(p. 153-158).


REFRAIN DU JOUR




Ô Pessimiste, mon ami,
Toi qui, dans ta doctrine austère,
Triste à porter le diable en terre,
Veux qu’on ne vive qu’à demi,

Tu me parais, sans résistance
Et sans trop pénible tourment,
Supporter très gaillardement
Le lourd fardeau de l’existence ?

— Moi, Monsieur ?… Je n’en ai que l’air :
J’ai lu tout, tout Schopenhauer.

— Ô Pessimiste, mon ami,
Dans une maison confortable,
Je te vis l’autre soir à table…
Tu n’avais pas l’air endormi !
Pour soutenir ton âme… bleue,
Tu dégustais les plats truffés,
Et les homards bien étoffés
T’offraient le régal de leur queue…

— Monsieur, je n’en avais que l’air :
Je pensais à Schopenhauer.


— Ô Pessimiste, mon ami,
Je t’admirais, vidant ton verre…
Hé ! hé !… ta main était légère
Et vive comme une fourmi.
Bourgogne, bordeaux ou champagne,
Tout passait d’un entrain égal,
Et tu mis, comme point final,
En joli doigt de vin d’Espagne !…

— Monsieur, je n’en avais que l’air :
Je ne bois que Schopenhauer.

— Ô Pessimiste, mon ami,
Plus tard, au salon, quand les dames
— D’épaules blanches blanches gammes, —
T’écoutant parler, ont frémi,
J’ai vu s’allumer ta prunelle
Et lancer sur leurs frais appas
Un long regard qui n’était pas
De tendance… immatérielle…


— Oh ! Monsieur !… je n’en eus que l’air
Je n’aime que Schopenhauer !

— Ô Pessimiste, mon ami,
Sur ton bureau de forme antique,
Auprès de maint livre mystique
Sur lequel ton rêve a gémi,
En des reliures fort belles
Qu’aperçois-je, ô saint Idéal !…
Madame et Monsieur Cardinal
Et leurs petites demoiselles !

— Monsieur… C’était sans avoir l’air :
Je ne lis que Schopenhauer !

— Ô Pessimiste, mon ami,
Voici le printemps, saison douce,
Ranimant la fleur sous la mousse
Et l’homme par l’hiver blêmi.

Un de ces matins, en cachette,
— Ne t’en défends pas ! — je t’ai vu
Aspirant d’un air ingénu
Le parfum d’une violette !…

— Monsieur, je n’en avais que l’air :
Je ne sens que Schopenhauer !

— Ô Pessimiste, mon ami,
Tu me fais l’effet d’une corde
Que, pour s’ennuyer, on accorde
En bémol, fa, sol ou bien mi.
Que dirais-tu si, d’aventure,
Revenant au do naturel,
Tu cessais de blâmer le ciel
Et de voir la vie aussi dure ?…

(Avec élan.)
— Monsieur !… j’en sauterais en l’air !…

Mais que dirait Schopenhauer ?