Les Mystères de Marseille/Première partie/Chapitre V

Charpentier (p. 26-30).

V

Où Blanche fait six lieues à pied et voit passer une procession


Blanche et Philippe quittèrent la maison du jardinier Ayasse au crépuscule, vers sept heures et demie. Dans la journée, ils avaient vu des gendarmes sur la route, on leur affirmait qu’ils seraient arrêtés le soir, et la peur les chassait de leur première retraite. Philippe mit une blouse de paysan. Blanche emprunta un costume de fille du peuple à la femme du méger, une robe d’indienne rouge à petits bouquets et un tablier noir, elle se couvrit les seins d’un fichu jaune à carreaux, et posa sur sa coiffe un large chapeau de paille grossière. Le fils de la maison, Victor, un garçon d’une quinzaine d’années, les accompagna pour leur faire gagner, à travers champs, la route d’Aix.

La soirée était tiède, frissonnante. Des souffles chauds s’élevaient de la terre et alanguissaient les haleines fraîches qui venaient par moments de la Méditerranée. Au couchant, traînaient encore des lueurs d’incendie ; le reste du ciel, d’un bleu violâtre, pâlissait peu à peu, et les étoiles s’allumaient une à une dans la nuit, pareilles aux lumières tremblantes d’une ville lointaine.

Les fugitifs marchaient vite, la tête baissée, sans échanger une parole. Ils avaient hâte de se trouver dans le désert des collines. Tant qu’ils traversèrent la banlieue de Marseille, ils rencontrèrent de rares passants, qu’ils regardaient avec méfiance. Puis, la campagne large s’étendit devant eux, ils ne virent plus, de loin en loin, au bord des sentiers, que des pâtres graves et immobiles au milieu de leurs troupeaux.

Et, dans l’ombre, dans le silence attendri de la nuit sereine, ils continuaient à fuir. Des soupirs vagues montaient autour d’eux ; les pierres roulaient sous leurs pieds avec des bruits inquiétants. La campagne endormie s’élargissait toute noire dans la monotonie des ténèbres. Blanche, effrayée, se serrait contre Philippe, hâtant les petits pas de ses pieds pour ne pas rester en arrière ; elle poussait de gros soupirs, elle se rappelait ses paisibles nuits de jeune fille.

Puis vinrent les collines, les gorges profondes qu’il fallut franchir. Autour de Marseille, les routes sont douces et faciles ; mais, en s’enfonçant dans les terres, on rencontre ces arêtes de rochers qui coupent tout le centre de la Provence en vallées étroites et stériles. Des landes incultes, des coteaux pierreux semés de maigres bouquets de thym et de lavande, s’étendaient maintenant devant les fugitifs, dans leur morne désolation. Les sentiers montaient, descendaient le long des collines ; des éclats de roches encombraient les chemins ; sous la sérénité bleuâtre du ciel, on eût dit une mer de cailloux, un océan de pierres frappé d’éternelle immobilité en plein ouragan.

Victor, marchant le premier, sifflait doucement un air provençal, en sautant sur les roches, avec une agilité de chamois ; il avait grandi dans ce désert, il en connaissait les moindres coins perdus. Blanche et Philippe le suivaient péniblement ; le jeune homme portait à moitié la jeune fille, dont les pieds se meurtrissaient aux pierres aiguës du chemin. Elle ne se plaignait pas, et, lorsque son amant interrogeait son visage dans l’ombre transparente, elle lui souriait avec une douceur triste.

Ils venaient de dépasser Septème, quand la jeune fille épuisée se laissa glisser sur le sol. La lune, qui montait lentement dans le ciel, montra son visage pâle, baigné de larmes. Philippe se pencha avec angoisse.

« Tu pleures, s’écria-t-il, tu souffres, ma pauvre enfant bien-aimée !… Ah ! j’ai été lâche, n’est-ce pas, de te garder ainsi avec moi ?

– Ne dites pas cela, Philippe, répondit Blanche. Je pleure, parce que je suis une malheureuse fille… Voyez, je puis à peine marcher. Nous aurions mieux fait de nous agenouiller devant mon oncle et de le prier à mains jointes. »

Elle fit un effort, elle se releva, et ils continuèrent leur marche au milieu de cette campagne ardente. Ce n’était point l’escapade folle et gaie d’un couple amoureux ; c’était une fuite sombre, pleine d’anxiété, la fuite de deux coupables silencieux et frissonnants.

Ils traversèrent le territoire de Gardanne, ils se heurtèrent pendant près de cinq heures aux obstacles du chemin. Enfin, ils se décidèrent à descendre sur la grande route d’Aix, et là, ils avancèrent plus librement. La poussière les aveuglait.

Quand ils furent en haut de la montée de l’Arc, ils congédièrent Victor. Blanche avait fait six lieues à pied, dans les rochers, en moins de six heures, elle s’assit sur un banc de pierre, à la porte de la ville, et déclara qu’elle ne pouvait aller plus loin. Philippe, qui craignait d’être arrêté, s’il restait à Aix, se mit en quête d’une voiture, il trouva une femme, montée dans un charreton, qui consentit à le prendre avec Blanche, et à les conduire à Lambesc où elle se rendait.

Blanche, malgré les cahots, s’endormit profondément et ne se réveilla qu’à la porte de Lambesc. Ce sommeil avait calmé son sang, elle se sentait plus paisible et plus forte. Les deux amants descendirent. L’aube venait, une aube fraîche et radieuse qui les pénétra d’espérance. Tous les cauchemars de la nuit s’en étaient allés ; les fugitifs avaient oublié les rochers de Septème, et marchaient côte à côte, dans l’herbe humide, ivres de leur jeunesse et de leur amour.

N’ayant pas trouvé M. de Girousse, auquel Philippe avait résolu de demander l’hospitalité, ils allèrent à l’auberge. Ils goûtèrent enfin une journée de paix, dans une chambre retirée, tout à leur passion. Le soir, l’aubergiste, croyant héberger un frère et sa sœur, voulut faire deux lits. Blanche sourit. Elle avait maintenant le courage de ses tendresses.

« Faites un seul lit, dit-elle. Monsieur est mon mari. »

Le lendemain, Philippe alla trouver M. de Girousse, qui était de retour. Il lui conta toute l’histoire et lui demanda conseil.

« Diable ! s’écria le vieux noble, votre cas est grave. Vous savez que vous êtes un manant, mon ami ; il y a cent ans, M. de Cazalis vous aurait pendu pour avoir osé toucher à sa nièce ; aujourd’hui, il ne pourra que vous faire jeter en prison. Croyez qu’il n’y manquera pas.

— Mais que dois-je faire, maintenant ?

— Ce que vous devez faire ? Rendre la jeune fille à son oncle et gagner la frontière au plus vite.

— Vous savez bien que je ne ferai jamais cela.

— Alors, attendez tranquillement qu’on vous arrête… Je n’ai pas d’autres conseils à vous donner. Voilà ! »

M. de Girousse avait une brusquerie amicale qui cachait le meilleur cœur du monde. Comme Philippe, confus de la sécheresse de son accueil, allait s’éloigner, il le rappela, et lui prenant la main :

« Mon devoir, continua-t-il, avec une légère amertume, serait de vous faire arrêter. J’appartiens à cette noblesse que vous venez d’outrager… Écoutez, je dois avoir de l’autre côté de Lambesc une petite maison inhabitée dont je vais vous remettre la clef. Allez vous cacher là, mais ne me dites pas que vous y allez. Sans cela je vous envoie les gendarmes. »

C’est ainsi que les amants restèrent pendant près de huit jours à Lambesc. Ils y vécurent, retirés, dans une paix que troublaient par instants des épouvantes soudaines. Philippe avait reçu les mille francs de Marius ; Blanche devenait une petite ménagère ; et les amants mangeaient avec délices dans la même assiette.

Cette existence nouvelle semblait un rêve à la jeune fille. Par moments, elle ne savait plus pourquoi elle était la maîtresse de Philippe ; elle se révoltait alors, elle aurait voulu retourner chez son oncle ; mais elle n’osait dire cela tout haut.

On était alors dans l’octave de la Fête-Dieu. Une après-midi, comme Blanche se mettait à la fenêtre, elle vit passer une procession. Elle s’agenouilla et joignit les mains. Elle crut se voir, en robe blanche, parmi les chanteuses, et son cœur se déchira.

Le soir même, Philippe reçut un billet anonyme. On l’avertissait qu’il devait être arrêté le lendemain. Il crut reconnaître l’écriture de M. de Girousse. La fuite recommença, plus rude et plus douloureuse.