Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (3p. 111-133).

CHAPITRE IV.

Emilie le regardoit comme sa seule espérance ; elle recueilloit toutes les assurances, toutes les preuves qu’elle avoit reçues de son amour. Elle lisoit et relisoit ses lettres, pesoit avec une attention inquiète la force de chaque mot ; enfin elle séchoit ses larmes quand sa confiance en lui étoit bien rétablie.

Montoni, pendant ce temps, avoit fait d’exactes recherches sur l’étonnante circonstance qui l’avoit alarmé. N’ayant rien pu découvrir, il fut obligé de croire qu’un de ses gens étoit l’auteur d’une plaisanterie si déplacée. Ses contestations avec madame Montoni, au sujet de ses contrats, étoient maintenant plus fréquentes que jamais. Il prit le parti de la confiner dans sa chambre, en la menaçant d’une plus grande sévérité, si elle persistoit dans son refus.

Madame Montoni, plus raisonnable, eût conçu le danger d’irriter, par une si longue résistance, un homme tel que Montoni, au pouvoir duquel elle s’étoit entièrement livrée. Elle n’avoit pas oublié non plus de quelle importance il étoit pour elle de se réserver des possessions qui la rendroient indépendante, si jamais elle se déroboit au despotisme de Montoni. Mais elle avoit alors un guide plus décisif que la raison, l’esprit de vengeance, qui la pressoit d’opposer la violence à la violence, et l’obstination à l’opiniâtreté.

Réduite à garder sa chambre, elle sentit enfin le besoin de la société qu’elle avoit rejetée ; car Emilie, après Annette, étoit la seule personne qu’il lui fût permis d’entretenir.

Généreusement dévouée à son repos, Emilie tentoit de la persuader quand elle ne pouvoit la convaincre, et s’efforçoit de modérer en elle cette aigreur dont Montoni étoit si offensé. L’orgueil de sa tante cédoit quelquefois à la voix touchante d’Emilie ; quelquefois même ses délicates attentions étoient reçues avec bienveillance.

Emilie étoit souvent le témoin des scènes les plus orageuses. Ce qui l’étonnoit surtout du caractère de Montoni, c’est que, dans les occasions importantes, il savoit contenir ses passions, toutes sauvages qu’elles étoient ; il en sacrifioit le développement aux motifs de son intérêt, et même il avoit l’air de commander à son visage.

Emilie s’informoit souvent du comte Morano. Annette ne recevoit que des rapports vagues sur son danger et sur ce que le chirurgien prétendoit qu’il ne sortiroit pas vivant de la chaumière. Emilie ne pouvoit que s’affliger d’être, quoique innocemment, la cause de sa mort. Annette, qui remarquoit son émotion, l’interprétoit à sa manière. Un jour elle entra dans la chambre d’Emilie avec un air préoccupé. Ah ! mademoiselle, lui dit-elle, si je pouvois encore une fois me revoir en sûreté dans le Languedoc, rien au monde ne m’engageroit désormais à voyager. Je ne pensois guère que je venois me séquestrer dans ce vieux château, au milieu des plus affreuses montagnes, au hasard d’être tuée.

Et qui vous a dit tout cela, dit Emilie surprise ?

— Oh ! mademoiselle, vous pouvez paroître étonnée : vous ne vouliez pas croire au revenant dont je vous parlois, quoique je vous montrasse le lieu même.

— De grâce, expliquez-vous ; vous parliez de meurtre.

— Oui, mademoiselle, ils viennent peut-être pour nous tuer tous ! Ludovico peut l’attester. Pauvre garçon ! ils le tueront aussi ! Je ne songeois guère à cela quand il chantoit de si jolies chansons à Venise, sous ma jalousie. (Emilie paroissoit impatiente et contrariée.) Eh bien ! mademoiselle, comme je le disois, ces préparatifs autour du château, ces gens si singuliers qui abondent ici tous les jours, et la manière cruelle dont le Signor traite ma maîtresse, et ses bizarres allées et venues ; tout cela, comme je l’ai dit à Ludovico, tout cela n’annonce rien de bon. Il m’a bien recommandé de retenir ma langue. Oui, sans doute, le signor est bien changé de ce qu’il étoit en France. Il étoit si gai ! personne de si galant pour madame ! Il ne dédaignoit pas même une pauvre fille comme moi. Je me souviens qu’une fois, comme je sortois du cabinet de ma maîtresse : Annette, dit-il…

Ne répétez jamais ce que vous dit le signor, interrompit Emilie ; mais dites-moi bien vite ce qui vous a tant alarmée.

Oui, mademoiselle, reprit Annette ; c’est justement ce que me dit Ludovico : Ne répétez jamais ce que le signor vous a dit. Mais je continuai, et je lui dis : Il est toujours à froncer le sourcil. Si on lui parle, il n’écoute pas. Il passe toute la nuit en conseils avec les signors ; ils y sont quelquefois jusqu’à plus de minuit, toujours à conférer ensemble. Oui ; mais, dit Ludovico, vous ne savez pas ce qui les occupe. Non, dis-je, mais je le devine ; c’est au sujet de la jeune dame. À cela, Ludovico partit d’un éclat de rire. Cela me mit fort en colère. Je ne voudrois pas mademoiselle, qu’on rît ni de vous, ni de moi. Je lui tournai le dos. Ne vous fâchez donc pas, Annette, dit-il. Je ne puis pas m’empêcher de rire. En le disant, il rioit encore. Quoi ! dit-il, vous imaginez que les signors tiennent conseil toute la nuit seulement au sujet de la jeune dame ? Non, non ; il y a quelque chose de plus. Et ces préparatifs sur les remparts ! on ne les fait pas pour de jeunes dames. Mais sûrement, dis-je, que le signor mon maître n’a pas le dessein de faire la guerre ? Faire la guerre, dit Ludovico ? mais à qui donc ? aux montagnes, aux bois ?

— Pourquoi donc ces préparatifs ? lui dis-je. À coup sûr personne ne viendra pour emporter le château de mon maître. Tant de gens à mauvaise mine viennent tous les jours dans ce château ! dit Ludovico. Le signor les voit tous ; il cause avec eux ; ils se tiennent tous dans le voisinage. Par saint Marc ! j’en vois dans le nombre qui ne sont que de vrais coupe-jarrets.

Mais, ajouta-t-il, n’en dites rien à mademoiselle. Hier une partie de ces hommes, en arrivant ici, laissa des chevaux dans l’écurie. Il semble qu’ils y doivent rester, car le signor ordonna qu’on les pourvût de toutes les choses nécessaires. Les hommes se sont retirés ; ils habitent les chaumières voisines.

Ainsi, mademoiselle, je suis venue vous dire tout cela. Pourquoi feroit-il fortifier son château ? pourquoi tiendroit-il tant de conseils ? pourquoi cet air si sombre ?

— Est-ce tout ce que vous savez, Annette, dit Emilie ?

— Mademoiselle, reprit Annette, n’est-ce pas assez ? — Assez pour ma patience, Annette, mais non pas assez pour croire que l’on nous tuera tous.

Elle s’abstint d’exprimer ses craintes pour ne pas augmenter toutes les terreurs d’Annette. L’état actuel du château la surprenoit et la troubloit. Dès qu’Annette eut fini son conte, elle sortit promptement de la chambre, et fut à la recherche d’autres prodiges.

Emilie, pendant la soirée, avoit passé quelques heures très-tristes dans la société de madame Montoni. Elle alloit chercher un peu de repos, quand un coup très-fort ébranla la porte de sa chambre, et quelque chose de pesant y tomba, qui la fit s’entr’ouvrir. Elle appela pour savoir ce que c’étoit Personne ne répondit. Elle appela une seconde fois, point de réponse ; il lui vint à l’esprit qu’un de ces étrangers arrivés dernièrement au château, avoit découvert sa chambre, et s’y rendoit avec une intention alarmante. La terreur n’attendit pas la conviction ; et l’idée de l’isolement où elle étoit l’accrut au point qu’elle en fut presque hors d’elle-même. Elle regarda la porte qui menoit à l’escalier. Elle écoutoit avec inquiétude en frissonnant toujours que le bruit ne se répétât. Enfin elle imagina qu’il pouvoit bien être venu de cette porte même, et voulut s’échapper par celle du corridor. Elle s’en approcha toute tremblante. Elle frémissoit de l’ouvrir, et que quelque personne ne la guettât. Tout-à-coup elle entendit un léger soupir fort près d’elle, et demeura certaine qu’il y avoit quelqu’un derrière la porte ; mais la serrure en étoit fermée.

Pendant qu’elle écoutoit encore, le même soupir se fit entendre plus distinctement et sa terreur ne diminua pas. Crieroit-elle au secours ? que falloit-il faire ? car elle entendoit toujours respirer.

Son anxiété devint si forte, qu’elle se détermina à ouvrir la fenêtre pour appeler du secours. Pendant qu’elle se disposoit à le faire, il lui sembla qu’on montoit à son petit escalier. Elle oublia toute autre alarme, et retourna bien vite au corridor. Pressée de fuir, elle en ouvrit la porte, et se vit prête à tomber sur une personne étendue à ses pieds. Elle fit un cri, s’appuya contre le mur, et regardant la personne évanouie, elle reconnut Annette. La crainte fit place à la surprise. En vain parla-t-elle à cette malheureuse fille, elle restoit à terre sans connoissance. Emilie, quoique très-foible elle-même, se hâta de la secourir.

Quand Annette eut repris ses sens, Emilie l’aida à se traîner dans la chambre. Elle ne pouvoit encore parler, et regardoit autour d’elle, comme si ses yeux avoient suivi quelqu’un. Emilie ne lui fit d’abord aucune question. Enfin elle affirma d’un ton qui subjugua presque l’incrédulité d’Emilie, qu’elle avoit vu une apparition dans le corridor.

— J’avois entendu raconter de singulières histoires sur cette chambre, lui dit Annette ; mais comme elle est si près de la vôtre, mademoiselle, je n’aurois pas voulu vous les redire, pour ne vous pas causer d’effroi. Toutes les fois que je passois auprès je courois de toute ma force ; et je puis dire que souvent je croyois y entendre un étrange bruit. Mais aujourd’hui, comme je marchois le long du corridor sans penser à la moindre des choses, pas même à l’étonnante voix que les signors ont entendue le soir, voilà que paroît une lumière brillante, et voilà qu’en regardant derrière moi, j’apperçois une grande figure. Je l’ai vue, mademoiselle, aussi distinctement que je vous vois à présent. Une grande figure qui se glissoit dans la chambre toujours fermée, dont personne n’a la clef que le signor ; et voilà que la porte se referme tout de suite.

— C’étoit le signor, dit Emilie ?

— Oh ! non, mademoiselle, ce n’étoit pas lui : je l’ai laissé querellant ma maîtresse dans son cabinet de toilette.

— Vous me faites d’étranges contes, Annette, dit Emilie : ce matin vous m’avez effrayée dans l’appréhension d’un meurtre ; maintenant vous voulez me faire croire…

— Non, mademoiselle, je ne vous dirai plus rien ; et pourtant si je n’avois pas eu bien peur, serois-je tombée morte comme je l’ai fait ?

— Étoit-ce la chambre du voile noir ? dit Emilie. — Oh ! non, mademoiselle, elle étoit plus près de celle-ci. Que ferai-je pour gagner ma chambre ? je ne voudrois pas pour tout l’or du monde traverser le corridor. — Emilie, dont les esprits avoient été si vivement émus, et qu’effrayoit la pensée de passer la nuit toute seule, lui répondit qu’elle pouvoit rester avec elle. — Oh ! non, mademoiselle, dit Annette, pour mille sequins, à présent, je ne dormirois pas dans cette chambre.

Emilie d’abord, voulut tourner en ridicule des frayeurs qu’elle partageoit bien ; ensuite elle s’efforça de la calmer, rien n’y réussit. Annette soutint constamment que ce qu’elle avoit vu n’avoit rien d’humain. Emilie qui se rappeloit à son tour les pas qu’elle avoit entendus dans l’escalier, insista pour qu’Annette passât la nuit avec elle ; elle ne l’obtint qu’avec une extrême peine, et l’effroi de cette fille pour repasser le corridor, fut plus persuasif qu’Emilie.

De bonne heure le lendemain, Emilie traversant la salle pour aller aux remparts, entendit un bruit dans la cour et le mouvement de plusieurs chevaux ; ce tumulte excita sa curiosité. Sans aller sur le rempart, elle apperçut d’une fenêtre élevée, dans la cour, une troupe de cavaliers ; leur uniforme étoit bizarre et leur armement bien complet, quoique différent. Ils portoient une courte jaquette, rayée de noir et d’écarlate ; plusieurs avoient de grands manteaux noirs qui les enveloppoient entièrement ; sous un de ces manteaux qui fut rejeté en arrière, elle vit plusieurs poignards de grandeur différente, à la ceinture d’un cavalier. Elle observa que presque tous en étoient chargés, et plusieurs y joignoient la pique ou le javelot ; sur leurs têtes étoient de petites capes italiennes, ornées la plupart de plumes noires ; ces capes donnoient aux traits une fierté singulière, et les figures qu’elles ombrageoient n’avoient pas besoin de ce secours. Emilie ne se souvenoit pas d’avoir vu réunies tant de physionomies sauvages et terribles. En les voyant, elle se crut entourée de bandits : une idée funeste s’empara d’elle ; c’est que Montoni étoit chef de cette troupe, et que son château étoit le lieu du rendez-vous. Cette étrange supposition ne fut que passagère.

Pendant qu’elle regardoit, Cavigni, Verezzi et Bertolini sortirent du vestibule, habillés comme le reste ; ils avoient seulement des chapeaux et de grands panaches noirs et rouges ; leurs armes différoient aussi. Quand ils montèrent à cheval, Verezzi rayonnoit de joie : Cavigni paroissoit gai ; mais son air étoit réfléchi, et il manioit son cheval avec une extrême grâce ; sa figure aimable, et qui sembloit celle d’un héros, n’avoit jamais paru avec tant d’avantage. Emilie qui le considéroit, pensa qu’alors il ressembloit à Valancourt ; c’étoit bien tout le feu, toute la dignité de Valancourt ; mais elle cherchoit en vain la douceur de ses traits, et cette expression franche de l’ame qui le caractérisoit.

Montoni lui-même parut à la porte du vestibule, mais sans uniforme. Il examina très-soigneusement les cavaliers ; il conversa long-temps avec leurs chefs ; et quand il leur eut dit adieu, la bande entière fit le tour de la cour, et commandée par Verezzi, passa sous la voûte et sortit. Montoni les suivit des yeux et les regarda long-temps après qu’ils se furent mis en route. Emilie se retira de la fenêtre, et certaine à présent de se trouver en repos, elle retourna sur les remparts ; dès qu’elle y fut, elle reconnut la troupe qui tournoit vers les montagnes de l’ouest, disparoissant dans les bois et reparoissant jusqu’à ce qu’elle les eût perdus de vue.

Emilie ne vit plus d’ouvriers sur les remparts : elle observa que les fortifications paroissoient finies. Pendant qu’elle se promenoit, plongée dans ses réflexions, elle entendit quelques pas, et levant les yeux, elle apperçut plusieurs hommes sous les murs du château ; leur extérieur et leur maintien étoient d’accord avec la troupe qui venoit de s’éloigner ; présumant que madame Montoni étoit levée, elle se rendit à sa toilette, et raconta ce qu’elle avoit vu. Madame Montoni ne voulut pas ou ne put éclaircir un tel événement. La réserve du mari envers sa femme, sur ce sujet, n’avoit rien que d’ordinaire. Cependant aux yeux d’Emilie, elle ajouta quelques ombres au mystère, et lui fit soupçonner un grand danger ou de grandes horreurs dans le projet qu’il avoit conçu.

Annette revint fort alarmée, suivant son usage. Sa maîtresse la pressa de question sur ce que les domestiques recueilloient. Annette lui répondit :

— Ah ! madame ; personne n’y comprend rien, si ce n’est le vieux Carlo ! Il en sait long ; mais il est aussi discret que son maître. Quelques-uns disent que le signor veut effrayer l’ennemi. D’autres prétendent qu’il veut enlever le château de quelqu’un ; mais certainement il a bien assez de place dans le sien, sans chercher encore celui d’un autre.

Mais Ludovico nous disoit hier : Il voit bien loin, il voit plus loin que tout le monde ; il voit maintenant dans tous les projets du signor, sans pourtant en savoir un mot.

— Comment cela ? dit madame Montoni.

— Mais il m’a fait promettre de ne le pas dire, et pour le monde entier je ne voudrois pas le désobliger.

— Que vous a-t-il fait promettre de ne pas dire, reprit sévèrement madame Montoni ? je veux le savoir.

— Oh ! madame, dit Annette, pour l’univers je ne le dirois pas. — Je veux le savoir à l’instant, répliqua sa maîtresse.

Annette gardoit le silence.

— Le signor va le savoir, reprit madame Montoni ; il vous fera bien tout découvrir.

— C’est Ludovico, dit Annette, c’est lui qui a tout découvert. Mais pour l’amour de Dieu, madame, ne dites donc rien au signor, et vous saurez tout à l’instant. Madame Montoni le lui promit.

— Eh bien ! madame, Ludovico disoit que le signor mon maître… que le signor mon maître est… est…

— Est quoi ? dit sa maîtresse impatiemment.

Que le signor mon maître, va se faire grand voleur. Il va faire voler pour son compte ; qu’il sera (mais certainement je ne comprends pas ce qu’il veut dire) qu’il sera capitaine de voleurs.

— As-tu du bon sens ? reprit madame Montoni.

Peux-tu croire… En ce moment Montoni lui-même se montra ; Annette s’éloigna tremblante. Emilie alloit se retirer, sa tante la retint, et Montoni si souvent l’avoit rendue témoin de leurs odieuses querelles, qu’il n’en avoit plus de scrupule.

— Je veux savoir ce que tout cela signifie, dit sa femme : quels sont ces hommes armés dont je viens d’apprendre le départ ? Montoni ne répliqua que par un regard méprisant. Emilie s’approcha de sa tante, et lui dit un mot à l’oreille. Peu m’importe, reprit-elle, je le saurai ; je veux savoir aussi pour quel dessein on a fortifié ce château.

— Allons, allons, dit Montoni ! j’ai d’autres affaires. Je ne prétends pas qu’on me joue plus long-temps ; j’ai le moyen sûr d’être obéi. Vos contrats me seront livrés sans de plus longs débats.

— Ils ne le seront jamais, interrompit madame Montoni. Mais quels sont vos projets ? Craignez-vous une attaque, attendez-vous un ennemi ? suis-je prisonnière ici ? serai-je tuée dans un siège ?

— Signez ce papier, dit Montoni, vous en saurez davantage.

— Quel ennemi vient ? continua son épouse. Êtes-vous au service de l’État ? Suis-je captive, ici Jusqu’à l’heure de ma mort ?

— Cela peut arriver, répondit Montoni, si vous ne cédez point à ma demande ; vous ne quitterez pas le château que je ne sois satisfait. Madame Montoni poussa des cris affreux ; elle les suspendit néanmoins, en pensant que les discours de son mari n’étoient peut-être que des artifices pour extorquer son consentement. Elle le lui témoigna le moment d’après : elle ajouta que son but, sans doute, n’étoit pas aussi glorieux que celui de servir l’État, que probablement il s’étoit fait chef de bandits, pour se joindre aux ennemis de Venise et dévaster la contrée.

Montoni, pendant un moment, la regarda d’un air froid et terrible. Emilie trembloit, et sa femme, pour la première fois, pensoit qu’elle en avoit trop dit. Cette nuit même, lui dit-il, vous serez portée dans la tour de l’orient ; là, peut-être comprendrez-vous le danger d’offenser un homme dont le pouvoir sur vous est illimité.

Emilie se jetant à ses pieds et pleurant d’effroi, le pria d’épargner sa tante. Madame Montoni, frappée de crainte et remplie d’indignation, tantôt vouloit se répandre en imprécations, tantôt se joindre aux intercessions d’Emilie. Montoni les interrompit avec un serment effroyable, et se retira brusquement d’Emilie qui s’attachoit à son manteau ; elle tomba sur le plancher avec tant de violence, qu’elle reçut un coup dans le front. Il sortit néanmoins sans daigner la relever. Emilie fut rappelée à elle par un long gémissement de madame Montoni. Emilie courut à son secours, elle vit ses yeux hagards et tous ses traits en convulsion.

Elle lui parla sans recevoir de réponse ; mais les convulsions redoublèrent, et Emilie fut obligée d’aller chercher du secours. En traversant la salle pour demander Annette, elle trouva Montoni, lui dit ce qui se passoit, et le conjura de rentrer et de consoler sa tante. Il poursuivit son chemin avec un air d’indifférence ; enfin elle rencontra le vieux Carlo qui venoit avec Annette ; ils rentrèrent dans le cabinet, et portèrent madame Montoni dans la chambre voisine. On la mit sur son lit, et tout ce que leurs forces réunies pouvoient faire, c’étoit de la tenir dans ce cruel état. Annette trembloit et sanglotoit ; le vieux Carlo se taisoit, et paroissoit la plaindre.

— Il faudra du repos à ma tante, dit Emilie. Allez, mon bon Carlo, si nous avons besoin de secours, je vous enverrai chercher. Si vous en trouvez l’occasion, parlez donc à votre maître en faveur de votre maîtresse.

— Hélas ! lui dit Carlo, j’en ai trop vu ! j’ai peu d’ascendant sur le signor. Mais vous, jeune dame, prenez soin de vous-même ; vous avez l’air de souffrir.

— Je vous rends grâces, mon cher ami, dit Emilie.

Carlo secoua la tête et sortit. Emilie continua de veiller sa tante.

Elles gardèrent un profond silence. Madame Montoni poussa enfin un long soupir. Emilie lui prit la main, et tâcha de la calmer. Elle avoit les yeux égarés, et reconnoissoit à peine sa nièce. Sa première question fut relative à Montoni. Emilie la pria de modérer son agitation, et de rester en repos, en ajoutant : Si vous avez quelque message à lui faire parvenir, je m’en chargerai. Non, dit sa tante languissamment. Persiste-t-il à m’arracher de ma chambre ?

Emilie répliqua qu’il n’en avoit rien dit depuis. Emilie fit des efforts pour attirer son attention sur d’autres objets ; mais sa tante ne l’écoutoit pas, et paroissoit perdue dans ses pensées. Emilie, la laissant aux soins d’Annette, courut chercher Montoni. Elle le trouva sur le rempart, au milieu d’un groupe d’hommes effrayans. Ils l’entouroient. Leurs regards étoient audacieux mais soumis. Montoni s’exprimoit avec vivacité, sans voir Emilie. Elle remarqua de loin un homme plus sauvage que les autres, appuyé sur sa pique, et considérant Montoni par-dessus les épaules de l’un de ses camarades. Il écoutoit d’une oreille avide. Cet homme ne sembloit pas fléchir comme les autres sous l’empire du signor Montoni ; quelquefois même il se donnoit un air d’autorité, que les manières décidées de Montoni ne réprimoient pas. Quelques paroles de Montoni se répétèrent enfin parmi la troupe, et quand ces hommes se séparèrent, Emilie entendit : Ce soir commence la garde, au coucher du soleil.

Au coucher du soleil, répondirent quelques-uns ! Ils se retirèrent. Emilie rejoignit Montoni, quoiqu’il parût vouloir l’éviter. Elle eut le courage de ne se pas rebuter. Elle s’efforça de prier pour sa tante, de représenter son état, et le danger où pourroit l’exposer un appartement trop froid. Elle souffre par sa faute, répondit-il, et ne mérite pas qu’on la plaigne. Elle sait comment elle doit prévenir les maux qui l’attendent. Qu’elle obéisse, qu’elle signe, et je n’y penserai plus.

À force de prières, Emilie obtint qu’on ne transporteroit pas madame Montoni de toute la nuit. Il lui laissa jusqu’au lendemain pour réfléchir.

Emilie se hâta d’annoncer à sa tante le sursis et l’alternative. Elle ne répliqua point, et paroissoit pensive. Cependant, sa résolution sur le point contesté sembloit se relâcher en quelque chose. Emilie lui recommanda, comme une mesure indispensable de sûreté, de se soumettre à Montoni. Vous ne savez pas ce que vous me conseillez, lui dit sa tante. Rappelez-vous donc que mes propriétés vous reviendront après ma mort, si je persiste dans mon refus.

Je l’ignorois, madame, dit Emilie ; mais l’avis que j’en reçois ne m’empêchera pas de vous conseiller une démarche dont votre repos et, je crains de le dire, votre vie dépendent. Je vous en supplie, qu’une considération d’un si foible intérêt ne vous fasse pas hésiter un moment à tout abandonner.

— Êtes-vous sincère, ma nièce ? — Est-il possible, madame, que vous en doutiez ? Sa tante paroissoit fort émue. Vous méritez toute cette fortune, ma nièce, dit-elle, et je voudrois vous la conserver. Vous montrez une vertu que je n’attendois pas.

Comment ai-je pu mériter ce reproche, dit Emilie ?

Ce n’est pas un reproche, reprit madame Montoni, je ne voulois que louer votre vertu.

Hélas ! dit Emilie, quel mérite a cette vertu ? Je n’ai point de tentation à vaincre.

Et M. de Valancourt, reprit la tante ? Madame, interrompit Emilie, changeons de conversation, et de grâce ne soupçonnez pas mon cœur d’un aussi choquant égoïsme. L’entretien finit, et Emilie resta près de madame Montoni, et ne se retira que fort tard.

En ce moment tout étoit calme, et la maison semblait ensevelie dans le sommeil. En traversant tant de galeries longues et désertes, sombres et silencieuses, Emilie se sentit effrayée sans savoir pourquoi. Mais quand, en entrant dans le corridor, elle se rappela l’événement de l’autre nuit, la terreur s’empara d’elle ; elle frémit qu’un objet comme celui qu’Annette avoit vu ne se présentât à ses yeux, et que, soit idéale, soit fondée, la peur ne produisît un pareil effet sur ses sens. Elle ne savoit pas bien de quelle chambre Annette avoit parlé, mais elle n’ignoroit pas qu’elle devoit passer devant. Son œil inquiet essayoit de percer l’obscurité profonde ; elle marchoit légèrement et d’un pas timide. Arrivée près d’une porte, il en sortoit des sons, quoique faibles. Elle hésita. Bientôt sa crainte devint telle, qu’elle n’eut plus assez de force pour avancer. Soudain la porte s’ouvrit. Une personne, qu’elle crut être Montoni, parut, se rejeta promptement dans la chambre, et referma la porte. À la lumière qui brûloit dans la chambre, elle avoit cru distinguer une personne près du feu, dans l’attitude de la mélancolie. Sa terreur s’évanouit, mais la surprise lui succéda. Le mystère de Montoni, la découverte d’une personne qu’il visitoit à minuit dans un appartement interdit, et dont on rapportoit tant d’histoires, c’étoit de quoi exciter sa curiosité.

Pendant qu’elle flottoit dans le doute, désirant surveiller les mouvemens de Montoni, mais craignant de l’irriter en paroissant les découvrir, la porte s’ouvrit encore doucement, et se referma pour la seconde fois. Alors Emilie se glissa légèrement dans la chambre très-voisine de celle-là ; elle y cacha sa lampe, et retourna dans un détour obscur du corridor, pour voir sortir cette personne, et s’assurer si c’étoit Montoni.

Après quelques minutes, les yeux fixés sur les battans de la porte, elle la vit se rouvrir ; la même personne parut, et c’étoit Montoni lui-même. Il regarda par-tout autour de lui sans l’appercevoir, ferma la porte, et quitta le corridor. Bientôt après, elle entendit qu’on s’enfermoit intérieurement, Elle rentra dans sa chambre, surprise au dernier point.

Il étoit minuit. S’étant approchée de sa fenêtre, elle entendit des pas sur la terrasse au-dessous. Elle vit imparfaitement dans l’ombre plusieurs personnes qui marchoient et avançoient : elle fut frappée d’un cliquetis d’armes, et le moment d’après, d’un mot d’ordre. Elle se souvint du commandement de Montoni, et comprit bien que, pour la première fois, on relevoit la garde au château. Quand tout fut calme, elle alla se mettre au lit.