Les Muses françaises/Jeanne d’Albret

Les Muses françaisesLouis-MichaudI (p. 79-82).

JEANNE D’ALBRET



La fille de Marguerite de Navarre et d’Henri d’Albret, deuxième du nom, roi de Navarre, se montra digne de sa mère par la protection éclairée qu’elle accorda aux poètes et aux savants, et par la culture de son esprit.

Née le 7 janvier 1528, à Pau et morte à Paris le 5 juin 1572, elle était très instruite comme la plupart des princesses de son temps. Elle savait plusieurs langues, aimait et cultivait les sciences et la poésie. C’était une femme aux idées larges. Devenue reine de Navarre on a dit qu’elle proscrivit le catholicisme de ses États ; la vérité est qu’elle y institua la liberté de conscience.

Femme d’Antoine de Bourbon, duc de Vendôme, elle fut la mère d’Henri IV.

Agrippa d’Aubigné qui se connaissait en caractères, a dit d’elle : « Cette reine n’avait de femme que le sexe, l’âme entière aux choses viriles, invincible aux adversités. »

La louange de Jeanne d’Albret a été chantée par Joachim du Bellay en quatorze sonnets. La reine de Navarre, de son côté, répondit au poète par les quatre sonnets que l’on va lire et qui constituent tout ce qui nous reste d’elle.


À JOACHIM DU BELLAY.

I

Que mériter on ne puisse l’honneur
Qu’avez écrit, je n’en suis ignorante ;
Et si ne suis pour cela moins contente,
Que ce n’est moi à qui appartient l’heur.

Je connais bien le prix et la valeur
De ma louange, et cela ne me tente
D’en croire plus que ce qui se présente,
Et n’en sera de gloire enflé mon cœur ;

Mais qu’un Bellay ait daigné de l’écrire,
Honte je n’ai à vous et chacun dire.
Que je me tiens plus contente du tiers.

Plus satisfaite, et encor glorieuse,
Sans mériter me trouver si heureuse,
Qu’on puisse voir mon nom en vos papiers[1].

II

De leurs grands faits les rares anciens
Sont maintenant contents et glorieux,
Ayant trouvé poètes curieux
Les faire vivre, et pour tels je les tiens.

Mais j’ose dire (et cela je maintiens)
Qu’encor ils ont un regret ennuyeux,
Dont ils seront sur moi-même envieux,
En gémissant aux Champs-Élysiens :

C’est qu’ils voudraient (pour certain je le scay)
Revivre ici et avoir un Bellay,
Ou qu’un Bellay de leur temps eût été.

Car ce qui n’est savez si dextrement
Feindre et parer, que trop plus aisément
Le bien du bien serait par vous chanté.

III

Le papier gros et l’encre trop épaisse,
La plume lourde et la main bien pesante.
Style qui point l’oreille ne contente,
Faible argument et mots pleins de rudesse

JEANNE D'ALBRET
(D'après un dessin au crayon de l’époque.)

Montrent assez mon ignorance expresse ;
Et si n’en suis moins hardie et ardente,
Mes vers semer, si sujet se présente :
Et qui pis est, en cela je m’adresse

À vous, qui pour plus aigres les goûter,
En les mêlant avecques des meilleurs,
Faites les miens et votres écouter.

Telle se voit différence aux couleurs :
Le blanc au gris sait bien son lustre oter.
C’est l’heur de vous, et ce sont mes malheurs.

IV

Le temps, les ans, d’armes me serviront
Pour pouvoir vaincre ma jeune ignorance,
Et dessus moi à moi même puissance
À l’avenir, peut-être, donneront.

Mais quand cent ans sur mon chef doubleront
Si le haut ciel un tel âge m’avance
Gloire j’aurai d’heureuse récompense,
Si puis atteindre à celles qui seront

Par leur chef-d’œuvre en los toujours vivantes.
Mais tel cuider[2] serait trop plein d’audace,
Bien suffira si près leurs excellentes

Vertus je puis trouver une petite place :
Encor je sens mes forces languissantes,
Pour espérer du ciel tel heur et grâce.

  1. Que votre nom se lise en mes papiers,
    Cela ne peut augmenter votre gloire,
    Qui de la main des filles de Mémoire
    Avez reçu les plus doctes lauriers.

    Le mien sans plus, qui entre les derniers
    Jusques ici a été peu notoire
    En vous louant, tâche avoir la victoire
    Sur nos neveux, et sur nos devanciers.

    Mais que ce los (Madame) ne vous tente
    De penser plus que ce qui se présente,
    C’est ce qui fait votre gloire augmenter.

    Toute louange est pour vous trop petite,
    Mais si mes vers sont de quelque mérite,
    C’est pour l’honneur qu’ils ont de vous chanter.

    Joachim Du Bellay.
  2. Penser.