Au Comptoir des imprimeurs unis (6p. 361-388).


XII


LE BUREAU DE MR BISHOP.


Tandis que Stephen hésitait, la main sur le bouton de cuivre de Mr Bishop-Office, il y avait de l’autre côté de la rue un homme qui le contemplait avidement.

Cet homme, appuyé contre la grille d’une maison, portait le costume des mendiants de Londres, — étrange costume, qui est en tout semblable à celui d’un gentleman, dont il ne diffère que par les souillures et la vétusté ; costume mille fois plus triste et plus repoussant que les haillons des pauvres du continent, parce qu’il semble afficher une sorte de prétention à l’aisance et protester contre l’évidence de la misère.

Et cela est peut-être un calcul dans un pays où la misère est un arrêt de mort.

L’homme qui regardait Sephen pouvait avoir quarante ans, mais il paraissait être de dix ans plus âgé. Les lambeaux d’un habit noir flottaient sur ses épaules osseuses et dépourvues de chair. Son pantalon, également noir et rapiécé en mille endroits, se collait, flasque et humide, sur ses jambes d’une effrayante maigreur.

Il avait dû être beau de visage ; du moins ses traits réguliers, et ne manquant pas dans leur dessin d’une certaine finesse, semblaient l’annoncer. Mais la faim ou la maladie, ou toutes les deux à la fois, avaient opéré parmi ces traits de tels ravages que leur ensemble ne pouvait plus inspirer que la pitié. Son front étroit, saillant, bronzé par le manque habituel de coiffure, se couronnait d’une masse de cheveux incultes et comme desséchés. Sa barbe était coupée aux ciseaux, partout où la décence anglaise a déclaré shoking de laisser croître le poil. Nous pouvons affirmer ici, en passant, qu’aucune lady ne ferait l’aumône à un pauvre entaché de moustaches. Il est malheureusement vrai que ce pauvre y perdrait peu, vu que les ladies font rarement l’aumône. — Sa bouche avait cette expression d’amertume ulcérée que rend plus triste encore l’obligation de sourire. Ses yeux mornes, grossis, égarés, s’ouvraient à fleur de tête entre les cavités de son iront déprimé au dessus du sourcil, et de sa joue où saillait seulement la pointe enflammée d’une osseuse pommette.

Ces traits n’exprimaient rien, à vrai dire, rien que la misère poussée jusqu’à l’agonie, mais ils exprimaient la méchanceté ou la bassesse moins encore que tout autre chose. Le type irlandais y gardait seulement quelque chose de son astuce naïvement flagorneuse.

Et au fait, à Londres, où tout vice peut devenir un lucratif métier, il faut être honnête homme pour mourir de faim.

C’était la position de notre homme : il mourait de faim. — Cela est si commun chez nous, que nous avons vraiment scrupule d’entretenir le lecteur de pareilles banalités. — Mais il faut bien tout dire ; et puis notre livre est fait un peu pour la France, où les gens qui périssent d’inanition peuvent avoir, dit-on, la chance de trouver çà et là un morceau de pain.

Nous n’affirmons point positivement ce dernier fait, de peur de passer parmi les charitable riverains de la Tamise, nos aimés compatriotes, pour un porteur de moustaches.

Chose à coup sûr effrayante et faite pour humilier davantage un cœur vraiment anglais, qu’une accusation de vol ou de faux en écriture authentique.

Notre pauvre homme regardait toujours Stephen avec une singulière expression d’avidité. Manifestement, il avait grand désir d’aborder le jeune médecin ; mais quelque chose le retenait : la détresse est si timide à Londres, pour avoir été si souvent rebutée !

Enfin, tandis que Stephen hésitait encore lui-même, le mendiant[1] quitta doucement la grille où il s’appuyait et traversa la rue à pas de loup. Il arriva auprès de Stephen au moment où ce dernier se déterminait à peser enfin sur se bouton de la sonnette.

— Votre Honneur, dit-il avec timidité en tirant faiblement Mac-Nab par le pan de son habit ! — oh ! Votre Honneur !

Stephen se retourna vivement, honteux d’être surpris en ce lieu. À l’aspect du pauvre, son premier mouvement fut de s’irriter ; mais le malheureux chancelait sur ses jarrets étiques. Les quelques pas qu’il venait de faire l’avaient épuisé.

— Que voulez-vous ? demanda Stephen, qui réprima un geste de brusquerie.

— Oh ! Votre Honneur ! répondit le pauvre avec un fort accent irlandais ; ne vous fâchez pas contre moi… je veux seulement vous dire que Mr Bishop vend trop cher et que vous vous arrangeriez avec moi à moitié meilleur marché.

Stephen se recula involontairement. La pauvreté, parmi ses mille malheurs, a celui d’être toujours facilement accusée. — Stephen avait d’ailleurs l’esprit aux idées lugubres, et les paroles de l’Irlandais lui parurent avoir une terrible portée.

— Est-ce que vous faites métier de vendre des cadavres ? s’écria-t-il.

— Voulez-vous en acheter un ? demanda tout bas l’Irlandais au lieu de répondre.

Stephen pensa tout de suite aux deux sœurs.

— Une jeune fille ? prononça-t-il à travers ses dents convulsivement serrées.

— Oh ! Votre Honneur ! je ne suis pas un assassin comme Mr Bishop… Et, quand je dis que Mr Bishop est un assassin, je me trompe peut-être… Je sais bien qu’on ne doit jamais mal parler des gens riches… mais pour ce qui est de moi, Votre Honneur, il n’y a qu’à me regarder pour voir que je n’aurais pas la force de burker un enfant…

Stephen regarda mieux le pauvre diable et eut pitié de son évidente détresse.

— Déterrez-vous donc les cadavres que vous vendez ? demanda-t-il plus doucement.

Car ce fait de violer les sépultures est naturellement faute vénielle pour tout médecin anglais.

— Oh ! non, Votre Honneur, répondit l’Irlandais ; — je suis catholique.

— Alors, que me proposez-vous ?

— Un corps qui n’a pas été mal bâti dans son temps, Votre Honneur… un peu maigre, mais sain… quarante ans, cinq pied six pouces… dans une heure il peut être à vous. Si vous vouliez l’attendre huit jours, j’aimerais mieux ça, mais ne vous gênez pas.

— Mais où le prendrez-vous ? balbutia Stephen stupéfait.

— Oh ! ne vous embarrassez pas de cela, j’ai mon affaire.

— Il n’est donc pas mort ?

— Pas tout à fait, dit l’Irlandais en souriant avec tristesse.

— Vous comptez le tuer ?…

— Il le faudra bien.

— Mais enfin, malheureux, dit Stephen en frissonnant, quel est ce cadavre ?

— S’il plaît à Votre Honneur, répliqua l’Irlandais avec une résolution froide, — ce cadavre est le mien.

À ce dernier mot, le pauvre chancela et s’assit sur les marches de l’escalier de Bishop.

Stephen le considéra avec attention. Il ne découvrit nulle trace d’aliénation mentale ou même de fièvre sur ce visage exténué. Ce comble de la misère humaine lui fit oublier, pour un instant, sa propre souffrance.

— Comment vous nomme-t-on ? demanda-t-il en cherchant sa bourse.

— Oh ! Votre Honneur, s’écria joyeusement l’Irlandais ; — je vois bien que vous allez m’acheter… Je me nomme Donnor d’Ardagh, et je puis vous compter en deux mots mon histoire… Nous autres Irlandais, voyez-vous, nous avons la passion de venir à Londres, — et Londres nous tue…

En voyant que Stephen l’écoutait, Donnor retrouva pour un instant la volubilité proverbiale des fils de la verte Érin et reprit avec rapidité :

— Oh ! oui, Votre Honneur, Londres est mauvais pour les gens de l’Irlande… J’y vins, il y a bien long-temps, et je me mariai dans Saint-Gilles avec une jolie fille qui m’aimait. Nous étions pauvres, mais nous étions forts tous deux, et nous travaillions tant !… Il y a deux ans, nous vivions tranquilles avec cinq enfants dont les plus grands travaillaient déjà… L’aîné, Patrick, était bien beau et bien robuste ; il eût soutenu nos vieux jours, car il avait bon cœur… mais le roi eut besoin de matelots. Patrick fut pressé et mis sur un navire qui n’est pas revenu… Ma pauvre Nell pleura, tout en travaillant ; puis elle cessa de travailler parce que son cœur était brisé… Le pain manqua dans notre cellar (cave) de Church-Street… Georges, mon second fils, — un généreux et doux enfant, Votre Honneur ! — eut pitié de sa mère malade et vola un remède chez un marchand de drogues..... Georges fut envoyé à Botany-Bay..... Nell mourut.

Donnor étouffa un sanglot et poursuivit en haletant.

— Snail et Loo, que nous avions été obligés d’envoyer aux manufactures pendant la maladie de Nell, devinrent ce qu’on devient dans ces réceptacles empoisonnés… Snail s’est engagé, dit-on, dans la grande Famille… Si vous saviez comme il était gentil et avisé, Votre Honneur ! — et Loo, ma jolie Loo ! l’amour de ma pauvre Nell !… Loo est devenue la honte de mon nom… Elle n’a que treize ans, Votre Honneur : c’est Londres qu’il faut accuser et non pas la pauvre fille !…

Donnor courba la tête en pleurant, mais sans cesser de parler.

— Snail et Loo eussent été d’honnêtes cœurs, dit-il encore, — mais c’est à l’enfance que Londres s’attaque, et l’enfance ne sait pas… Maintenant Loo se meurt, tuée par le gin et la fatigue de son affreux métier, et Snail croît pour la potence… Oh !… Et ce sont mes enfants !… les enfants de Nell, si pure et si bonne !… Maintenant, Votre Honneur, il me reste une petite fille toute nue, qui couche dans la cendre à la porte de mon ancien cellar… Je suis trop faible pour travailler, et je cherche à vendre mon corps pour deux livres et dix shellings.

— Mais, malheureux, dit Stephen, quand vous ne serez plus, pensez-vous que votre petite fille souffrira moins ?…

— Oh ! Votre Honneur, j’ai songé à tout, répondit Donnor avec un sourire d’enfant, un sourire dont aucun mot ne nous semble pouvoir peindre la simplicité sublime ; — j’ai eu le temps de la réflexion. Il y a bien des jours que je cherche à me vendre… mais Mr Bishop me trouve trop maigre… Il se trompe : j’ai encore de la chair !… Voyez-vous, Votre Honneur, Brien de Cork, le mercier de Bainbridge-Street, ne demande pas mieux que de prendre la petite fille chez lui, si je trouve deux livres pour le trousseau… Il me resterait encore dix shellings, dont cinq me serviraient à faire mettre une croix sur la tombe de Nell… Avec les cinq autres…

Donnor hésita.

— Oh ! Votre Honneur, reprit-il avec embarras, je sais bien que ce n’est pas là une pensée de chrétien… et, s’il le faut, je pourrai rabattre ces cinq derniers shellings… Mais il y a si long-temps que je n’ai bu et mangé à ma soif et à ma faim !… Avant de mourir, Votre Honneur, j’aurais voulu m’asseoir à une table comme un homme, manger du pain et boire de l’ale… J’ai oublié le goût de tout cela.

Stephen demeura un instant sans voix devant cette suprême expression de la misère Donnor crut qu’il trouvait ses prétentions exorbitantes.

— Je renoncerai aux cinq shellings, s’il le faut, continua-t-il avec un soupir. Je puis mourir à jeun comme j’ai vécu… pour l’autre couronne… La pauvre Nell n’a pas de croix sur sa tombe… Ah ! Votre Honneur ! si vous marchandez, la petite fille ne saura pas où s’agenouiller pour pleurer sur sa mère !…

L’œil de Stephen devint humide ; son sang-froid ne put tenir contre ces dernières paroles.

— Donnor, dit-il, je suis bien malheureux, moi aussi… on a enlevé dans la maison de ma mère deux jeunes filles que j’aime comme mes sœurs.

— Ah ! fit l’Irlandais qui jeta un coup d’œil significatif sur l’écriteau de Mr Bishop.

— Allez manger et boire, reprit Stephen en lui mettant un souverain dans la main avec sa carte ; — allez donner des habits à la petite fille… puis vous reviendrez me voir.

Donnor ne se pressa point d’être reconnaissant. Il savait trop Londres pour supposer un bienfait, et son regard interrogea la physionomie de Stephen avec défiance.

— Votre Honneur, dit-il après un silence, c’est encore une livre et cinq shellings.

On ne peut exiger qu’un homme, dans la position de Stephen, s’occupe long-temps du malheur d’autrui.

— Si vous pouvez me servir, je vous paierai, répliqua-t-il brièvement, en congédiant l’Irlandais d’un geste. — Si vous ne pouvez pas m’être utile, je viendrai à votre secours… Allez, Donnor, et revenez me voir aujourd’hui dans Cornhill.

Donnor s’éloigna, ébahi. L’idée de gagner quelque argent, faible comme il était, autrement qu’en vendant son cadavre, ne pouvait plus entrer dans son intelligence, rompue à cette pensée de mort.

— Je vais toujours faire de mon mieux pour la petite fille, pensa-t-il.

Mais il ne remercia pas Stephen.

Celui-ci pesa sur le bouton de la sonnette. La porte s’ouvrit.

Un valet à livrée rouge introduisit Mac-Nab dans un assez beau parloir, dont les lambris s’ornaient d’une multitude de mauvaises gravures représentant des scènes de sport, des assauts de pugilat et des combats au fleuret. Il y avait, jetés çà et là sur les tapis des tables, des gantelets de boxeur, des cravaches, des pipes et plusieurs numéros du journal the Grog, feuille hebdomadaire illustrée, dont les colonnes s’ouvrent à tout haut fait de chasse, de sport, de jeu, de pugilat ou d’eccentricity.

Stephen demanda Mr Bishop.

— Monsieur est dans son cabinet, répondit le groom. Si monsieur veut me dire son nom, je l’annoncerai.

Stephen se nomma. Le groom sortit et revint aussitôt en disant :

— Monsieur reçoit.

Stephen monta un étage et se trouva dans le cabinet de Mr Bishop.

Nous avons décrit ce personnage dans la première partie de notre récit, lors du mémorable duel entre Tom Turnbull et Mich, le beau-frère du petit Snail. Nous ne recommencerons point ce portrait, trop peu séduisant, assurément, pour qu’on ait fantaisie de s’y reprendre à deux fois. Néanmoins, nous serons forcés d’indiquer, en passant, quelques traits oubliés ou rendus autres par le changement de jour.

Bishop le burkeur était vêtu d’une robe de chambre de satin, dont les broderies changeantes avaient de rouges et magnifiques reflets. Sur son front se posait de côté un bonnet de forme écossaise, en tartan écarlate. Il était demi-couché sur une ottomane de velours, posée contre la muraille également tendue de velours. L’ottomane, les fauteuils, la tenture et aussi les rideaux demi-fermés des croisées étaient rouges.

Tout ce rouge jetait sur la face du burkeur, couché, une couleur apoplectique effrayante à voir.

Auprès de lui, un grand chien d’Écosse, au poil roussâtre, était étendu sur le tapis. L’émail de ses yeux, reflétant le jour ardent de ce réduit étrange, rayonnait une lueur réellement diabolique.

Mr Bishop était aussi, dans son genre, un eccentric man. Cet ameublement était de son invention.

Il fumait une longue pipe de Turquie, dont le fourneau à réservoir s’appuyait sur le sol, et envoyait vers le plafond des spirales de vapeur empourprée.

Stephen, en entrant dans cette chambre, eut d’abord une sorte d’éblouissement causé par la couleur insolite qui déteignait sur tous les objets.

La première chose qu’il aperçut parmi cet ardent chaos, fut l’œil enflammé du chien d’Écosse, qui gronda sourdement et fit scintiller l’éclair de ses prunelles.

Ensuite il distingua les contours d’une face de boule-dogue, coiffée d’un bonnet de velours. C’était le burkeur. Stephen s’avança vers lui.

— Oh ! oh ! dit Bishop sans se déranger, c’est vous qu’on appelle Mac-Nab ?… Je ne vous connais pas… Que voulez-vous ?

— Je vous connais, moi, répondit Stephen dont tout le sang-froid était revenu ; — et je veux voir vos sujets.

— Mes sujets ? de par Dieu ! s’écria Bishop avec un gros rire… je suis moi-même un fidèle sujet du roi… Ou pensez-vous être, mon camarade, pour me parler de sujets ?… Vous êtes si pâle, que tout mon velours ne suffit pas à vous mettre du rouge sur le visage… Je pense que vous n’êtes pas venu ici pour vous moquer de moi ?

— Je vous répète, répliqua Stephen, que je viens pour acheter un sujet.

— Du diable ! gronda Bishop en se levant d’un bond et en saisissant le jeune médecin au collet : — Seriez-vous un homme de police, mon camarade ?

Le chien d’Écosse tendit ses jarrets de devant et ramassa ceux de derrière comme s’il allait s’élancer à la gorge de Stephen.

  1. The poor man (le pauvre). La mendicité est, comme on sait, rigoureusement interdite.