Au Comptoir des imprimeurs unis (6p. 37-68).


II


AGONIE.


La ronde de Killarwan a bien des couplets, et pas une fillette, entre le Tweed et la Clyde, ne serait embarrassée pour vous les chanter tous depuis le premier jusqu’au dernier.

C’est l’histoire naïvement contée d’un bon gentilhomme de la vallée de Girvan qui part pour la chasse, laissant en son manoir les deux plus jolies filles que jamais vit amant.

Sa chasse le mène fort loin, par delà Pasley, tout auprès de Glasgow. Il reste quatre jours en route, crève son beau cheval rouan et ne fait en définitive rien qui vaille. — Hélas ! quand il revient au château, les gens de la montagne ont ravagé sa moisson, brûlé ses granges et enlevé ses filles.

Les deux plus jolies filles de Glen-Girvan !

Si Rio-Santo eût pu entendre jusqu’au bout cette ballade, il aurait deviné sans doute la cause de cette violente douleur qui alimentait sans cesse le délire d’Angus. Il aurait compris le sens de cette exclamation si souvent répétée :

— Toutes deux ! toutes deux !

Mais la fièvre ne laissait jamais au malheureux père le temps d’achever la ballade. Au bout de quatre ou cinq couplets, sa douleur arrivait à son paroxysme ; il voyait l’effroyable tableau de l’enlèvement des deux pauvres enfants endormies au fond du bateau de Bob, — et il s’élançait pour les secourir.

Lorsqu’il commença le quatrième couplet, sa bouche écumait déjà et tout son corps frémissait sous l’effort d’une invincible horreur.

Rio-Santo ne connaissait que trop bien ces redoutables symptômes. Depuis six jours, il soutenait, soir et matin, et parfois plus souvent, des luttes acharnées contre le laird, qui, dans son transport, voulait sauter par la fenêtre, croyant trouver la Tamise derrière. Et Rio-Santo, épuisé par une veille continuelle, non moins que par ces étranges batailles où le laird déployait cette vigueur surhumaine des fiévreux, qu’il faut d’ordinaire plusieurs hommes robustes pour contenir, sentait venir l’instant où ses forces le trahiraient.

De sorte que, cloué devant ce péril auquel nul n’aurait voulu croire, il attendait, comme les gladiateurs antiques à l’amphithéâtre, il attendait l’étreinte suprême, — car il ne souhaitait pas la mort d’Angus, qui l’eût rendu pourtant à cette lutte bien autrement sérieuse, à cette lutte aimée, à laquelle il avait donné sa vie.

Rio-Santo était fait ainsi. Là où des hommes honnêtes eussent montré le néant de l’honnêteté humaine en souhaitant vaguement une issue quelconque à cet écrasant combat, Rio-Santo se résignait et n’avait pas au fond du cœur l’ombre d’une égoïste pensée.

À Dieu ne plaise que nous mettions sans réserve au dessus des cœurs honnêtes ces âmes ouvertes à tous vents extrêmes, puissantes pour le mal autant que pour le bien ; qui ont en elles l’enfer et le ciel. — Nous constatons un fait purement et simplement, heureux d’échapper, à l’aide de notre insuffisance, modestement proclamée, à la nécessité de faire, sur ce sujet, riche assurément, en phrases rondes et sonores, une dissertation qui pourrait nous attirer, comme à l’un de nos confrères de France, les louanges intelligentes de quelque honorable recorder[1] (avocat-général), habitué aux fleurs abondantes et tant soit peu fanées de la rhétorique du Palais.

Le laird entonna d’une voix rauque et qui contrastait grandement avec la naïve bonne humeur des paroles, ce quatrième couplet :


Le lair de Killarwan
Par les bruyères,

Courant comme le vent.
N’épargnait guères
Son cheval rouan


Ces derniers mots, traînés sur un mode lugubre, furent suivis d’un râle déchirant. — Puis le laird rejeta violemment ses couvertures, mettant à nu ses jambes velues et d’une effrayante maigreur.

— Elles sont là ! elles sont là ! s’écria-t-il avec explosion ; toutes deux… toutes deux dans le bateau !… Mais je suis bon nageur !…

Il voulut s’élancer vers la fenêtre, suivant son habitude, par souvenir de cette autre fenêtre de l’hôtel du Roi George, donnant sur la Tamise. Une subite étreinte de Rio-Santo le contint.

Alors, il poussa un cri terrible ; ses yeux se rougirent jusqu’à paraître pleins de sang, son haleine brûla le visage du marquis, tandis que ses ongles labouraient furieusement sa peau.

Ce fut une lutte effroyable et comme on en voit parfois seulement dans ces maisons où des malheureux, pour un pauvre salaire, s’exposent aux attaques formidables des fous furieux. Angus, poussé par un délire qui atteignait son paroxysme, frappait, déchirait, mordait ; on eût dit un tigre délivré de sa chaîne. — Rio-Santo essayait vainement de le contenir. Ne pouvant rendre coup pour coup, et bornant sa résistance aux moyens de la plus stricte défensive, il recevait à chaque instant de terribles atteintes.

On entendait uniquement le râle furibond du malade et la respiration haletante du marquis.

En un instant, le lit fut inondé de sang. — Angus était sur son séant, une jambe hors du lit et l’autre étendue. Il avait un bras passé autour du cou de Rio-Santo qu’il serrait de toute sa force. De l’autre main il frappait sans relâche. Le marquis employait tous ses efforts à le retenir dans cette position, parce qu’il comprenait que le pied du laird une fois à terre et trouvant un point d’appui, son assaut deviendrait irrésistible. Rio-Santo était robuste, et sa situation désespérée lui rendit pour un instant sa vigueur native épuisée par six jours de martyre. Il réussit à renverser le laird sur l’oreiller, et crut en avoir fini avec cette crise. Le laird, en effet, demeura deux ou trois secondes immobile, mais au moment où Rio-Santo reprenait haleine, Angus se redressa fougueusement, saisit à deux mains sa gorge et l’étrangla en poussant un sauvage cri de triomphe.

C’en était fait du marquis. Ses bras étaient retombés inertes le long de ses flancs. Il ne pouvait plus ni se défendre ni même crier pour appeler du secours. Il n’avait pas perdu connaissance, mais il se sentait à tel point impuissant et perdu sous l’atroce pression de ces mains d’acier, rivées autour de sa gorge, que l’instinct de la défense s’éteignit en lui.

L’angoisse de ce moment ne se peut point décrire. Rio-Santo se voyait mourir. Avec lui croulait l’édifice qu’il avait si laborieusement dressé, seuil et de ses mains, depuis la pierre d’assises jusqu’au faîte. Ses desseins si vastes et si mûrs s’évanouissaient comme de fous rêves. Et comme il n’avait point de confident, rien de lui, — rien ! — ne restait en ce monde. C’était une mort complète, plus qu’une mort, c’était un naufrage dans le néant. Nulle trace ne devait survivre à son trépas ; il allait disparaître tout entier comme ces hérétiques dont on brûlait les cadavres au temps de barbarie, pour ensuite disperser leurs cendres aux vents.

À cette heure suprême, il se repentit amèrement d’avoir donné sa vie à un dévoûment vulgaire.

Il ne maudit point cet homme dont la démence l’assassinait mais il se maudit lui-même et regarda sa faiblesse en mépris. — Sa vie n’était pas à lui. En la jouant, il avait prévariqué ; en la perdant, il rendait d’un seul coup à son caractère les proportions humaines qu’il avait cru si long-temps dépasser. Il se refaisait homme, presque enfant ; il abandonnait un peuple pour tâcher vainement de sauver un maniaque !

Et lui dont le rêve était de soulever le monde, tombait mort, en une lutte où la victoire fût restée à quelque pauvre infirmier de Bedlam !

Toutes ces pensées, et bien d’autres que nous ne pouvons point dire parce que ce n’est lieu de détailler ici le plan auquel le marquis de Rio-Santo donnait toutes ses heures depuis quinze années, envahirent son cerveau à la fois. À l’aide de cette intuition perçante et synthétique qui est propre à l’agonie, il vit d’un coup d’œil son œuvre, son œuvre presque achevée ; il la vit grande, glorieuse, magnifique en son ensemble et dans chacune de ses parties ; — il la vit ainsi, mais ce n’était plus qu’un songe décevant ! Cette œuvre, il l’avait cachée à tous les yeux ; elle était enfouie en lui-même ; elle n’existait qu’à la condition de sa propre existence…

Que n’eût-il pas donné pour un jour de sursis !

Mais son avenir n’avait plus que quelques secondes. Angus riait et serrait toujours, piétinant joyeusement et poussant de temps à autre un triomphant hurrah.

Il croyait étrangler le ravisseur de ses filles.

L’espérance eût été désormais folie. Rio-Santo ferma les yeux de son esprit qui voyaient en arrière trop de choses regrettables, et tâcha de devancer l’apathie de la mort.

Mais ce fut en vain. L’horreur de son agonie atteignit son comble. — Il aperçut comme au travers d’un nuage, tout ce qu’il aimait, tout ce qu’il avait aimé. Lady Ophelia le caressait de son mélancolique et passionné sourire, Mary Trevor lui tendait sa main soumise, et une autre jeune fille vint pencher au dessus de lui son suave et charmant visage, tout imprégné de candeur enfantine et de gracieux amour…

Ce que nous décrivons ici avec la lenteur inhérente à la parole humaine, Rio-Santo ne fut pas un quart de minute à l’éprouver. Toutes ces choses diverses, sérieuses et frivoles, toutes ces choses d’amour et d’ambition ou appartenant à un sentiment plus vaste, plus haut, moins personnel que l’ambition, passèrent devant ses yeux, rapides, vives, éblouissantes.

Il y eut un monde de sensation dans cette agonie de quelques secondes.

Jamais son plan et les détails de son plan, simple dans sa conception, mais compliqué à l’infini, eu égard à l’exécution, ne lui étaient apparus aussi lucides.

— La vie ! quelques jours de vie, mon Dieu, pensait-il, et le succès ne peut m’échapper… Le but est là… sous ma main… je le touche !

On voit plus belles toujours et plus parfaites les choses qu’on va quitter pour jamais, et toute partie semble imperdable, qu’on est forcé d’abandonner avant le verdict du sort.

Rio-Santo, faible contre cette navrante épreuve, se réfugiait en d’autres souvenirs amers aussi, mais conservant, jusque dans leur amertume, une saveur amie. Il remonta par la pensée le courant de son existence et s’en alla chercher, par delà les récentes impressions de ses labeurs ardents ou de ses passagères amours, une mémoire bénie, un souvenir lointain, un amour pur.

Bien des fois, il avait mis cet amour cher encore sur les blessures qui atteignaient souvent son cœur parmi les hasards de sa vie aventureuse. C’était comme un baume souverain, comme un suprême remède.

Cette fois le remède agit encore. L’image évoquée parut et Rio-Santo sentit au dedans de soi une force calme…

Le laird, poursuivant sa victoire, venait de le renverser sur le tapis et pesait de tout son poids sur sa poitrine.

Rio-Santo, galvanisé un instant par ce surcroît de douleur physique, s’agita involontairement, puis redevint immobile.

Notre récit tourne ici fatalement en un cercle vicieux et notre plume hésite entre les deux tranchants d’un dangereux dilemme. Chaque phrase que nous ajoutons à la description de cette minute vue, pour ainsi dire, au microscope, donne à notre peinture un cachet d’invraisemblance apparente. Comment penser que tant de choses se soient passées en si peu de secondes.

Mais comment penser aussi, avant de l’avoir vu, qu’un imperceptible insecte possède autant et plus de parties distinctes qu’un quadrupède de grande taille ? Comment soupçonner qu’il se trouve dans une gouttelette d’eau des monstres dont l’aspect bizarre recule les bornes de la plus extravagante fantaisie ?

Nul ne saurait, à coup sûr, calculer ce que le cœur de l’homme peut recevoir d’impressions diverses en une seconde, ni ce qu’un cerveau surexcité peut concevoir durant le même espace de temps. La sensibilité du cœur, l’élasticité de l’esprit se multiplient aux instants de crise dans des proportions inconnues, et, mieux que tout à l’heure, maintenant que nous avons posé ces prémisses, nous pouvons répéter pour répondre à tous reproches :

Il y a un monde entier de sensations et de pensées dans une agonie de quelques secondes.

L’esprit du lecteur ne doit donc point se révolter à la comparaison du temps matériel qu’il faut pour qu’un homme, privé de souffle, perde connaissance, et du travail intellectuel, multiple, subtil, et qui semblerait demander des heures de méditation, que nous essayons de décrire chez le marquis de Rio-Santo mourant.

Il était renversé, la tête contre le tapis et les yeux volontairement fermés. En ce moment où toute chance de salut, si petite qu’on la puisse concevoir, lui était enlevée, il avait dit, comme nous l’avons vu, un douloureux adieu à ses rêves de grandeur, à ses gigantesques projets politiques, et appelait, parmi les convulsions mortelles qui précédaient l’immobilité suprême, un souvenir aimé, une consolation pour remplacer l’espoir enfui.

Le laird serrait toujours, il serrait plus fort ; — et pourtant sur le front de Rio-Santo, violet de sang et tout bariolé par le zigs-zag des veines violemment engorgées, une vague expression de repos vint s’asseoir.

Ce fut comme la goutte d’eau fraîche donnée au martyr cloué sur la croix.

Le souvenir appelé venait de descendre, heureux et serein, au fond du cœur de Rio-Santo. Un visage charmant et jeune, portant sa chevelure d’un brun nuancé sur un front d’enfant, comme une auréole d’angélique ignorance, rayonnait dans sa mémoire. Ce visage, dont rien ne saurait dire les séductions naïves, était sans aucun doute l’original du portrait suspendu entre les deux fenêtres ; mais combien il était plus beau que le portrait !

Il y avait entre eux en effet deux termes d’une progression dont tout amant connaît la magique puissance : il y avait d’abord la distance du portrait à l’original, de la froide copie à la beauté vivante dont le sein bat, dont l’œil pétille ou se voile, dont le sang court sous l’enveloppe lactée d’une douce peau ; il y avait en outre la distance de la réalité au souvenir, de la prose à la poésie.

Rio-Santo, parmi son supplice, eut un véritable mouvement de bien-être, et certes il fallait que le coin de sa mémoire où vivait cette image chérie fût bien meublé de doux souvenirs, pour qu’un pareil effet pût se produire en cet horrible moment.

Car le laird se fatiguait de serrer, et serrait plus fort pour serrer moins long-temps.

Rio-Santo sentit monter dans sa poitrine son dernier soupir. — L’idée de cette pure enfant qui consolait son agonie s’alliait sans doute en lui à la pensée du ciel, car le nom de Dieu vint expirer sur sa lèvre.

Puis, dans un suprême effort, sa voix étouffée jeta faiblement cet autre nom :

— Marie !

Angus Mac-Farlane tressaillit légèrement et lâcha prise aussitôt.

— Marie ! répéta-t-il, — qui parle de Marie ?

Il pencha son oreille jusque sur la bouche de Rio-Santo. — Rio-Santo ne prononça pas le nom une seconde fois. — Il ne respirait plus.

Angus se redressa. — Quelque idée nouvelle passait au travers de sa cervelle dérangée par la fièvre.

— Que fais-je ici ? murmura-t-il ; — ah ! ah ! c’est bien, je vais aller dans Cornhill voir mes filles… Elles doivent être bien belles maintenant !

Son œil retomba sur Rio-Santo. — Il fit en arrière un bond prodigieux qui le porta jusque auprès du portrait.

— Fergus ! gronda-t-il avec épouvante et colère ; — Fergus O’Breane !… Toujours l’image de Fergus mort et tué par moi !… La voix des rêves me le disait cette nuit encore… Oh ! je me souviens… la voix des rêves, qui est la voix de mon frère Mac-Nab, me disait : — C’est ton sang, le sang de les veines qui doit le mettre à mort… Mon Dieu ! ce doit être une horrible chose que de tuer un homme qu’on a aimé… un homme qu’on aime !

Il détourna la tête avec horreur de ce qu’il croyait être une vision surnaturelle. Dans ce mouvement, son regard rencontra le portrait suspendu entre les deux croisées.

— Mary ! murmura-t-il doucement ; — je savais bien que j’avais entendu prononcer le nom de Mary… La voilà… ma bonne sœur Mary !… Elle ne me voit pas, car elle viendrait bien vite embrasser son vieux frère… oui, je suis vieux, moi… Et comme elle est jeune, elle ! Elle a bien souffert aussi, pourtant.

Le froid du parquet se fit sentir à ses pieds sans chaussures, et il s’aperçut de sa nudité. Ses traits flétris, et auxquels une barbe hérissée donnait une apparence de sauvage férocité, peignirent tout-à-coup l’embarras d’un enfant pris en faute par un maître sévère. Il tendit ses bras décharnés vers le portrait et sourit avec flatterie.

— Mary, ma bonne sœur Mary, dit-il en marchant à reculons vers le lit, — ne me gronde pas… je vais me recoucher… J’ai bien soif… Je cherchais à boire… Pourquoi n’a-t-on pas sellé mon cheval noir, Mary ? Je voulais partir pour Londres, afin de rendre visite à mes filles… Et aussi… Mais il ne faut pas que Mary sache cela, se reprit-il en baissant la voix, — et aussi pour tuer Fergus O’Breane, l’assassin de mon frère Mac-Nab…

Tout en parlant ainsi, il marchait toujours à reculons vers le lit. Son pied heurta l’épaule de Rio-Santo, qui gisait sans mouvement sur le tapis. Il poussa un cri d’horreur et demeura tremblant et comme saisi d’un frémissement général.

Puis il passa la main sur son front baigné de sueur.

— Toujours cette affreuse vision ! dit-il ; — toujours… Dieu le veut !

Il retomba comme une masse inerte sur le lit, la tête tournée vers la ruelle.

Un profond silence régna dans la chambre.

Angus dormait, épuisé par la lutte dont son esprit malade ne gardait point conscience, mais qui avait produit chez lui une fatigue dont les effets se faisaient sentir à sa nature physique. — Rio-Santo, cadavre étendu sur le sol, n’avait plus aucune apparence de vie. Ses yeux s’étaient rouverts à demi et montraient, sous les poils recourbés de sa paupière, leur émail terne et vitreux. Sa bouche, ouverte aussi, laissait voir ses dents convulsivement serrées. Chacun de ses membres gardait, inerte, affaissée, la position prise aux derniers instants de la lutte, et ses beaux cheveux noirs se mêlaient, épars, au soyeux pelage du tapis.

Le sanglant soleil des matinées brumeuses de la Tamise jetait sur cette scène lugubre une lumière étrange, et rougissait hideusement la nudité velue du laird, étendu sur le lit.

Le portrait seul semblait vivre et jetait son heureux sourire sur le maniaque et sa victime.

Quelques minutes se passèrent ainsi.

Au bout de ce temps, si une oreille se fût trouvée ouverte dans la chambre, elle eût saisi un bruit vague, indécis, continu, qui semblait partir de la boiserie située à droite du portrait.

C’était quelque chose comme une clé introduite par une main malhabile dans une serrure inconnue.

Mais le lambris, de ce côté, n’offrait aucune trace de porte.

Le bruit, cependant, continuait et gardait la même apparence. C’était bien une serrure sollicitée par une clé maladroitement tournée.

Enfin le pêne joua brusquement sous un effort dirigé au hasard. — Le lambris demeura immobile ; ce fut seulement au bout d’une minute environ qu’on eût pu voir un panneau s’agiter lentement. Derrière ce panneau entr’ouvert se montra le pâle visage du docteur Moore.

Il était plus blême encore que de coutume et semblait épouvanté de l’indiscrétion audacieuse qu’il venait de commettre.

Cette indiscrétion, du reste, n’eut point pour lui un résultat fort décisif ; car, au moment même où il avançait la tête derrière le panneau, un bruit de pas se fit entendre au dehors vers la partie opposée de la chambre. Le docteur referma doucement la boiserie, manifestant par un hochement de tête significatif le dépit de sa curiosité trompée.

Presque aussitôt le cavalier Angelo Bembo s’élança dans la chambre, suivi du beau chien Lovely. — Lovely bondit jusqu’au panneau qui venait de se refermer et aboya bruyamment ; puis, revenant vers le corps de son maître, il tourna tout autour de lui en poussant de plaintifs hurlements.

  1. Il ne nous appartient pas de rendre plus évidente qu’elle ce l’est dans le texte, l’allusion faite ici par sir Francis Trolopp à un passage de certain réquisitoire.