Les Mystères de Marseille/Deuxième partie/Chapitre IX

Charpentier (p. 189-198).

IX

Comme quoi un homme laid peut devenir beau


Il y avait plus de deux mois que Marius et Fine étaient de retour à Marseille. Le jeune homme, en sortant de l’étude de Douglas, dut s’avouer qu’il avait jusque-là perdu son temps et qu’il n’avait pu encore trouver le premier sou des quinze mille francs nécessaires au salut de Philippe. Décidément, il ne savait qu’aimer et se dévouer ; il se sentait l’âme trop droite, l’esprit trop loyal et d’une simplicité trop généreuse pour se procurer en quelques semaines la forte somme qu’il cherchait avec désespoir. Il s’était toujours conduit comme un enfant. Les déplorables incidents auxquels il venait de se trouver mêlé, les amours d’Armande et de Sauvaire, l’hypocrisie et les faux de Douglas, lui montraient la vie sous un aspect terrifiant qui le décourageait. Il reculait au lieu d’avancer, il craignait, en faisant une nouvelle tentative, d’échouer et même de se compromettre, en tombant une fois de plus sur des coquins qui l’exploiteraient. Pris de défiance, il ne voyait que des pièges autour de lui. Ces cœurs tendres, ignorant le mal et voulant le bien, sont brisés et saignent fatalement à chaque heure.

Cependant, le mois de décembre approchait. Il fallait se presser, si l’on voulait sauver Philippe. On ne pouvait plus compter sur aucune pitié, et le condamné serait attaché à l’infâme poteau. À ces pensées, Marius pleurait d’impuissance et de lassitude. Il aurait voulu délivrer son frère par une besogne de géant ; si on l’eût mis à l’épreuve, il se serait engagé à trouer le mur du cachot avec ses ongles, à égratigner, à émietter la pierre sous ses doigts. Cette tâche d’ouvrier ne lui eût pas paru lourde et il en serait venu à bout, quitte à user ses mains. Mais la pensée des quinze mille francs l’épouvantait ; dès qu’il s’agissait d’argent, de démarches humbles ou de trafics plus ou moins louches, il perdait la tête, il se sentait incapable de mener à bien la moindre entreprise. Cela expliquait la naïve confiance qui l’avait poussé chez Armande et chez Douglas.

Toute espérance n’était pourtant pas morte en lui. Grâce aux qualités mêmes qui le rendaient faible, à la bonté de son cœur et à la droiture de son esprit, il revenait toujours à des pensées de confiance et d’espoir. Les leçons que les hontes de la vie lui donnaient ne pouvaient l’empêcher de croire toujours à la sympathie secourable d’autrui.

« J’ai encore plus de six semaines devant moi, pensait-il. Il est impossible que je ne trouve pas un véritable ami d’ici là. Rien n’est désespéré. »

Il serait à coup sûr tombé malade, dans les angoisses, dans les espérances et les désespérances de sa tâche, s’il n’avait eu à son côté une consolatrice qui lui souriait aux heures mauvaises. Une étroite intimité s’était établie entre lui et les Cougourdan. Presque chaque jour, il allait voir Fine et passait de longues soirées avec elle. Dans les commencements, ils parlèrent ensemble de Philippe ; puis, tout en n’oubliant pas le pauvre prisonnier, ils s’entretinrent d’eux-mêmes, de leur enfance et de leur avenir. Ce furent des causeries pleines d’abandon qui les reposaient des fatigues et des anxiétés de la journée, qui leur donnaient de nouvelles forces pour le lendemain.

Peu à peu, chaque matin, Marius souhaita ardemment d’être au soir, afin de se retrouver dans la petite chambre de Fine. Quand il avait un espoir, il accourait pour en faire part à son amie, et, quand il avait un chagrin, il accourait encore pour tout lui conter et recevoir ses consolations. Là seulement, au fond de cette mansarde propre, qui sentait bon et qui avait des gaietés claires, il vivait à l’aise, dans une tristesse attendrie. Un soir, il voulut absolument aider la jeune fille qui faisait des bouquets pour la vente du lendemain ; il prit un plaisir d’enfant à ôter les épines des roses, à réunir les oeillets en minces touffes, à prendre une à une, délicatement, les violettes et les marguerites, qu’il présentait ensuite à Fine. Dès lors, il devint fleuriste, de huit à dix heures. Ce travail l’amusait disait-il, et calmait ses inquiétudes. Lorsqu’il touchait les doigts de Fine, en lui offrant les fleurs, il sentait des chaleurs douces lui monter au visage ; le malaise étrange, l’émotion pénétrante qu’il éprouvait alors, était sans doute la seule cause de la vocation subite qu’il avait montrée pour l’état de fleuriste.

Certes, Marius était un naïf. On l’aurait beaucoup étonné, on l’aurait même blessé, en lui démontrant qu’il devenait amoureux de Fine. Il se serait écrié qu’il se savait bien trop laid pour oser aimer la jeune fille, et que d’ailleurs un pareil amour, né et grandi à l’ombre du malheur de son frère lui semblerait un crime. Mais son cœur aurait bientôt protesté. Jamais Marius n’avait vécu dans l’intimité d’une femme. Il s’était laissé prendre au premier regard affectueux. Fine, le consolant, l’encourageant, ayant toujours pour lui un sourire caressant et une tiède poignée de main, lui parut d’abord être tout à la fois une sœur et une mère que le ciel lui envoyait dans son amertume. La vérité était qu’à son insu cette sœur, cette mère devenait une épouse, une épouse qu’il aimait déjà de toute la passion tendre et dévouée de son cœur.

Et cet amour devait naître forcément, entre deux jeunes gens qui pleuraient et qui souriaient ensemble. Le hasard les avait rapprochés et leur bonté les mariait. Ils étaient dignes l’un de l’autre, il y avait en eux la sympathie toute-puissante du dévouement.

Fine, depuis quelque temps avait des sourires sournois que Marius ne voyait pas. Elle devinait que le jeune homme l’aimait, avant même que celui-ci se fût aperçu de son amour. Les femmes ont une vue particulière pour pénétrer ces sortes de secrets ; elles lisent dans les yeux de leurs amants et vont jusqu’à l’âme. D’ailleurs, la bouquetière cacha soigneusement les rougeurs de ses joues, elle s’étudia à rester l’amie cordiale de Marius, à ne pas lui ouvrir les yeux par une poignée de main plus chaude. À les voir, chaque soir, assis en face l’un de l’autre, ayant entre eux une table chargée de roses, on les aurait pris pour un frère et une sœur.

Fine, chaque dimanche, se rendait à Saint-Henri. Elle s’était prise pour Blanche d’une sorte de pitié sympathique, d’une amitié miséricordieuse. Cette pauvre jeune fille qui allait être mère, et dont la vie était brisée à jamais, lui devenait plus chère chaque jour, elle voyait ses remords, ses larmes de regret, elle assistait à son existence désolée, et elle cherchait par ses visites à adoucir son infortune. Elle apportait son gai sourire dans cette petite maison de la côte, où Blanche pleurait en songeant à Philippe et à son enfant. C’était pour la bouquetière comme un saint pèlerinage qu’elle accomplissait religieusement. Elle partait vers midi, après le déjeuner, puis restait jusqu’au soir avec Mlle de Cazalis. Le soir, à la nuit tombante, elle trouvait Marius qui l’attendait au bord de la mer, et ils rentraient tous deux à Marseille, à pied, en se donnant le bras, comme deux jeunes époux.

Marius goûtait des jouissances pures pendant ces promenades. Le dimanche soir était devenu pour lui la récompense de tous ses efforts de la semaine. Il attendait Fine sur le bord de la mer, oubliant ses chagrins, guettant avec fièvre l’arrivée de la jeune fille, puis, quand elle était là, ils se souriaient et revenaient à petits pas, dans les ombres douces de la nuit naissante, en échangeant des paroles d’amitié et d’espoir. Jamais le jeune homme ne trouvait le chemin assez long.

Un dimanche, Marius arriva de bonne heure. Comme une pensée de délicatesse l’empêchait d’entrer dans la maison de Blanche et de renouveler ses douleurs, il s’assit sur une falaise qui se dresse près du village, il prit patience en regardant l’immensité bleue élargie devant lui. Il resta près de deux heures, abîmé dans une rêverie vague, dans des pensées de tendresse et de bonheur qui le berçaient mollement. L’immense horizon l’attendrissait ; à son insu, tout son amour pour Fine lui montait du cœur aux lèvres ; la mer et le ciel, l’infini des eaux et de l’air le troublaient, lui ouvraient l’âme ; il ne voyait que Fine dans la large mer, il n’entendait que son nom dans le bruit sourd et régulier des vagues.

La bouquetière arriva et s’assit sur le rocher, à côté du jeune homme, qui lui prit la main, sans parler. Devant eux s’étendaient la mer et le ciel, d’un bleu doux et pâle. Le crépuscule tombait. Une sérénité profonde alanguissait les derniers bruits et les dernières clartés. Au couchant, de minces lueurs roses jetaient des reflets tendres sur les rochers de la côte. Il y avait des souffles de tendresse dans l’air, une grande voix frissonnante qui allait en s’éteignant.

Marius, profondément ému, gardait dans la sienne la main de son amie. Il continuait son rêve. Les yeux à l’horizon, sur cette brume vague où la mer et le ciel se confondent, il souriait tristement. Et, à voix basse, sans en avoir conscience, ses lèvres dirent tout haut ce que pensait son cœur.

« Non, non, murmura-t-il, je suis trop laid... »

Fine, depuis l’instant où Marius lui avait pris la main, souriait de son air tendre et sournois. Enfin, son ami allait se décider à parler ; elle devinait cela aux regards plus profonds de ses yeux à la pression plus étroite de sa main. Quand elle entendit le jeune homme dire qu’il était trop laid, elle parut étonnée et fâchée.

« Trop laid ! cria-t-elle ; mais vous êtes beau Marius ! »

Fine avait mis tant d’âme dans le cri qui venait de lui échapper que Marius tourna la tête et joignit les mains, en la regardant avec anxiété. Elle, comprenant qu’elle avait brusquement livré le secret de son cœur, baissa son front qui se couvrait de rougeur. Elle resta ainsi, muette et embarrassée, pendant quelques secondes. Mais elle n’était pas fille à reculer devant l’aveu complet de son amour ; il y avait en elle trop de franchise et de vivacité pour qu’elle consentît à jouer la comédie hypocrite que jouent les amoureuses en pareille occasion.

Elle releva courageusement le front et regarda en face Marius qui tremblait.

« Écoutez, mon ami, lui dit-elle. Je veux être franche. Il y a six mois, je ne pensais guère à vous. Je vous croyais laid, je ne vous avais sans doute jamais regardé... Aujourd’hui, la beauté vous est venue. Je ne sais pas comment cela s’est fait, je vous jure... »

Malgré toute sa décision, elle hésitait un peu, et de subites rougeurs lui montaient encore aux joues. Elle s’arrêta, ne pouvant dire carrément à Marius qu’elle l’aimait. D’ailleurs, elle connaissait la timidité du jeune homme et parlait uniquement pour l’encourager. Marius restait dans son extase attendrie ; il ne demandait pas davantage, il serait demeuré là, sur la falaise, pendant toute la nuit, sans chercher à obtenir de Fine des aveux plus complets. Fine s’impatientait.

L’histoire de l’amour de la bouquetière était simple. Elle avait d’abord aimé la haute taille, le visage énergique de Philippe, avec cet aveuglement des jeunes filles qui les pousse à choisir les beaux garçons, ceux qui ont toute leur beauté sur leur visage et rien dans l’âme. Puis, blessée au cœur par l’indifférence de l’amant de Blanche, voyant clair enfin dans son caractère vaniteux, elle avait jugé sévèrement sa conduite et s’était détachée peu à peu de lui. C’est alors qu’elle se trouva seul à seul avec Marius, dans une intimité qui les rapprochait de plus en plus.

L’amour, ici, était né de la bonté. Marius, laid pour les yeux, devint beau pour le cœur. Dans les commencements, Fine n’avait vu en lui qu’un ami désolé qu’il fallait secourir ; elle avait accepté la moitié de sa tâche, fraternellement, poussée un peu par son amour pour Philippe et beaucoup par son besoin naturel de se montrer serviable. Elle s’était donc jointe à Marius, et leur pensée commune de délivrance les avait unis chaque jour davantage. Leur tendresse se développa ainsi, ils s’aimèrent en se dévouant, en vivant du même espoir, en travaillant à la même œuvre.

Et c’est dans l’accomplissement de cette œuvre généreuse que Marius devint beau. La comparaison forcée que Fine établit entre Philippe et Marius fit de ce dernier un être à part, le prince amoureux rêvé par les jeunes filles. Dès ce moment, le visage de Marius se transfigura pour elle : elle le vit beau de toute la beauté de sa nature loyale et tendre. On l’aurait profondément étonnée en lui disant que son amant était laid.

Marius entendait encore le cri de son amie, ce cri d’amour qui lui disait : « Tu es beau, et je t’aime ! » Il n’osait parler, craignant de dissiper le doux rêve qui alanguissait délicieusement son esprit.

Fine, embarrassée, souriait toujours.

« Vous ne me croyez pas ? demanda-t-elle, parlant pour parler, sans trop savoir ce qu’elle disait.

– Si, je vous crois, répondit Marius d’une voix basse et profonde, j’ai besoin de vous croire... Quand vous n’étiez pas là, la voix des vagues m’a dit un secret... Je ne sais ce qu’ont la mer et le ciel ce soir. Ils parlent d’une voix si douce qu’ils ont ému mon cœur et troublé mon esprit. À cette heure dernière, dans la tristesse du crépuscule, je viens de trouver en moi un bonheur que j’ignorais... Voulez-vous connaître le secret que les vagues m’ont murmuré à l’oreille ?

– Oui », dit la bouquetière dont une émotion faisait trembler la main.

Marius se pencha davantage, et d’un ton bas et craintif :

« Les vagues m’ont dit que je vous aimais », murmura-t-il.

L’ombre tombait, plus grise et plus solennelle. Au ciel, des clartés blanchissaient, dans une transparence laiteuse. La mer immobile, d’un bleu sombre, s’endormait en respirant d’une haleine lente et forte. Des senteurs fraîches et salées montaient, portées par le vent du soir, et les sérénités de l’espace s’élargissaient dans la nuit croissante.

L’heure était douce pour un aveu d’amour. Une tendresse divine, un calme souriant sortait de la grande mer attendrie. Au pied de la falaise, les vagues battaient lentement, berçant la côte qui sommeillait ; tandis que, de la terre, chaude encore et fiévreuse, venaient des souffles âpres de passion. On eût dit que la grande mer appuyait de sa voix les tendres paroles de Marius.

« Eh bien ! dit gaiement la bouquetière, les vagues sont des bavardes... Vous ont-elles dit la vérité, au moins ?

– Oui, oui, s’écria-t-il, les vagues ont dit la vérité... Je le sens maintenant, mon amie, je vous aime depuis des mois... Ah ! que cet aveu me fait de bien. Voici longtemps qu’il me manquait quelque chose : lorsque j’étais en face de vous, une douceur me pénétrait, j’entendais des voix confuses au fond de moi, et je ne pouvais distinguer ce qu’elles murmuraient. Aujourd’hui, il a suffi du silence de cette falaise pour que je les entendisse crier mon amour. »

Fine écoutait en souriant les paroles de Marius. L’ombre devenait de plus en plus bleuâtre et mystérieuse.

Marius eut un moment d’hésitation. Puis d’un ton humble et doux :

« Vous ne vous fâchez pas de ce que je vous dis là ? demanda-t-il. Je sais bien que vous ne pouvez m’aimer.

– Vous ne savez rien du tout, répondit Fine avec une brusque tendresse. Bon Dieu ! comme vous êtes long à vous décider ! Il y a plus d’un mois que ma réponse est toute prête.

– Et cette réponse ?

– Demandez-la aux vagues », reprit la bouquetière en riant.

Et elle tendit ses deux mains à Marius, qui se mit à les baiser comme un fou. La nuit était tout à fait venue, et la sourde clameur de la mer se traînait voluptueusement dans les ténèbres. Le jeune homme se pencha vers la jeune fille et posa un baiser sur ses lèvres.

Alors, ils bavardèrent comme des amoureux, comme des enfants avec des puérilités. Ce furent des souvenirs du passé, des projets pour l’avenir. Leur voix était une musique qui les caressait, et ils parlaient pour s’entendre parler, pour sentir l’un l’autre leur souffle tiède courir sur leur visage. Ils étaient si heureux dans l’ombre en face de l’infini qui s’ouvrait devant eux !

« Vois-tu, disait Fine, nous nous marierons quand ton frère sera sauvé. Il faut avant tout que Philippe soit libre. »

Au nom de Philippe, Marius frissonna. Il avait oublié son frère. La triste réalité se dressa devant lui. Pendant deux heures, il avait vécu en plein ciel, et voilà qu’il retombait sur la terre du haut de son rêve.

« Philippe, murmura-t-il accablé, oui, nous devons penser à Philippe... Ô mon Dieu, mon bonheur serait-il déjà mort !... Tu aimes mon frère, n’est-ce pas ? Par grâce, dis-moi la vérité. »

Fine ne répondit pas et se mit à sangloter. Les paroles de Marius lui brisaient le cœur. Le jeune homme insista, en se désespérant. Alors, la bouquetière cria :

« Je t’aime parce que tu es bon, parce que tu sais aimer. Tu vois bien que je ne puis aimer Philippe. » Il y avait un tel élan de foi et d’amour dans ce cri, que Marius comprit enfin. Il la serra entre ses bras, dans un brusque mouvement d’adoration. Maintenant il n’éprouvait plus qu’une sorte de remords.

« Nous sommes heureux, reprit-il, nous sommes égoïstes. Tandis que nous respirons ici l’air libre du ciel, notre frère étouffe en prison. Ah ! nous ne savons pas travailler à sa délivrance.

– Si, tu verras ! répondit Fine. Tu verras comme on est courageux, quand on aime et qu’on est aimé. »

Ils restèrent silencieux, la main dans la main. La mer berçait toujours leur amour de sa voix monotone. Ils rentrèrent à Marseille à la clarté des étoiles, pleins de leur jeune espérance et de leur jeune tendresse.