(p. 57-64).


LA BAGUE





Au retour du bal, les yeux déjà vagues
Et pleins d’un sommeil bienfaisant et doux,
La belle comtesse a jeté ses bagues
Pêle-mêle avec ses autres bijoux.

Dans la coupe d’or le trésor repose.
La chambre s’emplit d’un calme profond ;
La comtesse rêve… Une lueur rose
Sort de la veilleuse et tremble au plafond.


Voici que soudain, des bords de la coupe,
Monte, monte un bruit de petites voix
De voix rappelant Riquet à la Houppe…
Et tous les bijoux parlent à la fois.

Un bracelet dit : « Charmante soirée !
C’était beaucoup mieux qu’au dernier lundi !
— La vieille douairière était bien plâtrée ! »
Remarque une perle au galbe arrondi.

Un collier, roulé comme une vipère,
Siffle méchamment : « Quel monde mêlé !
— On nous y verra rarement, j’espère ! »
Ajoute un saphir à l’œil étoilé.

— « Ah ! notre maîtresse était la plus belle !
Fit un diamant ; dans le bandeau noir
De ses longs cheveux, comme une étincelle
Je brillais… et tous cherchaient à me voir.


— Quel orgueil, mon cher ! réplique une opale.
Se percher si haut !… Beau titre, ma foi !
Moi je palpitais sur sa gorge pâle…
Et le bel André n’eut d’yeux que pour moi !

— Et moi j’ai senti, dit une topaze,
Fixée à son bras par un cercle d’or,
Les doigts de Roger frissonnant d’extase…
Ah ! tenez !… je crois les sentir encor ! »

Ainsi grandissait l’ardente querelle,
C’était un délire, un affolement…
Quand soudain, là-bas, du lit de la belle,
Une voix sortit, qui dit doucement :

— « Calmez-vous, mes sœurs ! Cessez, ô mes frères,
Ces fiévreux débats qui ne prouvent rien :
Toutes vos beautés sont beautés vulgaires,
Et votre pouvoir ne vaut pas le mien !


— Qui donc parle ainsi ? Qui donc extravague
De cette façon ?… fit le diamant.
— Moi ! dit une bague, une simple bague,
La seule qu’elle eût gardée en dormant.

Je suis, il est vrai, pauvre et bien vilaine,
Vieille, démodée, et, depuis longtemps,
Mon fragile anneau ne tient qu’à grand’peine…
Hélas ! mes amis, j’ai deux fois cent ans !

Dans un bal jamais, oh ! jamais personne
De me remarquer ne prendra souci :
Que Roger s’exalte ou qu’André frissonne,
Ce n’est pas pour moi qu’ils tremblent ainsi.

Mais je suis d’ancienne et de bonne race ;
Comme un grand seigneur, j’ai mes parchemins,
Et je suis passée, en laissant ma trace,
Par plus d’une épreuve… et par bien des mains !


Sous le Roi-Soleil jadis je suis née
Chez un joaillier des plus importants :
Un jeune marquis m’a prise et donnée
Pour cadeau de noce, un jour de printemps.

J’ai vu Louis quinze, et bien qu’on rougisse
D’un pareil contact, chez nous, gens de cour,
J’ai serré la main élégante et lisse
Et les doigts mignons de la Pompadour.

Certain soir, le Roi… c’était à Versailles…
Quel trouble, mon Dieu ! Quel profond émoi !
Le grand parc… la nuit… la grotte en rocailles…
Nous avions vingt ans… et c’était le Roi !

Plus tard, après mainte et mainte aventure,
Je m’en fus orner les doigts potelés
D’une chanoinesse, aimable nature,
Au parler tranquille, aux longs yeux voilés.


J’ai connu la vie heureuse et dévote,
Le riche couvent, beau comme un palais,
Plein d’odeurs d’encens et de bergamotte…
Je me suis usée aux lourds chapelets.

J’ai connu des mains longues, fines, grasses,
Orné plus d’un doigt rond ou bien pointu,
Reçu des baisers, octroyé des grâces,
Ou, par un soufflet, sauvé ma vertu.

Je suis le Passé, venu d’âge en âge,
Jusqu’à ce doigt fin que j’orne aujourd’hui…
Ah ! puissé-je, après ce rude voyage,
Longtemps, bien longtemps m’attacher à lui !

Et voilà pourquoi, termina l’aïeule,
Malgré votre éclat et votre air vainqueur,
Plus que vous l’on m’aime, et je m’endors seule,
Quand vous êtes loin, tout près de son cœur ! »


À ce beau discours, rempli d’éloquence,
Les bijoux confus se turent, tremblants…
Et l’on n’entendit, dans le grand silence,
Qu’on souffle léger sous les rideaux blancs !