Au Comptoir des imprimeurs unis (8p. 37-63).


XXVI


TÉNÈBRES.


Il y avait maintenant cinq jours que Clary Mac-Farlane était tombée entre les mains de Bob Lantern, qui l’avait cédée à Bishop le burkeur. Celui-ci l’avait amenée au docteur Moore.

Le docteur Moore la tenait depuis lors enfermée dans sa maison de Wimpole-Street.

C’est là qu’elle s’était éveillée après le long sommeil factice provoque par l’eau de Mr Bishop, dont l’avenante et débonnaire mistress Gruff avait versé une dose honnête dans le fameux scotch-ale de l’hôtel du Roi George.

Son réveil ne s’était point fait long-temps attendre. Il y avait à peine un quart d’heure que l’aide Rowley avait refermé sur elle la porte de la chambre, disposée pour la recevoir, lorsqu’elle ouvrit les yeux.

Elle ne se rendit tout d’abord aucun compte de sa situation. Elle crut dormir encore d’un sommeil lourd et sans rêve, parce qu’une obscurité compacte, entière, impénétrable était autour d’elle. Ce fut le souvenir qui acheva de l’éveiller.

— Mon père ! murmura-t-elle ; — j’ai vu mon père…

La scène de la Tamise se représenta aussitôt à son esprit, mais vaguement, confusément, telle enfin que Clary l’avait aperçue pendant la courte trêve où son esprit avait recouvré ses facultés entre son sommeil léthargique et son évanouissement.

Une seule chose ressortait sur le fond ténébreux de sa mémoire, c’était la pâle figure d’Angus Mac-Farlane éclairée par les rayons de la lune.

Le souvenir des faits antérieurs fut plus vif et plus complet. Elle se rappela la vaste chambre de l’hôtel du Roi George, sa sœur endormie et l’angoisse de sa propre lutte contre le sommeil.

Cette pensée l’accabla.

— Ma pauvre Anna ! dit-elle en laissant tomber sa tête sur sa poitrine ; — ils l’auront tuée… Mais pourquoi ne m’ont-ils pas tuée, moi ?…

Elle s’interrompit brusquement. Une ombre d’espoir venait de descendre dans son cœur.

— Anna ! prononça-t-elle tout bas en étendant ses bras à droite et à gauche ; — si elle était ici !… Anna !

Ses bras rencontrèrent partout le vide et personne ne répondit.

— Oh ! pensa-t-elle, — Anna est morte… Et moi ?… Cette nuit profonde et ce silence… Et moi aussi… je suis morte… Pourquoi ne m’auraient-ils pas tuée ?

Ce fut d’abord en elle une idée vague, — plutôt un espoir qu’une crainte ; — puis l’idée prit assiette en son esprit. Elle se crut transformée, sinon anéantie. Il lui sembla ne plus se reconnaître.

— La mort !… c’est donc cela ! reprit-elle ; — une nuit éternelle… une nuit profonde, sans étoiles… Oh ! je me souviens ! j’ai blasphémé dans cette maison maudite… Qu’avons-nous fait à Dieu, ai-je dit, pour mériter ce cruel martyr !… Je l’ai dit… Et Dieu se venge !

Elle demeura un instant silencieuse et abattue. Au bout de quelques secondes, on aurait pu l’entendre ajouter d’une voix consolée :

— Anna, mon Anna chérie doit être au ciel…

Clary croisa ses bras sur sa poitrine, le contact de sa propre chair la fit tressaillir.

— Mais non, je ne suis pas morte ! se dit-elle ; — on m’a mise vivante au tombeau. La nuit !… cette nuit brûle mes yeux… Combien de temps souffre-t-on ainsi avant de mourir ?…

C’est que cette nuit ne ressemblait à rien de ce qu’on a coutume de voir dans la vie commune. Là, il n’est point d’obscurité si profonde que l’œil ne puisse s’y faire à la longue et entrevoir quelque objet dans l’ombre, quelque reflet perdu, quelque lueur. Notre nuit à nous donne passage toujours à quelque rayon consolateur. Si la lune manque au ciel, si la brume ou l’orage met un bandeau jaloux sur le regard diamanté des étoiles, il reste dans l’air un mystérieux rayonnement. Le brouillard luit ; l’orage a son flambeau dans la foudre, il semble que la nature ait horreur de la nuit autant que du vide.

Tout docteur de Cambridge est susceptible de nous répondre, en affirmant son dire sous serment, que la nature n’a point horreur du vide, et que la pesanteur seule de la colonne atmosphérique…

Mais tout beau ! gardons-nous de railler les docteurs de Cambridge, qui sont de terribles champions. L’un d’eux, le révérend Lewis Drake, passe pour soutenir habituellement ses thèses à coups de poing et avec une dangereuse supériorité.

L’obscurité complète ne peut être que factice. À cause de cela, elle pèse un poids de plomb sur toute créature vivante. L’homme la redoute. Sa continuité suffit à plier les natures les plus robustes. Comme toute chose inconnue ou contre nature, elle porte avec elle des terreurs instinctives, inévitables, sans bornes.

Les dangers les plus fantastiques y peuvent couver, inaperçus ; la mort s’y cache, peut-être, — et point de défense possible…

Les malheureux que la main de Dieu frappe soudainement et qui deviennent aveugles sans passer par les misères lentes et préparatrices de quelque optalgie, éprouvent presque toujours une réaction morale qui met en péril leurs facultés intellectuelles. Et encore pourtant ceux-là sont-ils joints à la vie commune par des signes sensibles : ils entendent le bruit du monde ; leur main rencontre parfois la main d’un ami ; leur cœur est consolé par des paroles d’intérêt ou de tendre compassion.

Mais qu’on se représente un homme devenant à la fois sourd, aveugle et dépourvu des moyens d’exercer les trois autres sens. Que lui reste-t-il de ce qui constitue la vie ? La pensée ?

Hélas ! la pensée !

La pensée d’un homme, empêché actuellement de sentir, ne se borne-t-elle pas fatalement à deux exercices qui embrassent le passé et l’avenir ? Y a-t-il autre chose en lui de possible que des regrets épuisants et des terreurs infinies !

Il y a pour quelques uns l’espoir en Dieu, qui est une planche de salut dans tout naufrage. Oh ! certes, ce n’est pas nous qui pouvons mettre en doute l’efficacité de ce refuge suprême ; — mais le premier effet de la souffrance est de prostrer le cœur ou de l’aigrir. Il faut être un saint pour se faire de la prière résignée un bouclier contre la soudaine blessure du désespoir. Il faut être plus qu’un saint. Job se tordit long-temps sur son fumier, pleurant et blasphémant, avant d’entonner, du sein de sa misère, son sublime hosannah.

Clary Mac-Farlane n’était qu’une pauvre enfant, possédant, il est vrai, toute la force et tout le courage que peuvent avoir son âge et son sexe, mais sans défense contre cette écrasante oppression de la solitude absolue, multipliée par le silence et les ténèbres. Elle crut avoir vécu. — Et n’est-ce pas en effet une grande partie de la mort que cette complète absence de toute sensation ? — Ne point voir, ne point ouïr, et tendre dans la nuit ses bras pour ne saisir que le vide !

Mais cette croyance, qui, prolongée, eût été un bienfait véritable, puisqu’elle eût amené avec elle le repos, ou du moins l’apathie, ne pouvait être que fugitive. La malheureuse enfant s’était senti vivre bientôt à sa douleur même, et, de sa poitrine chargée de peine, un soupir profond s’échappa.

Ce fut un second réveil, et son amertume dépassa l’angoisse du premier. Clary fit un mouvement et sentit son siège vaciller. Ses membres, fatigués, eurent de grands élancements. Un froid mortel courut par ses veines.

Mieux valait la mort.

Sa tête, alourdie, se pencha sur son sein. Un engourdissement sourd lui prit le cœur. Elle chancela sur son escabelle et fut prête à tomber, inerte, sur le sol.

Mais il y avait en elle assez de force pour soutenir un temps l’épouvantable lutte, et son martyre devait durer bien des heures.

Au lieu de fléchir ainsi tout d’un coup, elle se redressa au souffle intérieur de son énergie native. Son cœur battit. Elle se leva, voulant sonder jusqu’au fond sa détresse, et faire, autant que possible, l’inspection de sa tombe.

Au bout de trois ou quatre pas, sa main tendue rencontra un obstacle. C’était une barrière d’une singulière espèce, cédant sous la pression de la main, mais cédant jusqu’à un certain point seulement, au delà duquel se trouvait une inébranlable clôture. On eût dit une muraille rembourrée, matelassée du sol au plafond.

Clary changea de route. Dans cette direction nouvelle, un obstacle absolument pareil lui barra bientôt le passage.

À droite, à gauche, en tout sens, il en fut de même.

Elle était dans une sorte d’énorme boîte, rembourrée partout. — Dans quel but ? Clary ne le devina point, mais lorsque enfin sa frayeur, augmentée, arracha de sa poitrine un cri aigu, ce cri s’étouffa pour ainsi dire à l’entour d’elle, n’eut point d’écho et mourut comme un murmure.

Ces murs matelassés étaient une précaution contre les bruits du dedans, un rempart contre les bruits du dehors. Grâce à eux, dans ce réduit terrible, le silence était complet comme la nuit. — Grâce à eux encore, les cris de la captive devaient mourir, emprisonnés avec elle.

Elle allait, tâtant toujours, et rencontrant toujours la molle uniformité de l’élastique tenture. Elle ne savait point où elle avait commencé de palper, et continuait sa tâche, espérant trouver une solution de continuité, un enfoncement, quelque chose qui ne fût point un étouffant linceul.

Elle fit ainsi bien des fois le tour de sa cellule, et s’arrêta enfin, perdue, et croyant avoir parcouru un immense espace.

Le temps qui s’écoulait n’avait pas pour elle plus de mesure que l’étendue, et les heures, si lentes à passer sur l’angoisse, elle les comptait pour de longs jours.

Une fois, son âme fut prise d’une colère fougueuse ; elle se révolta contre sa mortelle épouvante ; elle défia cette nuit sépulcrale qui l’enveloppait comme un suaire ; elle voulut vaincre ce silence ennemi ; elle appela au secours, elle cria jusqu’à ne plus pouvoir produire que des sons enroués. — Le premier éclat de sa voix était sorti puissant de sa poitrine, pour tomber, en quelque sorte, éteint à ses pieds. Ces murs préparés absorbaient si efficacement ses clameurs, que son gosier, vaincu, perdit après quelques efforts le pouvoir de vibrer.

Elle se tut de force et malgré elle. Sa colère en augmenta ; sa cervelle en feu fermenta : elle prit son élan, et, dans un mouvement de délire, elle précipita violemment son corps en avant.

Peut-être était-ce une de ces irréfléchies et soudaines tentatives de suicide dont la solitude, mauvaise conseillère, glisse la pensée à l’oreille du désespoir.

Mais la tête de Clary rebondit, sans blessure, sur la laine épaisse dont était recouverte la muraille opposée. En cette étrange prison, il n’était pas même possible de mourir tout d’un coup. Il fallait attendre et suivre, sans la presser, la marche paresseuse de l’agonie ; il fallait s’éteindre lentement et boire, goutte à goutte, depuis les bords jusqu’à la lie, le profond calice du trépas.

Clary, cependant, étourdie par le choc, était tombée sur le sol où s’étendait, en guise de tapis, une abondante litière de paille. Elle demeura un instant sans pensée ; ce fut un répit. — Lorsque les nuages de son esprit se dissipèrent lentement, elle se sentit plus calme et capable de prier.

Alors, durant quelques minutes, son ardente dévotion réchauffa son pauvre cœur endolori et glacé. — C’était le moment de l’Hosannah de Job. — Elle loua Dieu, la douce martyre, et donna son âme reposée aux austères espoirs de la religion.

Hélas ! le voyageur a beau vouloir prolonger la halte sous les hauts dattiers de l’oasis qui tranche, verte, fraîche, riante, parmi les brûlantes immensités du désert, — il faut reprendre sa route. L’ombre est si bonne ! l’herbe est si douce ! la fontaine a de si chers murmures à l’oreille de l’homme qui naguère se mourait de soif sous un soleil assassin ! Mais il faut partir.

Il faut quitter l’oasis aimée pour se replonger dans l’odieuse atmosphère du Sahara ; ôter de l’herbe humide ses pieds un instant rafraîchis pour les mettre encore dans ce sable qui brûle ; dire adieu à la bienfaisante fontaine et affronter encore les vents desséchants dont le souffle énerve comme l’haleine rouge d’un four enflammé.

Clary voulait, la pauvre fille, s’accrocher aux consolantes pensées du ciel. Le désespoir était autour de son âme comme les sables autour de l’oasis. Et l’esprit de l’homme est comme le voyageur : il ne peut point rester immobile.

Clary retomba bientôt dans ses navrantes angoisses. Elle passa et repassa vingt fois par les mêmes alternatives de colère, d’abattement, d’espoir. Elle pria ; elle maudit ; elle pleura…

Les vingt-quatre heures d’une journée s’écoulèrent.

Pas un bruit, si voilé qu’il fût, pas une lueur, si faible qu’on la puisse supposer, n’étaient venus jusqu’à la pauvre recluse. Les ténèbres qui l’entouraient n’étaient point de celles auxquelles l’œil s’habitue. Toujours la même nuit, opaque, lugubre, pesante !

Elle venait de prier. Sa torture faisait trêve un instant pour recommencer sans doute, lorsque la première atteinte de la faim se fit tout-à-coup sentir. Il y avait près de deux jours que Clary n’avait mangé.

Elle porta la main à son sein. Si un sourire d’ange eût pu éclairer cette obscurité absolue, Clary aurait vu les murs de sa prison, car elle sourit doucement et longuement à cette souffrance nouvelle.

Au bout de cette souffrance était la mort. Clary la salua de loin comme une généreuse amie dont les bras ouverts sont un suprême asile.

À mesure que l’inanition faisait en elle des progrès, ses idées changeaient ; mille pensées confuses vinrent à se mouvoir à la fois dans son cerveau empli : pensées poignantes et pensées joyeuses tournant pêle-mêle avec une éblouissante rapidité.

En même temps, son corps affaibli prit une sensibilité exagérée. Elle eut des tressaillements sans motifs, de folles envies de courir, de se rouler, de danser…

Elle s’agitait en tout sens sur sa litière de paille, et plus d’une fois de convulsifs et soudains éclats de rire troublèrent par un contraste funeste, le silence mortel de ce tombeau.

La pauvre enfant était entamée, suivant l’effrayante expression du docteur Moore.

Son système nerveux commençait à céder aux sourdes attaques de la faim, de la nuit, du silence. — Tout-à-coup des bouffées de terreur indicible la clouaient raide, demi-morte, à sa couche ; — l’instant d’après, un doux chant venait à sa lèvre : — puis elle se taisait, épouvantée par sa propre voix.

Puis encore, sa nuit s’éclairait pour un moment ; de fantasques lueurs couraient en tout sens comme les épis de feu d’une gerbe d’artifice ; — au loin passaient d’étranges visages, des formes livides, des spectres, enveloppés dans de blancs linceuls.

Elle criait faiblement. — La scène changeait. C’était un bal. Ses yeux se fermaient, blessés par l’éclat de bougies. La danse évoluait rapide autour d’elle. C’étaient de beaux cavaliers, des femmes demi-nues, des parfums, des fleurs, des diamants, des sourires…

Elle souriait, elle aussi, elle aspirait les parfums, elle buvait l’harmonie, jusqu’à ce qu’un tressaillement soudain de ses nerfs ébranlés vînt la replonger dans sa nuit ; et la douleur physique, faisant irruption alors, elle serrait son estomac contracté entre ses deux mains et gémissait comme un enfant qui souffre durant son sommeil…

Oh ! la science a des moyens puissants pour perdre encore plus que pour sauver. Si Dieu vous a condamné, la science ne saura point retarder l’instant fatal, et ses efforts n’aboutiront qu’à tourmenter votre dernière heure. Mais qu’elle est forte, s’il s’agit de nuire ! Elle peut choisir entre tous les maux sous lesquels l’humanité se courbe ; elle peut les copier, les reproduire, les faire naître…

Au moyen-âge, les grands flattaient leurs barbiers. Nous savons des lords qui courtisent leur médecin, — des lords d’esprit, sur notre honneur !

Une autre journée se passa encore. Clary était si faible qu’elle ne pouvait plus se mouvoir sur sa couche. L’idée de Dieu avait fui. Mille pensées impossibles se succédaient dans son cerveau débilité.

Sa sœur, son père, Stephen passaient devant ses yeux, et passaient sans la voir. Elle voulait les appeler ; sa voix s’arrêtait dans son gosier sec et enflé.

Puis une autre image encore se montrait dans le lointain.

Clary alors mettait ses deux mains sur ses yeux lassés de pleurer ; des larmes abondantes ruisselaient à travers ses doigts, et sa voix mourante murmurait :

— Edward !… Edward !…