Les Morts (Verhaeren)

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Les Flammes hautesMercure de France (p. 81-83).


LES MORTS


En ces heures de soir où sous la brume épaisse
Le ciel voilé s’efface et lentement s’endort
Je marche recueilli, mais sans vaine tristesse,
Sur la terre pleine de morts.

Je fais sonner mon pas pour qu’encor ils l’entendent
Et qu’ils songent en leur sommeil morne et secret
À ceux dont la ferveur et la force plus grandes
Refont le monde qu’ils ont fait.


Ils ne demandent pas qu’une douleur oisive
Se traîne avec des pleurs par-dessus leurs cercueils.
Ils comprennent la part que l’œuvre successive
Fait à la joie et à l’orgueil.

Leur esprit est en nous, mais non pas pour nous nuire
Et nous pousser, à contre-jour, comme à tâtons.
Leur voix est douce encor lorsqu’on l’entend bruire,
Mais que c’est nous, nous qui chantons.

Car l’heure est nôtre enfin ; et la belle lumière
Et le sol et les flots et les ronflants essaims
Des forces qu’on entend vibrer dans la matière
Sont asservis à nos desseins.

Autres sont pour nos cœurs et les dieux et les hommes,
Autres pour nos esprits le pouvoir et ses lois.
Un nouvel infini nous fait ce que nous sommes
Et met sa force en notre foi.


Bondissez donc, désir humain, puissance humaine,
Aussi loin que vous porte ou la lutte ou l’accord.
Que votre amour soit neuf et neuve votre haine
Sur la terre pleine de morts.