Les Mystères de Marseille/Deuxième partie/Chapitre VIII

Charpentier (p. 179-188).

VIII

Les spéculations du notaire Douglas


Lorsque Marius entendit Douglas l’accuser de le juger en enfant, il se révolta et ouvrit les lèvres pour lui crier qu’il le jugeait en honnête homme. Ce faussaire trouvait puéril qu’on lui reprochât ses faux, et il prenait des attitudes d’homme incompris.

Comme le jeune homme allait se récrier, le notaire l’interrompit avec un mouvement d’impatience :

« Si vous parlez toujours, lui dit-il, vous aurez toujours raison. Je vous ai laissé m’insulter en paix. Que diable ! laissez-moi me défendre en toute tranquillité... Certes, j’aurais préféré que mon système ne fût pas connu de vous. Mais, puisque vous avez découvert une partie de la vérité, j’aime mieux tout vous dire. Je vous sais intelligent, vous me comprendrez mieux que tout autre... D’ailleurs, je suis las, je n’ai pas réussi dans l’application de ma théorie, et je sais bien que je suis perdu. C’est pour cela que je consens à me confesser entièrement à vous. Vous verrez que je n’ai rêvé la ruine de personne, et que j’étais de bonne foi, lorsque je vous ai amicalement offert de gagner quelque argent. Enfin, vous me jugerez, et j’espère qu’ensuite vous me considérerez simplement comme un spéculateur malheureux... Veuillez m’écouter. »

Marius croyait rêver. Il regardait Douglas comme on regarderait un fou qui parlerait raisonnablement. Le ton paisible de cet homme, le peu de remords qu’il montrait, ses gestes convaincus, le faisaient ressembler à un inventeur sincère qui expliquerait tristement, mais sans honte, pourquoi son invention n’a pas réussi.

« N’entrons pas dans les détails, reprit-il, écartons les affaires Authier et Mouttet qui sont de peu d’importance. Ce qu’il faut voir et juger, c’est l’ensemble de la machine vaste et compliquée que j’étais parvenu à établir... Vous vous étonnez de ma complaisance. Je vous le répète, je suis perdu, je puis parler sans craindre de me compromettre. Je trouve même une sorte de plaisir à vous expliquer mon invention. »

Il se posa devant Marius en homme qui a une histoire intéressante à conter. Il jouait toujours négligemment avec le couteau à papier.

« Avant tout, dit-il, je reconnais avec vous que j’ai failli à mon mandat et que je suis un grand criminel, si l’on me considère comme un notaire. Mais je me suis toujours regardé comme un banquier, comme un manieur d’argent. En un mot, veuillez ne voir en moi qu’un spéculateur... Lorsque je succédai à mon ancien patron, l’étude n’avait qu’une assez maigre clientèle. Mes premiers efforts ont tendu à faire de cette étude le centre d’un grand mouvement d’affaires. Il m’a fallu contenter toutes les demandes, prêter à qui avait besoin d’argent, emprunter à qui ne savait où placer, vendre à qui désirait acheter, acheter à qui cherchait à vendre. J’ai imité les chasseurs qui s’entourent d’oiseaux en cage pour appeler les oiseaux libres ; j’ai créé une quarantaine de personnages imaginaires, sous les noms desquels j’ai pu faire des transactions de toute espèce. Authier, je vous l’avoue, est un de ces personnages. Il m’a été ainsi permis d’acheter un grand nombre d’immeubles que j’ai payés au moyen d’emprunts faits par les acquéreurs fictifs et en donnant des hypothèques sur ces immeubles... Je me suis formé de la sorte un capital, un roulement de fonds, une clientèle nombreuse qui ont servi de base à mon crédit. »

Douglas parlait d’une voix nette. Il continua après un court silence :

« Vous devez le savoir, lorsqu’on spécule sur l’argent, on se trouve parfois en face d’exigences terribles. Je me serais forcément arrêté dès mes premières spéculations, si, mes immeubles se trouvant grevés, je n’avais pu me procurer d’une façon quelconque les fonds nécessaires aux autres opérations que je rêvais. J’usai du moyen qui me parut le plus simple et le plus commode. Lorsque les hypothèques eurent absorbé la valeur des biens, je rendis les biens libres par une fausse quittance, et je les offris ensuite en garantie à de nouveaux emprunts.

– Mais c’est infâme ce que vous me dites là ! s’écria Marius.

– Je vous ai prié de ne pas m’interrompre, reprit Douglas brusquement. Je me défendrai tout à l’heure, je me contente d’exposer des faits... Je dus bientôt agrandir mon système. Mes quarante personnages ne me suffisaient plus. J’eus alors recours à un moyen extrême dont l’audace réussit parfaitement. Je fis contracter des emprunts à des propriétaires, à des commerçants connus, dont je grevai les biens et contrefis la signature ; après chaque nouvelle hypothèque, j’opérai une radiation, à l’aide d’une fausse quittance, ce qui me mettait à l’abri de toute inquiétude... Vous comprenez, c’est très simple.

– Oui, oui, je comprends, murmura Marius, qui finissait par croire que le notaire était fou.

– D’ailleurs, continua Douglas, j’ai battu monnaie de n’importe quelle façon, lorsque cela a été nécessaire. Je voulais marcher droit à mon but, et je suis toujours allé en avant sans m’inquiéter des obstacles, en acceptant franchement toutes les conséquences de ma théorie... Ainsi, j’ai parfois créé tout ensemble et le débiteur et l’immeuble ; j’ai pris des hypothèques sur des propriétés qui n’existaient pas ou qui n’appartenaient pas aux prétendus emprunteurs... D’autres fois, lorsque j’ai eu de pressants besoins d’argent, pour faire face à quelque exigence imprévue, j’ai créé, sous les noms des premiers négociants de Marseille, des billets à ordre que j’ai émis à perte, après les avoir endossés moi-même... Vous voyez bien que je ne vous cache rien et que je m’accuse moi-même. Je me mets à nu devant vous, parce que je tiens à me justifier, et que je dois désormais renoncer à appliquer mon système. »

Marius était littéralement épouvanté. Il descendait en frissonnant dans l’intelligence de cet homme. Il sentait qu’il était devant un phénomène moral, et il subissait cette confession étrange comme on subit un cauchemar. Il lui semblait qu’il se trouvait dans le bruit et la fumée d’une machine, au milieu d’engrenages qui se mordaient.

« Ainsi, reprit Douglas, vous avez bien compris quel a été mon système. En principe, j’ai voulu être banquier, faire valoir les fonds qui me passaient entre les mains. J’ai acquis pour mon propre compte des immeubles, que j’ai cru pouvoir revendre avec bénéfice. Ma théorie des noms supposés répondait à toutes les exigences : à l’aide de ces noms, je n’ai renvoyé aucun de ceux qui se sont adressés à moi ; j’ai été, suivant l’occasion, prêteur, emprunteur, acheteur et vendeur. Lorsque les fonds que me fournissait mon crédit personnel ou celui que j’étais parvenu à donner aux noms imaginaires ne m’ont pas suffi, je m’en suis procuré d’autres en grevant d’emprunts simulés la première personne venue, parent, ami ou client, sauf à libérer plus tard les biens de cette personne, comme je les avais hypothéqués, toujours à son insu. En un mot, mon étude est devenue une maison de banque.

– Une maison de vol, cria Marius, une manufacture de faux ! » Douglas haussa les épaules.

« Vous devriez déjà me comprendre, dit-il, et voir que je n’ai jamais cherché à voler un seul de mes clients. J’espère que vous me rendrez justice tout à l’heure... Il me reste à vous parler de ma meilleure invention. Pour gérer les immeubles acquis et faire valoir les sommes empruntées, j’imaginai d’établir des procureurs fondés, qui représenteraient habituellement mes quarante personnages imaginaires ; et je choisis pour procureurs fondés des jeunes gens honorables, dont je me fis des complices inconscients. J’avais foi en mon système, j’aurais à coup sûr enrichi ceux qui m’aidaient, si de fâcheuses circonstances ne m’avaient empêché de réussir. Lorsque je vous ai offert de représenter Authier, je voulais uniquement, je vous le répète, vous venir en aide et vous faire participer aux gains d’une spéculation que je croyais excellente. »

Ces dernières paroles exaspérèrent Marius. Il était à bout de courage, il sentait qu’il allait devenir fou, s’il continuait à entendre les étranges discours de Douglas.

« Je vous ai écouté patiemment, dit-il en frémissant. Les gredineries que vous venez de me conter avec une rare impudence me prouvent que vous êtes un imbécile ou un coquin.

– Eh ! non, interrompit le notaire en frappant du poing sur son bureau. Vous ne m’avez pas compris, décidément. Je vous l’ai répété quatre ou cinq fois, je suis un banquier... Écoutez-moi par grâce. »

Douglas s’était levé. Il se posa devant Marius. Rien dans son attitude n’indiquait la peur ni la honte.

« Vous m’avez appelé coquin et voleur, dit-il doucement, et je vous ai laissé m’insulter, car vous m’accusiez au nom de la société, vous parliez comme un procureur du roi qui jugerait légalement ma conduite. Vous devez vous placer à un autre point de vue, si vous voulez me comprendre... Raisonnons un peu. Un voleur, n’est-ce pas, est celui qui dérobe le bien d’autrui et qui s’enfuit, lorsque ses poches sont pleines. Jamais je n’ai eu la pensée du vol. Il y a six ans que j’applique mon système, et je suis plus pauvre que le premier jour ; mes opérations n’ont pas réussi, j’ai même perdu quelques milliers de francs qui m’appartenaient. Vous savez quelle a été ma vie : j’ai bu de l’eau et mangé du pain j’ai mené une existence de travailleur austère et infatigable. Mon seul luxe a été de faire quelques aumônes. L’étrange voleur qui a vécu dans son cabinet comme dans un cloître et qui a remué des sommes énormes, sans être seulement tenté d’en détourner un sou ! Avouez que si j’étais vraiment un voleur, il y a longtemps que j’aurais amassé des fonds dans ma caisse et que je me serais sauvé. »

Marius demeura surpris et embarrassé. Il n’avait pas envisagé la question sous ce point de vue. Évidemment, cet homme avait raison on ne pouvait l’accuser de vol.

« Ce qui vous blesse et vous irrite, reprit Douglas, c’est mon système lui-même. Il a échoué, et je vais être un grand criminel ; s’il avait réussi, j’aurais réalisé une grande fortune sans faire le moindre tort à personne, je serais immensément riche et tout le monde m’estimerait... Oui, ma base d’opération a été le crime, j’ai spéculé sur le faux, j’ai suivi une voie hardie et nouvelle. Mais dans ma pensée, la réussite était certaine. J’avais foi en mon activité, je ne songeais pas que je pouvais entraîner quelqu’un dans ma chute. Là a été mon aveuglement... Voyez quelle était ma conduite : je prenais des hypothèques sur des immeubles qui n’existaient pas ou qui étaient déjà donnés en garantie, mais je payais les intérêts des sommes prêtées ; je passais des billets faux mais je remboursais ces billets : mes personnages imaginaires n’étaient en quelque sorte que des prête-noms derrière lesquels je me trouvais, et je les faisais agir uniquement pour agrandir me spéculations. Comprenez-moi bien : je voulais avant tout me procurer des fonds et les faire valoir ; peu importent les valeurs fictives que j’ai émises, peu importent les actes faux, les moyens quelconques que j’ai employés afin d’étendre mon crédit et le cercle de mes affaires. En matière de spéculation, la seule réalité est le gain qu’on tire plus ou moins habilement d’un capital. Voyez à la Bourse, on trafique sur de simples suppositions. Admettez un instant qu’en achetant et en vendant des immeubles, à l’aide de l’argent des autres, j’aie réussi à doubler le capital que je m’était procuré illégalement : je remboursais intégralement ce capital, je ne volais personne, je détruisais les actes faux, et je me retirais avec une fortune gagnée par mon travail et mon intelligence. C’est là tout mon système. N’ayant pas de fortune personnelle, il m’a fallu emprunter à mes clients la mise de fonds nécessaire à toute opération. Ce n’était pas un vol, c’était un simple emprunt. »

En entendant les raisonnements clairs et logiques de Douglas, une sorte de terreur s’emparait de Marius. Le notaire grandissait terriblement à ses yeux. Pendant un moment, il le regarda comme un génie déclassé qui avait employé dans le mal de rares facultés d’énergie et d’audace. Si cet homme avait eu de larges moyens d’action, peut-être aurait-il accompli de grandes choses. Au fond de tout criminel de la taille de Douglas, il y a des qualités supérieures.

Marius s’étonnait surtout de la façon simple et naturelle dont le notaire parlait des faux qu’il avait commis. Un détraquement avait dû se produire dans cette intelligence. Cet homme était malade, la fièvre de spéculation qui le brûlait l’avait peu à peu amené à considérer le crime comme un moyen excellent, pourvu que le crime restât caché et impuni. Il le disait lui-même tout faussaire qu’il était, il croyait rester honnête, du moment où il ne faisait perdre un sou à personne.

Après un silence, Douglas reprit en hochant la tête :

« Les systèmes sont toujours beaux, la pratique seule vous fait ouvrir les yeux sur les défauts du raisonnement. En théorie je devais gagner une immense fortune. Je ne sais comment les choses ont tourné, je me trouve écrasé de dettes, et je vois bien que je suis perdu... J’ai englouti plus d’un million dans mes opérations malheureuses, ma clientèle est ruinée... »

La voix du notaire avait faibli, et l’émotion faisait monter des larmes à ses yeux. Il se mit à marcher fiévreusement. Et, tout en marchant :

« Vous ne pouvez vous imaginer, dit-il, quelle vie atroce je mène depuis deux ans. Toutes mes opérations ont manqué. Alors je me suis trouvé en face d’exigences terribles. Pour conserver mon crédit, pour dissimuler mes faux, il a fallu que journellement j’en commisse d’autres. Je ne songeais plus à gagner de l’argent, je songeais à me défendre, à me sauver du bagne. Dieu m’est témoin que si j’avais pu rattraper les capitaux compromis, j’aurais remboursé tout le monde, pour vivre ensuite selon la loi commune. Mais les intérêts énormes que j’avais à payer m’ont écrasé, j’ai revendu à perte les immeubles acquis, j’ai eu beau me débattre, la mauvaise chance s’est attachée à moi et m’a poussé jusqu’au fond de l’abîme. Aujourd’hui, mon passif est considérable, je ne puis faire face aux échéances de cette quinzaine, et, pour moi, une suspension de paiement équivaut à une condamnation aux travaux forcés. Si la justice jette un seul coup d’œil dans mes papiers je suis à l’instant mis en prison. »

Marius se sentait presque de la pitié pour ce misérable. Douglas s’assit de nouveau et reprit avec abattement :

« D’ailleurs, tout est fini, je me suis confessé à vous, je sais que vous allez me livrer à la justice... Autant en finir, car ma position n’est plus tolérable... Vous avez raison, je suis un infâme et je dois être puni. »

Marius ne bougea pas. Il songeait, ne sachant quel parti prendre. Une crainte le retenait, il ne voulait pas être mêlé à cette affaire redoutant d’être appelé comme témoin et de perdre un temps précieux : sa mission le réclamait. D’autre part, il n’avait pas charge de dénoncer le notaire. Désormais cet homme avait les bras liés, il allait fatalement au-devant du châtiment, il tomberait de lui-même entre les mains de ses juges.

« Eh bien ! pourquoi hésitez-vous ? demanda Douglas. Vous savez tout, j’attendrai ici les agents que vous enverrez. »

Le jeune homme se leva, déchira les procurations sur lesquelles se trouvait son nom.

« Vous êtes un misérable, répondit-il, mon jugement n’a pas changé. Mais je n’ai pas besoin d’aider la justice, qui saura bien vous punir sans moi. Le châtiment viendra de lui-même. »

Et il sortit.

Voici comment finit cet épisode. Le lendemain, Douglas, ne pouvant faire face à ses échéances, prit la fuite. À cette nouvelle, une véritable panique se répandit dans Marseille. Plusieurs fortunes étaient compromises, et il était impossible encore de mesurer toute l’étendue du désastre. Ce fut une sorte de malheur public. À l’effroi des intéressés se mêlait la stupeur des honnêtes gens : on ne pardonnait pas au notaire l’hypocrisie qui avait trompé toute une ville pendant plusieurs années.

Douglas fut repris et jugé à Aix, au milieu d’une irritation terrible. Il accepta son rôle avec un rare sang-froid. Sans lui, jamais la justice n’aurait réussi à voir clair dans une affaire aussi embrouillée. Le tribunal avait à juger plus de neuf cents actes entachés de tous les genres de faux, variés de tant de manières que l’esprit ne saurait concevoir aucune combinaison que le faussaire n’eût employée. Les faits qu’on lui reprochait étaient si nombreux, ils se compliquaient de tant de détails, ils atteignaient un si grand nombre de victimes, qu’il était devenu impossible de porter la lumière dans ce chaos, sans le concours de celui qui, après avoir imaginé et exécuté ses crimes, pouvait seul en débrouiller l’écheveau. Douglas travailla avec un zèle infatigable et une étonnante véracité à débrouiller le désordre de ses affaires et à fixer sa position, ainsi que celles de ses créanciers et de ses débiteurs.

D’ailleurs, il se défendit toujours énergiquement contre l’accusation de vol. Il répéta qu’il était un spéculateur malheureux, et que, si la justice et les circonstances le lui avaient permis, il aurait rétabli ses affaires, ainsi que celles de ses clients. Il sembla accuser le tribunal de lui lier les mains, de l’empêcher de réparer le mal qu’il avait fait.

Il fut condamné aux travaux forcés à perpétuité et à l’exposition publique.