Au Comptoir des imprimeurs unis (4p. 227-257).


VIII


SOLITUDE.


C’était une semaine environ après les événements que nous avons racontés aux précédents chapitres. Susannah se trouvait seule dans le petit salon où nous l’avons vue déjà, s’entretenant avec Brian de Lancester. Elle tenait un livre à la main, et ses yeux humides erraient vaguement sur les plaques de givre dont les scintillantes cristallisations recouvraient à l’extérieur les carreaux des croisées.

Il y avait dans sa pose plus de calme et dans son regard plus de réflexion que naguère. Son beau front n’était pas plus intelligent, mais on découvrait quelque chose en elle de moins indécis et de plus humain, pour ainsi dire. Elle était moins en dehors des conditions communes. On la pouvait comprendre mieux, et chacun de ses mouvements ne ressemblait plus autant à un problème.

C’est que, depuis huit jours, Susannah avait fait bien des pas dans la vie. Sa muette existence de malheur avait pris fin brusquement. Deux âmes s’étaient trouvées pour accueillir et provoquer les naïfs élans de son âme. L’atmosphère d’ignorance et de morne douleur qui l’avait si long-temps oppressée, venait de laisser passer un rayon du soleil.

Depuis une semaine, elle voyait presque chaque jour lady Ophelia, comtesse de Derby, et Brian de Lancester.

Lady Ophelia lui enseignait doucement la vie. Elle n’avait point essayé de surprendre le secret de Susannah, bien que, douée de cette magique baguette qui est aux blanches mains de toute femme du monde, elle eût deviné du premier coup d’œil qu’il y avait un mystère étrange sous ce titre de princesse, porté par une enfant, hautaine il est vrai, et noble, et superbe, et sachant soutenir comme il faut l’aigrette de diamant qui pesait sur sa noire chevelure, mais étrangère à ces mille façons convenues, à ces toutes petites règles qui sont la syntaxe de la grammaire mondaine ; un mystère aussi sous ce veuvage d’une vierge : car Susannah était vierge d’âme et vierge de corps ; lady Ophelia ne pouvait l’ignorer : elles avaient si souvent et si longuement parlé d’amour !

Et, tout en respectant le secret de Susannah, lady Ophelia s’en était fait une idée assez voisine de la réalité, pour entrer de plain saut dans la conscience de la belle fille, pour la comprendre, pour expliquer les extraordinaires écarts de son caractère, jugé au point de vue exclusif du monde, pour admirer même ce qu’il y avait de suave et de grand sous cette écorce sauvage que des regards moins amis n’auraient pas su percer.

Entre lady Ophelia et Susannah, il y avait une sorte de prédestination de tendresse mutuelle. Elles s’étaient aimées de prime-abord et de cette romanesque façon que les poètes prennent la peine d’expliquer en beaucoup de vers, quoiqu’elle soit la chose du monde la plus naturelle et la plus commune. Au bout de huit jours elles étaient sœurs.

Lady Ophelia, moins jeune et plus experte des choses du monde, jouait le rôle de la sœur aînée, ce doux, ce patient mentor qui remplacerait une mère, si une mère pouvait être remplacée. Susannah, plus ignorante, mais plus forte, et douée peut-être d’une intelligence supérieure, était l’élève, en attendant qu’elle devînt la maîtresse.

C’était une chose étrange et charmante que les entretiens de ces deux jeunes femmes, où l’une découvrait en elle à chaque mot quelque sentiment inconnu ou non révélé ; où l’autre, pour qui la vie n’avait plus de secrets, s’étonnait, attendrie, en suivant, au fond d’un cœur neuf et ardent, le travail de l’initiation aux choses de la vie.

Car Susannah, comme notre mère Ève, arrivait à l’âge de la femme avec l’ignorance complète de l’enfant. Depuis huit jours seulement elle goûtait le fruit de la science du bien et du mal. Jusque-là, tout enseignement moral, de même que tout moyen de s’instruire par la comparaison ou l’observation, lui avait manqué. Elle était réellement sauvage au milieu de notre civilisation exagérée, et sa jeunesse, pour ne s’être point passée en un cachot, comme celle de Gaspard Hauser, avait été pourtant pareillement séquestrée. On avait mis, perfidement et dans un but, un voile épais au devant de ses yeux. On lui avait caché soigneusement tout ce qu’une femme doit savoir.

Et, depuis qu’avait cessé le pervers effort de cette tyrannie, — depuis que son père avait été pendu, — Susannah, jetée brusquement dans le dénuement le plus absolu, au milieu de Londres qui n’a pitié d’aucun dénuement, Susannah s’était endormie, comme nous l’avons vu, en un apathique et fatal désespoir. La pauvre fille n’avait eu, pour lutter contre la misère, ni la religion qui console, ni l’honneur humain qui parfois soutient. Elle ignorait jusqu’au mot de religion, puisque son père, juif de nom et mécréant de fait, comme sont beaucoup de chrétiens, l’avait tenue rigoureusement éloignée de tout ce qui élève et forme le cœur.

On lui avait appris à chanter, à danser et à se parer.

Dès ses premières années, on avait attaché sur ses yeux un bandeau, afin que devenue femme, elle pût tomber, sans savoir, dans la honte, et entrer de plain pied dans l’infamie.

Elle était, la pauvre fille, victime d’un patient et horrible travail. Bien des femmes que le monde idolâtre et respecte, bien des saintes de salon, bien des anges de boudoir, fussent devenus démons à pareille école. Mais Susannah n’était pas bonne seulement à faire un mondain fétiche. C’était une simple et grande nature, en qui le vice pouvait s’asseoir par trahison, sans jamais entamer l’âme et seulement comme ces usurpateurs d’un jour qui s’asseoient sur un trône et n’ont pas le temps d’en ternir le royal et légitime éclat.

Susannah était pure, bien qu’elle pût regarder sans dégoût la honte qu’elle ne connaissait pas. Susannah était pure, bien que huit jours seulement la séparassent du temps où elle ignorait la pudeur.

L’amour lui avait été une sauvegarde, l’amour et aussi, peut-être, à son insu, ce flambeau divin que Dieu met au fond de toute âme : la conscience. — Mais la conscience le plus souvent n’est que l’austère écho de vertus apprises et d’une morale enseignée. Or, Susannah ne savait rien.

Donc, malgré notre défiance de l’amour qui, en thèse générale, est un assez mauvais conseiller, nous sommes forcés d’appliquer en sa faveur la fameuse règle du droit romain : — Suum cuique. Ce fut lui qui retint Susannah sur le bord du précipice. La religion, l’honneur humain même eussent fait mieux peut-être ; l’amour fit assez, ce qui est beaucoup.

À notre sens, on est bien sévère envers l’amour. Il perdit Troie, c’est vrai, mais il y a si long-temps ! Il a fallu tout le génie d’Homère pour qu’on se souvienne de cette vieille histoire.

Ce fut avec transport que Susannah but à cette coupe de science présentée par une main amie. Elle écouta, elle devina, elle déchira d’une main avide le rideau qui flottait devant son regard.

Elle lut avec une merveilleuse sagacité au fond du malheur de lady Ophelia, et lui donna de son cœur tout ce qui n’était pas à Brian.

Mais, en même temps qu’elle jouissait avec passion de l’horizon nouveau qu’on ouvrait devant son regard charmé, elle apprenait à craindre et à rougir, et à douter.

La pudeur avait surgi au dedans d’elle tout d’abord et avait mis sur son noble front une séduction de plus. — Puis elle avait entrevu ces barrières que la société inflexible jette sur la route fleurie du bonheur ; — puis l’exemple de lady Ophelia, si belle, si bonne, lui enseignait les périls qui entourent la femme, l’inconstance, les regrets, l’abandon…

Elle était seule, comme nous l’avons dit, dans le petit salon qui lui servait de boudoir. Sa toilette avait suivi en quelque sorte un changement analogue à celui de son être. Elle ne ressemblait point encore tout à fait à celles que nos ladies partagent fraternellement avec leurs femmes de chambre, mais elle n’affectait plus déjà cette bizarrerie audacieuse et presque théâtrale qui fait ressortir la beauté, mais en diminue le charme. Ses riches cheveux noirs roulaient leurs molles spirales le long de sa joue, retenus seulement par derrière au moyen d’un peigne d’écaille. Une robe de soie noire, fermée, emprisonnait les contours exquis de son sein et ne laissait place autour du cou qu’à une étroite fraise de dentelles.

Cette mise simple, à laquelle Susannah donnait une ravissante élégance, lui rendait en retour la jeunesse que cachait le luxe de ses autres parures. C’était bien maintenant une jeune fille. Quelque chose de doux, de tendre, de rêveur, courait autour de son front penché.

Vous l’eussiez mieux aimée ainsi.

Mais elle était si belle ! On l’aimait mieux toujours chaque fois qu’elle se montrait sous une face autre que la veille, parce que tout en elle était noble, gracieux, parfait et plein d’un irrésistible attrait.

Le livre qu’elle tenait demi-fermé dans sa main était un volume de Goldsmith, et son doigt tendu marquait la page où mistress Primrose[1] pleure sur la fuite de sa fille.

Susannah ne savait pas encore assez pour comprendre en son entier la sereine poésie qu’exhale cet inimitable récit. Ces calmes amours la touchaient, mais non point jusqu’à l’émotion, et les malheurs qui l’avaient accablée naguère étaient trop au dessus de ceux de la famille du ministre pour qu’elle se pût ardemment intéresser à la fin du bail de l’honnête Primrose ou à ses embarras de ménage.

Mais la douleur de cette mère qui pleure sa fille, cette douleur si vraie, si profonde, si simplement et à la fois si habilement rendue par Goldsmith la surprit au cœur. Des larmes lui vinrent dans les yeux. Elle ferma le livre.

Ce ne fut pas tout. Une fois la rêverie commencée, qui sait où s’arrêtera sa course ? — Depuis long-temps Susannah ne songeait plus au livre et pourtant ses yeux ne se séchaient point.

C’est que, pour la première fois, elle venait de comprendre et d’envier le bonheur de celles qui ont une mère. Avec la vivacité d’intuition qui lui était propre, elle venait de mesurer d’un coup d’œil tout ce qu’il y a de suaves jouissances, de joies infinies et de pures félicités dans l’amour d’une mère.

Jusque-là ç’avait été pour elle un mot, un mot s’alliant à des pensées d’amertume et de mépris. Sa mère à elle avait déserté son berceau ; elle s’était enfuie loin des sourires de son enfant, et n’avait point souci sans doute de ses regrets ou de son amour.

C’était ainsi du moins que la dépeignait le juif qui était le père de Susannah.

Elle n’avait jamais songé à révoquer en doute cette assertion, mais maintenant, la pente nouvelle de ses idées la poussait impérieusement vers le pardon et la tendresse.

Oh ! qu’elle eût aimé sa mère, et que ce mot résonnait doucement à son oreille ! Elle l’excusait, puis elle se repentait de l’avoir excusée et demandait pardon à son souvenir de l’avoir crue coupable. Elle la voyait heureuse et souriait à sa joie ; elle la voyait souffrir et rêvait, comme on rêve le bonheur, le privilège de partager ses larmes.

Puis encore elle fronçait le sourcil et mettait sa tête entre ses mains. Trop de fois son père avait accusé cette femme, pour qu’il fût permis de conserver une illusion. Le souvenir et le regret lui-même manquaient à la pauvre Susannah…

Rien dans son passé, rien que ténèbres, abandon, solitude !

Long-temps sa méditation roula entre la bonne et la mauvaise pensée, comme le galet des grèves entre le flux et le reflux. Tantôt elle chérissait un fantôme, l’entourant de filiales caresses et d’idolâtres respects, tantôt elle repoussait la menteuse chimère et se raidissait, triste et fière, dans son abandon.

Les heures passèrent. — Susannah se reposa une dernière fois dans la consolante pensée de sa mère éloignée de son berceau par le hasard ou le malheur ; puis son esprit, trop long-temps détourné de sa direction constante, revint tout-à-coup vers Brian de Lancester.

Brian tardait bien ce jour-là. D’ordinaire, la belle fille n’avait pas besoin de désirer sa présence et jamais il ne s’était fait attendre si long-temps.

Le brillant eccentric man, en effet, s’endormait aux pieds de la princesse de Longueville. Il l’aimait d’autant mieux et plus fort que son cœur, à l’épreuve, s’était cru trop robuste pour être vaincu. Sa lutte passionnée contre son frère ou plutôt contre le droit d’aînesse faisait trêve. La vue de Susannah présente et le souvenir de Susannah absente emplissaient sa vie.

Il y a souvent des trésors de jeunesse et de fougue dans ces âmes dont l’enveloppe de glace ne s’est point fondue aux tièdes amours de l’adolescence et qui ont passé, indifférentes, parmi les communes ardeurs de ce qu’on nomme les belles années. Il n’y a, pour savoir aimer follement et sans réserve, que ceux qui aiment tard, après avoir long-temps dédaigné. Brian devait revenir sans doute à l’idée qui dominait son existence, mais cette idée était maintenant moins forte que son amour ; il l’eût reniée peut-être pour un sourire…

Il aimait en chevalier errant, en page, en esclave.

C’est toujours ainsi. Plus on est fort, plus on est violemment renversé. Une demi-défaite accuse un vice du cœur ou la faiblesse. Don Juan peut aimer à moitié, parce qu’il a jeté sa vie en prodigue autour de lui ; mais, à part don Juan, il n’y a, pour ce faire, que des moitiés d’hommes, d’épais marchands, des avocats braillards ou de ces lords fourbus qui ont emprunté des millions pour acheter la goutte.

Susannah aurait pu le courber, pendant un temps du moins, sous l’une de ces tyrannies féminines dont nulle autre tyrannie ne peut approcher, mais Susannah n’avait garde. Elle aimait autant et plus que Brian. Elle aimait tant, que la tendresse de ce dernier dépassant tout-à-coup ses plus délirants espoirs, l’attristait et l’effrayait.

Elle se demandait, elle, la parfaite créature, exquise de corps et d’âme, elle se demandait : — Que suis-je pour être aimée ainsi !

Ce n’était point modestie exagérée, puisque Susannah, fille de la nature, n’avait point appris à se rabaisser par devoir. C’était admiration immense, culte, pour ainsi dire, et persuasion que le monde ne contenait rien qui fût digne du cœur de Brian.

En outre, elle sentait maintenant, et, chaque jour, avec plus de vivacité ce qu’il y avait de malheurs sous les brillants dehors de sa position nouvelle. À mesure qu’elle s’initiait aux choses du monde, elle comprenait le vide et les dangers de cette existence à part qui lui était imposée. Elle se savait prisonnière, achetée, esclave. Elle devinait autour d’elle un mystérieux espionnage, et tremblait en songeant qu’à toute heure, un homme pouvait venir et parler en maître.

Elle se souvenait, la pauvre fille, de la scène jouée au chevet de Perceval, et, bien qu’elle fît effort pour étouffer la voix de sa conscience à ce sujet, un vague murmure s’élevait souvent au dedans d’elle, qui lui disait qu’elle était venue en aide à une ténébreuse intrigue, et que ce baiser mis au front d’un mourant avait fait couler bien des larmes…

Alors sa fière nature, soudainement révoltée, lui conseillait de jeter bas cette occulte tyrannie et de la fouler aux pieds. — Mais elle aimait tant ! Ces hommes, si puissants, qui avaient amené Brian de Lancester à ses genoux, ne sauraient-ils pas la briser après l’avoir élevée ! Et d’abord qu’était-elle sans eux, sinon toujours la malheureuse enfant n’ayant d’autre ressource que la mort ?

Mourir ! maintenant qu’elle avait goûté au bonheur !…

Elle n’osait pas. — Bien souvent, lorsque Brian était près d’elle, sa bouche s’ouvrait en même temps que son cœur : elle était sur le point de tout révéler à cet homme qui avait le droit de tout savoir. Mais ne lui avait-on pas dit que le danger n’était pas sur elle seule, et que le glaive mystérieux de l’association menaçait aussi la tête de Lancester ?

Elle se taisait, certaine que, quelque part autour d’elle, il y avait une oreille ouverte pour entendre. Cette obsession tuait sa joie, empoisonnait ces instants que la présence de Lancester emplissait de tant de bonheur ; mais elle ne pouvait point se plaindre, et cachait, elle si hautaine et si franche, sa peine sous un sourire.

Sa souffrance ne devait point s’arrêter là. Lancester lui demanda sa main. Elle fut heureuse d’abord, bien heureuse ; car elle ne vit dans le mariage qu’une union indissoluble et n’ayant pour terme que la mort. Que pouvait-elle rêver de plus beau ? — Mais chaque jour, nous l’avons dit, amenait son enseignement. Elle interrogea ; elle sut que le monde avait posé autour de cette union, qui lui semblait si belle et si simple, des règles qu’il ne faut point transgresser, et le frisson lui vint au cœur en pensant à ce qu’elle était réellement sous son titre de princesse. Elle eut peur encore pour Brian : elle ne pouvait avoir peur que pour lui.

Lui revenait plus pressant chaque jour, et la pauvre Susannah ne savait comment se défendre. Elle était la princesse de Longueville. Qui jamais eût pu croire que son refus était délicatesse ?

Brian dit un jour :

— Vous ne voulez pas descendre jusqu’à moi.

Ces paroles lui brisèrent le cœur, mais elle se tut encore.

Aujourd’hui, elle songeait à toutes ces choses en attendant Brian qui ne venait pas. Elle était bien triste. Le livre qu’elle lisait naguère s’était échappé de sa main. Ses douces larmes s’étaient séchées, et ses sourcils froncés tranchaient sur la pâleur de son front.

— Peut-être ne veut-il plus venir ! murmura-t-elle.

Ses beaux yeux se levèrent au ciel, tandis que ses mains se joignaient avec force.

— Mon Dieu, mon Dieu ! reprit-elle ; — j’apprendrai à vous servir… Je sais vous prier déjà… Ayez pitié de nous !…

La prière porte en soi espérance et consolation. Le front de Susannah reprit sa noble sérénité ; il ne resta plus sur son regard qu’un voile léger de mélancolie.

Elle se leva et promena ses doigts sur le clavier d’un piano magnifique que la duchesse douairière de Gêvres avait fait placer dans son boudoir.

Les accords se succédèrent d’abord capricieusement et comme au hasard. Puis, parmi leur harmonieuse confusion, une mélodie s’éleva, pure, suave, religieuse.

Puis encore la voix de Susannah, suave aussi et plus pure que les notes limpides de l’instrument, maria son timbre merveilleux à l’harmonie. La chambre s’emplit d’un ravissant concert.

Elle disait un de ces chants d’Italie si plein de piété mystique et d’ardente prière, que nous ne savons ni faire, ni chanter, ni peut-être sentir, nous autres fils de la Tamise, assourdis par les brouillards et assourdis davantage par les grotesques psalmodies de nos temples. En chantant, elle oubliait sa tristesse, et, se laissant aller à la poésie de sa nature, elle donnait son âme entière à son chant. La mélodie coulait charmante de ses lèvres ; on eût cru entendre quelques uns de ces magnifiques interprètes de l’art méridional qui, profanes, se sanctifient au contact de l’inspiration et jettent à flots harmonieux l’oraison et le recueillement sous les grandes voûtes des églises catholiques.

Son front rayonnait. Son regard, noyé dans une extase inspirée, semblait voir la madone à qui s’adressaient sa prière et son chant. Elle était belle comme ces saintes dont les peintres romains ont jeté jadis sur la toile les traits sublimes, belle comme un rêve de Raphaël, belle comme une vision de Dante.

Depuis une minute environ, la porte s’était ouverte, et Brian de Lancester avait paru sur le seuil, les cheveux épars, le visage couvert de sueur et les vêtements en désordre. À la vue de Susannah, dont les traits lui étaient renvoyés par une glace suspendue vis-à-vis d’elle au lambris, Lancester laissa échapper un geste d’admiration muette. Puis il s’avança sur la pointe du pied et mit ses deux mains sur le dossier du fauteuil de Susannah.

  1. The Vicar of Wakefield. (Le Ministre de Wakefield.)