Au Comptoir des imprimeurs unis (5p. 345-377).


XXII


LA PORTE DE LA DETTE.


— Assurément, milord, dit à Tyrrel la petite Française, qui depuis quelques instants avait grand’peine à retenir sa langue, — j’avais entendu parler de l’exécution de ce mécréant d’Ismaïl Spencer, mais je ne croyais pas qu’il fût aussi endurci que cela !… Écrire une lettre pareille à l’article de la mort… à sa propre fille !… Quant à moi, lorsque je sentirai venir ma dernière heure, je compte bien songer un peu à l’éternité.

— Ismaïl fit ce qu’il voulut, Maudlin, répondit Tyrrel, qui semblait prendre au récit de Susannah un intérêt extraordinaire ; — vous ferez, vous, ce que vous voudrez… En attendant, écoutez !

La belle fille venait de reprendre la parole.

— La lettre de mon père, prononça-t-elle d’une, voix dont la fatigue commençait à émousser le timbre sonore et pur, — me causa un sentiment pénible. Voilà tout ce que je puis dire, milord. Le temps des poignantes émotions était passé. Tout glissait sur l’épais vêtement d’insensibilité dont s’enveloppait mon cœur.

Je lus à Roboam ce qui le concernait. Un éclair de joie passa sur le front contrit du pauvre muet. Je pense qu’il espérait trouver une occasion de servir Ismaïl et réparer ainsi, autant que possible, l’œuvre fatale de sa colère.

Il était onze heures de la nuit environ. C’était la veille du jour fixé par la lettre de mon père. Je venais de m’endormir de ce sommeil pénible et plein de tressaillements qui faisait de mes nuits une longue fatigue, lorsque Roboam se précipita dans ma chambre.

À force de gestes, il me fit entendre qu’il était temps de partir. Je m’habillai précipitamment. Nous sortîmes.

Il n’y avait encore personne dans Faringdon-Street, non plus que dans Fleet-Lane, que nous nous longeâmes pour déboucher dans Old-Bailey, vis-à-vis de la porte de la cour des sessions[1]. — Au moment où nous apercevions les noires murailles de Newgate, les douze coups de minuit sonnèrent dans Skinner-Street, au beffroi du Saint-Sépulcre.

Aucun mouvement ne se faisait dans cette rue large et d’apparence si lugubre qu’on nomme Old-Bailey. — On entendait seulement comme un murmure de gaies conversations dans l’air, tout le long des maisons qui font face à la cour et à la prison, et aussi dans les premiers bâtiments de Newgate-Street, ayant vue sur Old-Bailey.

Je levai les yeux pour voir d’où parlait ce joyeux murmure qui contrastait si cruellement avec le lieu et la scène annoncée. Je n’aperçus rien d’abord ; mais bientôt mes regards, aguerris par l’obscurité, distinguèrent à toutes les fenêtres de toutes les maisons des gentlemen et des ladies ; des femmes du peuple étaient dans les greniers, et quelques enfants se cramponnaient aux saillies des boutiques.

Tous ces gens attendaient, milord. Ils avaient retenu leurs places. — On se plaint de faire queue une heure à Italian-Opera-House ; mais on peut patienter une nuit pour être sûr de voir pendre un homme.

Il en est ainsi, dit-on, à chaque exécution. Chaque fenêtre, située convenablement, se paie jusqu’à dix guinées, et le prix triple lorsqu’il s’agit de condamnés d’importance.

On riait. — Quelques gentlemen sifflaient. — Quelques ladies fredonnaient l’air à la mode : — On tuait le temps.

Roboam et moi, nous nous étions assis sur un soliveau couché au milieu de la rue, vis-à-vis de Debt’s-Gate (la porte de la Dette). — Roboam avait mis sa tête sur ses genoux. Moi, je me tenais droite, immobile d’esprit comme de corps, et ne cherchant point à voir clair au fond des ténèbres de ma pensée.

Je ne souffrais pas ; je sommeillais moralement ; — seulement, j’avais bien froid et le pénétrant brouillard des nuits de Londres soulevait ma poitrine en une toux convulsive.

C’était là le seul bruit qui répondît aux gais chuchotements des croisées. Vers minuit et demi, une escouade d’ouvriers, conduite par des hommes de police, et suivie de trois ou quatre charrettes, tourna l’angle de Ludgate-Hill pour entrer dans Old-Bailey. Cette espèce de caravane s’avança silencieusement et s’arrêta juste en face de la porte de la Dette.

On nous repoussa rudement, Roboam et moi, jusqu’aux maisons situées vis-à-vis de la prison. — Le soliveau sur lequel nous venions de nous asseoir était le maître-poteau de la potence.

Les ouvriers s’occupèrent aussitôt activement à décharger les charrettes, qui contenaient des poutres, des planches et des pieux. On entendit bientôt retentir dans toutes les directions le bruit éclatant du marteau. — Les uns dressaient le plancher mobile de l’échafaud, les autres fichaient les pieux en terre et les reliaient par des madriers, pour former les barrières destinées à contenir la foule.

Tout cela se faisait à la hâte. On avait peur d’être surpris par le jour, et les chefs pressaient incessamment les retardataires.

À chaque coup de marteau, milord, je voyais le pauvre Roboam tressaillir. Il semblait qu’on lui frappât sur le cœur. — Moi, j’écoutais, non pas indifférente, mais prostrée ; je commençais à ressentir à l’âme une sourde douleur, sans élancements, une de ces douleurs qui engourdissent et peuvent pousser l’apathie jusqu’à la torpeur.

Ce qu’on faisait autour de moi agissait sur moi sans doute, mais à mon insu. Je ne me rendais nul compte de ce qui allait se passer. J’écoutais le bruit du marteau comme les gais propos qui tombaient des croisées, comme les grossiers lazzi des manœuvres, et le nom de mon père, prononcé bien souvent autour de moi, n’affectait pas autrement mon ouïe que la voix monotone du policeman, exhortant les charpentiers à dresser solidement les barrières.

Milord, bien des jours se sont passés ainsi pour moi, et, un soir, j’ai pris le chemin de la Tamise pour me tuer, sans plus d’émotions que si j’eusse gagné ma couche à l’heure accoutumée.

Je ne puis penser que cela soit la vie. J’avais en moi quelque chose de mort : le cœur peut-être. — Et pourtant, mon cœur vivait, puisqu’il avait des larmes pour votre souvenir…

La besogne avançait rapidement. Aucune lumière n’éclairait les travailleurs, qui n’avaient pour se guider que la lueur incertaine des becs de gaz disséminés sur la place ; mais ils étaient habitués à cette tâche, et leurs coups de marteaux éveillaient sans relâche l’écho profond des vieux murs de Newgate.

Ismaïl devait entendre le bruit de ces préparatifs. — Couché sur la natte de jonc posée sur le sol nu qui sert de lit aux condamnés à mort, il pouvait compter une à une les planches qui, clouées, allaient former la plate-forme de son échafaud.

Je ne le sentais pas alors, milord, mais aujourd’hui cela me serre le cœur. — C’était une effrayante et lugubre chose que de voir tous ces hommes se mouvant dans l’ombre, empressés à élever le théâtre où l’un de leurs semblables allait mourir.

Et c’était une chose repoussante, un contraste hideux, une honte, que d’entendre, vis-à-vis de l’appareil de mort, ces douces voix de femmes parlant de choses frivoles, parlant d’amour peut-être !…

Il était deux heures du matin environ, lorsque les premiers flots de la foule apparurent confusément des deux côtés d’Old-Bailey. Une forte barrière défendait l’approche de l’échafaud dans la direction de Ludgate-Hill. Du côté de Newgate-Street, on pouvait s’avancer presque jusqu’au pied des charpentes.

Pendant une heure, la cohue s’accrut sans relâche. Les barrières, sollicitées par une pression qui devenait plus lourde de minute en minute, craquaient et menaçaient de fléchir. C’étaient de toutes parts des jurons populaires, de brutales railleries, d’impatientes clameurs.

Encore six heures d’attente ! — C’était acheter bien cher le plaisir promis. Mais ce n’était pas trop cher. Le plaisir devait être plus complet qu’à l’ordinaire et le drame gardait aux spectateurs une péripétie imprévue.

Nous étions, Roboam et moi, entre deux barrières, presque collés au mur de la maison qui fait face à la porte de la Dette. Une douzaine de personnes avaient seules pu pénétrer jusque-là. Un intervalle de quelques pieds et une chancelante barrière nous séparaient du gros de la foule. — Notre place était bien ardemment enviée, milord, et l’on se demandait, autour de nous, comment tant de bonheur nous était échu en partage !…

Susannah s’interrompit et passa sa main sur son front. Depuis quelques instants, sa voix était lente et pénible.

— Vous souffrez, madame, dit Lancester avec inquiétude ; — remettez à un autre jour ce récit qui éveille en vous de trop navrants souvenirs.

— Non, milord, répondit Susannah. Il faut que vous sachiez tout aujourd’hui afin que je puisse rompre avec ce passé lugubre qui m’apparaît comme une sanglante vision… Je souffre… Oh ! vous avez raison !… Je souffre aujourd’hui plus qu’en cette horrible nuit ; mais je suis forte, milord…

Les heures de la nuit se passèrent, et les premières lueurs du jour, — d’un sombre jour d’hiver, — vinrent éclairer la scène.

Ce que j’aperçus d’abord, juste en face de moi, ce fut une masse noire de formée carrée, au dessus de laquelle se dressait le bras menaçant du gibet ; — c’était l’échafaud auquel les ouvriers avaient mis la dernière main et que recouvrait entièrement une draperie noire.

Les ouvriers disparurent ; l’espace entre nous et l’échafaud demeura vide jusqu’à ce qu’une escouade d’hommes de police, armés de leurs baguettes, vînt l’occuper aux environs de huit heures.

À droite et à gauche, aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, une foule immense ondulait, s’agitait, trépignait, transie par le glacial brouillard du matin. À mesure que s’éclairaient les mille visages de cette formidable cohue, on y voyait un sentiment commun, l’impatience, l’impatience cynique, brutale de l’affreux spectacle attendu.

Les douces voix s’étaient tues aux fenêtres qui s’ouvraient au dessus de nous. Ici le respect humain remplaçait la pudeur. On avait honte en face de cette foule animée d’odieux instincts ; on avait honte de se montrer à elle et d’attendre comme elle. Quand je levai les yeux par hasard pour voir ceux dont j’avais entendu, pendant la nuit, les propos frivoles ou joyeux, je n’aperçus pas un visage de femme à découvert. C’étaient d’élégants chapeaux de paille d’Italie d’où tombaient des voiles de dentelles. — C’étaient çà et là, pour les plus hardies, des éventails relevés. — Les gentlemen avaient remonté les cols de leurs redingotes ou se cachaient derrière leurs binocles.

Mais la foule se vengeait de cette pudeur hypocrite et tardive ; une grêle de quolibets insultants montait de la rue et retombait indistinctement sur cette autre cohue, qui ne différait de la première que par le costume, et qui, sous son velours, cachait tout autant que l’autre sous ses haillons une soif sans bornes de sanglantes émotions et l’insensé désir d’épier la mort dans les suprêmes convulsions d’un homme à l’agonie. — Il y eut des voiles diaphanes et des éventails trop étroits. Plus d’un noble nom fut jeté en pâture au bruyant parterre qui s’agitait dans la boue, et telle lady courba la tête sous l’énergique réprobation de la justice populaire.

Mais ce fut de la part de ces dames délicatesse exagérée, je pense. Ne faisaient-elles pas ce que tout le monde fait à Londres ? — Est-il permis de n’avoir pas vu pendre un homme en sa vie ? et parce qu’on est jeune, riche, noble, belle, aimée, doit-on se priver de ces poignantes jouissances qui mettent la populace en ivresse ?

Oh ! milord, ces voiles de dentelles et ces brillants éventails sont encore là devant mes yeux ! Je vois sous ces masques gracieux de gracieux visages, et ces visages me répugnent et m’indignent davantage encore que les faces hâlées, bronzées, avides de contempler la mort, avides franchement et crûment, qui grimaçaient de toutes parts autour de moi.

Si j’eusse entendu prononcer là le nom de lady Ophelia, j’aurai repoussé depuis, moi, pauvre fille, son amitié de grande dame et je ne lui aurais point permis de m’appeler sa sœur.

Sept heures et demie étaient sonnées depuis quelques minutes. Le moment approchait. — Un profond silence se fit dans la foule. La cohue fut prise de cette anxiété qui précède tout spectacle attendu, anxiété qui ressemble à du recueillement et qui n’est que le paroxysme de l’impatience. On se taisait dans la rue ; on se taisait sur les toits, où pullulait, pressée, une autre foule presque aussi nombreuse que celle de la rue.

À huit heures moins un quart, un carillon lent et lugubre tomba du clocher du Saint-Sépulcre. En même temps, deux hommes vêtus de noir montèrent les degrés de l’échafaud et déposèrent sur l’estrade une longue boîte de sapin. — La cloche sonnait le glas funèbre de mon père, et cette boîte, apportée par les hommes vêtus de noir, était le cercueil de mon père.

Il courut un frémissement dans la foule.

— Enfin ! enfin ! disait-on. N’était-ce pas là, milord, un digne complément à l’éducation que m’avait donnée Ismaïl, et ce que je voyais ici du monde, joint à ce que j’avais vu à Old-Court et au Club-d’Or, n’était-il pas une sorte de confirmation des enseignements de mon père ?…

Je pensai alors, — et je l’ai pensé longtemps, — que le mal seul habite au cœur de l’homme. Et il m’a fallu entendre votre noble parole, Brian, et celle de ma chère Ophélie, pour voir autre chose ici bas que l’enfer.

Le glas sonnait depuis dix minutes environ lorsque s’ouvrit la porte de la Dette. De cette porte à la plate-forme de l’échafaud, on avait jeté une sorte de pont-levis incliné. — Tout le monde se dressa sur la pointe des pieds. Aux fenêtres, toutes les têtes se penchèrent. Tous les regards s’élancèrent, ardemment curieux, au delà de cette porte qui venait de s’ouvrir.

Le premier personnage qui parut fut un ministre, portant une bible à la main. Ce ministre était l’ordinaire[2] de Newgate, qui franchit la plate-forme sans se retourner. Après lui venait Ismaïl. — Mon père était très pâle, milord, mais aucun trouble ne paraissait sur sa physionomie qui gardait son expression de raillerie amère et sarcastique. Il franchit le pont-levis d’un pas ferme et s’arrêta au milieu de l’estrade.

Ses poignets étaient réunis à l’aide de menottes de fer, et une forte corde, qui liait ensemble ses cordes par derrière, achevait de rendre tout mouvement de ses bras impossible. Sur la saillie de ses coudes ainsi retenus, reposait une corde roulée, dont l’extrémité, terminée en nœud coulant, était passée autour de son cou nu.

— Le voilà ! le voilà ! disait-on tout bas autour de nous.

— C’est un scélérat effronté !

— Il mangeait de la chair humaine dans une chambre où il n’y avait ni fenêtres ni portes, le mécréant !

— Ah ! Dieu soit béni ! celui-là méritait d’être pendu deux fois.

Toutes ces voix, réunies mais contenues, formaient un murmure sourd à peu près semblable au bruit du vent passant parmi les arbres d’une forêt. — Au dessus de ma tête on parlait plus bas encore, mais j’entendis une voix de femme qui disait :

— Cet homme a de belles épaules.

Mon père s’était arrêté à quelques pieds de l’arbre du gibet, auprès du cercueil ouvert. Il se baissa pour le considérer de plus, près, puis il le repoussa d’un coup de pied dédaigneux. Le cercueil glissa sur la sciure de bois dont était saupoudrée l’estrade, jusqu’au bord de la plate-forme. — Mon père se redressa et parcourut la foule d’un regard assuré.

— Quel coquin endurci ! disait-on dans la cohue.

— Il a quelque chose de romanesque dans le regard, murmura la voix de la fenêtre ; — c’est un bel homme !

— Eh ! milady, laid ou beau, répliqua la voix grondeuse et cassée d’un vieillard, ce ne sera bientôt plus que le cadavre d’un juif pendu.

L’ordinaire de Newgate avait cependant ouvert sa bible et en lisait, comme par manière d’acquit, quelque passage. Ismaïl ne l’écoutait pas. Au bout de quelques secondes, il fronça le sourcil et ordonna au prêtre de s’éloigner. Celui-ci, dont la charité évangélique ne semblait pas très ardente, se le tint pour dit, mit sa bible sous son bras et fit retraite à gauche de la potence.

Je ne saurais vous dire, milord, d’où étaient sortis les exécuteurs, mais je les vis tout-à-coup sur l’estrade, derrière le condamné.

Le glas sonnait toujours à l’église du Saint-Sépulcre. — J’entendais dire autour de moi qu’une minute encore et tout serait fini !

Il courait par la foule comme un vent de fièvre. Tous ces visages d’Anglais, d’ordinaire si flegmatiques, agitaient chacun de leurs muscles en de bizarres contorsions. Les uns remuaient les mâchoires sans parler. D’autres avaient la bouche grande ouverte avec un stupide sourire sur la lèvres ; d’autres, les sourcils froncés, les narines tendues, semblaient savourer laborieusement leur jouissance. — Oh ! milord, je n’exagère point, et l’amertume de mes souvenirs ne se met pas ici à la place de la réalité ; c’était du bonheur qu’il y avait dans tous ces yeux brûlants. Old-Bailey était en fête, et nulle autre part dans Londres il n’y a tant d’heureux que devant Newgate, le jour d’une exécution !

Mon père, cependant, après avoir parcouru des yeux la foule qui couvrait le bas d’Old-Bailey du côté de Ludgate-Hill, releva son regard vers les fenêtres où s’encadraient mille têtes avides et sembla y chercher quelqu’un. Son œil s’arrêta au coin de Fleet-Lane, et je crus remarquer que son front s’inclinait légèrement en un imperceptible salut.

Il reporta aussitôt son regard vers la rue, et nous aperçut enfin en face de lui.

Un éclair de joie sauvage illumina instantanément ses traits pâlis à la vue de Roboam, qui étendit ses bras vers lui en pleurant. — Mon père me fit, comme toujours, un signe de tête amical et sourit doucement en me regardant.

Roboam était réduit à un état de détresse qui arrachait la compassion. Toute la nuit, sa douleur s’était manifestée énergiquement, mais depuis l’apparition d’Ismaïl, c’était chez le pauvre muet une sorte d’agonie. Il râlait sourdement ; des larmes brûlantes coulaient de ses yeux, et sa main convulsivement crispée labourait sa poitrine.

L’exécuteur dit un mot à voix haute. On apporta une échelle qu’il appuya contre le bras traversier du gibet. Cette échelle, dont il gravit les degrés, lui servit à fixer en haut le bout de corde qui reposait naguère sur les coudes garrottés d’Ismaïl.

Cela fait, l’exécuteur redescendit ; on ôta l’échelle.

La corde pendait maintenant au cou d’Ismaïl ; — un geste du bourreau, qui s’était placé auprès du ressort retenant la trappe dans une position horizontale, allait suffire pour le lancer dans l’éternité[3].

À ce moment suprême, où les conversations avaient cessé de toutes parts, où l’on n’entendait d’autre bruit que le pénible souffle de trois mille respirations haletantes, le soleil, levant son disque voilé par le brouillard derrière Old-Bailey, jeta un rougeâtre reflet aux fenêtres hautes des maisons situées vis-à-vis de Newgate.

Ismaïl tressaillit. — Il regarda d’abord ce rayon de soleil avec mélancolie, puis, voulant voir sans doute l’astre lui-même pour la dernière fois, il se retourna vivement ; — mais Newgate dressait derrière lui le sombre écran de ses murailles.

Mon père courba la tête. — Sa résolution parut sur le point de fléchir.

Cheer up ! (courage !) cria en ce moment une voix grave et retentissante qui partait d’une fenêtre à l’angle de Fleet-Lane.

Tous les yeux se tournèrent de ce côté. — Mon père salua légèrement ; — puis sa tête se releva, hautaine, et, se tournant vers nous, il fit à Roboam un signe d’appel.

L’heure fatale allait sonner dans deux ou trois secondes.

Mais il n’en fallut qu’une à Roboam pour franchir d’un seul bond la barrière qui était devant lui, renverser les policemen placés sur son passage et sauter sur la plate-forme.

La foule, stupéfaite et vivement impressionnée par cet événement inattendu, le vit bientôt aux côtés d’Ismaïl, dont les fers, limés d’avance, cédèrent à un brusque mouvement.

La cohue, oublieuse de sa haine, cria bravo, parce que l’incident promettait d’être dramatique. Les mouchoirs s’agitèrent aux fenêtres, et la voix de Fleet-Lane répéta :

Cheer up !

  1. Cour d’assises contenant la salle des grands jurys, Old-Court, New-Court, etc., etc.
  2. The ordinary. On nomme ainsi l’aumônier protestant de Newgate, chargé d’assister les condamnés à leurs derniers moments.
  3. The launch into eternity. (Le saut dans l’éternité.) Cette expression, qui dans la bouche de Susannah pourra sembler au lecteur emphatique et prétentieuse, n’a aucunement ce caractère à Londres. C’est une locution proverbiale.