Au Comptoir des imprimeurs unis (2p. 277-319).


XVIII


UN ENTR’ACTE.


Au tomber du rideau, un mouvement général eut lieu dans la salle, en même temps qu’un murmure s’élevait de toutes parts. Le parterre se mit à causer ; les galeries commencèrent une multiple et bruyante conversation ; les loges se firent des visites. Il n’y avait peut-être dans toute la salle que la pauvre mistress Burnett qui ne pût communiquer à personne les impressions qu’avait produites en elle la musique allemande et le talent de ses interprètes. Mais elle vivait d’espoir et pensait que le galant capitaine Paddy O’Chrane reviendrait bientôt avec des oranges.

La loge la plus bruyante était, sans aucune espèce de contradiction, la grande baignoire qui contenait Lantures-Luces et les dandies. De cette loge partaient à chaque instant, des exclamations qui s’efforçaient d’être originales et spirituelles, des épigrammes gros-salées et d’extravagantes offres de gageures. — Lantures-Luces se mêlait peu à la conversation. Il lui manquait deux choses : la signora Briotta, qu’il tâchait d’afficher et qui lui échappait par chaque tangente, et son lorgnon en paire de ciseaux, son cher lorgnon dont il sentait bien douloureusement la perte.

Rio-Santo, qui s’était rendu dans la loge de lady Campbell où il avait sa place, revint, en faisant ses visites, vers la comtesse. Il s’appuya sur le dos de son fauteuil et promena son binocle par la salle avec indifférence.

— Mais je ne me trompe pas ! dit-il tout-à-coup avec un air de joyeux étonnement ; — voici madame la princesse de Longueville !

— Où ? demanda la comtesse.

— Là bas, madame, à côté de miss… à côté de lady Campbell… Vous permettez que j’aille lui offrir mes hommages : je l’ai connue beaucoup à Paris.

— Qu’elle est belle ! dit involontairement Ophelia.

— Elle passait pour être la plus belle femme du faubourg Saint-Germain, qui est le lieu du monde où l’on rencontre le plus de belles femmes, répondit Rio-Santo en saluant pour se retirer.

La comtesse le suivit un instant de l’œil et reporta ses regards sur Susannah.

Celle-ci était réellement éblouissante. Elle portait une robe de velours bleu foncé dont la nuance ne se révélait que par les reflets d’azur qui couraient le long des arêtes de chaque pli et vers le sommet des profils. Cette couleur mate et sombre faisait ressortir la chaude carnation de ses épaules et mettait en relief les contours exquis de sa gorge demi-nue, sur laquelle une magnifique agrafe de diamants faisait glisser par intervalles de blanches et rapides lueurs. Ses beaux cheveux noirs, domptés par la main d’une camériste habile, tombaient maintenant en masses symétriques et comme affaissées sous le poids de leur luxuriante abondance. Çà et là, sous une boucle agitée, ou parmi les tresses qui s’enroulaient à quadruple tour sur son peigne d’or, on voyait scintiller l’éclair d’un diamant, comme on voit par les nuits noires d’automne briller sous quelque massif de verdure le thorax phosphorescent d’un lampyre.

Et puis toute cette mort du désespoir ou de l’apathie avait disparu sans laisser de trace. La belle statue vivait maintenant ; elle vivait plus et mieux qu’autrui. Autour de son front de reine il y avait comme une auréole d’intime et vague jouissance. Son regard brûlait sous l’arc renversé de ses grands cils de soie. Sa pose n’avait plus seulement cette grâce immobile que peut chercher et trouver un sculpteur ; c’était un véritable réveil : Galathée avait frémi, mais elle avait frémi avant le baiser de Pygmalion.

Car ce divin sourire, il n’avait fallu que l’espoir pour le faire éclore, ce feu de l’âme qui jetait son éclat jusqu’à l’œil, il n’avait fallu que l’espoir pour l’allumer.

Susannah attendait. — Et que le luxe lui semblait enivrant et doux ! Et quels suaves enchantements elle avait recueillis parmi cette harmonie d’Allemagne qui glisse, bruyante, vide, incomprise, sur le dur épiderme de nos tympans britanniques !

Elle n’avait point aperçu encore Brian, qui écoutait, distrait et froid, juste au dessous d’elle, les pauvres lazzi de Lantures-Luces et les gageures folles de ses compagnons ; mais elle savait qu’elle allait le voir, lui parler…

Comment ? — Susannah ne se demandait point cela. Elle pouvait, à l’occasion, rivaliser de perspicacité avec un diplomate ; mais elle pouvait aussi parfois croire à l’aveugle comme les enfants. Ceci était un peu le résultat de sa nature et beaucoup celui de l’étrange école où le hasard avait mis son enfance.

Nous saurons l’histoire de Susannah.

La comtesse ne pouvait point détacher d’elle son regard.

— Qu’elle est belle, mon Dieu !… qu’elle est belle ! murmura-t-elle encore.

La pauvre Ophelia rapportait tout à son unique pensée. Chaque femme lui était une rivale. La beauté de cette nouvelle venue lui mit au cœur un navrant effroi en même temps qu’une sorte de jalousie rétroactive.

— Il l’a connue, pensait-elle. — Et quel empressement à la revoir !

La loge de madame la princesse de Longueville s’ouvrit, et Rio-Santo entra.

Susannah leva sur lui un regard indifférent. Ce n’était pas lui qu’elle attendait. À ce regard, Rio-Santo répondit par un autre, perçant, froid et scrutateur. La belle fille, habituée à ne s’étonner de rien, ne put soutenir ce coup d’œil puissant et bizarre qui sondait, qui fouillait, qui retournait son âme. Un poids se suspendit à ses cils ; sa paupière tomba sous l’effort d’un trouble invincible. Elle sentit quelque chose comme de la crainte et du respect devant cet homme qu’elle n’avait jamais vu pourtant et dont elle ne connaissait point le nom.

Au moment où elle baissait les yeux, un nuage passa sur le front hautain de Rio-Santo. Il sembla chercher parmi ses abondants souvenirs — peut-être quelque ressemblance lointaine, peut-être…

Mais on perdrait sa peine à vouloir analyser sans cesse les mobiles impressions de cette nature où l’intelligence et le cœur semblaient soutenir une lutte de hâtive vitesse, de cet homme qui dévorait la vie par les deux bouts et par le milieu, jouissant avec les sens, avec la mémoire et avec l’espérance, appelant sans relâche le passé ou l’avenir pour prêter aide au présent, qui ne suffisait point à son appétit de vivre.

La vieille Française cependant s’agitait et faisait force démonstrations. Rio-Santo la salua d’une façon équivoque et qui contrastait étrangement avec la distinction habituelle et exemplaire de ses manières. Ensuite il s’avança vers Susannah qui releva timidement ses grands yeux noirs. Il lui baisa la main.

— Madame la princesse, dit-il, veut-elle bien me permettre de lui offrir mon respectueux hommage ?

— Le marquis de Rio-Santo, ma chère enfant, ajouta la duchesse de Gêvres en guise de présentation.

Susannah s’inclina et dit à voix basse :

— On m’a dit bien des choses, monsieur… Je me souviens de quelques unes ; j’apprendrai les autres…

— Je ne vous comprends pas, madame, interrompit en souriant Rio-Santo. J’étais venu pour vous parler de Paris.. Quelles nouvelles de France, s’il vous plaît ?

— Le marquis ne sait rien, mon ange ! glissa la duchesse à l’oreille de Susannah.

— Je croyais qu’il était le maître que je dois servir, balbutia la belle fille en rougissant.

La duchesse fit un signe d’énergique négation, et Susannah baissa de nouveau les yeux, mais pas assez vite pour qu’on n’y pût lire l’expression d’un doute.

Rio-Santo la contempla encore durant une minute.

— Madame, dit-il ensuite à la Française qu’il avait attirée au fond de la loge, — trouvez sur-le-champ un prétexte pour faire retraite… Il faut que cette jeune fille soit seule quand je reviendrai dans cette loge.

Cela dit, il salua Susannah et sortit.

Madame la duchesse douairière de Gêvres fut peut-être un peu blessée de ce brusque congé, mais il n’y parut point.

— Ma chère enfant, dit-elle, — j’aurais voulu rester près de vous pour vous guider et vous soutenir, mais je me sens sérieusement indisposée, et, à mon âge, il faut de la prudence… Je vais vous laisser seule, Susannah ; souvenez-vous bien de mes instructions… Obéissez aveuglément à tout homme, — fût-il un mendiant de la rue, — qui prononcera à votre oreille les paroles que je vous ai dites.. N’oubliez pas que vous venez de France et parlez comme la veuve du prince Philippe de Longueville, mon malheureux neveu… Quant au marquis, ma fille, plus d’indiscrétion, je vous supplie !… Le marquis n’est pas des nôtres, et…

— Madame, interrompit Susannah, ne verrai-je pas bientôt Brian de Lancester ?

La vieille Française se prit à sourire.

— Patience, ma toute belle, patience ! répondit-elle vous le verrez bientôt et vous le verrez long-temps… Au revoir, ma fille… courage ! et bien du plaisir avec l’Honorable Brian de Lancester !

Madame la duchesse douairière s’enveloppa dans sa douillette. Susannah resta seule.

Rio-Santo était revenu vers lady Ophelia. Il s’assit auprès d’elle et ouvrit la bouche pour parler, mais, — chose à coup sûr fort étrange, car il ne fallait pas peu pour intimider Rio-Santo, — il hésita et sembla chercher ses paroles.

C’est qu’il allait tenter une démarche hardie et peut-être sans précédent chez notre aristocratie, esclave de l’usage et sanglée sans cesse dans l’étroit corset de l’étiquette nationale. C’est que, si grand que fût l’amour de la comtesse, les premières paroles de Rio-Santo devaient révolter en elle, il le savait, tous les instincts de sa fierté d’Anglaise et de lady. — Or, ce sont là choses périlleuses à soulever, car souvent, chez nos dames, ces instincts sont plus forts que l’amour.

Aussi le marquis sentant pour ainsi dire le terrain trembler sous ses pas, hésitait et gardait le silence.

Les femmes qui aiment devinent. La comtesse vint à son secours.

— Auriez-vous quelque chose à me demander, milord ? dit-elle.

— Oui, milady, répondit Rio-Santo dont le malaise fut légèrement diminué par cette avance ; — j’ai une grâce à vous demander… un service, futile en apparence, et qui, en d’autres pays, serait la chose du monde la plus simple, mais qui, eu égard à vos mœurs anglaises…

— Ne savez-vous pas, milord, que je ne refuserai point ?

Rio-Santo devait s’attendre à cette réponse, et pourtant elle lui causa une sensation pénible.

— Certes, madame, dit-il, je crois à votre bonté sans bornes. Je vous demanderais sans crainte un important service ; mais il est des bagatelles… Je crois, voyez-vous, que j’ai beaucoup trop tardé à vous dire ce dont il s’agit… Madame la princesse de Longueville, dont j’ai mis souvent à contribution à Paris la charmante hospitalité, se trouve seule ici avec sa tante, madame la duchesse de Gêvres, dont la mauvaise santé neutralise le bon vouloir… Tenez ! la voici seule maintenant dans sa loge et je voudrais gager que madame la duchesse a été forcée de se retirer… — Je serais bien heureux, milady, si vous daigniez me venir en aide pour acquitter envers la princesse ma dette de courtoisie… J’aurais l’honneur de vous la présenter…

— Ici, milord ? interrompit Ophelia.

— Si vous voulez bien le permettre milady.

— Non, milord… cela ne peut se faire ainsi… les convenances…

— Vous me refusez ! dit Rio-Santo avec reproche.

La comtesse se leva.

— Milord, dit-elle, veuillez me donner votre bras ; pour acquitter comme il faut votre dette, il est bon que les premiers pas soient épargnés à l’étrangère… Vous me présenterez à madame la comtesse de Longueville, et j’aurai l’honneur de lui offrir ma loge, milord.

Santo-Rio baisa la main d’Ophelia avec une véritable reconnaissance, et la comtesse se trouva payée par le caressant amour qu’il mit dans son regard.

Quelques secondes après, la comtesse et Rio-Santo entraient dans la loge de Susannah. Celle-ci se leva, et au grand étonnement du marquis, qui venait de la voir timide et embarrassée, elle fit les honneurs avec une grâce simple, mais parfaite. Elle répondit aux avances de la comtesse comme il convient et de manière à soutenir la vieille réputation de cette noblesse de France qu’elle était censée représenter et qui passe à raison ou à tort pour la plus courtoise de l’univers.

Si le marquis de Rio-Santo avait un intérêt personnel et sérieux à ouvrir pour Susannah les portes closes du grand monde britannique, il dut vivement s’applaudir. Le résultat dépassait toute attente. Deux dames, — une princesse et une comtesse, — présentées l’une à l’autre par un homme, — à Londres !

C’était un travail herculéen, un miracle accompli !

Et maintenant tout était dit. Le premier pas franchi, plus d’obstacles. Au bras de la comtesse de Derby, Susannah pouvait entrer partout, car elle portait titre de princesse ; et primer partout, car elle était belle entre les plus belles.

Mais, sans lady Ophelia, son titre de princesse eût été comme ces clés d’or qui ne s’adaptent à aucune serrure. Il faut être présenté. C’est la règle, c’est l’axiome, c’est le pivot raide, éternel, lourd à virer, autour duquel tourne incessamment l’échafaudage entier de l’étiquette anglaise.

Mais, encore une fois, tout était dit. Susannah, la fille du juif pendu, entrait de plain-pied dans ce palais de l’aristocratie, au seuil duquel se damnent, sans le pouvoir jamais franchir, tant de plébéiens millionnaires.

Rio-Santo prit congé lorsqu’il eût ramené ses deux dames à la loge de la comtesse.

Susannah s’assit. Tout aussitôt, les quinze ou vingt lorgnons de la grande loge du rez-de-chaussée se braquèrent impétueusement sur elle, et l’on entendit toutes sortes d’exclamations admiratives, jointes à des offres de parier ; — qu’elle n’avait pas vingt ans, — qu’elle était Italienne ; — qu’elle avait plus de cheveux que la Briotta, — que son agrafe valait deux mille livres, etc., etc.

Lantures-Luces aurait bien voulu parier et surtout parler, mais il avait perdu son binocle en paire de mouchettes. — Et qu’était Lantures-Luces sans son binocle en fer à papillottes ?

— Je connais les cheveux de la Briotta ! dit-il seulement avec discrétion ; — je parle sérieusement… ce sont de beaux cheveux !… Je ne vois pas cette lady, sans cela, je parierais tout ce qu’on voudrait. Mais j’ai confiance en ce cher Brian… Brian, vive-Dieu ! très cher, dites-moi votre avis sur les cheveux de cette belle inconnue… Voyons !

Brian de Lancester était dans l’ombre, au fond de la loge où il bâillait avec enthousiasme.

Quelqu’un de vous a-t-il aperçu milord mon frère ? demanda-t-il au lieu de répondre à la question de Lantures-Luces.

— Je n’ai pas mon lorgnon, très cher, répliqua ce dernier.

Les autres répondirent négativement, et l’un d’eux ajouta :

— Est-ce que vous voulez lui payer sa rente ce soir, Lancester ?

— Je suis venu pour cela, messieurs.

Il se leva et se pencha vers le devant de la loge.

— Une admirable femme ! dit-il en apercevant Susannah.

— À la bonne heure ! s’écria le vicomte ; maintenant, je jurerais qu’elle est ravissante… J’ai une confiance aveugle en ce cher Brian.

— Au revoir, messieurs, dit celui-ci ; je vais chercher milord mon frère.

— Pauvre comte ! reprit le dandy lorsque Brian fut parti, — savez-vous, messieurs, qu’à la place de lord de White-Manor ce diable de Brian me rendrait fou !

— Il y aurait de quoi.

— Brian le mène bon train, pardieu ! dit un autre, et c’est bien fait !

On se remit à parler sport, danseuses, ladies, gilets, champagne, cravaches, etc.

Susannah et la comtesse étaient restées seules et en présence. De la part d’Ophelia, il y avait certes bien des motifs de préventions défavorables contre cette femme qui lui était ainsi brusquement imposée, — que Rio-Santo avait connue et qu’il tenait tant à servir ; mais bien fou celui qui voudrait subordonner à des causes logiques ou seulement réelles ces sentiments spontanés, rapides, capricieux, qui sont en somme la femme ou, si mieux l’on aime, la conscience de la femme : son cœur et son cerveau. — La comtesse fut invinciblement et dès le premier abord attirée vers Susannah ; elles sympathisèrent tacitement avant d’avoir échangé d’autres paroles que les officielles banalités d’une présentation. Puis, lorsqu’elles se parlèrent, elles pensèrent toutes deux en même temps qu’elles s’aimeraient.

Elles causaient donc sans souci de l’attention que la salle entière portait sur la nouvelle venue et sans s’inquiéter des exclamations diverses partant de la loge infernale[1], comme l’appelait le petit Français Lantures-Luces, lorsque Brian de Lancester se pencha sur le devant de cette même loge pour regarder Susannah. La belle fille l’aperçut et s’arrêta au milieu d’une phrase commencée. Tout son être fut instantanément immobilisé. Le regard de Brian la frappa au cœur, à la tête, partout, comme fait le choc magnétique d’une torpille, touchant sous l’eau le corps nu d’un nageur.

La comtesse eut presque sa part du choc, tant il fut violent et subit ; elle remarqua la pâleur de Susannah, et, suivant curieusement son regard, elle vit Brian qui sortait de la loge infernale.

— Elle l’aime ! pensa-t-elle.

Car c’est là le premier, l’unique soupçon qui vienne à l’esprit d’une femme.

La comtesse garda désormais un discret silence et détourna la tête, laissant sa compagne s’isoler et se complaire en son émotion.

Du reste, on peut affirmer que ce soupçon doubla tout d’un coup sa sympathie, par cela même qu’il mettait Rio-Santo hors de cause, écartant ainsi le seul motif de froideur qui pût contrecarrer la naissante bienveillance de la comtesse.

Susannah, elle, s’attendait à voir entrer Brian de Lancester dans la loge. Ce fut donc avec un pénible étonnement qu’elle l’aperçut vis-à-vis d’elle, assis auprès de lady Campbell.

— Elle baissa la tête et devint triste.

— Il va venir, dit une voix à son oreille ; — bientôt !

Susannah se retourna. Il n’y avait personne derrière elle, mais le vaste écran qui fermait la loge voisine se prit à osciller et Susannah crut apercevoir, par l’ouverture que produisait à intervalles égaux le balancement de l’écran, l’insignifiant profil de l’aveugle Tyrrel.

Elle se pencha pour mieux voir, l’écran cessa d’osciller.

Cependant le bon capitaine Paddy O’Chrane, au lieu d’acheter les oranges promises à la rouge et trop crédule tavernière des Armes de la Couronne, descendit à pas comptés le grand escalier du théâtre et gagna le péristyle.

Tout en descendant, il se grattait fréquemment l’oreille droite, signe certain d’embarras, et mâchonnait entre ses dents une sorte de jérémiade, où les épithètes les plus contradictoires hurlaient de surprise en se voyant accolées au même nom. — Incidemment et en guise de ponctuation, il priait le diable, suivant son habitude, de le vouloir bien emporter.

Le diable faisait la sourde oreille, regardant à deux fois sans doute à se charger d’un Irlandais de six pieds de long sur six pouces de large, qui devait lui arriver tôt ou tard en enfer, franc de port.

Le capitaine traversa Bow-Street devant le théâtre et s’arrêta au coin de Before-Lane.

— Un homme adroit ! murmurait-il ; du diable si c’est difficile à trouver à cette heure aux environs de Covent-Garden !… moi-même, j’ai vu le temps, de par Dieu ! où j’étais aussi adroit qu’un autre… Mais un homme sûr… c’est autre chose !… Il y a ce coquin repoussant, mon vieil ami Bob, qui volerait la langue d’une femme bavarde avant qu’elle eût le temps de dire seigneur Dieu !… c’est, sur ma foi, la vérité pure !… Mais dites-lui donc de rapporter la langue… ou toute autre chose qu’il aurait volé… autant vaudrait lui redemander mon foulard !

Le capitaine hocha tristement la tête au souvenir de son foulard.

— Quant à ce misérable crapaud de Snail, l’aimable enfant, il est assurément impossible de trouver un animal plus pervers et plus nuisible… Il ira loin, je me fais sa caution, de par Satan ! Mais c’est bien jeune pour travailler en public, sous la lumière du lustre… Il est dit, — ou que Dieu me foudroie ! — que je ne pourrai pas conduire un soir mistress Burnett au théâtre sans qu’il arrive comme cela…

Le capitaine n’acheva pas. Il avait mis sans doute un terme à ses irrésolutions, car il enfila Before-Lane à grandes enjambées, pataugeant dans la boue et ressemblant de loin à un ibis d’Égypte trempant le bout de ses longues jambes dans l’historique et bienfaisant limon du Nil.

Il poussa du pied la porte chancelante de The Pipe and Pot et entra.

Le cabaret de Peg Wicth avait une apparence beaucoup plus animée que naguère, et Assy-la-Rousse courait gauchement de table en table, ne sachant auquel entendre.

Madge, impassible, la pipe à la bouche, le chapeau sur la tête, fumait, buvait et ne disait rien.

Mich avait ses deux coudes appuyés sur la table. Sa tête était nue. Une tumeur sanglante apparaissait au dessus de sa tempe et, de temps en temps, une goutte de sang pâle et blanchâtre coulait le long de ses cheveux trempés de sueur et tombait sur son épaule.

Snail buvait, miaulait, chantait, injuriait la sorcière Peg, baisait le rude menton de Madge et jetait le fond de son verre à la tête d’Assy-la-Rousse.

Dans un coin, Loo, stupéfiée par l’ivresse, dansait en chantant un refrain monotone et sourd. Personne ne prenait garde à elle. La pauvre fille, épuisée par cet effort insensé, râlait et suait à grosses gouttes. Sa creuse poitrine haletait. Deux taches écarlates brillaient aux pommettes de ses joues livides.

De temps en temps, elle s’approchait de la table et demandait à boire.

Snail lui versait un plein verre de rhum. Elle buvait et recommençait à danser en tournant sur elle-même dans un espace étroit et tout encombré de débris.

Dans un autre coin Bob-Lantern, attablé devant un petit morceau de fromage moisi, achevait un très frugal repas qu’il arrosait de petite bière.

L’entrée d’un personnage important comme était le capitaine Paddy O’Chrane ne put manquer de faire sensation. Peg se leva à demi par respect ; Assy-la-Rousse cassa un verre, Snail vagit comme un matou amoureux ; Madge fit une sorte de salut militaire ; Loo demanda à boire et Bob-Lantern fit disparaître avec une rapidité magique certain foulard dans lequel il était en train de se moucher.

Il n’y eut que Mich qui ne bougea pas.

— Bonsoir, Peg, laide mégère, dit le capitaine ; bonsoir, ma vieille amie… Servez-moi un verre de rhum, Assy ; — vous devenez plus sale qu’une serviette de quinze jours, mon cher cœur !

Il fit quelques pas en avant et se trouva bientôt entre Snail et Bob. Ses irrésolutions recommencèrent de plus belle.

Bonsoir, — ou que Dieu me damne — capitaine, lui dit Snail.

— Mon bon monsieur O’Chrane, prononça respectueusement Bob, je vous salue.

— Ma foi, va pour ce méchant reptile de Snail, le pauvre bijou ! murmura Paddy ; — cet odieux bandit de Bob est un estimable garçon, mais il me fait peur !

— Aurons-nous l’honneur de boire avec vous, capitaine ? demanda Snail.

— Oui, de par Dieu ! bambin digne de la roue, mon fils ; je boirai avec toi !… et avec le gros Mich, masse stupide, estimable drôle !… et avec ta jolie Madge, comme tu l’appelles, quoique… Mais que me fait cela ?… Et même avec Loo, la pauvre fille… Du diable, mon bien-aimé, si on peut boire en plus abominable compagnie… À vos santés !

— À la vôtre ! monsieur O’Chrane, dit par derrière Bob-Lantern, qui huma une gorgée de sa petite bière.

— Bien ! pestilentiel scélérat, bien, Bob, mon camarade ; je n’ai pas besoin de dire ce que je te souhaite… Maintenant, Snail, mon jeune ami, — de par l’enfer ! — parlons sérieusement, si c’est possible.

Snail éclata de rire.

— L’entends-tu, ma jolie Madge ! s’écria-t-il ; — Loo, l’entends-tu ?… Parler sérieusement, un jour de paie, un soir de fun !… Allons donc, capitaine !

— Tu ne t’en repentiras pas, Snail.

— Je vous dis, moi, dit l’enfant qui avait, lui aussi, dans la tête plus de genièvre que n’en pouvait supporter sa pauvre cervelle, — je vous dis, capitaine, que je veux m’amuser.

— Eh ! bouture de brigand, tu t’amuseras, mon fils… tu t’amuseras après !

— Mais vous ne savez donc pas qu’il y a eu un regular row[2] au spirit-shop de Bow-Street ?..

— Que m’importe cela, fils mineur de Satan ?

— Ah ! que vous importe !… Regardez l’oreille de Mich, mon beau-frère… Loo est ivre, la bonne fille, sans cela elle rirait bien !… Mich et Turnbull se sont disputés et battus comme d’honnêtes vivants, voyez-vous… Mais les policemen sont venus… Mich et Tom se sont donné rendez-vous ici pour ce soir… Il y aura du fun et je ne m’en irais pas quand il s’agirait de la barbe de ma jolie Madge.

— Mais, méchant avorton, s’écria le capitaine indigné, mais mon enfant chéri…

— Écoutez ! interrompit Snail, qui se ravisa tout-à-coup, — Mich est un bon garçon, quoiqu’il batte trop souvent la pauvre Loo… si je vais avec vous, donnerez-vous à Mich la place de Saunie l’aboyeur ?

— Tout ce que tu voudras, bambin maudit.

— Bien sûr ?…

— Bien sûr !

— Tu entends, Mich ? tâche de ne pas te faire assommer ce soir, beau-frère… Allons, capitaine !

Loo, épuisée, haletante, dansait toujours en chantant.

Paddy se hâta de prendre Snail au mot et tous deux gagnèrent la ruelle.

Bob se leva doucement et les suivit.

  1. Nom d’une loge de l’Opéra parisien où se rassemblent, dit-on, les lions du boulevard de Gand.
    (Note du texte original.)
  2. Bagarre, bataille à coups de poing.