Les Mystères de Marseille/Première partie/Chapitre IV

Charpentier (p. 19-25).

IV

Comment M. de Cazalis vengea le déshonneur de sa nièce


Les amants s’étaient enfuis un mercredi. Le vendredi suivant, tout Marseille connaissait l’aventure ; les commères, sur les portes, ornaient le récit de commentaires dramatiques ; la noblesse s’indignait, la bourgeoisie faisait des gorges chaudes. M. de Cazalis, dans son emportement, n’avait rien négligé pour augmenter le tapage et faire de la fuite de sa nièce un effroyable scandale.

Les gens clairvoyants devinaient aisément d’où venait toute cette colère. M. de Cazalis, député de l’opposition, avait été nommé à Marseille par une majorité composée de quelques libéraux, de prêtres et de nobles. Dévoué à la cause de la légitimité, portant un des plus anciens noms de Provence, s’inclinant humblement devant la toute-puissance de l’Église, il avait éprouvé des répugnances profondes à flatter les libéraux et à accepter leurs voix. Ces gens-là étaient pour lui des manants, des valets, qu’on aurait dû fouetter en place publique. Son orgueil indomptable souffrait à la pensée de descendre jusqu’à eux.

Il avait pourtant fallu plier la tête. Les libéraux firent sonner haut leur service ; un instant, comme on feignait de dédaigner leur aide, ils parlèrent d’entraver l’élection, de nommer un des leurs. M. de Cazalis, forcé par les circonstances, enferma toute sa haine au fond de son cœur, se promettant bien de se venger un jour. Alors eurent lieu des tripotages sans nom ; le clergé se mit en campagne, les votes furent arrachés à droite et à gauche, grâce à mille révérences et mille promesses. M. de Cazalis fut élu.

Et voilà qu’aujourd’hui Philippe Cayol, un des chefs du parti libéral, tombait entre ses mains. Il allait enfin pouvoir assouvir sa haine sur un de ces manants qui lui avaient marchandé son élection. Celui-là payerait pour tous ; sa famille serait ruinée et désespérée ; et lui, on le jetterait dans une prison, on le précipiterait du haut de son rêve d’amour sur la paille d’un cachot.

Eh quoi ! un petit bourgeois avait osé se faire aimer par la nièce d’un Cazalis. Il l’avait emmenée avec lui, et, maintenant, ils couraient tous deux les chemins, faisant l’école buissonnière l’amour. C’était un scandale qu’on devait étaler. Un homme de rien aurait peut-être préféré étouffer l’affaire, cacher le plus paisible la déplorable aventure ; mais un Cazalis, un député, un millionnaire, avait assez d’influence et d’orgueil pour crier tout haut et sans rougir la honte des siens.

Qu’importait l’honneur d’une jeune fille ! Tout le monde pouvait savoir que Blanche de Cazalis avait été la maîtresse de Philippe Cayol, mais personne au moins ne pourrait dire qu’elle était sa femme, qu’elle s’était mésalliée en épousant un pauvre diable sans titre. L’orgueil voulait que l’enfant restât déshonorée et que son déshonneur fût affiché sur les murs de Marseille.

M de Cazalis fit coller dans les carrefours de la ville des placards, par lesquels il promettait une récompense de dix mille francs à celui qui lui amènerait sa nièce et le séducteur, pieds et poings liés. Lorsqu’on perd un chien de race, on le réclame ainsi par la voie des affiches.

Dans les hautes classes, le scandale s’étendait avec plus de violence encore. M. de Cazalis promenait partout sa fureur. Il mettait en œuvre toutes les influences de ses amis les prêtres et les nobles. Comme tuteur de Blanche, qui était orpheline et dont il gérait la fortune, il activait les recherches de la justice, il préparait le procès criminel. On eût dit qu’il prenait à tâche de donner, au spectacle gratuit qui allait commencer, la plus large publicité possible.

Une des premières mesures prises par lui fut de faire arrêter la mère de Philippe Cayol. Lorsque le procureur du roi se présenta chez elle, la pauvre dame répondit à toutes les questions qu’elle ignorait ce qu’était devenu son fils. Son trouble, ses angoisses, ses craintes de mère, qui la firent balbutier, furent sans doute considérés comme des preuves de complicité. On l’emprisonna, voyant en elle un otage, espérant peut-être que son fils viendrait se rendre pour la délivrer.

À la nouvelle de l’arrestation de sa mère, Marius devint comme fou. Il la savait de santé chancelante, il se l’imaginait avec terreur au fond d’une cellule nue et glaciale ; elle mourrait là, elle y serait torturée par toutes les angoisses de la souffrance et du désespoir.

Marius fut lui-même inquiété pendant un moment. Mais ses réponses fermes et la caution que son patron, l’armateur Martelly, offrit de donner pour lui, le sauvèrent de l’emprisonnement. Il voulait rester libre pour travailler au salut de sa famille.

Peu à peu, son esprit droit vit clairement les faits. Dans le premier moment, il avait été accablé par la culpabilité de Philippe, il n’avait distingué que la faute irréparable de son frère. Et il s’était humilié, songeant à calmer uniquement l’oncle de Blanche, à lui donner toutes les satisfactions possibles. Mais, devant la rigueur de M. de Cazalis, devant le scandale qu’il soulevait, le jeune homme s’était révolté. Il avait vu les fugitifs, il savait que Blanche suivait volontairement Philippe, et il s’indignait d’entendre accuser ce dernier de rapt. Les gros mots marchaient bon train autour de lui : son frère était traité de scélérat, d’infâme, sa mère n’était guère plus épargnée. Il en vint, par esprit de vérité, à défendre les amants, à prendre le parti des coupables contre la justice elle-même. Puis, les plaintes bruyantes de M. de Cazalis l’écœuraient. Il disait que la vraie douleur est muette, et qu’une affaire dans laquelle l’honneur d’une jeune fille est en jeu, ne se vide pas ainsi en pleine place publique. Et il disait cela non qu’il eût désiré voir son frère échapper au châtiment, mais parce que ses délicatesses étaient froissées de toute cette publicité donnée à la honte d’une enfant. D’ailleurs, il savait à quoi s’en tenir sur la colère de M. de Cazalis : en frappant Philippe, le député frappait le républicain, plus encore que le séducteur.

C’est ainsi que Marius se sentit à son tour pris à la gorge par la colère. On l’insultait dans sa famille, on emprisonnait sa mère, on traquait son frère comme une bête fauve, on traînait ses chères affections dans la boue, on les accusait avec mauvaise foi et passion. Alors, il se releva. Le coupable n’était plus seulement l’amant ambitieux qui fuyait avec une jeune fille riche, le coupable était encore celui qui ameutait Marseille et qui allait user de sa toute puissance pour satisfaire son orgueil. Puisque la justice se chargeait de punir le premier, Marius jura qu’il punirait tôt ou tard le second, et qu’en attendant il entraverait ses projets et tâcherait de balancer ses influences d’homme riche et titré.

Dès ce moment, il déploya une énergie fébrile, il se voua tout entier au salut de son frère et de sa mère. Le malheur était qu’il ne pouvait savoir ce que devenait Philippe. Deux jours après la fuite, il avait reçu une lettre de lui, dans laquelle le fugitif le suppliait de lui envoyer une somme de mille francs, pour subvenir aux besoins du voyage. Cette lettre était datée de Lambesc.

Philippe avait trouvé là une hospitalité de quelques jours chez M. de Girousse, un vieil ami de sa famille. M. de Girousse, fils d’un ancien membre du parlement d’Aix, était né en pleine révolution. Dès son premier souffle, il avait respiré l’air brûlant de 89, et son sang avait toujours gardé un peu de la fièvre révolutionnaire. Il se trouvait mal à l’aise dans son hôtel, situé sur le Cours, à Aix ; la noblesse de cette ville lui semblait avoir un orgueil si démesuré, une inertie si déplorable, qu’il la jugeait sévèrement et préférait vivre loin d’elle. Son esprit droit, son amour de la logique lui avaient fait accepter la marche fatale des temps, et il offrait volontiers la main au peuple, il s’accommodait aux nouvelles tendances de la société moderne. Un instant, il avait rêvé de créer une usine et de quitter son titre de comte pour prendre le titre d’industriel, sentant qu’il n’y a plus aujourd’hui d’autre noblesse que la noblesse du travail et du talent. Aussi, comme il préférait vivre seul, loin de ses égaux, habitait-il pendant la plus grande partie de l’année une propriété qu’il possédait près de la petite ville de Lambesc. C’est là qu’il avait reçu les fugitifs.

Marius fut accablé de la demande de Philippe. Ses économies ne se montaient pas à six cents francs. Il se mit en campagne, et chercha pendant deux jours à emprunter le reste de la somme.

Un matin qu’il se désespérait, il vit entrer Fine chez lui. Il avait confié, la veille, son chagrin à la jeune fille, qu’il rencontrait partout sur ses pas depuis la fuite de Philippe. Elle lui demandait sans cesse des nouvelles de son frère ; elle semblait surtout tenir à savoir si la demoiselle était toujours avec lui.

Fine déposa cinq cents francs sur une table.

« Voilà, dit-elle en rougissant. Vous me rendrez cela plus tard… C’est de l’argent que j’avais mis de côté pour racheter mon frère s’il tombait au sort. »

Marius ne voulait pas accepter.

« Vous me faites perdre du temps, reprit la jeune fille avec une brusquerie charmante. Je retourne vite à mes bouquets. Seulement, si vous le voulez bien, je viendrai tous les matins vous demander des nouvelles. »


Et elle s’enfuit.

Marius envoya les mille francs. Puis, il n’apprit plus rien, il vécut pendant quinze jours dans une ignorance complète des événements. Il savait qu’on traquait Philippe avec acharnement, et c’était tout. D’ailleurs, il ne voulait point croire les versions grotesques ou effrayantes qui couraient dans le public. Il avait bien assez de ses terreurs, sans s’épouvanter des cancans d’une ville. Jamais il n’avait tant souffert. L’anxiété tendait son esprit à le rompre ; le moindre bruit l’effrayait ; il écoutait sans cesse, comme près d’apprendre quelque mauvaise nouvelle. Il sut que Philippe était allé à Toulon et qu’il avait failli y être arrêté. Les fugitifs, disait-on, étaient ensuite revenus à Aix. Là, leurs traces se perdaient. Avaient-ils tenté de passer la frontière ? Étaient-ils restés cachés dans les collines ? On ne savait.

Marius s’inquiétait d’autant plus qu’il négligeait forcément son travail chez l’armateur Martelly. S’il ne s’était pas senti cloué à son bureau par le devoir, il aurait couru au secours de Philippe, et se serait employé, en personne, à son salut. Mais il n’osait quitter une maison où l’on avait besoin de lui. M. Martelly lui témoignait une sympathie toute paternelle. Veuf depuis quelques années, vivant avec une de ses sœurs, âgée de vingt-trois ans, il le considérait comme son fils.

Le lendemain du scandale soulevé par M. de Cazalis, l’armateur avait appelé Marius dans son cabinet.

« Ah ! mon ami, lui avait-il dit, voilà une bien méchante affaire. Votre frère est perdu. Jamais nous ne serons assez puissants pour le sauver des conséquences terribles de sa folie ! »

M. Martelly appartenait au parti libéral et s’y faisait même remarquer par une âpreté toute méridionale. Il avait eu maille à partir avec M. de Cazalis, il connaissait l’homme. Sa haute probité, son immense fortune le plaçaient au-dessus de toute attaque, mais il avait la fierté de son libéralisme, il mettait une sorte d’orgueil à ne jamais user de sa puissance. Il conseilla à Marius de rester tranquille, d’attendre les événements ; il le seconderait de tout son pouvoir, lorsque la lutte serait engagée.

Marius, que la fièvre brûlait, allait se décider à lui demander un congé, lorsque Fine, un matin, accourut chez lui tout en pleurs.

« Monsieur est arrêté ! s’écria-t-elle en sanglotant. On l’a trouvé, avec la demoiselle dans un bastidon du quartier des Trois-bons-Dieux, à une lieue d’Aix. »

Et, comme Marius, plein de trouble, descendait rapidement pour se faire confirmer la nouvelle, qui était vraie, Fine, encore baignée de larmes, eut un sourire et dit à voix basse :

« Au moins, la demoiselle n’est plus avec lui ! »