Au Comptoir des imprimeurs unis (5p. 379-417).


XXIII


THE LAUNCH INTO ETERNITY


Le mouvement de Roboam avait été si rapide que nul n’avait songé à s’y opposer. — L’exécuteur, pétrifié, le regardait avec des yeux stupides et ne bougeait pas. — Ses aides étaient déjà en bas de l’échafaud.

Je ne sais pas, milord, si mon père eût pu essayer avec succès de s’enfuir. La foule paraissait le croire et éclatait en frénétiques acclamations. Des projectiles de toutes sortes commençaient à tomber sur la police. Il y avait menace d’émeute.

Mais mon père ne tenta point de s’enfuir. Ce n’était pas pour cela qu’il avait appelé Roboam. Au moment où celui-ci saisissait la corde pour lâcher le nœud coulant, Ismaïl, qui avait mis sa main dans son sein, en retira un court poignard, — le poignard apporté sans doute par le docteur Moore et le plongea furieusement dans la poitrine de Roboam.

Roboam tomba raide mort, entre mon père et le bourreau[1].

Ismaïl se tourna vers la fenêtre de Fleet-Lane, brandit le poignard sanglant avec triomphe, et cria :

Thank you (merci), milord !

La foule avait poussé un long cri d’horreur.

En ce moment, huit heures sonnèrent au beffroi du Saint-Sépulcre. L’exécuteur, plutôt par habitude de son métier que par réflexion, car il semblait frappé de stupeur, pressa du pied le ressort. La trappe bascula, la corde se tendit, la moitié du corps d’Ismaïl disparut dans le trou.

Son visage se contracta, puis demeura immobile. — La corde tendue se détordait lentement et imprimait à ce corps qui n’était déjà plus qu’un cadavre un mouvement de rotation affreux à voir.

Je fermai les yeux, milord, mes jambes fléchirent. Je sentis comme une main de glace étreindre mon cœur. — Ensuite je ne vis plus, je ne sentis plus rien…

Susannah s’interrompit. Brian, le cœur serré par le récit de cet horrible drame, garda le silence.

Dans le cabinet noir, la petite Française tremblait de tous ses membres et murmurait des exclamations de terreur. — Tyrrel lui-même semblait ému outre mesure, et, en un moment où son corps vacilla, chancelant, comme s’il allait tomber, Maudlin sentit couler du front de l’aveugle sur sa main une goutte de sueur glacée.

— Oui, murmura-t-il enfin, après un silence ; — ce fut ainsi !… Elle n’a rien oublié… pas même le coup de couteau… Roboam ne méritait pas le coup de couteau, — mais ce diable de docteur Moore… Vous m’écoutez, Maudlin !… Pourquoi épiez-vous mes paroles, misérable femme !… Ne savez-vous pas qu’on s’empoisonne par les oreilles quelquefois, et que des gens sont morts pour avoir trop entendu !

— Milord !… balbutia la petite Française.

— Silence !… N’a-t-elle pas dit que la corde tourna, Maudlin ?… tourna lentement !… On dut voir le cadavre suivre, inerte, le mouvement de cette corde maudite… Ce dut être affreux… affreux !

Il passa la main sous sa cravate, comme si le souffle lui eût manqué tout-à-coup.

— Une corde autour du cou, Maudlin, reprit-il d’une voix strangulée ; — vous figurez-vous le mal que cela peut faire ?

Maudlin le regardait, étonnée.

— Ma foi, répondit-elle en riant, je n’ai jamais été pendue, milord, — et vous ?

Tyrrel se leva et redressa sa taille dans toute sa hauteur.

— Moi ? prononça-t-il avec égarement ; — moi ?… Oh ! Maudlin, ce devait être hideux de voir ainsi tourner ce cadavre !…

Ces paroles étranges contrastaient tellement avec l’impassibilité habituelle de l’aveugle, que la petite Française eut un instant l’idée qu’une folie soudaine venait de le saisir. Mais au moment où cette idée lui traversait l’esprit, Tyrrel se rassit paisiblement et dit du ton le plus naturel :

— Sur ma foi, Maudlin, cet Ismaïl Spencer tourna comme un toton… Et chaque fois que j’ai vu pendre, cette pirouette posthume m’a toujours fait un effet d’enfer… Remarquez la pirouette, Maudlin, à la prochaine occasion.

— Lorsque je recouvrai connaissance, milord, reprit Susannah, le soleil était au dessus de Saint-Paul. La funèbre décoration avait complètement disparu ; la foule s’était écoulée et les charrettes des approvisionneurs montaient et descendaient comme de coutume le triste entonnoir d’Old-Bailey.

Je m’éveillai parce qu’un policeman venait de s’apercevoir que j’entravais la voie publique et me secouait rudement. — Il y avait deux heures que j’étais là. Plus de mille personnes avaient passé près de moi, mais vous savez, milord, qu’à Londres, la charité se borne à ne point mettre le talon sur la tête du malheureux gisant sur le pavé. Faire un pas hors de son chemin est déjà beaucoup pour ces gens affairés, vassaux de l’avarice en qui l’égoïsme a pris des proportions si monstrueuses que leur univers est en eux et que leur âme myope ne voit goutte à deux pas de soi ! Ah ! je sais Londres, milord ! — J’y ai tant souffert !

Il me sembla que j’avais fait un rêve extravagant dans son horreur. D’instinct, je me dirigeai vers notre chambre de Farringdon-Street, mais, avant d’y être arrivée, la conscience de ce qui s’était passé m’était déjà revenue. — Mon père et Roboam ! — J’étais seule au monde, seule, milord, moi dont on avait prolongé l’enfance, moi qui ne savais rien, sinon quelques choses infâmes ou frivoles…

J’avais pensé à vous bien souvent depuis notre départ de Goodman’s-Fields, mais en ce moment l’idée de mon abandon m’accablait. — Moi aussi, comme le pauvre Roboam, je regrettais mes jours d’esclavage…

Je passai deux jours enfermée dans ma chambre. J’avais peur du dehors. Tout était pour moi l’inconnu, et l’inconnu effraie.

Au bout de ce temps, un espoir insensé traversa mon esprit. Cet espoir ne pouvait venir qu’à moi, milord, ignorante et dépourvue de toute notion sur la vie. Je résolus de vous chercher, afin de vous dire que je vous aimais.

Brian lui prit la main, qu’il serra doucement entre les siennes.

— Que n’êtes-vous venue, Susannah ! interrompit-il.

— Je vous ai cherché pendant six mois, milord ; Londres est bien grand, et vous vous cachiez parce que ceux qui vous avaient prêté de l’argent voulaient vous mettre en prison.

— C’est vrai, murmura Brian, c’est vrai ! La main mystérieuse qui emplit ma bourse ne s’était pas mise encore entre moi et mes créanciers.

Tyrrel se prit à rire.

— Avez-vous entendu parler, Maudlin, demanda-t-il, de ces hardis coquins qui font pacte avec le diable ?

— Pourquoi cette question, milord ?

— Que l’enfer confonde votre curiosité incurable, Maudlin !… C’est ce beau seigneur qui me fait penser à cette vieille histoire… La main mystérieuse dont il parle est quelque chose comme le diable, — et vous savez que le diable finit toujours par tordre le cou à ses clients tôt ou tard…

— J’appris que vous demeuriez dans Clifford-Street, Brian, disait pendant cela Susannah ; — voilà tout ce qu’on sut me dire.

Durant six mois, je vins tous les jours dans Clifford-Street. Jamais je ne vous rencontrai. — Ce ne fut pas la patience qui me manqua, milord ; quand je ne revins plus, c’est que je ne pouvais plus venir.

Un soir, au moment où je rentrais dans ma chambre solitaire, on me demanda le prix de mon loyer. Je n’avais plus rien. On me chassa.

Londres est brillant et splendide au commencement de la nuit. Je n’eus pas peur d’abord. L’indifférente et apathique somnolence qui s’emparait de moi dès qu’il ne s’agissait pas de vous me soutint alors comme elle me soutint bien souvent depuis. — J’allais le long des magasins luxueusement éclairés de Fleet-Street, j’allais sans penser et sans craindre. — Si près de l’opulence, mon Dieu ! quelque chose vous empêche de redouter les dernières extrémités de la misère. De moins ignorants que moi s’y sont laissé prendre, je pense, et, à Londres, le malheureux qui meurt d’inanition se refuse jusqu’au bout à croire qu’une telle mort soit possible.

Et combien meurent ainsi pourtant chaque jour ! — Mais tout abonde autour de votre agonie. Il semble que vous n’auriez qu’à étendre la main pour prendre, qu’à ouvrir la bouche pour être rassasié. On espère toujours : la mort vient ; on rend le dernier soupir à deux pas d’une table dont les miettes seules eussent suffi à prolonger votre vie…

Les miettes ! Qui donc peut refuser de jeter à la misère exténuée ce dont nul ne veut plus ?

On a ses chiens, milord…

Je descendais Fleet-Street au hasard, pensant à vous, sans doute ; n’était-ce pas alors comme aujourd’hui mon unique pensée ? L’heure avançait. Quand j’eus dépassé Church-Yard, je vis les magasins se fermer les uns après les autres.

— Pour la première fois, je me demandai où j’irais chercher un asile.

Au coin de Cornhill un homme m’aborda. Il me dit que j’étais belle, et me demanda si je voulais le suivre dans sa maison. J’acceptai sans hésiter, et ne pris point la peine de dissimuler ma joie. — Mais, en chemin, cet homme me parla de telle sorte que je dus le quitter.

J’avais en moi quelque chose qui suppléait à mon ignorance, milord, c’était mon amour. L’idée de me vendre à autrui n’avait rien en soi qui me répugnât autrement que par rapport à vous. La honte vague et confuse qui soulevait mon sein ne m’eût point arrêtée. — Mais vous étiez là, toujours, entre moi et l’abîme. Une voix dans mon cœur me criait sans cesse : Mieux vaut mourir…

Minuit vint. Les passants se firent plus rares. Les magasins fermés ne présentaient plus que le sombre bois de leurs clôtures au lieu des étincelantes clartés du gaz. J’avais faim et j’étais accablée de fatigue. Je me couchai au pied de la grille de Saint-Paul et je m’endormis.

Avant le jour, je m’éveillai glacée, paralysée, incapable de me mouvoir. Un watchman[2] passa, je l’appelai et je lui dis que j’avais faim.

— Oh ! oh ! me dit cet homme en m’entraînant sous un réverbère, — vous êtes pourtant jolie, ma fille… Comment diable pouvez-vous avoir faim ?

Je chancelais, et ma tête alourdie vacillait d’une épaule à l’autre.

— Mais peu importe, reprit le watchman, vous êtes peut-être une honnête fille après tout, — bien que les honnêtes filles soient rares à Londres, — je vais vous conduire à une maison d’asile.

Il me prit sous le bras et, me soutenant de son mieux, il me mena en effet dans la maison des pauvres de la Cité, où l’on me reçut sans difficulté aucune.

Des secours me furent immédiatement prodigués. Je me crus sauvée. Oh ! combien je me repentais d’avoir pensé qu’à Londres nul n’avait de compassion pour ceux qui souffrent. Ici, je trouvais la compassion organisée, la charité soumise aux règles d’une vaste administration et exercée sur une immense échelle…

Voilà ce que je me disais, milord, et mon cœur était plein d’une gratitude infinie.

Mais le lendemain, vingt-quatre heures juste après l’instant de mon entrée, un des employés de la maison m’ouvrit la porte et me pria de sortir. Vingt-quatre heures ! tel est le répit que la charité de Londres donne aux malheureux qui vont mourir ! Vingt-quatre heures ! le temps de se reprendre à la vie, le temps de ressaisir à la hâte quelques forces pour lutter encore et souffrir quelques jours de plus !

C’est la loi.

— Vous êtes jeune et forte, me dit-on, travaillez !

Que j’aurais voulu obéir, milord, et travailler ! mais j’ai su depuis que des femmes fortes, habiles et rompues au labeur depuis l’enfance ne peuvent gagner à Londres de quoi acheter du pain. Moi, j’ignorais jusqu’à la signification précise du mot travail. — J’avais travaillé pour apprendre les langues, travaillé devant mon piano et devant ma harpe… Était-ce cela dont voulait parler l’homme de la maison d’asile ?

Un jour se passa, puis deux jours. — La faim revint plus terrible… Oh ! milord, au milieu de ces misères se place ici pour moi un doux, un angélique souvenir. Le soir de ce deuxième jour, je marchais, épuisée, sur le trottoir de Cheapside, car je ne m’éloignais guère du centre de la Cité. La faim commençait à produire sur moi ses effets ordinaires, — ces effets que j’ai endurés si souvent ! — Ma tête était lourde, mes yeux troublés ne voyaient plus la lumière du gaz qu’à travers un brouillard coloré de mille nuances changeantes ; mon front se fendait aux élancements d’une douleur aiguë.

Je sentais que j’allais tomber : j’étais tombée ainsi deux jours auparavant.

Au moment où je chancelais, n’apercevant plus autour de moi qu’un tourbillon lumineux et confus, une main me saisit par le bras et me soutint.

— Qu’a cette pauvre fille ? demanda au même instant une douce voix.

En ces moments, tout choc, moral ou physique, rétablit pour un instant l’équilibre des sens. La surprise me rendit la faculté de voir. J’aperçus autour de moi deux jeunes misses qui donnaient le bras à un gentleman un peu plus âgé qu’elles. — Les suaves visages de ces deux charmantes filles sont encore devant mes yeux au moment où je vous parle, milord. Que de bonté dans leurs regards ! que de tendre compassion dans leur sourire ! Qu’elles étaient bonnes et qu’elles étaient jolies !

— Cette pauvre fille se meurt de faim ! dit le gentleman après m’avoir attentivement examinée.

— De faim ! répétèrent en tressaillant les deux enfants.

L’aînée me passa aussitôt ses bras autour de la taille ; je vis des larmes dans les yeux de la plus jeune.

— Oh ! Stephen, s’écria cette dernière ! il faut l’emmener chez votre mère.

— L’emmener tout de suite, ajouta l’aînée qui m’entraînait déjà.

Celui qu’elles appelaient Stephen les arrêta et continua de m’examiner froidement. Il y avait de la bonté dans ses traits, mais une bonté prudente, réfléchie, qui faisait contraste avec sa jeunesse.

— Cela ne se peut pas, Clary, dit-il enfin ; — n’insistez pas Anna, cela ne se peut pas !… Nous ne pouvons emmener cette dame dans la maison de ma mère… mais nous pouvons, nous devons lui porter secours.

Il tira de sa poche une bourse et me mit dans la main deux pièces d’or.

— Ce n’est pas assez, Stephen, ce n’est pas assez ? s’écrièrent ensemble les deux jeunes filles. — Tenez ! tenez, mademoiselle !

Leurs bourses glissèrent en même temps dans la poche de ma robe.

Je baisai la main de la plus petite et l’aînée me dit :

— Notre maison est là, au coin de Cornhill, — le numéro m’échappa, — quand vous aurez faim, venez !

— Oh ! venez ! répéta l’autre ; — Stephen est un méchant, et sa bonne mère vous recevra…

Je n’ai jamais revu ces deux anges, milord. Plus tard, quand la souffrance pesa sur moi de nouveau, je cherchai leur maison dans Cornhill et je ne la sus point trouver. Mais leurs doux noms et leurs charmants visages sont dans mon cœur, et je prie Dieu de me mettre à même un jour de leur rendre tout le bien qu’elles m’ont fait.

Car ce fut pour moi une consolation suprême que de rencontrer par hasard un peu de bonté sur mon chemin. Cela me redonna de la force et de l’espoir. Cela me montra l’avenir et le monde sous un aspect moins lugubre.

J’achetai du pain avec l’argent des deux jeunes filles. Quand je n’eus plus rien, je chantai dans Cheapside, le soir, devant une taverne où s’assemblaient des marchands de la Cité. On me donna d’abord plus qu’il ne me fallait, mais la foule se groupait autour de moi. — Les hommes de la police me défendirent de chanter.

Ce fut alors, Brian, que l’idée d’une mort volontaire s’empara pour la première fois de mon esprit. Je ne voulais pas accepter les offres de ces hommes qui spéculent sur la misère d’une femme, parce que j’étais à vous, et rien autre chose ne pouvait plus être mis entre moi et le dénûment. — Or, je savais maintenant ce qu’on souffre avant de mourir de faim, et la peur me poussait au suicide.

J’avais vu autrefois un pauvre enfant se noyer dans le lac aux bords duquel j’avais été heureuse durant quelques mois. Je m’acheminai vers la Tamise.

Sur ma route, dans une petite rue nommée Water-Street, je m’arrêtai, fatiguée, et je m’assis sur les marches d’un public-house. La maîtresse de ce public-house m’aperçut et sortit pour me chasser ; mais elle avait besoin d’une servante ; elle me trouva belle et les belles servantes sont chose précieuse dans une maison comme les Armes de la Couronne

Ici Susannah raconta sa vie durant trois mois passés aux Armes de la Couronne, les grossiers travaux auxquels on l’avait condamnée, les privautés des habitués du parloir, les brutales insultes des buveurs du top, la tyrannie tracassière, acariâtre, patiente de mistress Burnett elle-même, qui, pour le pain qu’elle lui donnait, croyait avoir le droit de la traiter en esclave.

Elle arriva ensuite à cette soirée du dimanche où mistress Burnett, exaspérée, la frappa au visage.

Je repris mon chemin vers la Tamise, Brian, continua-t-elle, et ce fut au moment où j’allais commettre un crime, — que Dieu eût pardonné peut-être à mon ignorance et à mon malheur, — ce fut à ce moment que je rencontrai l’aveugle Tyrrel.

— Ah ! ah ! murmura la petite Française, qui redoubla d’attention.

Tyrrel garda le silence.

— En ce temps-là, milord, reprit la jeune fille, je vous l’ai dit déjà, je ne remarquais rien ; il y avait comme un voile sur ma vue ; je n’étais sensible à rien autre chose qu’à votre souvenir, qui était tout à la fois mon unique consolation et ma plus amère souffrance ; néanmoins, la figure de cet aveugle, qui venait parfois au public-house, m’avait légèrement frappée. Il me semblait de temps à autre que ses yeux, privés de lumière se fixaient sur moi de préférence à tout autre objet…

Mais ce soir-là, au bord de la Tamise, j’éprouvai une hallucination étrange et terrible. Pendant que ce Tyrrel me retenait par le bras, la lueur d’une bougie allumée dans une maison voisine passa rapidement sur son visage, et je crus avoir vu…

La belle fille hésita.

— Achevez, madame, dit Lancester avec curiosité.

La petite Française pencha la tête en avant pour mieux entendre, mais en ce moment les deux mains de l’aveugle se collèrent sur ses oreilles et la rendirent sourde.

— Je crus avoir vu le spectre de mon père, milord ! dit Susannah en frémissant.

Brian fit un mouvement de surprise.

— C’est étrange, murmura-t-il, — étrange !… Oh ! il y a là-dessous quelque ténébreux mystère… Je le pénétrerai, madame !

Tyrrel haussa les épaules avec mépris et retira ses mains, rendant ainsi l’usage de l’ouïe à madame la duchesse de Gêvres.

Susannah, poursuivant son récit, raconta son arrivée dans Wimpole-Street, le luxe dont on l’avait tout-à-coup entourée et les menaces qui lui avaient été faites. Elle parla de la scène jouée au chevet de Perceval et prononça même le fameux mot d’ordre : — Gentleman of the night.

Quand elle eut fini, elle se tourna vers Lancester et fixa sur lui ses grands yeux noirs, dont les paupières se baissèrent bientôt, tandis qu’elle disait doucement :

— Vous savez tout maintenant, milord ; je ne vous ai rien caché ; je vous ai ouvert toute grande la porte de mon âme, et c’est à vous de me dire si je suis digne encore de vous aimer.

Brian ne répondit pas tout de suite. — Deux larmes glissèrent entre les cils de soie de la belle fille.

— Milord, murmura-t-elle, j’attends et je souffre…

Brian tressaillit et mit passionnément ses lèvres sur la main de Susannah.

— Madame, dit-il avec tendresse et respect ; l’homme que vous aimez vous est redevable, et s’il a droit d’orgueil, c’est vis-à-vis du reste du monde et non envers vous qui êtes sa gloire… Vous avez bien souffert… vous avez noblement souffert… L’or pur de votre cœur ne s’est point terni parmi tant et de si longues souillures… Oh ! Dieu vous a fait l’âme aussi belle que le visage, Susannah !…

Il mit un genou sur le tapis.

— Voulez-vous porter le nom de Lancester, madame ? reprit-il tout-à-coup avec cette galanterie exquise et rare dont certaines familles, en notre âge bourgeois, ont pu seules garder les chevaleresques traditions.

— Si je le veux, milord, balbutia Susannah ; si je veux être votre femme !…

Elle se pencha ravie et ne trouvant point de paroles pour exprimer sa joie.

— Venez, s’écria Brian, oh ! venez, madame ; ne restez pas un instant de plus sous ce toit impur… Madame la comtesse de Derby est votre amie ; sa maison vous sera un asile convenable jusqu’au jour qui me donnera le droit de vous protéger moi-même… Venez !

Susannah se leva, radieuse.

Ils se dirigèrent vers la porte. — Mais, au moment où Lancester mettait la main sur le bouton de la serrure, la porte s’ouvrit d’elle-même et Tyrrel l’Aveugle parut sur le seuil.

Derrière lui étaient quatre hommes vigoureux et d’apparence déterminée.

— Vous êtes entré seul dans cette maison, monsieur de Lancester, dit l’aveugle ; — vous en sortirez de même.

Susannah, effrayée, se pendait au bras de Brian.

Celui-ci se dégagea doucement.

Un instant, la pensée d’une lutte sembla lui traverser l’esprit. Son œil lança un terrible éclair, et il parut choisir parmi ses adversaires celui qu’il terrasserait le premier.

Mais il se ravisa et répondit en contenant sa voix :

— Soit, sir Edmund, je sortirai seul… À bientôt, madame, ajouta-t-il en se penchant rapidement à l’oreille de Susannah ; vous ne m’attendrez pas long-temps, je vous jure !

Il passa vivement devant Tyrrel et ses acolytes, descendit l’escalier et s’élança au dehors. Une fois dans la rue, il monta en courant Wimpole-Street, et entra dans Marylebone. Une fois dans High-Street, il ne s’arrêta que devant le bureau de police.

Introduit sur-le-champ auprès du commissaire, Brian eut avec lui une courte conférence, à la suite de laquelle le magistrat mit à sa disposition un officier de police et une escouade de policemen.

Cette petite troupe, stimulée par Brian, descendit au pas de course vers Wimpole-Street. — Une demi-heure, tout au plus, s’était écoulée entre le départ de Brian et l’arrivée de l’escouade de police devant le numéro 9.

L’officier frappa, au nom du roi.

— Que Dieu bénisse Sa Très Gracieuse Majesté, répondit une voix railleuse par l’une des fenêtres du premier étage.

La fenêtre se referma. — Au bout d’une demi-minute la porte s’ouvrit.

La police fit aussitôt irruption dans la maison, tout en gardant les précautions convenables. Personne ne se présenta pour résister à ses investigations.

On fouilla le bâtiment des caves aux combles. — On trouva les meubles ouverts et en désordre, comme après un départ précipité.

Pas un valet ; du reste, pas un maître.

Plus de chevaux à l’écurie, plus de voiture sous la remise.

La maison était abandonnée.

  1. Une scène analogue eut lieu à Glasgow en 1797. Lambeth-Fisher M’Dougal, montagnard du clan de Dougal, assassina sur l’échafaud Fergus M’Dougal, son cousin.
  2. Il n’y avait encore alors que des watchmen dans la Cité.