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NOCES PARISIENNES





Au Bois, traînés par leurs deux rosses,
Conduits par des cochers loustics,
Parmi les équipages « chics »,
Fassent les landaus pleins de noces.

Des messieurs en habits bon teint
Qu’on sent achetés de la veille,
Fument, le chapeau sur l’oreille,
Un cigare cent fois éteint.


Ils s’empilent dans les voitures,
Un sur le siège et six dedans,
Et lancent des regards ardents
Sur le bataillon des « impures ».

En toilettes très comme il faut,
Les dames, plus rouges que braise,
Ont dénoué, pour être à l’aise,
Leurs brides… qui leur tenaient chaud.

Dans le landau qui marche en tête
Les époux, la main dans la main,
Savourent l’orgueil surhumain
De se sentir rois de la fête,

Et sous le croisement brutal
Des regards, ainsi qu’au théâtre,
Prennent un air ou trop folâtre
Ou bêtement sentimental.


Et c’est la même promenade
Pour tous, sans nulle exception :
Jardin d’Acclimatation
Et visite de la Cascade.

Voyez-les à la queue-leu-leu
Sur le rocher de carton-pierre,
Regardant, en pleine lumière,
La plaine verte et le ciel bleu,

Et, sous la chute d’eau striée
Par le soleil, jupons troussés,
Parmi les lazzis insensés
Voyez sauter la mariée !

Daignez l’admirer maintenant
Dans le jardin zoologique,
Comme la Cléopâtre antique
Sur l’éléphant se pavanant !


Dans la noirceur du pachyderme
Sa robe met un gros point blanc :
Et le garçon d’honneur galant
Crie : « Hé ! là-haut ! Tenons-nous ferme ! »

Le soir toute la noce ira
Dans un restaurant à prix fixe,
Absorber un dîner prolixe,
Café, liqueurs, et cætera

Puis un bout de bal s’organise
Dehors, aux Jardins et Bosquets
Et les messieurs, ronds et coquets,
Y dansent en bras de chemise.

Ne rions pas trop, voyez-vous,
De ces humbles qu’un rien amuse :
La gaieté souvent se refuse
À des sceptiques tels que nous.


Quand à Paris tout les attache,
De peu leur désir est charmé :
Qu’importe un horizon fermé
Quand on ignore ce qu’il cache ?

Pour eux qui n’ont point visité
La Suisse coquette ou sauvage,
Cette cascade-enfantillage
A de faux airs d’immensité.

Sur ces rochers-miniature
S’asseyant à califourchon,
Ils pensent, comme Perrichon,
Admirer la belle nature.

Cet éléphant dégénéré,
Affublé d’un harnais grotesque,
Est pour eux le roi gigantesque
D’un pays toujours ignoré,


Et le soir, au son du trombone,
Le pauvre bosquet poussiéreux,
Sous le gaz trouble, vaut pour eux
Tous les jardins de Babylone !

Leur vif esprit faubourien,
Plein du souvenir des féeries,
Se crée aux moindres rêveries
Un vrai royaume aérien ;

Un beau royaume fait d’albâtre,
D’émeraudes et de saphirs,
Où des figurants grands vizirs
Coudoient des reines de théâtre ;

Un royaume où les fruits nouveaux
Pendent aux arbres par centaines ;
Où les soldats — tous capitaines ! —
Défilent parmi les bravos ;


Où la fée en toilette blanche
Exauce les moindres souhaits ;
Où les trucs ne ratent jamais,
Où chaque jour est un dimanche !

Heureux ?… Oui, sans doute, ils le sont…
Mille fois plus que nous, peut-être :
Car tout ce qu’ils n’ont pu connaître
Les rend contents de ce qu’ils ont.

Ils goûtent, dans ces heures brèves
Qui s’envolent sans lendemain,
L’idéal du bonheur humain :
Un peu de vrai, beaucoup de rêves !