et le condamne s’il est coupable, rien de plus équitable ! mais pourquoi frappe-t-il vainement au seuil de la justice qui défend ? L’image que la statuaire nous donne de la justice est complétement fausse pour l’indigent. Le bandeau dont on couvre ses regards ne lui semble pas l’emblème de l’impartialité, mais de la cécité : car elle a des yeux pour ne le pas voir ; elle a des oreilles pour ne pas l’entendre, des lèvres pour ne lui point parler. Les plateaux de sa balance ne sont pas en équilibre ; il y a dans l’un un sac d’or qui y pèse aussi lourd, aussi implacable que le glaive du Brenn gaulois dans la balance romaine, et, quelque inscription qui soit gravée sur le socle, le pauvre n’y peut lire que celle-ci : Væ miseris !

En effet, « plaider devant les tribunaux civils entraîne des frais énormes et inaccessibles aux artisans qui vivent à grand’peine d’un salaire insuffisant. Pourtant, le pauvre n’a d’autre vie que la vie domestique ; la bonne ou mauvaise conduite d’un chef de famille d’artisans n’est pas seulement une question de moralité, c’est une question de pain. »

Par malheur, il se rencontre souvent qu’un ouvrier est fainéant, débauché ; quand il rentre dans son ménage, après une journée passée au cabaret, si le moindre reproche l’accueille à son arrivée, si la femme justement indignée, s’emporte contre lui, ivre de vin bleu, stupide, il la frappera en l’accablant des noms les plus orduriers. Et peut-être des enfants seront témoins de cette scène aussi hideuse qu’infâme. Parfois il se fera qu’il conduira sa concubine dans la seule chambre de la famille, et si, un jour, l’épouse légitime, lasse de ces tortures et de ces humiliations incessantes, emmène ses enfants pour les soustraire à de détestables exemples et à la misère que rendent inévitable la fainéantise et l’inconduite de son mari, l’une en ne produisant rien, l’autre en glanant jusqu’au dernier centime le chétif salaire que la mère amasse si péniblement, elle ne pourra trouver le calme qu’elle aura cherché. La loi est précise ; l’époux a le droit de se présenter dans son nouveau réduit, d’y commander en maître et de vendre jusqu’à la dernière nippe, jusqu’au berceau de ses enfants, ce que la loi qui saisit le débiteur ne peut pas faire.

« Eh bien ! lorsqu’aux douleurs de l’âme se joint pour une malheureuse mère la misère de ses enfants ; n’est-il pas monstrueux que la pauvreté de cette femme la mette hors la loi et la livre sans défense, elle et sa famille, aux odieux traitements d’un mari fainéant et corrompu ? »

Il ne faut pas s’y tromper ; dans la circonstance que nous venons de mentionner, le sort de la femme de l’ouvrier est mille fois plus affreux que celui de la femme du monde. Car elle a de plus qu’elle, la misère !

« La justice civile, comme la justice criminelle, ne devrait-elle pas être accessible à tous ? Lorsque des gens sont trop pauvres pour pouvoir invoquer le bénéfice d’une loi éminemment préservatrice et tutélaire, la société ne devrait-elle pas, à ses frais, en assurer l’application, par respect pour l’honneur et le repos des familles ? »


QUATORZIÈME ARTICLE.


Un homme ouvre une jalousie la nuit, pénètre dans une chambre, brise une serrure et commet un vol ; la justice s’empare du coupable, le juge et, dans l’intérêt de la société dont elle est le protecteur-né, elle le condamne. L’homme a subi sa peine, il est quitte envers cette société qu’il avait attaquée ; celle-ci lui doit aide et protection comme et plus qu’à tout autre, et cependant « quelles précautions prend-elle pour empécher le réclusionnaire libéré de retomber dans le crime ? Aucune… Lui rend-elle possible, avec une charitable prévoyance, le retour au bien, afin de pouvoir sévir, ainsi que l’on sévit d’une manière terrible, s’il se montre incorrigible ? Non !… la perversion contagieuse de vos geôles est tellement connue et si justement redoutée, que celui qui en sort est partout un sujet de mépris, d’aversion et d’épouvante ; serait-il vingt fois homme de bien, il ne trouvera presque nulle part de l’occupation. »

Non ! la société ne fait pas son devoir ! Après l’expiation de la faute, elle ne sait pas réhabiliter l’ex-criminel ; et l’incurie profonde qu’elle témoigne à son égard, ramène forcément ce dernier au degré d’abaissement et de honte où il était descendu. Que la justice atteigne et frappe le coupable, rien de mieux ; mais que le châtiment dure lorsque la faute est lavée, voici ce que nous ne saurions admettre : car Dieu pardonne au repentir, Dieu pardonne à qui a beaucoup souffert ; et pourtant, le repentir et la souffrance ne sont d’aucun poids dans la balance des hommes.

Nous ne blâmons pas cette surveillance que s’arroge la société sur les hommes qui sont sortis de ses prisons ou de ses bagnes. Il lui faut des garanties, nous le concevons ; il faut qu’on ne lui nuise plus : mais il serait utile pour cela qu’elle mît les libérés en état de revenir au bien, et voilà justement ce qu’elle néglige.

Cette surveillance dont nous venons de parler, « cette surveillance flétrissante exile le réclusionnaire libéré dans de petites localités où ses antécédents doivent être immédiatement connus, et où il n’aura aucun moyen d’exercer les industries exceptionnelles souvent imposées aux détenus par les fermiers de travail des maisons centrales. »

Oui ! la justice fait ainsi ; au sortir de la prison, elle relègue le libéré dans les bourgades, et cela sous le prétexte spécieux qu’il est plus que partout ailleurs sous la main de ses exécuteurs.

Ainsi, Joseph sort du bagne après avoir traîné à son pied le boulon de l’infamie, tout le temps qu’a voulu la loi ; il espère pouvoir cacher sa honte dans quelque carrefour de grande ville où, sans lui demander compte des jours écoulés, on lui donnera pour son travail un salaire quelconque. Point ! le garde-chiourme qui détache ses fers, dit à Joseph : Vous êtes libre, allez ! seulement rendez-vous à tel village, autrement la justice vous empoignera comme ayant rompu votre ban. Et Joseph part, triste et découragé, car il a perdu l’espérance de cacher à tous les yeux son infamant passé. En effet, il arrive au lieu désigné ; et sa venue est aussitôt apprise, puisqu’il lui faut rendre compte tous les huit jours de ses faits et gestes à la mairie de l’endroit. Nous le disons avec douleur, le passé des criminels leur ferme l’avenir ! Nul ne nous démentira, ou à celui-là nous demanderions s’il accueillerait un homme qui se présenterait ainsi à lui : Monsieur, pour vol ou pour assassinat j’ai été condamné à tant d’années de prison ou de bagne, j’ai fait mon temps, on m’a assigné cette ville pour résidence, voulez-vous me recevoir au nombre de vos ouvriers, ou me recommander à vos amis ? Non certes, il ne le ferait pas et peut-être aurait-il raison… Pourquoi un particulier faible et sans défense, si on le compare à la toute-puissante société, oserait-il plus que cette dernière ? Non, quand criminel lui déroulerait toutes les pages de son passé, un instinct répulsif le ferait tressaillir, et il lui crierait en s’éloignant : Vat-t’en ! va-t’en ! C’est qu’aussi bien peu ont cette force de volonté et cette inépuisable bonté d’âme qui faisaient que le Nazaréen s’arrêtait devant les lépreux et, sans redouter le contact de leur horrible maladie, leur imposait les mains et les renvoyait en leur disant : Allez, et soyez guéris. La lèpre morale est tout aussi effrayante que la lèpre physique, et l’homme imploré par le libéré le chassera, ne pouvant croire à son repentir, et voyant à travers un nuage sanglant les jours qu’il passerait dans son champ ou dans son atelier.

« La condition d’un libéré est donc beaucoup plus fâcheuse, plus pénible, plus difficile qu’elle ne l’était avant sa première faute ; il marche entouré d’entraves, d’écueils ; il lui faut braver la répulsion, les dédains, souvent même la plus profonde misère. Et s’il succombe à toutes ces chances effrayantes de criminalité, et s’il commet un second crime, vous vous montrez mille fois plus sévère envers lui que pour sa première faute. »

Il est récidiviste, dit-on ! Il avait été puni et cependant le châtiment n’a pas été salutaire, donc il était trop léger, trop indulgent, il faut l’augmenter. Oui ! parce que cet homme a cherché vainement du travail, qu’il s’est traîné aux genoux de la société, en criant : Pourquoi me proscrire ? Je ne vous dois plus rien ! Je vous ai payé avec ma liberté, avec mes joies, avec mon honneur dont vous m’avez pris la plus grande part. Par pitié, faites que je mange ; ces bras que je tends vers vous, utilisez-les !… et que la société s’est détournée de lui en laissant ce malheureux seul avec sa misère, il doit être sévèrement puni. Il a pleuré toutes ses larmes, cet homme ; il a promené son oisiveté famélique partout et puis, un jour, il s’est trouvé au coin d’une rue, les yeux secs, l’estomac vide ; et il s’est demandé ce qu’il avait à faire, à cette heure où toute ressource lui échappait, où la preuve lui était bien acquise que, si Dieu pardonne, la société ne pardonne pas, et alors, soit haine pour cette dernière, envers laquelle il s’était acquitté, soit amour de soi, instinct de conservation, cet homme a recueilli sa dernière force et s’est jeté dans un nouveau crime, avec cette ardeur fiévreuse du coupable d’autrefois qui se précipitait dans un lieu saint, en criant : Asile !

Ce surcroît de punition « est injuste, car c’est presque toujours la nécessité qu’on lui en fait qui le conduit à un second crime. Oui, car il est démontré qu’au lieu de corriger, le système pénitentiaire actuel déprave. Le terrible châtiment qui frappe les récidivistes serait juste et logique si les prisons moralisaient, épuraient les détenus et si, à l’expiration de leur peine, une bonne conduite leur était, sinon facile, du moins généralement possible. »


QUINZIÈME ARTICLE.


Jean-Paul a écrit quelque part : « Herder et Schiller voulurent se faire chirurgiens dans leur jeunesse, mais le destin le leur défendit. Il existe, leur dit-il, des blessures plus profondes que celles du corps : guérissez-les ! Et tous les deux écrivirent. »

Nous savons que M. Sue, qui compte dans sa famille deux chirurgiens illustres, élèves de Devaux et de Verdier, pratiqua pendant quelque temps la science chirurgicale ; nous ne saurions trop le féliciter d’avoir, à l’exemple d’Herder et de Schiller, abandonné le scalpel pour la plume et de chercher à guérir plutôt les plaies morales que les plaies matérielles.

Depuis assez long-temps, les gens progressifs et démophiles se contentaient de psalmodier sur différents tons : Le peuple souffre ! le peuple souffre ! et la société (nous voulons dire les heureux du monde) troublée d’abord par ce cri s’y était habituée et ne le regardait plus que comme un bourdonnement incommode ; mais aujourd’hui, la foule ce n’est point une hyperbole, la foule s’est émue et les riches ont compris et croient qu’il y a en effet sur cette terre des pauvres et des misérables. Cette conscience du paupérisme amènera tôt ou tard une grande réforme et M. Sue aura atteint son but.

Dans les Mystères de Paris, l’auteur a mis au service des vérités sociales les plus sèches, les plus ardues, sa riche imagination de poète, et c’est avec une énergique indignation qu’il attaque aujourd’hui la coupable indulgence de la loi à l’égard des officiers publics qui manquent au premier, au plus saint de leurs devoirs, la probité.

En effet, cette loi si sévère, si implacable pour tous les autres devient quasi facile et élastique, quand il s’agit d’un notaire. Brutale pour celui-là, elle se fait polie pour celui-ci ; autant elle châtie avec rudesse le premier, autant elle punit paternellement le second.

Ainsi, un valet profitera du sommeil de ses maîtres, pour enlever une montre ou une bourse, ou bien encore un misérable s’introduira la nuit par-dessus les murs, au péril de sa vie, et forcera un secrétaire, la justice sera terrible pour les frapper.

Cela est juste… Celui-là a commis un vol domestique, celui-ci s’est rendu coupable d’un vol effractif. « Mais qu’un huissier, mais qu’un officier public quelconque vous dérobe l’argent que vous avez forcément confié à sa qualité officielle, non seulement ceci n’est plus assimilé au vol domestique ou au vol avec effraction, mais ceci n’est pas même qualifié vol par la loi. Vol, fi donc ! abus de confiance, à la bonne heure ! C’est plus délicat, plus décent et plus en rapport avec la condition sociale, la considération de ceux qui sont exposés à commettre ce… délit !… Car cela s’appelle délit !… crime serait aussi trop brutal.

» Ô comble de l’équité ! ô comble de la justice distributive ! Un serviteur vole un louis à son maître, un affamé brise un carreau pour voler un pain… Voilà des crimes ! Vite aux assises ! Un officier public dissipe ou détourne un million, c’est un abus de confiance… Un simple tribunal de police correctionnelle doit en connaître. »

Un officier public est à tous les yeux revêtu d’un caractère honorable ; un notaire, par exemple, dépositaire de la confiance et de la fortune de tous, a, non pas un métier à exercer, mais une mission à remplir. Pour lui, les familles n’ont point de secrets ; c’est à lui que le riche confie la dot de ses enfants, c’est dans sa caisse que le pauvre verse les petites économies qui vaudront du pain à sa vieillesse. Plus la confiance que l’officier public inspire est grande, plus il est coupable d’en abuser ; car « qu’est-ce donc qu’un abus de confiance, sinon un vol domestique, mille fois aggravé par ses conséquences effrayantes et par le caractère officiel de celui qui le commet ? En quoi un vol avec effraction est-il plus coupable qu’un vol avec abus de confiance ? Comment vous osez déclarer que la violation morale du serment de ne jamais forfaire à la confiance que la société est forcée d’avoir en vous, est moins criminelle que la violation matérielle d’une porte ? »

Ainsi, un misérable sans instruction, sans connaissance des lois, pressé parfois par la misère, est plus coupable en volant vingt francs que l’officier public, instruit et versé dans l’étude du code, qui emporte l’argent qu’on lui a confié ; ainsi le filou qui crochette une porte pour dérober quelques mauvaises nippes dans un grenier, est plus coupable que le notaire qui brise son serment !… Mais le serment est chose bien plus inviolable qu’une porte ! Mais emporter un dépôt est un fait bien autrement grave que de dérober quelques pièces de monnaie ; mais enfin, entre le goujat stupide et le notaire éclairé, le plus misérable, le plus criminel ce n’est pas le premier, en faveur duquel on peut du moins alléguer l’ignorance et le besoin.

Ô justice ! quels funestes effets résultent de ta coupable préférence ! La confiance publique est morte et ceux qui furent trompés tant de fois appliquent aux notaires ce que Polybe disait des Grecs : « Demandez-leur douze cautions et douze serments et, quand ils vous les auront donnés, ne dormez pas tranquilles. »

Cela est injuste, souverainement injuste, il se trouve parmi les officiers publics des hommes notoirement honorables et qui ne devraient, comme la femme de César, pas même être soupçonnés ; s’ils portent la peine de ce qu’ils n’ont point fait, s’il leur faut fléchir sous le poids de la défiance, c’est que le malheur ne raisonne pas. Quand on a vu, comme nous, arriver les clients par centaines à la porte d’une étude fermée de la veille, et demander avec des larmes l’argent qu’on leur avait volé, on comprend et on excuse cette injustice. On rencontre là des mères qui comptaient sur leur petit pécule pour élever leurs enfants, de pauvres domestiques qui espéraient, grâce à leurs économies, pouvoir quitter, un jour, le collier de servitude que la misère leur avait rivé ; d’autres qui, réduits au plus complet dénûment, se voient obligés de se courber sous ce joug si lourd et si humiliant de la domesticité et, au milieu des imprécations qui surgissent douloureuses et amères, on ne se sent pas la force de demander quelques exceptions.

Dernièrement encore, nous avons assisté à une scène qu’aucune expression ne pourrait qualifier. Une pauvre femme, septuagénaire et infirme, se traînait à la porte d’un notaire qui venait de faire banqueroute et demandait en pleurant : Mon argent, mon pauvre argent. Cette femme se trouvait dans la faillite pour six cents francs. Six cents francs, somme bien mesquine en apparence ; mais cette misère était une fortune pour la malheureuse femme, c’était le fruit de cinquante ans d’économie ! et songez ce qu’il avait fallu de parcimonie et de patience pour amasser si peu de chose. Cette femme n’avait d’autre industrie que de vendre de la salade qu’elle criait par les rues. Pendant deux heures elle resta près de la porte, usant sa voix et ses larmes à redemander et à pleurer son argent ; puis lasse et à demi morte, elle s’en fut. Dix minutes après, le notaire sortait de chez lui, le fusil sur l’épaule, et s’en allait ouvrir la chasse dans la propriété de sa femme.

« Plus les crimes sont graves, plus ils compromettent l’existence des familles, plus ils portent atteinte à la sécurité, à la moralité publique… moins ils sont punis. De sorte que plus les coupables ont de lumières, d’intelligence, de bien-être et de considération, plus la loi se montre indulgente pour eux. Frappez impitoyablement le pauvre, s’il attente au bien d’autrui, mais frappez impitoyablement aussi l’officier public qui attente au bien de ses clients. »

Oui ! frappez tous ces loups-cerviers qui déchirent impunément aujourd’hui ! attachez au pilori de l’infamie tous ces saint Vincent-de-Paul du notariat qui assassinent, non pas un homme, mais cent familles. Si la justice doit être indulgente, qu’elle le soit pour le misérable dont une bienfaisante instruction n’a pas développé l’intelligence, qui, battu et terrassé par le malheur, ne croit pas à un Dieu juste et miséricordieux ; de la pitié pour lui, soit ! s’il a détaché un fruit de l’arbre du voisin, c’est qu’il avait soif, c’est que, n’ayant rien à lui, il n’apprécie pas le droit de propriété. Mais qu’on frappe impitoyablement l’officier public qui manque à sa mission. Il sait, celui-là, il ne souffre ni de la faim, ni de la soif. Que pour lui, l’on soit sans pitié, car il commet le plus épouvantable de tous les crimes, il assassine ses hôtes, lâchement pendant qu’ils dorment le sommeil de la confiance ; car, enfin, il ne rougit pas de sacrifier la considération dont on l’entoure à quelques écus, et d’absoudre son ignoble crime par cette maxime ignoble : L’or lave la honte !

Pour conclure, « nous voudrions que, grâce à une réforme législative, l’abus de confiance commis par un officier public fût qualifié vol et assimilé pour le minimum de la peine au vol domestique, et pour le maximum au vol avec effraction et récidive. La compagnie à laquelle appartiendrait l’officier public serait responsable des sommes qu’il aurait volées en sa qualité de mandataire forcé et salarié. »


SEIZIÈME ARTICLE.


Un de nos abonnés nous adresse une longue lettre où il nous demande comment nous avons pu comparer un notaire fripon avec saint Vincent-de-Paul ; de plus, à propos des Mystères de Paris, reproche à M. Sue de n’avoir point assez châtié son style, de s’être servi de l’argot, d’avoir enveloppé ses pensées morales dans une forme romanesque et d’avoir peint des scènes de débauche et de crime dans son livre, ce qui empêchera les mères de le confier à leurs filles.

Voici notre réponse à notre honorable correspondant :

François-de-Sales a dit de saint Vincent-de-Paul, qu’il ne « connaissait pas dans l’Église un plus digne prêtre que lui ; » et si nous rappelons ces paroles, c’est que, mieux que toutes autres, elles expriment notre opinion sur le religieux de Saint-Lazare. Nul n’a plus que nous en vénération le saint aumônier des galères qui prit les fers et la place d’un pauvre forçat, afin de rendre celui-ci à sa famille plongée dans la misère ! Pour essayer d’insulter à cette noble figure, il nous eût fallu oublier qu’avant saint Vincent-de-Paul on vendait les enfants trouvés, un franc la pièce, dans la rue Saint-Landri, et cela en pitié, disait-on, des femmes malades auxquelles ces innocentes créatures étaient nécessaires pour sucer un lait corrompu. Le noble religieux s’émut devant ce trafic infâme, et, après avoir épuisé toutes ses ressources en faveur des enfants trouvés qu’il avait rencontrés d’abord, il convoqua une assemblée de dames charitables et leur exprima avec une si grande éloquence la misérable position de ses protégés que, le même jour, au même instant, dans la même église, une seule collecte produisit de quoi fonder et doter l’hôpital des Enfants-Trouvés. Voilà un de ces actes trop sublimes pour que le cœur les oublie. Non ! Dans notre esprit, l’Église n’eut jamais un plus digne prêtre que Vincent-de-Paul comme l’a dit saint François-de-Sales ; et « l’humanité peut le compter parmi ses plus illustres bienfaiteurs, » selon l’expression si vraie du cardinal Maury.

Quand nous disions les saint Vincent-de-Paul du notariat, c’était en mémoire du sieur Lehon qui cachait le voleur, comme le Ferrand du roman, sous les dehors d’une piété austère ; du sieur Lehon que son avocat n’a pas craint d’appeler aux débats le saint Vincent-de-Paul du notariat.

Maintenant nous tenons à trop grand honneur la délicate amitié que veut bien nous témoigner M. E. Sue, pour passer sous silence ce qui le concerne dans la lettre que nous avons reçue.

Le premier point à remarquer, c’est que la critique de notre correspondant ne frappe que sur la partie romanesque de l’ouvrage et nullement sur la partie morale. M. Sue a négligé son style, oui ! M. Sue nous l’a confessé à nous-même : « J’ai tant de vérités à dévoiler, nous disait-il, qu’il ne m’est pas possible de calculer mes phrases. Ce serait mal, en somme, car, si mon livre doit amener ceux qui nous gouvernent à exécuter quelques réformes utiles, quels reproches ne devrais-je point me faire d’avoir retardé, pour une vaine satisfaction d’amour-propre, la révélation de ces mystères infâmes, non pas tant par leur nature que par le lieu où ils se passent, c’est-à-dire au milieu d’une société civilisée. »

M. Sue a fait assez souvent preuve de style pour qu’on n’ait rien à lui réclamer de ce côté. En outre, sauf quelques négligences faciles à corriger, les Mystères de Paris sont écrits avec cette éloquence du cœur, qui est à nos yeux la seule et véritable éloquence. Donc, l’auteur pouvait impunément faire abnégation de sa réputation d’écrivain, il n’avait pas un iota à y perdre ; mais, pour convaincre notre estimable correspondant de la pureté des intentions de M. Sue, nous nous portons garant qu’il eût agi de même s’il en eût été à son premier ouvrage, en admettant, ce qui est inadmissible, que les Mystères de Paris puissent être un premier ouvrage.

Pour ce qui est de l’argot, nous avons discuté cette question en commençant notre analyse. C’est une affaire d’école, et nous déclarons en notre âme et conscience qu’il est bien de donner à chaque classe de la société le langage qui lui est propre.

Si maintenant nous prenons les scènes de débauche et de crime des Mystères de Paris, nous dirons que l’ouvrage eût menti à son titre en ne les mentionnant pas. Nous le répétons, M. Sue n’a pas fait la société mauvaise, c’est la société qui s’est offerte mauvaise à M. Sue.

Un homme honorable, un homme de bien, Parent-Duchâtelet, a écrit en tête de son livre de la prostitution :

« Une des lois constantes de la nature, c’est que les êtres vivants ressemblent à ceux qui les produisent, et que les générations se transmettent les vices aussi bien que les bonnes qualités du corps et de l’esprit : de là le précepte donné aux chefs des États par les législateurs de tous les temps, de surveiller les générations présentes en vue des générations futures, d’éloigner d’elles les maladies et les infirmités en fortifiant leur constitution, et de faire concourir au perfectionnement moral et physique des populations tous les moyens capables de conduire à ce but. »

Certes, nous sommes de cet avis : que la mère défendra la lecture des Mystères de Paris à sa fille ; mais elle lui défendra aussi la lecture de la Bible et des Confessions de saint Augustin.

Les Mystères de Paris sont appelés à remuer notre organisation sociale, nous te croyons ; il se trouvera d’abord bien de la boue à la surface, mais les hommes de cœur ne doivent pas reculer pour si peu. Une jeune fille pieusement élevée par sa mère est gardée des rues honteuses qui blesseraient ses pudiques regards, elle doit être gardée aussi des livres qui dévoilent ces rues honteuses ; mais l’homme peut et doit hardiment marcher dans cette fange pour la sécher, mais l’homme doit assainir le terrain insalubre et, là où grouillait la honte, semer le grain de l’honneur et de la vertu.


DIX-SEPTIÈME ARTICLE.


Au moment où nous défendions la pensée morale du roman de M. Eugène Sue, il nous tombait sous les yeux le Bulletin des tribunaux où nous lisions avec un sentiment d’horreur profonde les ignobles débats de l’affaire Eon, Abadie, etc. Nous y avons vu quelques nobles paroles de M. Mongis, avocat du roi, que nous rapportons ici :

« L’auteur d’un livre qui, dans ce moment, occupe à juste titre l’attention publique a présenté des scènes à peu près semblables à celles qui s’agitent dans ce moment devant le tribunal, mais qui restent au-dessous de la vérité. Là aussi, il y a une femme affreuse qui violente une jeune fille pour la pousser à la corruption. Mais, au moins, la femme qui martyrisait la pauvre Fleur-de-Marie, cette femme n’était point sa mère ! »

C’est qu’en effet, et nous ne saurions mieux citer, pour la défense du roman, M. Sue est resté au-dessous de la vérité. La conduite de la Chouette est ignoble, c’est vrai ! mais combien elle serait plus ignoble encore si la hideuse compagne du Maître d’école était a mère de la Goualeuse !… Nous remercions M. Mongis de ses paroles, il y a du courage à venir, à la face d’un tribunal, défendre un ouvrage que MM. les gens du roi eussent bien désiré griffer.

Si maintenant, car il faut finir ce qu’on a commencé, on nous disait que M. Sue a eu tort de publier son livre dans un journal, nous répondrions qu’il n’est pas une des feuilles périodiques qui ne saisisse, avec avidité, l’occasion de remplir ses colonnes avec le récit des crimes qui viennent chaque jour se dénouer devant la justice ; ainsi tous les journaux ont parlé de l’héroïne du Glandier ; aucun n’a omis l’assassinat de M. de Marcellange ; et, certes, on peut écrire dans un feuilleton ce qu’on écrit dans un article cour d’assises, surtout quand le feuilleton, comme celui de M. Sue, indique le remède à côté du mal.

Dans sa huitième partie, l’auteur se sort de ces sublimes paroles du Christ : Aimons-nous les uns les autres ! pour dérouler un admirable système qui, mis en pratique, confondrait la fraternité et la charité, ces deux dogmes éternels du christianisme.

Oui ! l’établissement de la banque des travailleurs sans ouvrage est une noble et généreuse idée.

« Le fondateur, dit M. Sue, s’adresse d’abord aux ouvriers honnêtes, laborieux et chargés de famille, que le manque de travail réduit souvent à de cruelles extrémités. Ce n’est pas une aumône dégradante qu’il fait à ses frères, c’est un prêt gratuit qu’il leur offre. Puisse ce prêt, comme il l’espère, les empêcher souvent de grever indéfiniment leur avenir par les emprunts écrasants qu’ils sont forcés de contracter afin d’attendre le retour du travail, leur seule ressource, et de soutenir leur famille, dont ils sont l’unique appui. »

Imaginez une banque établie d’après ces principes et convenez que le sort du pauvre ouvrier serait sensiblement amélioré ; réduit à l’inaction, soit par une fermeture d’atelier, soit par une maladie, il ne serait pas obligé d’emprunter aux juifs de notre époque une petite somme à un intérêt énorme, et il pourrait attendre patiemment ou un nouvel embauchage ou la reprise de ses travaux.

« Pour garantie de ce prêt, le fondateur ne demande à ses frères qu’un engagement d’honneur et une solidarité de parole jurée. À cet engagement adhéreront, comme garants, deux camarades, afin de développer et d’étendre par la solidarité la religion de la promesse jurée. »

Cet engagement d’honneur, qui pourrait sembler à nos spéculateurs du jour une aimable plaisanterie, est cependant suffisant ; car, de mémoire d’usurier, le petit peuple n’a pas manqué à sa parole, et, quoique n’étant lié par aucun écrit, il a toujours intégralement remboursé le capital et les intérêts, à moins de mourir de faim.

« Ne pas dégrader l’homme par l’aumône… ne pas encourager la paresse par un don stérile… exalter les sentiments d’honneur et de probité naturels aux classes laborieuses… venir fraternellement en aide au travailleur qui, vivant déjà difficilement au jour le jour, grâce à l’insuffisance des salaires, ne peut, quand vient le chômage, suspendre ses besoins, ni ceux de sa famille, parce qu’on suspend ses travaux, telles sont les pensées qui ont présidé à cette institution. »

Souvent il advient qu’un ouvrier brisé par un excès de travail, est forcé de s’aliter quelques jours ; d’autres fois, c’est une suspension de travaux qui le jette momentanément sur le pavé, et, dans les deux cas, le malheureux subit cette gêne qui engendre la misère par suite. C’est qu’aussi le salaire des travailleurs est si modique qu’ils ne peuvent mettre de côté que de très-petites sommes, et cela à de longs intervalles. Supposez l’un des deux événements dont nous venons de parler, et le minime fonds de réserve, les quelques écus grapillés, centime par centime, sur le prix de la journée, seront bien vite passés, soit chez le médecin, soit chez le boulanger, car, selon la maladie ou le manque d’ouvrage, il faut ou se guérir ou manger. Quand ses ressources sont épuisées l’ouvrier ne tarde pas à recourir aux emprunts, sa pauvreté ne lui permettant pas d’obtenir un long crédit. Le malheureux n’a pas accès chez les banquiers honnêtes, qui ne peuvent risquer leurs fonds, et il s’adresse aux usuriers, qui lui lâchent un prêt modique, pour un temps très-court et avec un intérêt qui varie de 20 à 100 p. 100. Cela peut paraître exagéré, mais, ces jours derniers, on jugeait à Paris un de ces infâmes prêteurs à la petite semaine et, entre autres délits, il était convaincu d’avoir prêté 50 fr. pour trois mois avec intérêt de 1 fr. 50 cent. par semaine. Nous ne connaissons pas la pénalité qui s’applique à l’usure ; mais elle a grand besoin aussi d’une réforme, si cet homme qui n’a été condamné qu’à trois mois de prison et à 400 fr. d’amende ne pouvait encourir un châtiment plus exemplaire. La traite des pauvres est aussi infâme, aussi ignoble, aussi inhumaine que celle des noirs, nous voudrions voir un plus grand rapprochement entre les peines auxquelles sont soumis ces deux crimes.

Forcé de subir ces conditions, car la faim est une mauvaise conseillère, malesuada fames, l’ouvrier se trouve, pour le présent, exempt d’embarras ; mais à peine l’ouvrage lui est-il revenu, qu’il se trouve débiteur d’une somme énorme pour lui. Alors, ou il est obligé de contracter un nouvel emprunt, ou bien il voit saisir le misérable mobilier qu’il possède. De toutes façons, c’est la misère qui succède à la gêne.

Maintenant, admettez que cette banque de travailleurs sans ouvrage soit fondée… l’ouvrier besogneux y trouvera, après avoir exhibé son livret, sur sa parole et sous la solidarité de deux de ses amis, une somme à emprunter et sans intérêts. Relevé à ses propres yeux par l’entière confiance qu’on lui témoigne, sans inquiétude sur l’avenir de sa dette, l’ouvrier, alors, s’il est malade, se rétablira plus vite, car les souffrances physiques cèdent promptement quand elles ne sont pas aiguillonnées par les tortures morales, et, s’il manque d’ouvrage, il attendra patiemment, car il n’aura pas à chaque instant sous ses yeux la vue d’un emprunt dont les intérêts grossissants auront bientôt doublé et triplé le capital.

À Avignon, cet admirable établissement est en vigueur. Que faudrait-il pour qu’il en fût de même à Orléans ? quelques personnes charitables ! Avec une donation, nulle pour les riches, on arriverait à accomplir cette pieuse mission, qui est conférée aux heureux de ce monde : de faire le bien sans humiliation ; et c’est dans l’espoir que notre voix sera entendue que nous avons si longuement développé l’idée admirablement sainte de M. Eugène Sue.
DIX-HUITIÈME ARTICLE.


Quoique entraîné vers le dénoûment de son œuvre, M. Sue trouve encore le moyen de faire surgir çà et là quelque bonne et belle pensée au milieu des nombreux acteurs qu’il est obligé de rapprocher. Jamais les vices de notre organisation sociale, jamais les divers modes de l’exploitation du pauvre n’avaient été dénoncés avec plus d’énergie et de talent. Aujourd’hui M. Sue entre dans un hospice, et y dévoile des mystères qu’on n’oserait soupçonner.

Beaucoup de médecins, et nous voulons parler de ceux-là qu’on nomme les princes de la science, ont la funeste manie d’essayer les nouveaux traitements sur les malheureux que la misère amène à l’hôpital. Aveuglés par l’amour de la science, ils oublient toutes notions d’humanité et, comme si les malades étaient une chose à eux, ils expérimentent, sans songer, mon Dieu ! que l’expérience peut tuer l’être faible et souffrant qu’ils ont choisi pour sujet. Comme Benvenuto, je crois, qui poignarda son modèle en travaillant au crucifix du palais Pitti, ces médecins ne voient que la science et pensent bien consciencieusement que la vie d’un homme pèse peu de chose à côté d’une découverte.

Faites avancer la science, dit M. E. Sue, « mais tenter vos aventureuses médications sur de malheureux artisans dont l’hospice est le seul refuge lorsque la maladie les accable, mais essayer un traitement peut être funeste sur des gens que la misère vous livre confiants et désarmés… à vous leur seul espoir, à vous qui ne répondez de leur vie qu’à Dieu, savez-vous que cela serait pousser l’amour de la science jusqu’à l’inhumanité ?…

» Comment ! les classes pauvres peuplent déjà les ateliers, les champs, l’armée ; de ce monde, elles ne connaissent que misère et privations : et, lorsqu’à bout de fatigues et de souffrances, elles tombent exténuées… demi-mortes, la maladie même ne les préserverait pas d’une dernière et sacrilège exploitation ? »

N’est-il pas amer et douloureux, en effet, de penser que la maladie ne sauvegarde pas suffisamment le pauvre, que l’hospice ne lui offre pas un asile assuré, et que là encore il est exploité ? C’est une monstruosité, songer que les remèdes donnés à ce malheureux peuvent aussi bien le tuer que le sauver ; songer que le pauvre, en croyant entrer dans l’hôtel de Dieu, entre dans un amphithéâtre où, au lieu de chercher à le guérir, le médecin travaillera sur lui vivant, comme après l’anatomiste sur lui mort.

« Un tel état de choses ferait regretter la barbarie de ce temps où les condamnés à mort étaient exposés à subir des opérations chirurgicales récemment découvertes… mais que l’on n’osait encore pratiquer sur le vivant… L’opération réussissait-elle, le condamné était gracié. »

Dans ce cas, au moins, l’expérience, si elle était barbare, n’était point criminelle ; des hommes condamnés à mourir pouvaient ainsi racheter leur vie. C’était un coup de dé. Mais ces hommes n’étaient point, comme les pauvres qui peuplent les hospices, d’innocentes créatures que le médecin doit protéger, car c’est là sa mission devant la société qui l’investit de ses importantes fonctions, qu’il doit sauver, car c’est là sa mission devant Dieu qui lui donne la science.

« Les hôpitaux militaires sont, chaque jour, visités par un officier supérieur chargé d’accueillir les plaintes des soldats malades, et d’y donner suite si elles lui semblent raisonnables. Cette surveillance contradictoire, complètement distincte de l’administration et du service de santé, est excellente ; elle a toujours produit les meilleurs résultats. Il est d’ailleurs impossible de voir des établissements mieux tenus que les hôpitaux militaires. Les soldats y sont soignés avec une douceur extrême et traités, nous dirions presque avec une commisération religieuse. »

Ce surveillant spécial est, aux yeux des malades, leur protecteur né, leur défenseur réel. Ils craignent en s’adressant aux membres de l’administration, ou que leur plainte soit dédaignée, ou même qu’elle indispose contre eux, car, en effet, il existe une telle solidarité entre les médecins et le comité d’hospice que le blâme allégué contre un d’eux retombe implicitement sur l’autre.

« Pourquoi une surveillance analogue à celle que les officiers supérieurs exercent dans les hôpitaux militaires n’est-elle pas exercée dans les hôpitaux civils par des hommes complètement indépendants de l’administration et du service de santé, par une commission choisie, peut-être parmi les maires, leurs adjoints, parmi tous ceux enfin qui exercent les diverses charges de l’édilité parisienne, charges toujours si ardemment briguées ? Les réclamations des pauvres (si elles étaient fondées) auraient ainsi un organe impartial, tandis que, nous le répétons, cet organe manque absolument ; il n’existe aucun contrôle contradictoire du service des hospices.

» Et cela n’est ni humain, ni juste ; c’est parce que le pauvre entre l’hospice au nom saint et sacré de la charité qu’il doit être traité avec compassion, avec respect, car le malheur a sa majesté. »


DIX-NEUVIÈME ARTICLE.


Les grilles de Bicêtre sont ouvertes, entrons. Oh ! suivez-moi sans crainte ; voyez, la pelouse est toute fleurie de blanches pâquerettes, les oiseaux chantent, le soleil reluit et rien de ce côté n’attriste l’âme. Ces bons pauvres qui se réchauffent paisiblement au foyer de Dieu, sont modestement vêtus ; mais on ne voit pas grimacer la misère à leurs coudes ou à leurs genoux. N’est-ce pas une bonne retraite que celle-là, et la vie qui s’y écoule ne doit-elle pas être calme et heureuse ? Oh ! M. Sue a raison :

« Bicêtre serait le rêve de l’artisan veuf ou célibataire qui, après une longue vie de privations, de travail et de probité, trouverait là le repos, le bien-être qu’il n’a jamais connus. »

En France, un hospice de travailleurs manque absolument ; aussi, rien de plus triste, de plus amer, de plus décoloré que la vie des artisans. Matelots privés de la lueur secourable du phare, ils travaillent machinalement et jamais un rayon doré d’espérance ne se glisse dans leur nuit. Pauvres au berceau, ils ont une enfance pénible, une dure jeunesse, et une vieillesse bien plus dure et bien plus pénible encore. C’est qu’en effet, si chaque jour amène son pain, c’est tout ! Et la vie est bien longue et bien pesante quand il faut se mettre à l’œuvre dès le matin pour gagner le repas du soir. Si Bicêtre leur était permis, ce serait le but vers lequel ils marcheraient ; et du moins quand ils sentiraient l’âge diminuer leurs forces, au lieu de s’en désespérer, ils penseraient que l’heure du repos serait proche, et ils béniraient le ciel.

« Malheureusement le favoritisme, qui, de nos jours, s’étend à tout, envahit tout, s’est emparé des bourses de Bicêtre, et ce sont en grande partie d’anciens domestiques qui jouissent de ces retraites, grâce à l’influence de leurs derniers maîtres. »

Cela est vrai ! il est des riches qui font concurrence aux artisans et, vous le comprenez, la lutte est trop inégale pour que les derniers ne succombent point. En effet, quels sont les titres de l’ouvrier ? Il a travaillé pendant cinquante ans sans relâche et sans plainte ; un jour arrive où sa santé se trouve ruinée par l’excès des labeurs et, vieux, infirme, il vient demander une part au dîner et une place au dortoir des pauvres. C’est bien quelque chose et cela mériterait considération, si monsieur tel ou tel n’avait réclamé la bourse vacante pour un de ses valets, brave vieillard qui servait son père, qui l’a servi, et cela avec zèle et probité. La place est donnée au domestique et il ne reste à l’artisan que le vagabondage et la mendicité. Il est vrai qu’on pourrait bien répondre à monsieur tel ou tel qu’autrefois aussi on avait de vieux domestiques, mais que l’on ne chargeait pas l’État de les nourrir quand l’âge les faisait inutiles. La reconnaissance s’exerçait à leur égard d’une tout autre façon. Ces vieux serviteurs devenaient en quelque sorte membres de la famille ; on ne réclamait plus rien d’eux et ils s’éteignaient paisiblement au milieu des enfants de ceux dont ils avaient servi les pères. Mais cette réponse pourrait offenser monsieur tel ou tel, et vous concevez qu’une injustice est préférable.

« Et pourtant ne serait-il donc pas juste, moral, humain, que les places de Bicêtre et celles d’autres établissements semblables appartinssent de droit à des artisans choisis parmi ceux qui justifieraient de la meilleure conduite et de la plus grande infortune ? »

En France, on ne sait ce qu’est la charité. Par-ci par-là, au milieu d’un bal, on trouvera bien à récolter une fastueuse aumône, mais on se borne là. Non que nous blâmions en rien cette façon de secourir !… Eh ! mon Dieu, sans le bal, au lieu d’une bourse pleine, on n’aurait à partager aux malheureux qu’une misérable somme. Quand la fête bourdonne, l’avarice a honte d’un refus, l’ostentation se déploie avec bonheur, l’amour prodigue son or pour un regard, le plaisir se laisse aller, en disant : Bath ! il faut que tout le monde soit heureux de cette soirée ! Mais ce n’est là qu’une chose éphémère. On ne se doute pas que tous les jours les pauvres ont froid et faim, et qu’un bal par mois ne peut les faire vivre.

En Angleterre, à la bonne heure, les malheureux ont des hospices. Il existe particulièrement dans ce pays un établissement que nous voudrions voir fonder chez nous. C’est une sorte d’hôtellerie commune où les étrangers pauvres sont reçus et hébergés gratuitement pendant un jour. Cette ressource, si minime qu’elle paraisse, est d’un secours immense pour les pauvres voyageurs qui rencontrent gratuitement ainsi, d’étape en étape, ce qu’ils ne peuvent payer, le pain et le toit.

Sur notre demande, la loge maçonique de Jeanne d’Arc, à Orléans, doit établir dans son local deux lits à cet effet ; ainsi, les pauvres maçons pèlerins seront assurés de trouver pour rien dans notre ville une chambre pour la nuit et un souper. Ce qu’une société particulière fait pour les siens, la société humaine ne devrait-elle pas le faire pour tous ; et peut-il être permis à cette dernière d’oublier ce sublime précepte : « Les malheureux sont des hôtes divins ! »

« Est-ce donc trop de demander que le petit nombre de travailleurs qui atteignent un âge si avancé à travers des privations de toute sorte, aient au moins la chance d’obtenir un jour à Bicêtre du pain, du repos, un abri pour leur vieillesse épuisée ?

» Il est vrai qu’une telle mesure exclurait à l’avenir de cet établissement les gens de lettres, les savants, les artistes d’un grand âge qui n’ont pas d’autre refuge. Oui, de nos jours, des hommes dont les talents, dont la science, dont l’intelligence ont été estimés de leur temps, obtiennent à grand’peine une place parmi ces vieux serviteurs que le crédit de leurs maîtres envoie à Bicêtre. »

Hélas ! oui, en France, il est des poètes, des artistes, des hommes de science qui meurent sous la livrée des bons pauvres. Aussi, quand vous visitez Bicêtre, découvrez-vous, car cet homme enveloppé d’une houppelande grise, qui se promène là-bas, est peut-être une des gloires de notre pays ; découvrez-vous, car il n’est au monde qu’une chose plus respectable, plus imposante que le malheur, c’est le génie malheureux.

Ils sont à Bicêtre, parce que la société n’a pas encore pensé que peut-être il serait juste et honorable d’avoir un hospice à part où viendraient mourir ceux-là que la patrie inscrit sur son livre d’or à quelque titre que ce soit ; ce serait le Panthéon des vivants, et si ce n’était aussi beau, aussi noble que le Panthéon des morts, au moins serait-ce plus utile.

Mais, non pas vraiment, la société a bien autre chose à faire ! Elle vous donne la Madeleine, moyennant 8 ou 10 millions e tutti quanti.

Qu’importe après cela que Moreau meure à l’hôpital dans le lit de Gilbert ?


VINGTIÈME ARTICLE.


Au moment de clore son œuvre, M. Eugène Sue a senti le besoin de revenir sur la grave question de la peine de mort.

L’échafaud ne remédie à rien, nous l’avons dit, et le spectacle hideux d’une tête qui tombe sous le couperet de la loi n’est ni un châtiment assez fort, ni un exemple salutaire. Ainsi, la toilette se fait dans l’ombre, en secret, et pourtant, « quoique dépouillée de cet appareil à la fois formidable et religieux dont devraient être au moins entourés tous les actes du suprême châtiment que la loi inflige au nom de la vindicte publique, la toilette est ce qu’il y a de plus terrifiant dans l’exécution de l’arrêt de mort, et c’est cela que l’on cache à la multitude. »

Effectivement, tout ce qui précède l’exécution est occulte, et la foule n’est qu’au dernier moment avertie de la scène terrible que la justice va faire passer sous ses yeux.

« Au contraire, en Espagne, par exemple, le condamné reste exposé, pendant trois jours, dans une chapelle ardente ; son cercueil est continuellement sous ses yeux ; les prêtres disent les prières des agonisants ; les cloches de l’église tintent nuit et jour un glas funèbre. »

Voilà qui est grand ! voilà qui est imposant ! Dans cette chapelle ardente, au pied de l’autel que surmonte l’image d’un Dieu de miséricorde et de paix ; à côté du cercueil que la loi va prématurément clouer sur lui, le patient est agenouillé, entre l’attente du châtiment des hommes et l’espoir d’un divin pardon. Pendant trois jours, les prêtres psalmodient les prières des agonisants et les cloches des églises annoncent à la ville qu’un criminel fait la veille de l’échafaud. On conçoit alors qu’en entrant dans cette chapelle le peuple éprouve une crainte salutaire devant ce spectacle imposant et lugubre.

De plus observons qu’on arrive encore, par ce moyen, à faire comprendre aux condamnés toute l’énormité de leurs crimes, et à les rendre à Dieu humbles et repentants. En France, au contraire, vu le peu de temps qui s’écoule entre le moment où l’on apprend au coupable la chute de sa dernière espérance et l’heure de l’exécution, vu l’isolement obscur où il est laissé, le bourreau ne frappe qu’un cadavre, ou bien le patient salue la guillotine avec un cynisme révoltant et qui dépose, dans les masses, des germes de mépris et de dédain pour le châtiment social. En un mot le condamné est encore brisé par la révolution violente que lui a causée la nouvelle de sa fin prochaine, et se laisse faire atone, inerte, sans voix ; ou rien ne l’a élevé vers le repentir. Dans l’un et l’autre cas, le but du législateur n’est pas atteint.

Non, certes ! le spectacle de l’échafaud ne moralise pas. Rien de plus ignoble et de plus mesquin à la fois qu’une exécution. La nouvelle, quoique tenue secrète, a transpiré. La foule, avide et inquiète, s’agite dans le parcours ordinaire de la fatale charrette. Un cri se fait entendre : « Le voilà ! » et sitôt, tous se précipitent, se heurtent, se renversent… Quelques gendarmes entourent la voiture, et quelle voiture ! Un prêtre est à côté du patient ! derrière, et assis sur un panier, se tient le bourreau. Ces détails circulent de bouche en bouche, on interpelle le misérable qui marche vers l’éternité… des injures, des blasphèmes se croisent, et c’est ainsi qu’on arrive au pied de l’échafaud.

Là, le patient embrasse une dernière fois le prêtre, on le hisse sur la plate-forme et, un instant après, tout est fini ; puis la foule s’écoule, et il ne reste que quelques enfants qui s’amusent à jouer sur la guillotine en attendant que le charpentier vienne la démonter. Rien de plus ignoble et de plus mesquin, nous le répétons. En France, le bourreau conduisant un criminel à la mort ressemble au boucher qui mène des bêtes à l’abattoir. Il n’y a de différence que dans le patient.

« En Espagne, le jour du supplice est un jour de deuil public : les cloches de toutes les paroisses sonnent les Trépassés ; le condamné est lentement conduit à l’échafaud, avec une pompe imposante, lugubre, son cercueil toujours porté devant lui ; les prêtres chantent les prières des morts, marchant à ses côtés ; viennent ensuite les confréries religieuses, et enfin les frères quêteurs demandant à la foule de quoi faire dire des messes pour le repos de l’âme du supplicié.

» Sans doute, tout cela est épouvantable ; mais cela est logique, mais cela est imposant… mais cela montre que l’on ne retranche pas de ce monde une créature de Dieu pleine de vie et de force comme on égorge un bœuf.

» Au point de vue de la société, de la religion, de l’humanité, c’est pourtant quelque chose qui doit importer à tous que cet homicide juridique commis au nom de l’intérêt de tous. »

L’aveuglement et l’isolement, voilà un châtiment terrible et salutaire ! un châtiment qui retiendrait ceux qui chancellent et permettrait le repentir à ceux qui sont tombés.

Le repentir, dites ! ne serait-ce pas œuvre grande et noble à la société de rattacher au bien l’homme qui aurait glissé sur la pente du crime ?…

La tâche que nous avions entreprise est terminée. M. Sue a fini son beau livre ! grâces lui soient rendues encore une fois avant de clore, pour ses belles et pieuses théories qui nous ont mis à même de discuter ce qu’il y a de profondément vicieux dans notre organisation sociale. Nous voudrions avoir apporté dans cette discussion autant de talent que nous y avons mis de conscience ; mais, néanmoins, si nous ayons un peu contribué à vaincre les sottes répugnances qui saluaient les premières parties de ce remarquable ouvrage nous nous estimerons heureux. Du reste c’est avec quelque orgueil que nous voyons chacun aujourd’hui rendre justice à l’œuvre de M. Sue, nous qui, des premiers, avons suivi l’auteur dans les magnifiques voies d’amélioration qu’il a tracées à nos gouvernants. Et maintenant, que M. Sue nous mette bientôt à même, en publiant les Mémoires du Juif-Errant, de redire avec Fénelon : « Heureux ceux qui s’instruisent en s’amusant ! »

Eugène Woestyn,
Rédacteur en chef.