Au Comptoir des imprimeurs unis (6p. 321-359).


XI


LA NOUVELLE D’UN MALHEUR.


Frank Perceval dormait toujours, et Stephen Mac-Nab épiait impatiemment son réveil pour avoir l’explication de cette parole échappée à son rêve.

Mais cette explication ne devait point avoir lieu tout de suite.

Vers sept heures du matin, on frappa violemment à la porte extérieure de Dudley House. Le vieux Jack ouvrit et revint aussitôt dire à Mac-Nab qu’une femme le demandait en bas, de la part de sa mère.

Stephen prit sommairement les mesures exigées par l’état de Perceval, et fit ses recommandations au vieux valet, qui écouta chacune de ses paroles comme un oracle et les grava de son mieux dans sa mémoire. Ensuite il descendit au parloir, où il trouva la servante de mistress Mac-Nab.

— Qu’y a-t-il donc, Bess ? demanda-t-il.

— Ce qu’il y a mister Mac-Nab, répondit la pauvre fille, dont Stephen remarqua seulement alors le trouble et l’affliction. — Ah ! lord ! ah ! lord !… ne demandez pas ce qu’il y a… Venez à la maison, plutôt ! Venez bien vite, car la pauvre dame devient folle… C’est à fendre le cœur.

— Parlez-vous de ma mère ? s’écria Stephen. Au nom de Dieu ! qu’est-il arrivé ?…

— Ah ! lord ! ah ! lord ! répéta dolemment Betty ; c’est à fendre le cœur !… Les deux pauvres chères filles. On n’en eût point trouvé de pareilles dans la cité, mister Stephen ! Ah ! lord !…

Le jeune médecin, au comble de l’inquiétude, saisit le bras de Betty et la somma impérieusement de s’expliquer. — Mais faites donc parler une Écossaise qui a fantaisie de pleurer ! — Betty mit son mouchoir sur ses yeux et se tordit les mains en criant :

— C’est à fendre le cœur ! La pauvre dame devient folle !… Ah ! lord !… folle à lier !

Stephen fit ce qu’il aurait dû faire tout d’abord. Il s’élança dans la rue, appela un cab et se fit conduire au galop dans Cornhill.

Dès qu’il fut parti, Betty se ravisa. Il est notoire que, par tous pays, les vieilles servantes sont prises d’un fougueux désir de parler, dès qu’on ne veux plus les écouter ; — les vieilles servantes et aussi une grande quantité de femmes d’âges et de conditions divers, — et encore un certain nombre de célibataires contrariants, — sans parler d’une foule d’hommes mariés bavards, tatillons, insipides, comme notre Dickens sait si bien les esquisser lorsqu’il jette son énergique pinceau pour saisir, en un moment de gaîté, le crayon des croquis comiques.

Nous ne savons plus quel auteur français a dit :

Les sots depuis Adam sont en majorité.

Ce vers aurait du bon s’il ne contenait pas une personnalité un peu leste contre notre premier père, lequel, du reste, en définitive, ne fit point acte d’homme d’esprit en mangeant cette moitié de pomme verte d’où nous sont venus tous nos malheurs.

Nous n’avons point l’intention de nous étendre sur cet événement à jamais regrettable, mais il est bien permis de laisser échapper une plainte en passant, quand on songe que sans ce fruit mangé hors de propos, nous serions tous jeunes, beaux, bons, doués de la science infuse et à l’abri de la chute des cheveux.

Or, figurez-vous seulement un monde sans perruques et sans professeurs !

Tel était le paradis terrestre…

— Stephen, mister Stephen ! cria Betty en voyant partir son jeune maître ; — oh ! mister Stephen !… Écoutez ! écoutez ! je vais tout vous dire… sur mon salut !… C’est un affreux malheur, Mr Mac-Nab. Écoutez !…

Mais Stephen était déjà bien loin.

Betty essuya ses yeux.

— Je pense qu’il aurait pu attendre un peu, grommela-t-elle ; et après tout il était bien naturel de tirer son mouchoir et de pleurer en pareille circonstance… Les petites filles sont maintenant Dieu sait où… Un autre aurait eu envie de savoir… mais mister Stephen est fier de son latin et de son grec… Grand bien lui fasse, le pauvre jeune monsieur ! Cela ne l’aidera guère à retrouver ses cousines… Oh ! lord ! quand on y songe, — voilà un événement !

Bess reprit à son tour le chemin de Cornhill, désolée d’avoir manqué par sa faute l’occasion de conter une lugubre histoire.

L’entrée de Stephen dans la maison de sa mère fut quelque chose de navrant. Bess avait raison. La pauvre mistress Mac-Nab était presque folle. Durant toute la nuit, elle était restée debout sur la porte ouverte de sa maison, espérant toujours, attendant le retour de ses nièces qui ne devaient point revenir.

Au matin, elle était rentrée dans la maison ; elle avait monté péniblement les deux étages qui menaient à la chambrette des jeunes filles, et là, saisie d’une sorte de transport, elle les avait appelées, appelées avec larmes, jusqu’à s’épuiser et tomber sans voix.

À la vue de Stephen, elle retrouva quelque force et put prononcer encore en pleurant les noms d’Anna et de Clary.

Stephen devina. Les paroles de mauvais augure de Betty l’avaient préparé à un malheur.

S’il n’eût point deviné, l’aspect des lits vides où n’avaient évidemment point couché les deux sœurs l’aurait mis bien vite sur la voie.

Elles avaient disparu, voilà ce qui fut constant pour Stephen. Mistress Mac-Nab elle-même n’en savait pas davantage.

Stephen fut atterré dans ce premier instant. Le coup était trop rude après une longue nuit d’épreuves et d’insomnie. Il se couvrit le visage de ses deux mains et refoula ses sanglots qui voulaient éclater. Sa mère vint le serrer dans ses bras et murmura parmi ses larmes :

— Après Dieu, mon fils, je n’ai d’espoir qu’en vous.

Stephen se raidit à cet appel. Le premier instant de faiblesse passé, il retrouva cette énergie froide qui était au fond de sa nature, et qui est, aux heures de détresse suprême, la qualité la plus précieuse que l’homme puisse trouver en son cœur. Il secoua la molle langueur qui lui restait des rêves de la nuit, et se redressa dans sa vigueur native. Il était réellement plus fort et plus à l’aise en face d’un malheur positif, dont l’étendue, si grande qu’elle fût, se pouvait mesurer, que vis-à-vis de ces fantasques appréhensions, de ces angoisses fiévreuses qui le tourmentaient pour la première fois depuis douze heures. Le roman gênait Stephen, la poésie le déroutait ; ici le hasard lui présentait à boire une coupe bien amère, mais ses pieds touchaient le sol pour ainsi dire. Il en avait fini avec les hallucinations et les fantômes : il rentrait dans la vie.

Aussi, devant cette catastrophe terrible et assurément imprévue, il sentit son courage grandir et s’affermir. Sa tâche allait être de l’espèce la plus rude : il lui faudrait non pas combattre, mais chercher, — chercher dans l’immensité de Londres ! Il se sentit à la hauteur sa tâche.

— Espérez en Dieu, ma mère, répondit-il, et comptez sur moi.

Mistress Mac-Mab n’était point à la maison lorsque les deux sœurs avaient été enlevées. Betty, qui s’y trouvait seule en ce moment, craignant les reproches de ses maîtres, altéra les faits et dit que les deux jeunes misses s’étaient enfuies sans rien dire. Personne, selon elle, n’avait pénétré dans la maison.

Un seul espoir restait. Angus Mac-Farlane avait des façons si extraordinaires de se conduire en toute occasion, que mistress Mac-Nab avait pu supposer dès l’abord la possibilité d’un rendez-vous secret donné par lui à ses filles. Stephen partagea un instant cette idée. Si faible que soit une chance, quand elle est seule, il faut bien s’y accrocher ; mais le jeune médecin ne put garder longtemps cette illusion. — Le laird, pour bizarre qu’il fût, ne se serait certes point joué ainsi de l’inquiétude de sa sœur, en retenant durant une nuit entière les deux jeunes fille. Et puis, nulle apparence ne donnait à penser que le laird fût à Londres.

Stephen sortit pour se rendre chez le commissaire de police de Bishopsgate.

Dans ces quartiers populeux et marchands, où le grand et le petit commerce se mêlent à dose presque égale, il y a une quantité très remarquable de commères. Aussi est-ce une chose passant toute croyance que la rapidité avec laquelle un événement malheureux s’y apprend, s’y répète, s’y transforme. En deux heures, cinq cents versions du même fait circulent ; chaque marchande douée de quelque imagination y ajoute sa variante. Quand l’histoire a fait ainsi le tour du quartier, son héros lui-même ne la reconnaîtrait pas.

Un cab, par exemple, écrase un lascar[1] aux environs de Saint-Paul : c’est dans l’ordre. Dans Church-Yard, on parle du fait pendant trois minutes ; — dans Cheapside, le malheureux lascar monte en grade et devient chien de race ; c’est plus sérieux. Écraser un chien de race ! le cocher mérite l’amende et la société cynophile, fondée pour la défense générale des intérêts des chiens errants, suivra sans doute cette affaire ; — dans Cornhill, le chien de race se fait enfant de bonne maison ; dans Leadenhal-Street, l’enfant se change en vieille lady puissamment riche…

Ici l’histoire tourne à gauche et passe dans Hounsditch où elle subit une variante nouvelle. Puis elle voyage dans London-Wall et revient à Saint-Paul par Moorgate-Street.

Mais il n’est plus question ni du lascar ni du cab, Church-Yard est fort étonné d’apprendre que le tilbury de lord Chesterfield a écrasé l’Honorable John Slip, membre du parlement pour un bourg-pourri du comté de Lancastre, qui s’était laissé choir dans le ruisseau en sortant de l’oysters-rooms (salon où l’on mange des huîtres) de Temple-Bar.

Le récit est trop vraisemblable pour qu’on se refuse à y croire.

Lorsque Stephen mit le pied dans la rue, les commères de Cornhill et de Finch-Lane savaient déjà l’enlèvement des deux sœurs et le travestissaient à leur manière.

Comment le savaient-elles ?

Ceci est un profond mystère. — Qui pourrait dire comment mistress Footes savait que son voisin Richard Trim, le marchand de lunettes, portait un corset sous son caleçon ? Qui pourrait dire comment mistress Crosscairn avait découvert que les belles dents de M. Simpson, le lion du quartier, étaient osanores (le mot existe) et sortaient de la fabrique du dentiste voisin ?…

Les commères ont des yeux pour percer les murailles et des oreilles pour entendre ce qui ne se dit point.

Et puis il y avait Bess, la servante de mistress Mac-Nab.

Le conciliabule féminin se tenait ce jour-là au coin de Cornhill et de Finch-Lane qui faisait face à la maison carrée. On prenait le thé du matin chez mistress Bloomberry.

Mistress Black savait de source certaine que les deux pauvres chers cœurs s’étaient enfuis pour suivre leurs amants, — deux horse-guards, les deux plus beaux hommes du régiment.

Mistress Bull était désolée de contredire mistress Black, mais chacun savait que les amants des deux jeunes misses étaient des commis de la banque, deux beaux hommes, il n’y avait pas à dire non, mais dont l’un portait perruque et l’autre louchait de l’œil droit.

Mistress Browne ne pouvait laisser passer cela. Les deux pauvres filles avaient été burkées sous sa fenêtre, — et, sans la pluie qui tombait à torrents, il y aurait eu encore du sang sur le pavé.

C’était une chose étrange, selon mistress Dodd, que toutes les sottises qui se disaient à propos de la circonstance du monde la plus simple. (Murmures.) Ces dames avaient tort de murmurer. Il n’y avait point de personnalité dans ce que disait mistress Dodd. Seulement, elle s’étonnait que deux pauvres misses qui avaient fait une faute, ne pussent aller se noyer dans la Tamise sans mettre tout le quartier en émoi.

Mistress Crosscairn avait toujours pensé que mistress Dodd, sa voisine et amie, ne ménageait point assez ses paroles. Elle avait connu bien des femmes en sa vie qui s’étaient repenties avant de mourir de la légèreté de leurs discours. — Quant aux jeunes misses de l’autre côté de la rue, elles étaient engagées pour servir de statues vivantes à l’exhibition du Strand. — On pouvait aller y voir.

Mistress Crubb, mistress Footes et mistress Bloomberry absorbaient en silence un nombre incalculable de tasses de thé, réservant sans doute leur opinion pour le dessert.

Lorsque Stephen passa sous les fenêtres, les huit dames se levèrent et le suivirent long-temps du regard. Ce fut un nouveau texte à bavardage.

En somme, les huit langues assemblées au coin de Cornhill s’accordèrent à reconnaître que c’était grand dommage de voir un si joli garçon se faire du chagrin pour de pareilles évaporées.

Stephen poursuivait son chemin vers Bishopsgate, et tâchait de voir clair dans l’énigme de la disparition des deux sœurs. La première idée qui lui vint fut que l’inconnu de Temple-Church était l’auteur de l’enlèvement. Sa raison regimba tout d’abord contre cette idée ; car, en admettant comme vrais ses soupçons jaloux, c’était Clary qui aimait cet homme et non point cet homme qui aimait Clary. D’ailleurs, pourquoi eût-il enlevé les deux sœurs ? — Assurément ces arguments étaient de ceux qui ne se réfutent point. Cependant Stephen ne mit point de côté cette idée, parce que les cerveaux les plus raisonnables ont leur recoin ténébreux ou passionné. Stephen, le positif, le sage Stephen y voyait trouble dès que sa jalousie pouvait se mettre pour un peu ou pour beaucoup entre sa vue et l’objet observé.

En second lieu, Stephen se dit que ce pouvait être un enlèvement ordinaire, un enlèvement double, voilà tout. — Mais les deux sœurs étaient si pures ! et il savait si bien tous leurs petits secrets !

Ce pouvait être encore un de ces rapts assez communs à cette époque, commis par quelque pourvoyeur de la pairie.

Enfin, ce pouvaient être les gens de la résurrection…

Stephen frémit de tous ses membres et n’acheva point de formuler cette dernière pensée.

Et néanmoins, il s’avoua qu’elle était la plus probable de toutes.

Quelle que fût du reste la vérité, il pensa que l’œil investigateur de la police pourrait lui être d’un grand secours, et prit espoir de son entrevue avec le commissaire de Bishopsgate-Street.

On sait que la Cité de Londres est un état dans l’état, ceci à tel point que si fantaisie prend à Sa Majesté d’entendre l’office à Saint-Paul, elle est obligée d’envoyer demander au lord-maire les clés de la Cité, — laquelle n’a point de portes.

On apporte lesdites clés, — qui sont fausses, si jamais clés le furent, — à S. M., de l’autre côté de Temple-Bar, dans le Strand. Le roi, — ou la reine, les louche et passe.

Et les merciers de Freet-Street se drapent dans le contentement de leur stupide orgueil. Ne traitent-ils pas de puissance à puissance avec le souverain des Trois-Royaumes ?

Les commissaires de police de la Cité relèvent donc immédiatement du lord-maire, et non point de la police générale de Londres. Ce n’en sont pas moins des magistrats fort importants. Leur position est considérable sous tous les rapports et n’emporte point cette quasi-réprobation qui, de l’autre côté du détroit, s’attache à tout ce qui regarde la police. — À Londres, le bourreau est un gentleman. Point de préjugé dans cette noble ville. On n’y conspue que les gens qui ont faim.

Le commissaire de Bishopsgate-Street reçut Stephen du haut de sa grandeur. — Stephen avait attendu préalablement une heure et demie dans l’antichambre.

Il exposa sa demande et réclama comme de raison toute la diligence possible dans les recherches.

— Assurément, assurément, monsieur, répondit le commissaire ; — c’est un cas d’urgence… Inscrivez la réclamation de M. Mac-Nab, Robin Cross… c’est un cas d’urgence… Mais du diable si nous n’en avons pas par dessus la tête, des cas d’urgence… Vous êtes prié de revenir dans quinze jours, monsieur.

— Dans quinze jours ! s’écria Stephen stupéfait ; — mais, monsieur…

— Ah !…qu’y a-t-il encore, monsieur Mac-Nab ?… Je vous ai dit dans quinze jours… Je suis votre serviteur…

— Ne pourrait-on ?…

— Non, diable ! monsieur.

— Je serais prêt à faire tous les sacrifices…

— Oh !… Causez avec Robin Cross, monsieur, en ce cas… J’ai la tête rompue… Je suis votre serviteur.

Robin Cross s’était levé. C’était une sorte de spectre, long et maigre, dont la figure coupante était prise entre deux touffes ébouriffées de favoris blanchâtres, comme la roue de verre d’une machine électrique entre ses deux coussins. Il fit à Stephen un obséquieux salut et le pria d’entrer avec lui dans un cabinet voisin.

— Toutes ces recherches nous coûtent un argent fou, voyez-vous, monsieur, lui dit-il ; — veuillez donc prendre la peine de vous asseoir… Un enlèvement !… les gens du dehors croient que nous avons une baguette pour retrouver les objets perdus. Un double enlèvement !… Sont-elles jolies, monsieur, je vous prie ?

— Qu’importe cela ! répondit brusquement Stephen.

— Permettez, mon cher monsieur !… Je n’ai pas le dessein de vous offenser… Vous nous avez donné leur signalement exact, mais les signalements ne disent rien… Je pourrais vous citer, par exemple, celui du fameux Fergus-le-Rouge, — vous savez, Fergus O’Breane, le bandit du Teviot-Dale, — qui ressemble trait pour trait à…

— De grâce, monsieur, venons au fait ! interrompit Stephen avec impatience.

Peut-être Stephen ne se fût-il point pressé si fort d’interrompre, s’il eût pu deviner le nom qu’il arrêta sur la lèvre de Robin Cross.

— À la bonne heure, reprit celui-ci sans s’émouvoir. Je vous demandais si les deux demoiselles sont jolies.

— Elles sont jolies, monsieur.

— Hum ! hum ! fit Robin Cross en secouant la tête. Mon cher monsieur, cela vous coûtera une bonne somme.

— Je suis disposé à ne point marchander, dit Stephen.

— C’est fort honorable, monsieur… Voyez-vous, si elles étaient laides, la chose se ferait d’elle-même. Au bout de quatre jours, ceux qui les ont enlevées les jetteraient sur le pavé… Cela se fait ainsi, vous savez… Nous n’aurions que la peine de les ramasser… Pour dix guinées vous en seriez quitte… et encore ces dix guinées seraient de votre part une générosité, car la loi nous défend de rien exiger. — Mais elles sont jolies… hum ! hum ! monsieur !… très jolies peut-être ?…

Stephen leva les yeux au ciel avec impatience et dégoût. Cet homme le mettait au supplice.

— Elles sont très jolies, je le vois bien ! reprit Robin Cross avec un douloureux soupir ; — ah ! mon cher monsieur, cela vous coûtera cinquante livres.

— Et pourrai-je être sûr ?…

— De notre zèle ?… Nous sommes connus pour cela, monsieur Mac-Nab ! Fiez-vous à nous… Si nous ne retrouvons pas les chères demoiselles, c’est que la volonté de Dieu sera contre nous.

— Écoutez, écoutez, s’écria Stephen qui prit la main du commis et la pressa entre les siennes, dans un de ces moments de détresse où l’on achèterait l’ombre d’un espoir au prix d’une fortune ; — vous chercherez, n’est-ce pas ? Vous remuerez Londres entier…

— Londres est lourd, mon cher monsieur, grommela Robin Gross.

Stephen ne l’entendit pas et reprit avec une chaleur croissante :

— Vous les retrouverez, fussent-elles aux mains d’un homme puissant…

Robin Cross fit la grimace.

— Vous me les rendrez, monsieur, n’est-ce pas ?… Moi, je vous donnerai cinquante livres, cent livres, davantage, tout ce que vous voudrez.

La grimace de Robin Cross se changea soudain en un sourire excessivement flatteur.

— Voilà qui est parler, mon jeune gentleman ! dit-il en serrant à son tour la main de Stephen… Soyez tranquille, nous remuerons Londres, comme vous dites, nous ferons l’impossible… Vous serait-il désagréable de nous remettre quelque chose… ce que vous voudrez… pour les premiers frais ?

Stephen mit sur la cheminée quatre ou cinq bank-notes de cinq livres.

— À la bonne heure ! à la bonne heure ! répéta Robin Cross ; — vous serez content de nous, mon jeune gentleman !

Stephen descendit, plein d’espoir, l’escalier du bureau de police. Mais, une fois dans la rue, l’air frais dissipa l’espèce d’ivresse où il s’était laissé tomber à son insu. Il raisonna froidement ; il pesa la valeur des promesses de ces hommes avides et mercenaires. — Son espoir s’évanouit.

Et pourtant il fallait agir. Les pauvres filles l’appelaient sans doute et demandaient secours. Mais comment agir seul : que faire ?

Stephen allait, sans savoir, droit devant soi et ne s’inquiétait point de choisir sa route. En l’un de ces moments où l’on se répète à soi-même : il faut agir, il faut agir ! Stephen leva les yeux et lut, au coin d’un pâté de maisons, le nom Finsbury-Square.

Il devint pâle. Ce nom venait de rejeter à travers son esprit une lugubre idée, déjà repoussée avec horreur.

Stephen se savait là auprès d’un repaire de résurrectionnistes.

Il était médecin, ses études et les causeries de ses jeunes confrères lui avaient appris le chemin de ces magasins de chair humaine, que la police de Londres laisse exister moyennant finances, et que les gens graves appellent « un mal nécessaire. » Il n’ignorait point que le voisinage du grand cimetière des non-conformistes avait attiré aux environs de Finsbury-Square, dans Worship-Street, le plus hardi, le plus redoutable des trafiquants de la mort.

Le premier mouvement de Stephen fut de s’enfuir. — Puis une force irrésistible et mystérieuse le poussa à continuer sa route vers Worship-Street. L’angoisse a incessamment soif de certitude, et le malheur qu’on connaît semble moins amer que le malheur qu’on redoute…

Dans l’un de nos voyages sur le continent, il nous est arrivé de visiter une fois l’établissement connu à Paris sous le nom de la Morgue. Nous entrâmes dans ce petit édifice dont la vue seule donne froid au cœur, et autour duquel pourtant caquettent et rient, tant que dure le jour, des marchandes de légumes et de fruits, dont les éventaires s’adossent presque aux murailles grises de cette tombe temporaire.

Sur le seuil, lorsque nous entrâmes, il y avait une pauvre femme assise et tournant le dos à la salle d’exposition ; elle sanglotait douloureusement et se levait parfois comme si elle eût voulu entrer et voir, mais une invincible terreur la rejetait sur la pierre qui lui servait de siège. De temps en temps elle murmurait d’une voix brisée :

— Mon enfant ! mon pauvre enfant !

Elle resta là long-temps. — Au moment où nous ressortions, navré par l’affreux spectacle offert dans ces salles humides, la femme se leva comme une folle et s’élança les bras tendus à l’intérieur.

On entendit un bruit déchirant. — Puis deux hommes de police emportèrent un corps sans vie.

La femme avait vu ce qu’elle craignait tant de voir, ce qu’elle n’avait pu s’empêcher de chercher.

Stephen Mac-Nab était comme la pauvre femme. Il craignait et il voulait à la fois ; or, en cette situation de l’âme, plus la crainte est poignante, plus le désir est grand.

Il se trouva bientôt dans Worship-Street, devant une grande maison, dont l’extérieur ressemblait parfaitement à celui des autres maisons ses voisines.

Sur la porte, au dessous du bouton de la sonnette, il y avait une petite plaque de cuivre où on lisait ces mots :


BUREAU DE MR BISHOP.


Stephen mit la main sur le bouton de la sonnette. Puis il la retira pour l’y remettre encore. Son cœur battait comme lorsqu’on va défaillir.

C’était bien la position de la pauvre femme assise sur les marches de la Morgue de Paris…

  1. Beaucoup de ces pauvres gens qui fraient, pour un penny, des passages au milieu de la boue de Londres sont des lascars, enlevés à leur pays par la presse anglaise. Partout où un capitaine a besoin de matelots, il prend ainsi des hommes, quitte à les rejeter, nus, sur le sol anglais au retour. Les lascars sont une des mille variétés de victimes que l’égoïsme anglais fait partout sur son passage. On s’en sert, puis on les laisse mourir de faim.