Au Comptoir des imprimeurs unis (6p. 69-101).


III


PRÈS D’UN CADAVRE


Le cavalier Angelo Bembo avait pris la tête du marquis et la soutenait sur ses genoux. Il tâtait le cœur, qui ne battait plus ; il touchait le pouls immobile et repoussait ces mortels témoignages. Il n’y voulait point croire.

— Signore ! disait-il, signore !… ne refusez pas de me répondre !… Vous m’aviez défendu d’approcher de cette partie de la maison, et pourtant je veillais jour et nuit derrière cette porte… je vous désobéissais… et parce que j’ai quitté mon poste pendant quelques minutes !… Par pitié, répondez-moi !

Lovely flairait, tournait et gémissait.

— Tais-toi ! s’écria Bembo avec colère ; — tu pleures trop vite ; il n’est pas mort… À bas, Lovely ! tu vois bien qu’il dort ! Don José, au nom de Dieu, répondez-moi, don José !

Bembo essaya de soulever le corps du marquis, mais son émotion lui enlevait toute force ; il ne put. — Alors, il s’étendit tout de son long sur le tapis et ramena la tête de Rio-Santo sur son sein.

Lovely se coucha aux pieds de son maître, l’œil humide, et mit son museau dans les longues soies du tapis.

Bembo était accablé : la conviction s’était faite en lui, malgré lui, et il se savait maintenant auprès d’un cadavre. Bembo avait le cœur jeune et chaud ; sa faible volonté, complètement inféodée à la volonté supérieure du marquis, n’avait point de ces regimbements de vassal, qui protestent à tâtons contre le maître et poussent aveuglément à la révolte. Il aimait le marquis ; il avait foi en lui. Son dévoûment, irréfléchi, peut-être, était ardent et entier. Il admirait, il respectait sans mesure Rio-Santo, dont les grands et audacieux projets ne lui était pas tout à fait inconnus.

Depuis long-temps ses jours s’écoulaient auprès du marquis, et celui-ci, discutant sans cesse avec soi-même les chances et les dangers du jeu hardi qu’il tenait en main, avait laissé échapper une partie de son secret. La vive intelligence d’Angelo Bembo n’avait pas eu besoin d’indices bien graves d’ailleurs pour tomber sur la trace : c’était un de ces poétiques et subtiles esprits qui devinent et bâtissent l’inconnu sur une toute petite pointe de réalité ; mais c’était aussi un timide et honnête cœur. Il n’avait point voulu aller au delà de ce que son imagination avait conjecturé à son insu et comme malgré lui ; habile à suivre la trace d’un secret, il avait fermé ses oreilles et ses yeux, pour n’être point exposé à céder à quelque tentation de savoir plus, de deviner mieux et d’aller au fond de ce mystère dont il avait entrevu la surface.

Une confidence du marquis l’eût comblé de joie, l’eût rendu fier, et haussé peut-être à tel point dans sa propre estime, qu’il fût devenu homme fort tout-à-coup. Mais jusqu’à ce que Rio-Santo parlât, il ne se croyait point le droit de desceller sa pensée intime pour y porter un regard curieux.

Rio-Santo l’aimait, et Rio-Santo était pour lui l’expression la plus choisie du beau, du noble, du grand. On n’admire pas autant que cela sans craindre un peu, et le cavalier Angelo Bembo mettait trop de bonne foi dans l’aveu de son infériorité pour ne se croire point réellement soumis aux devoirs d’un homme lige.

Quant aux ténébreuses machinations qui s’agitaient dans la nuit autour de lui, sa partiale tendresse pour le marquis en faisait deux paris avec un tact admirable. Tout ce qui regardait Rio-Santo était, selon lui, bien fait, non seulement excusable, mais licite. Rio-Santo, à ses yeux, était une véritable puissance belligérante ; or, la guerre admet toutes sortes d’armes, et ne consiste pas exclusivement à faire abattre en mesure, au bruit de l’ophycléide et du canon, quarante ou cinquante mille porteurs d’épée, glorieuses machines qui s’appellent soldats, sergents, capitaines, et auxquels on ne permet point d’avoir une intelligence à eux, — tristes gladiateurs, mourant le plus souvent pour la plus grande renommée de chefs qu’ils méprisent, et dont le sang, héroïquement versé, profite à quelque vieux lord, dont trente ladies folles font couler en bronze les membres cagneux, et qu’elles décorent du sobriquet d’Achille ou de César. La guerre se fait autrement parfois : elle tue alors moins bruyamment les pauvres gens que la politique revêt de beaux uniformes, pour mettre devant leurs yeux d’enfants vains et coquets quelque chose de chatoyant, un peu d’or, un peu de pourpre, qui puisse couvrir leur servage, mais elle arrive au but plus sûrement. Ce sont ces guerres silencieuses qui jettent bas les empires, et non plus ces meurtrières parades qui coûtent trop d’argent pour que l’on puisse dire qu’elles produisent à tout le moins un engrais avantageux aux champs où se donna la bataille.

Rio-Santo, puissance armée pour la guerre, avait droit de stratagème. Le cavalier Bembo se servait de cette clé pour expliquer chacune de ses actions, et cette clé était souveraine.

Mais cette clé s’appliquait à Rio-Santo tout seul. Les autres membres de la mystérieuse association dont Bembo faisait partie sans participer activement à ses menées, n’avaient ni les mêmes prétextes qu’on pût alléguer en leur faveur, ni la même excuse à faire valoir. Ils ignoraient les grandes vues du maître ; ils se seraient peut-être opposés de tout leur pouvoir à l’exécution de ses vastes desseins. Entre ses mains, ils étaient des instruments ; son bras vigoureux avait su dompter leur instinct de révolte ; ils le servaient en frémissant, parce qu’ils le savaient fort.

Mais, tout en le servant, ils suivaient l’ornière de leur misérable vie, ils étaient bandits de tout leur cœur ; ils volaient par amour de la rapine, et leur coupable industrie, pour être organisée sur une immense échelle, gardait devant un esprit honnête sa souillure originelle.

Il n’y a guère, en effet, que nos diplomates et nos banquiers, casuistes recommandables et fort en crédit, pour établir une différence entre le vol d’une demi-couronne et le vol d’un million sterling.

Quelques lecteurs candides nous trouveront bien sévères vis-à-vis de ces diplomates et banquiers, et pourront penser, eux aussi, qu’il est plus excusable de voler un shelling qu’un millier de guinées. — Que Dieu soit béni s’il se trouve encore des lecteurs pour plaider si vertueusement une détestable cause ! Nous leur répondrons seulement que leur officieuse défense est plus sévère que notre accusation ; — car c’est le vol des millions qu’on excuse dans un certain monde, lorsqu’on ne l’y exalte pas.

Quant au misérable qui transgresse la loi pour quelques pence, fi donc ! Il n’y a point de corde assez rude pour le pendre !

Angelo Bembo méprisait profondément cette armée de malfaiteurs qui évolue dans la nuit de Londres, et possède d’innombrables gradins hiérarchiques depuis le swel-mob[1] de bas lieu jusqu’à ses subalternes, perdus dans les boues de Saint-Giles et de White-Chapel ; depuis le filou irlandais, gueusant aux abords des chapelles catholiques, jusqu’au noble lord drapé dans son inviolabilité et volant à la chambre haute des lois dont il se rit le lendemain matin dans la société mêlée de sa taverne favorite. Angelo connaissait jusque dans ses plus minces détails cette plaie cancéreuse de la grande ville ; il savait que la Famille des voleurs de Londres, qui se recrute partout, en haut comme en bas, tient, par une chaîne à laquelle il ne manque aucun anneau, la ville entière garrottée.

Il savait aussi que le marquis de Rio-Santo pouvait d’un geste mettre en mouvement les cent mille membres de cette redoutable famille.

Mais ce contact de l’homme qu’il respectait avec cette tourbe infâme pour laquelle, en aucune occasion, il ne prenait la peine de cacher son aversion dédaigneuse, ne le révoltait point.

Il y avait en lui parti pris d’admirer. — Et d’ailleurs, une fois le cas de guerre admis, une fois Rio-Santo posé en face de l’Angleterre comme un ennemi légitime (et nous pouvons affirmer que cette expression hasardée a du moins le mérite de rendre comme il faut la position du marquis vis-à-vis de l’Angleterre), une fois, disons-nous, le droit d’engager la bataille accepté, ce contact de Rio-Santo avec les gens tels que Tyrrel, le docteur Moore et d’autres encore, non pas plus criminels, mais enfoncés plus avant dans la fange, n’avait rien en soi que de normal, — suivant les lois éternelles de la guerre. En quel temps les grands capitaines se sont-ils privés du secours d’alliés suspects de brigandages ? Les lansquenets d’Allemagne, les routiers de France, les condottieri d’Italie, étaient autant coupe-jarrets que soldats, et l’un de nos princes à qui l’histoire donne des proportions héroïques, notre Richard, le chevalier, rival de Philippe de France, ne dédaigna point, dit-on, l’aide des archers de Robin-Hood, pour remonter en vainqueur les degrés du trône de ses pères. Or Robin de Norwood était, n’en déplaise au chantre divin de Wilfrid d’Ivanhoe, l’un des plus sanguinaires bandits qu’ait produits l’Angleterre.

Sol fertile, pourtant, terre classique des bandits sans pitié !

Angelo raisonnait ainsi, — ou peut-être autrement et beaucoup mieux. Toujours est-il qu’il arrivait à ce résultat de se persuader que Rio-Santo était impeccable.

En ceci, sa rancune maltaise contre les Anglais était bien pour quelque chose ; mais ce qui plaidait surtout au fond de son âme pour le marquis, c’étaient les éblouissantes qualités de cet homme étrange dont la fascination devait opérer en effet avec une réelle violence sur la nature fougueuse et faible d’Angelo, véritable nature italienne, moins la cauteleuse arrière-pensée qui suit souvent, dans ces cœurs brûlants et mous comme la lave d’un volcan éteint à demi, le généreux élan de l’impression première.

Il était à Rio-Santo ; son dévoûment n’avait point de bornes. Ni Rio-Santo, ni lui-même n’en connaissaient la portée, parce que le propre des grands dévoûments est de ne point éclater bruyamment au dehors en protestations bavardes, et aussi d’être trop instinctifs et spontanés pour pouvoir prendre eux-mêmes leur mesure.

Depuis ce soir où le marquis avait donné audience au prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie, il était resté enfermé dans Irish-House. La cause de cette réclusion subite et complète n’est point un mystère pour le lecteur. Rio-Santo, en s’éveillant du court sommeil qui l’avait surpris sur le sofa même que venait de quitter le prince, avait trouvé Angus Mac-Farlane sanglant, à demi-mort, étendu à ses pieds.

Cette circonstance seule peut avoir besoin d’être brièvement expliquée.

À la furieuse attaque de Bob Lantern, qui l’avait lancé au milieu du courant de la Tamise, Angus Mac-Farlane, étourdi par ces chocs multipliés qui eussent broyé tout autre crâne que celui d’un bon Écossais, coula comme une masse inerte, incapable de faire effort pour se sauver. Mais ce moment d’atonie fut court. L’instinct du nageur prit le dessus avant même qu’Angus pût se rendre compte de sa situation, et quelques mouvements mécaniques et provenant uniquement d’une longue habitude de dangers pareils, le ramenèrent à la surface.

Il respira longuement et se soutint au dessus de l’eau, comme pourrait le faire un phoque, sans savoir qu’il nageait. Au bout d’une minute seulement, ses yeux recouvrèrent la puissance de voir. — La lune brillait encore au dessus du pont de Blackfriars, et le courant de la Tamise montrait au loin sa nappe illuminée.

Angus Mac-Farlane regarda autour de soi ; — il ne savait pas ce qu’il cherchait, mais il cherchait quelque chose.

À ce moment, la barque de Bob glissait silencieusement sur l’eau des arches du pont, virait à bâbord et touchait terre un peu au dessous de Bridge-Street, au débarcadère privé d’une grande maison d’Upper-Thames-Street.

Ces débarcadères, qui se ressemblent tous et qu’une voûte relie à la rue, ne sont point fort activement surveillés par la police du fleuve. Qui pourrait soupçonner Coventry et Sons ou Redgow and C° de faire la contrebande ? À cause de cette négligence de la police, fondée du reste sur un sentiment louable et profondément gravé au cœur de tout Anglais, le respect dû aux millions, ces mêmes débarcadères servent parfois aux pires usages.

Sous la voûte, parmi les voitures de chargement de la maison Coventry et fils se trouvait un fiacre attelé de deux forts chevaux. — Ce fiacre attendait Rob, et lui avait servi déjà dans la soirée à transporter les deux filles du laird de leur maison de Cornhill à l’hôtel du Roi George.

— Ohé ! cria Bob ; M. Pritchard est-il là ?

— Non, répondirent les chargeurs.

— Que Dieu le punisse ! gronda Bob ; — qui recevra mes balles de coton, alors ?

M. Pritchard était l’un des principaux commis de la maison Coventry.

Gee ! (hue !) cria un chargeur en allongeant un coup de fouet à ses chevaux.

Une lourde voiture se mit en mouvement sur les rails qui servaient à faciliter la montée de la voûte.

Pendant que les ligthermen juraient en compagnie des charretiers, et que les fers des chevaux, glissant sur le pavé gluant, lançaient dans les ténèbres de la voûte des gerbes d’étincelles, le cocher du fiacre descendit doucement de son siège, ouvrit la portière et aida Bob Lantern à opérer le débarquement de ses deux balles de coton.

Une fois les deux sœurs dans la voiture, Bob repoussa du pied la barque en pleine eau, enjamba le marchepied et s’étendit sur les coussins en grommelant :

— On peut dire que j’aurai durement gagné mon pauvre argent ce soir !

— Ohé ! cria-t-il ensuite par la portière, au moment où le fiacre dépassait le seuil de la voûte, — vous direz à M. Pritchard que je suis bien son serviteur.

Les deux chevaux du fiacre prirent le galop dans Upper-Thames-Street.

Désormais Bob était à l’abri de toute mésaventure, — et Dieu seul pouvait venir en aide aux deux pauvres enfants dont il avait fait sa proie.

Le laird, cependant, reprenait peu à peu connaissance. Un instant la lumière se fit dans son esprit frappé. Il se souvint, un cri d’angoisse déchirante sortit en râlant de sa poitrine.

— Anna, Clary ! prononça-t-il en se soulevant au-dessus de l’eau par un habile et puissant effort.

Il domina ainsi durant quelques secondes le courant de la Tamise, brillamment éclairée par la lune, enfin victorieuse dans sa lutte contre les nuages. Il ne vit rien. Par hasard, aucun bateau ne sillonnait en ce moment le fleuve.

Angus se laissa retomber anéanti. — Puis une brume épaisse couvrit de nouveau son intelligence. Rendu aux puissances machinales de l’instinct, il nagea vers la rive et prit terre à cent pas au dessus de la voûte où Bob-Lantern venait de débarquer.

Le laird était venu à Londres pour voir le marquis de Rio-Santo, à qui le liaient d’étroites et secrètes relations. Nous devons dire tout de suite que ses facultés se trouvaient fréquemment, depuis plusieurs années, hors de l’état normal. Il n’était pas fou, mais une idée fixe dominait son cerveau et tyrannisait sa volonté.

Il voulait voir Rio-Santo, parce qu’il l’aimait, et parce qu’une invincible force le poussait vers lui, — pour le tuer.

C’était la troisième fois qu’il quittait ainsi l’Écosse à l’insu de ses filles et qu’il venait à Londres depuis l’arrivée du marquis. Il connaissait le chemin de Belgrave-Square, et savait les entrées d’Irish-House.

Une fois à terre, transi, sanglant, à demi-mort, il se dirigea, chancelant et forcé souvent se s’appuyer aux murs des maisons, vers Belgrave-Square. La route est longue de Temple-Gardens à Pimlico. Il était près de onze heures lorsque le laird, épuisé, mit le pied dans Grosvenor-Place. Il ne tourna point du côté de Belgrave-Square. Sans se rendre compte de son action, il prit le chemin du Lane qui porte le même nom, parce qu’il avait coutume, ainsi que beaucoup d’autres, d’entrer par là dans Irish-House.

Au milieu de Belgrave-Lane, en effet, il tourna l’angle d’un petit passage et s’appuya au mur à côté d’une porte fermée.

Au bout de quelques minutes, cette porte s’ouvrit et donna passage à un homme de grande taille, enveloppé dans son manteau. Cet homme, qui sortit en grommelant des paroles, de colère et qui oublia de refermer la porte, n’était rien moins que Sa Grâce le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de S. M. l’empereur de toutes les Russies.

Angus Mac Farlane poussa la porte et entra.

Ses vêtements trempés d’eau le glaçaient ; la fatigue l’accablait ; son crâne ouvert saignait et le faisait horriblement souffrir. Il n’avait plus que le souffle.

Il se dirigea néanmoins, sans se tromper, au travers d’un labyrinthe de passages connus et parvint jusqu’au rez-de-chaussée d’Irish-House, à la porte de ce salon réservé où avait eu lieu l’entrevue du prince et du marquis.

Il entra et se traîna, rampant sur le tapis, jusqu’aux pieds de Rio-Santo endormi sur l’ottomane. — Là, ses forces l’abandonnèrent et il s’affaissa en murmurant les noms d’Anna et de Clary.

Nous savons le reste.

Depuis ce jour, comme nous l’avons dit, Rio-Santo s’était confiné dans une chambre retirée de son hôtel, située derrière le cabinet où il avait coutume de se retirer aux heures de travail.

La porte de cette chambre était rigoureusement défendue. — Aux heures des repas, on trouvait Rio-Santo dans son cabinet ; les mets qu’on lui apportait étaient enlevés le lendemain presque intacts.

Depuis ce jour aussi, le cavalier Angelo Bembo rôdait sans cesse aux alentours de la chambre où était couché le laird. Il avait aperçu deux ou trois fois Rio-Santo sans pouvoir l’entretenir, et l’air de lassitude infinie, l’expression de découragement amer qui remplaçaient le calme hautain ordinairement assis sur le visage du marquis, firent naître chez Bembo une inquiétude qui ne put manquer d’aller croissant chaque jour.

Un seul homme, le docteur Moore avait parfois accès dans le cabinet de Rio-Santo. Le jeune Italien ne tourna donc point de ce côté l’espionnage de son dévoûment alarmé. — Il essaya de voir et d’écouter, par la porte donnant sur le corridor intérieur d’Irish-House, porte par où nous l’avons vu entrer tout à l’heure. Pendant long-temps, il n’entendit rien et ne vit rien.

Un soir enfin, des bruits étranges parvinrent jusqu’à lui. Une voix rauque et monotone se prit à chanter le refrain populaire d’une ballade écossaise.

Puis un silence profond se fit.

Puis encore Bembo crut entendre un double râle et des gémissements qui se confondaient. — Son inquiétude ne connut plus de bornes : il pesa doucement sur le pêne ; la porte s’entr’ouvrit.

Bembo crut rêver. Il vit don José aux prises avec une sorte de fantôme, vivant cadavre, dont les bras velus, noirâtres, étiques, faisaient de frénétiques efforts pour l’étrangler.

Le premier mouvement du jeune Italien fut de s’élancer au secoure du marquis ; mais celui-ci opposait à son fantastique adversaire une force si supérieure que l’issue de cette lutte étrange ne pouvait être douteuse. Or, Bembo avait peur de se mettre ainsi violemment en tiers dans un secret d’une nature si bizarre.

Il résolut d’attendre et referma la porte.

Bembo fut ainsi témoin de toutes les luttes qui suivirent entre le malade et Rio-Santo. Dans les intervalles, il voyait celui-ci, dont les connaissances étaient universelles, soigner le fiévreux avec l’habileté d’un médecin consommé et avec la tendre sollicitude d’un frère.

Son esprit s’y perdait. — Quel était cette homme ?

Assurément, sans mériter reproche aucun de curiosité, il était permis de se faire cette question.

Mais il était malaisé d’y répondre.

Bembo d’ailleurs, ne se préoccupait de ce secret qu’en tant qu’il intéressait le marquis. Il devinait que, sous cette veille extraordinaire au chevet d’un malade, il y avait quelque chose de grave, et ne se croyait point permis d’entrer plus avant dans ce mystère sans nécessité absolue.

Cependant Rio-Santo s’affaiblissait chaque jour. Il devenait plus pâle que l’homme de l’alcôve lui-même, et Bembo, dans son attentive sollicitude, voyait venir le moment où ces luttes solitaires sans cesse renouvelées présenteraient un danger réel.

Et il attendait, prêt à s’élancer lorsque son intervention, devenue indispensable, excuserait sa désobéissance aux ordres du marquis.

Il attendait, passant ses jours et bien souvent ses nuits aux environs de la porte fermée. — Mais il faut bien peu de chose pour faire manquer, en toutes choses, le moment opportun. La meilleure sentinelle peut s’endormir à son poste, et l’on a vu de parfaits soldats déserter leur faction durant quelques minutes.

Or, quelques minutes suffisent.

Pour quelques minutes d’oubli, Bembo se trouvait maintenant en présence du cadavre d’un homme pour lequel il eût donné tout son sang…

  1. Nous avons donné déjà la signification de ce terme : chevalier d’industrie.