CE QU’EN PENSE RABELAIS
I
Donc, c’est bien décidé : nous avons tous perdu
Cette saine gaîté qui vibrait chez nos pères ;
La Lisette est bien morte… et le « bras si dodu »
Nous sommes tous mauvais, malsains et gangrenés,
Pris par le Pessimisme aussitôt la naissance ;
Et, dès nos premiers pas, nous nous mettons le nez
Le sol pèse à nos pieds et le ciel à nos fronts ;
Nous n’avons nul désir, nul rêve, nulle envie ;
De ne rien espérer nous nous désespérons :
Ah ! que c’est long, la vie !
Faire le bien ?… — Pourquoi ? Nul ne vous en sait gré.
Travailler ?… — À quoi bon ? C’est si peu que la gloire !
Aimer ?… — Depuis Adam, notre père abhorré,
Toujours la même histoire !
Le foyer ?… les enfants ?… Malheureux, taisez-vous !
Connaissant nos douleurs, celles de nos ancêtres,
Pour qu’ils pleurent comme eux et souffrent comme nous,
Engendrer d’autres êtres !
Alors, quoi ? — Mon Dieu, rien ! Un repos désolé,
L’attente de la mort, qui seule nous délivre
Et délasse le corps trop longtemps accablé
Sous le fardeau de vivre !
II
« Par le diable ! Messieurs, — dit maître Rabelais,
Qui nous entend, perché là-haut sur un nuage, —
La vie avait du bon, de mon temps ; je voulais
Quand je humais le piot avec quelques amis,
Un matin de printemps, sous la verte tonnelle,
Je trouvais le vin frais, le couvert fort bien mis,
Plus d’une fois, sans doute, un ennui me troubla…
Mais mon âme bien vite en était délivrée :
Je le précipitais d’un coup au fond de la
Je vivais doucement, sans caprices mauvais,
Sans rêver, moi petit, l’existence des princes,
Et m’estimant heureux quand je pouvais en paix
J’aimais les prés fleuris, les oiseaux, le ciel bleu,
Le soleil flamboyant ainsi qu’un nez d’ivrogne ;
Et mon bois de Meudon valait bien, vive Dieu !
Croyez-moi, mes enfants : vous en demandez trop
À ce monde où chacun de vous se désespère ;
Vous êtes des gourmands qui voulez du sirop
Toujours dans votre verre.
Sans cesse analysant, fouillant, tâtant, scrutant,
Quand vous avez un peu, vous rêvez davantage :
Le bonheur, voyez-vous, ne réclame pas tant
Laissez-vous vivre, allez ! sans élans hasardeux ;
Ne soyez point… comment dites-vous ?… névropathes ;
Et n’allez point vouloir, quand vous en avez deux,
Marcher à quatre pattes !
Vous vous désespérez que l’amour, au printemps,
Depuis le père Adam, n’ait épargné personne :
Hé ! c’est apparemment, pour durer si longtemps,
Que la manière est bonne !
Vos enfants, dites-vous, manqueront d’agrément
À languir comme vous sur cette pauvre sphère ?
Vos enfants !… Eh parbleu ! pensez donc seulement
Au plaisir de les faire !
D’ailleurs, si l’existence est pour vous sans appas,
Si vous la redoutez à ce point pour les vôtres,
Si vous craignez la vie, ah ! du moins n’allez pas
Je vous quitte, Messieurs : j’ai trop peur d’avoir l’air
D’un vieux fou ridicule et battant la campagne :
Je dîne au Ciel, ce soir… et c’est Schopenhauer
Qui paye le champagne ! »
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