Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (3p. 105-110).

CHAPITRE III.

Revenons présentement à Valancourt. On se souvient qu’il étoit resté à Toulouse depuis le départ d’Emilie, malheureux et désolé. Chaque jour il comptoit s’éloigner, et n’accomplissoit point cette résolution. Quitter un pays plein du souvenir d’Emilie lui sembloit trop pénible. Il avoit su gagner un domestique chargé d’entretenir le château de madame Montoni. Il pouvoit donc visiter les jardins, et s’y promener des heures entières, avec une mélancolie qui n’étoit même pas sans douceur. Il revenoit sans cesse vers la terrasse et le pavillon, où la veille de son départ il avoit pris congé de la triste Emilie.

Le caractère de Montoni, tel qu’on le lui avoit dépeint, menaçoit à-la-fois son Emilie et son amour. Il se reprochoit de ne l’avoir pas pressée davantage pendant qu’il pouvoit la retenir. Il se reprochoit d’avoir fait céder l’opposition raisonnée qu’il devoit apporter au voyage, aux scrupules mal fondés, comme il les appeloit, d’une coupable délicatesse. Tous les malheurs qu’eût entraînés leur mariage, lui paroissoient bien moins terribles que ceux qu’il prévoyoit, ou même que les tourmens d’une si pénible absence.

Peu de temps après son arrivée à la maison de son frère, il reçut l’ordre de rejoindre son corps, et de se rendre à Paris. Une scène de plaisirs et de nouveautés, dont il avoit à peine l’idée, s’ouvrit à lui dans ce séjour. Mais le plaisir dégoûta, et le monde fatigua d’abord un esprit malade comme le sien. Il devint, bientôt l’objet des railleries de ses camarades ; et dès qu’il avoit un moment, il se retiroit seul pour s’occuper d’Emilie. Peu à peu les riantes sociétés dans lesquelles il se trouvoit nécessairement occupèrent son attention, sans toutefois l’intéresser bien vivement ; mais l’habitude de la douleur lui devint moins familière ; il cessa même de la regarder comme un devoir de son amour. Parmi ses camarades, plusieurs joignoient à toute la gaîté françoise, ces qualités séduisantes qui souvent prêtent du charme aux traits du vice. Les manières réservées et réfléchies de Valancourt étoient pour ces jeunes gens une sorte de censure ; ils l’en railloient en sa présence, complotoient contre lui quand il étoit absent, se glorifioient dans la pensée de l’amener à les imiter, et se flattoient d’y parvenir.

Valancourt, étranger aux projets et aux intrigues de ce genre, ne pouvoit se mettre en garde contre cette séduction. Peu accoutumé aux sarcasmes, il ne pouvoit en endurer le ridicule. Il s’en fâchoit, et l’on rioit encore plus. Pour échapper à de pareilles scènes, il s’enferma dans la solitude, et l’image d’Emilie vint y ranimer les angoisses de son amour et de son désespoir. Il voulut reprendre les études qui avoient charmé ses premières années ; mais son esprit n’avoit plus la tranquillité nécessaire pour en jouir. Cherchant à s’oublier, cherchant à dissiper le chagrin, l’inquiétude qu’une même idée lui causoit, il quitta de nouveau la solitude, et se rejeta dans le tourbillon.

Ainsi s’écoulèrent plusieurs semaines ; le temps adoucit sa peine ; l’habitude fortifia son goût pour les amusemens. Tout ce qui l’entouroit sembla refaire absolument son caractère.

Sa figure, ses manières, le firent bientôt accueillir ; en peu de temps il devint à la mode, et fréquenta les brillantes sociétés. La comtesse Lacleur, femme d’une beauté séduisante, tenoit alors des assemblées. Elle n’étoit plus dans son printemps, mais son esprit prolongeoit son triomphe. Ceux qu’enchantoient ses grâces, parloient avec enthousiasme de ses falens ; les admirateurs de ses talens trouvoient sa personne accomplie. Son imagination pourtant n’étoit que plaisante, et son esprit plutôt brillant que juste. Sa voix et son sourire prévenoient en sa faveur. Les petits soupers étoient à la mode, et c’étoit là qu’on rencontroit les littérateurs du second ordre. Elle aimoit la musique, passoit pour y exceller, et donnoit souvent des concerts. Valancourt aimoit passionnément la musique, il venoit aux concerts, et se rappeloit en soupirant les accens d’Emilie ; le charme naturel de son expression n’attendoit pas, le suffrage de l’examen, et trouvoit d’abord le chemin du cœur.

On jouoit gros jeu chez la comtesse ; elle paroissoit vouloir qu’on le modérât, et l’encourageoit secrètement. Il étoit reconnu que les profits du jeu soutenoient sa maison.

Le frère de Valancourt, qui résidoit avec sa famille en Gascogne, s’étoit contenté de l’adresser à Paris à quelques-uns de ses païens. Tous étoient des gens distingués ; mais l’extérieur, l’esprit, les manières du jeune Valancourt étoient faits pour réussir. Ils le reçurent avec autant d’égards que leurs cœurs endurcis par une perpétuelle prospérité, pouvoient encore le leur permettre. Mais leurs attentions pourtant ne s’étendirent point à des preuves réelles d’intérêt. Trop occupés de leur ambition pour suivre sa conduite, il fut livré sans guide à tous les dangers de Paris, avec des passions ardentes, avec un caractère ouvert et franc. Emilie, dont la présence l’eût préservé en rappelant son cœur à un objet digne de lui, Emilie étoit absente. C’étoit même pour échapper au regret de l’avoir perdue, qu’il poursuivoit des distractions frivoles et des plaisirs qui l’étourdissoient.

Il alloit aussi très-souvent chez une marquise de Champfort, jeune veuve assez jolie, fort gaie, très-artificieuse et très-intrigante. Assez adroite pour jeter un voile sur les défauts de son caractère, elle recevoit encore quelques gens distingués. Valancourt y fut introduit par deux de ses camarades. Il avoit alors perdu si bien ses premiers ridicules, qu’il étoit disposé à en rire le premier.

L’éclat de la plus brillante cour de l’Europe, la magnificence des palais, des parures, des équipages, tout concouroit à l’éblouir. L’image d’Emilie n’étoit pourtant pas bannie de son cœur, mais elle n’étoit plus l’amie, le conseil qui le sauvoit de lui-même ; et quand il y revenoit, elle paroissoit prendre un air de reproches, tendres à la vérité, mais dont son ame étoit froissée.

Tel étoit l’état de Valancourt pendant qu’Emilie souffroit à Venise les persécutions de Morano, et l’injuste oppression de Montoni.