Au Comptoir des imprimeurs unis (2p. 321-349).


XIX


PENDANT QU’ON CHANTE.


Le capitaine Paddy attira Snail dans l’un de ces enfoncements obscurs qui abondent sur toute la longueur de la petite ruelle fangeuse, sombre et encaissée que les voleurs et les filles de mauvaise vie ont baptisée Before-Lane.

Avant d’ouvrir la bouche, il prit soin d’éclairer minutieusement ses alentours. Il ne vit personne ; il commença.

— Mon cher enfant, dit-il d’une voix grave et dogmatique, — bien qu’on puisse affirmer que, chez vous, la perversité a devancé l’âge, et bien que vous ayez l’âme noire comme le trou le plus noir de cette ruelle maudite, vous n’avez jamais rempli jusqu’ici aucune mission importante… Miauler n’est pas un métier, que diable ! ajouta Paddy que son éloquence entraînait vers ses formules accoutumées ; — tu ne peux pas, ignoble scamp, mon cher petit, — de par Dieu ! — miauler toute ta vie. Il faut se faire une position, un sort, ou le diable m’emporte !… Les caisses d’épargne (saving’s banks) ne sont pas faites exclusivement pour les chiens… Je disais donc, — que le tonnerre m’écrase !.. Hem !.. hem !.. Je disais, vil espoir de Botany-Bay, mon pauvre cher garçon… je suis sûr que je disais, — de par l’enfer ! je disais… Que disais-je, Snail, au bout du compte ?

— Je ne sais pas, capitaine ; répondit Snail.

— Tu ne sais pas, Snail, tu ne sais pas… ni moi non plus… mais je me souviendrai une autre fois… Veux-tu gagner dix guinées ?

— Ça m’est égal, capitaine.

— Comment, ver de terre ! comment, mon fils !… je te parle de dix guinées… c’est de quoi boire bien des pots de gin, charmant petit coquin ; c’est de quoi, sale reptile, payer bien des onces de tabac à ta jolie Madge, — qui est assurément la plus repoussante créature !… Mais ne parlons pas de cela.

Depuis une seconde, Snail avait tourné la tête à demi et n’écoutait plus. Sans cela il eût sans doute très sévèrement relevé l’inconvenante sortie du capitaine à l’endroit de Madge, la belle porteuse à la mer.

Snail n’écoutait plus parce qu’il était fort occupé à suivre les mouvements d’une masse noire et presque indistincte qui rampait le long des maisons, du côté de The Pipe and Pot. Cette masse avançait lentement, mais par un mouvement continu, vers l’enfoncement où avait lieu l’importante entrevue de Snail et du capitaine Paddy.

— Eh bien, limaçon d’enfer ! reprit ce dernier, — qu’en dis-tu ?

— C’est Bob ! murmura Snail ; — est-il curieux, au moins, ce diable de Bob !

— L’enfant est ivre ou fou, pensa Paddy ; — Snail, mon fils, que viens-tu me parler de ce hideux mendiant de Bob-Lantern, notre bon compagnon ?…

— Le voilà, répondit Snail.

— Où ? demanda Paddy en tressaillant.

Snail montra du doigt la masse noire qui continuait de s’avancer lentement.

— C’est Bob, cela ! murmura le capitaine ; on peut dire que le cher garçon, la nuit comme le jour, ressemble à un tas de boue !.. Quant à toi, petite peste, Snail, cher trésor, je ne connais pas ton pareil… Du diable si j’avais vu cela, moi qui ai des yeux passables pourtant… Parlons bas… et laisse approcher ce cher ami : je lui dois quelque chose ; n’aie pas l’air de faire attention… Nous disions donc que tu as bonne envie, petit Snail de gagner dix guinées ?

— J’aimerais mieux gagner quinze guinées, capitaine.

— Quinze guinées soit, jeune sangsue ! je ne marchanderai pas… Ta besogne est simple et aisée. Tu vas aller chez un fripier où tu achèteras un habit complet de gentleman. Tu fourreras dans ce costume tes maigres os ; tu entreras au théâtre et tu iras t’asseoir au foyer… Est-ce dit ?

— C’est dit… Bob n’est plus qu’à trente pas.

Le capitaine s’enfonça davantage dans l’angle où il se cachait.

— Laisse-le approcher, mon enfant… Au foyer, tu attendras… tu attendras jusqu’à ce qu’un gentleman vienne te toucher la main comme cela.

Il lui toucha le dessous des doigts d’une certaine façon.

— Mais, dit Snail, comment ce gentleman me reconnaîtra-t-il ?

— Est-ce que j’ai oublié cela ? s’écria Paddy ; — je me fais vieux ou le diable m’emporte, graine de pendu, mon cher fils !… Tu mettras à ta boutonnière un bout de ruban jaune.

— C’est bien… Bob n’est plus qu’à vingt pas.

— Laisse-le approcher, mon fils… Ce gentleman te dira ce qu’il faut faire et tu lui obéiras… Tiens, voilà cinq guinées pour ton costume d’homme comme il le faut, et cinq guinées, diabolique enfant, pour te donner du cœur. Tu auras le reste après.

— Bien, capitaine… Bob n’est plus qu’à dix pas.

— Ah ! il n’est plus qu’à dix pas, grommela Paddy, — le cher garçon !…

Et, changeant de ton tout-à-coup, il ajouta de manière à être entendu d’un bout de Before-Lane à l’autre :

— C’est la vérité, Snail, de par Dieu ! jeune scélérat… Ce sont les plus fins qu’on trompe le plus volontiers… Vois, par exemple, cet abject pendard de Bob, notre bon camarade, que nous estimons tous comme il le mérite, de par Satan !… Eh bien, Snail, mon fils, dangereuse teigne, Bob est trompé, indignement trompé par cette Tempérance dont il est fou, le pauvre diable !

Bob s’était arrêté court. Snail riait sous cape. Le capitaine serra vigoureusement la pomme de sa canne.

— Je veux que Dieu me damne, reprit-il, si ce n’est pas dommage ! Bob est une vivante ignominie, un monceau d’ordures ambulant ; mais, — de par l’enfer ! — c’est un honorable compère, après tout… Et quand on pense que sa femme l’abandonne pour ce grand drôle de Tom Turnbull…

— Turnbull ! râla Bob avec rage.

— On a parlé ! s’écria Paddy qui s’élança hors de son trou ; — on a parlé ; mort ! — et sang ! — et damnation !… Qui a passé ?… Un homme ici !… un homme aux écoutes !…

Le capitaine prit sa canne à deux mains et frappa sur Bob à tour de bras. Celui-ci s’enfuit en hurlant.

Snail se tenait les côtes.

— Cela lui apprendra à me voler mes foulards ! murmura Paddy triomphant.

Mais sa vengeance avait été plus loin qu’il ne le pensait. Bob ne sentait pas les coups de canne ; c’était au cœur qu’il était blessé.

Avant de rentrer à The Pipe and Pot, il s’appuya, chancelant, à la muraille et serra convulsivement sa poitrine à deux mains.

— Tempérance ! dit-il ; — ah ! Tempérance !… et Turbull !

Il ferma les poings et fit un geste de menace passionnée.

— Ah ! Turnbull !… répéta-t-il. Quand il rentra au public-house, ce fut auprès de Mich qu’il alla s’asseoir.

Le capitaine Paddy, content du succès de sa comédie, quitta Snail et revint au théâtre de Covent-Garden.

Il oublia, — de par le diable ! — d’acheter des oranges à mistress Burnett, qui ne lui pardonna jamais ce lapsus de galanterie.

Snail s’en alla chez un fripier acheter un habit de gentleman.

Au moment où nous rentrons dans la salle sur les pas du bon capitaine, la représentation allait son train. Le second acte de Freyschutz, chanté bien ou mal par la troupe tudesque, s’achevait sans encombre. Ceci, à vrai dire, était la moindre chose. Nous autres, Londonners, nous donnerions, barbares que nous sommes, le plus bel opéra du monde pour la moitié d’un ballet. Nous n’avouons pas cela tous les jours, mais la vérité finit par trouver une fissure et jaillit tôt ou tard au dehors.

On attendait donc le ballet. Weber était le prétexte de la réunion ; les fines jambes de la signora Briotta en étaient le véritable but.

Pendant qu’on attendait, les visites se continuaient ; chaque loge, occupée par des dames s’ouvrait de minute en minute et donnait asile à quelque gentleman qui venait présenter ses respects.

La comtesse de Derby reçut ainsi successivement Lantures-Luces, qui se fit un devoir d’affirmer à Susannah qu’elle avait un ravissant éventail, ceci, très sérieusement, comme il eut soin de le dire, le cavalier Angelo Bembo, sir Paulus Waterfield, le docteur Muller, le major Borougham et bien d’autres. Susannah se comporta comme si son enfance se fût passée dans ces pensions fashionables où les filles des lords apprennent à se bien ternir. Elle parla peu parce qu’elle était triste, mais elle parla bien, et lady Ophelia put remarquer en tout ce qu’elle disait une sorte de parfum poétique, étrange et séduisant à la fois. — Peut-être était-ce le charme de la langue française dont se servait habituellement Susannah et qu’elle parlait en véritable Parisienne.

Vers le milieu de l’acte, Brian de Lancester quitta la loge de lady Campbell. Le cœur de Susannah battit bien fort. Elle attendit, comptant chacun des pas que pouvait faire Brian dans le corridor circulaire. Elle le sentait venir.

L’attente dura une minute. Au bout de ce temps, un léger bruit se fit à la porte de la loge.

— Le voici ! dit la voix mystérieuse à l’oreille de Susannah, — soyez heureuse, mais soyez prudente !…

La porte s’ouvrit. Brian de Lancester entra.

Il salua respectueusement lady Ophelia et se fit présenter à madame la princesse de Longueville.

Tandis qu’il s’entretenait avec la comtesse, Susannah le contemplait avidement, non point en dessous et à la dérobée, comme ont coutume de faire les jeunes filles, mais la tête haute et sans prendre souci de cacher la puissante attraction qui la portait vers lui.

Brian s’en aperçut peut-être, mais il faisait comme s’il ne s’en fût point aperçu.

— Vous n’étiez pas hier au bal de Trevor-House ? dit la comtesse.

— Non, madame, répondit Brian ; malgré l’attrait d’un grand bal donné en dehors de la saison, j’ai dû vaquer à mes occupations et vendre toute la soirée des briquets phosphoriques à la porte de milord mon frère.

Ceci fut dit d’un ton simple et avec un grand sérieux.

La comtesse ne put s’empêcher de sourire.

— Pauvre comte ! dit-elle ; vous êtes impitoyable pour lui, milord !… Mais vous n’avez pas vendu des briquets toute la nuit, je pense ?

— Non, madame ; jusqu’à onze heures seulement… À onze heures, il est arrivé un petit incident que je me ferai un plaisir de conter à Votre Seigneurie… J’étais tranquillement assis sur la première marche de l’escalier de l’hôtel, criant mes allumettes à pleine voix, lorsque l’intendant de mon frère, — un misérable qui se nomme Paterson, milady, — m’a fait, du haut du perron, sommation de déguerpir… Je lui ai naturellement demandé s’il voulait m’acheter un briquet de deux pences… Pour toute réponse, le maraud a lancé sur moi un groom qui m’a gratifié d’une douzaine de coups de canne.

— En vérité, milord ! s’écria la comtesse.

Susannah rougit.

— Comme j’ai l’honneur de l’affirmer à Votre Seigneurie, reprit M. de Lancester… de bons coups de canne, sur ma parole !

— Et qu’avez-vous fait ?

— Je ne suis pas riche, milady, malheureusement… J’ai tiré mon portefeuille, et je n’ai pu donner à ce groom qu’une misérable bank-note de cinq livres.

— Cinq livres pour des coups de canne, monsieur !

— Je les eusse payés cent guinées, madame, volontiers et de bon cœur, si mes moyens me l’avaient permis… Oh ! voyez-vous, milord mon frère a dû passer une pitoyable nuit !… J’avais là quelques bons amis qui m’ont servi de témoins et j’ai porté plainte devant le magistrat… Il y aura plaidoirie, scandale, milady !… Un frère frappé par le valet de son frère !… Je veux que mon avocat fasse pleurer l’auditoire à chaudes larmes… Il y a de quoi, n’est-ce pas ?… Mais veuillez me dire, de grâce, milady, si vous n’avez point aperçu le comte de White-Manor dans la salle.

— Certes, si je l’avais vu, je ne vous le dirais pas, monsieur, répondit la comtesse ; — j’ai vraiment pitié du pauvre lord.

— Merci, madame ! répliqua Brian avec une légère emphase ; — c’est quelque chose, lorsqu’on est le plus faible, que d’éloigner de soi la pitié du monde pour la renvoyer, accablante et moqueuse, à son adversaire !

Brian de Lancester se leva en prononçant ces derniers mots ; son œil brillait ; il y avait dans toute sa personne une énergie sérieuse qui faisait grandement contraste avec l’apparence frivole de ses paroles.

Susannah avait compris peu de chose à tout cet entretien. Prenant à la lettre tout ce qu’avait dit Brian, elle croyait deviner qu’il était malheureux. Son cœur bouillait d’indignation à la pensée de l’outrage subi par l’homme qu’elle plaçait tant au dessus des autres hommes. Elle eût voulu le consoler et mettre son amour comme un baume sur cette blessure qu’elle voyait saigner à l’âme de Lancester.

La visite de ce dernier semblait terminée, et Susannah eut peur, car il allait se retirer comme il était venu, sans qu’elle fût pour lui, elle qui l’aimait tant, rien de plus qu’auparavant.

Et quand le reverrait-elle ?

La porte de la loge s’ouvrit. Un visiteur entra. Brian, qui avait salué la comtesse et fait un pas vers la porte, se ravisa soudain et vint sans façon s’asseoir auprès de Susannah.

La comtesse causait maintenant avec le nouveau venu.

Ce pouvait être un véritable tête-à-tête.

Brian fut quelques secondes avant de parler. Il couvrait Susannah d’un regard étrange, fixe, continu. La pauvre fille tremblait sous ce regard qui ployait sa vigoureuse nature, et la domptait et la faisait esclave. Un monde de pensées confuses se pressait dans son cerveau, et son cœur battait sourdement dans sa poitrine, comme s’il se fût gonflé tout-à-coup jusqu’à manquer d’espace et d’air.

— Vous êtes bien belle ; madame, dit enfin Brian d’une voix grave et triste. — J’aurais mieux fait de ne point vous voir…

Il s’arrêta et prit la main de Susannah, qui ne la retira point.

— Je ne crains pas le ridicule, moi, poursuivit-il ; si l’on m’a trompé pour me railler ensuite, peu m’importe… Il me suffira de votre pardon que j’implore d’avance… On m’a dit que vous m’aimiez, madame ?

— C’est vrai, répondit Susannah.

Brian de Lancester demeura comme étourdi à cette réponse inattendue. Ses yeux se baissèrent involontairement. Lorsqu’il les releva, deux larmes roulaient lentement sur la joue pâlie de la belle fille.

Brian de Lancester était un Anglais dans toute la force du mot. L’émotion et lui ne se connaissaient guère. À cause de cela, justement, lorsque l’émotion trouvait, par impossible, le chemin de son cœur, elle le prenait d’assaut pour ainsi dire. Il fut ému, ému puissamment, et le manteau de froideur où il s’enveloppait d’habitude se déchira comme par enchantement.

— Vous m’aimez ! répéta-t-il d’une voix altérée ; — hélas ! madame, me connaissez-vous ?… savez-vous ma folle vie ? Moi, je ne vous aime pas, madame ; je ne veux pas vous aimer… ce serait cruauté, perfidie, pitié !…

Susannah le regarda et un sourire éclaira sa paupière où ses larmes achevaient de se sécher.

— Vous m’aimerez, dit-elle ; oh ! vous m’aimerez !… je le sens ; je le sais… votre voix me le dit, malgré vos paroles.

Brian ne répondit pas tout de suite ; il se complut un instant dans la contemplation de cette admirable créature qu’il pouvait faire sienne d’un mot ; il but à longs traits la passion qui jaillissait des yeux demi-clos de Susannah ; il fut vaincu.

— Oui ; je vous aimerai, dit-il enfin d’une voix basse et profonde ; je vous donnerai de moi tout ce que je puis donner, madame… Bien des personnes sages me croient fou, et moi-même, parfois, je ne sais trop que penser… Attendez !!!

Brian prononça ce mot d’un ton sec. Son œil, qui naguère s’attachait, passionné, sur le beau visage de Susannah, lança vers le fond de la salle un éclair plein d’amertume et de colère.

Il venait d’apercevoir dans une loge de face la figure somnolente et ennuyée de son frère le comte de White-Manor.

— Madame, reprit-il en faisant effort pour reprendre son masque de froideur, — si vous m’aimez encore dans dix minutes, je vous aimerai, moi, toute ma vie.

Il se leva et sortit précipitamment, laissant Susannah stupéfaite.

Lady Ophelia, la charmante femme, n’eût garde de remarquer cet incident, et donna son attention entière au finale du deuxième acte que l’on chantait en ce moment.

Brian de Lancester, cependant, descendit quatre à quatre les escaliers, et ne s’arrêta que dans la rue.

— Johnny, cria-t-il.

Le cab qui l’avait amené stationnait à peu de distance. Un homme en descendit.

— Ma boîte et ma veste, Johnny ! reprit Brian qui se dépouilla prestement de son élégant frac noir, en s’avançant vers le cab.

Johnny retira de la voiture une veste de garçon de taverne et un tablier blanc, comme en portent les gens de service des foyers de théâtre. Brian de Lancester revêtit la veste, ceignit le tablier, prit sous son bras une boîte plate et carrée que lui tendait Johnny, et remonta, toujours courant, les degrés de Covent-Garden.