Les Mille et Une Nuits/Septième et dernier voyage de Sindbad le marin

Anonyme
Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 2 (p. 196-215).

SEPTIÈME ET DERNIER VOYAGE
DE SINDBAD LE MARIN.


» Au retour de mon sixième voyage, j’abandonnai absolument la pensée d’en faire jamais d’autres. Outre que j’étois dans un âge qui ne demandoit que du repos, je m’étois bien promis de ne plus m’exposer aux périls que j’avois tant de fois courus. Ainsi je ne songeois qu’à passer doucement le reste de ma vie. Un jour que je régalois un nombre d’amis, un de mes gens me vint avertir qu’un officier du calife me demandoit. Je sortis de table et allai au-devant de lui. « Le calife, me dit-il, m’a chargé de venir vous dire qu’il veut vous parler. » Je suivis au palais l’officier, qui me présenta à ce prince, que je saluai en me prosternant à ses pieds. « Sindbad, me dit-il, j’ai besoin de vous ; il faut que vous me rendiez un service ; que vous alliez porter ma réponse et mes présens au roi de Serendib : il est juste que je lui rende la civilité qu’il m’a faite. »

» Le commandement du calife fut un coup de foudre pour moi. « Commandeur des croyans, lui dis-je, je suis prêt à exécuter tout ce que m’ordonnera votre Majesté ; mais je la supplie très-humblement de songer que je suis rebuté des fatigues incroyables que j’ai souffertes. J’ai même fait vœu de ne sortir jamais de Bagdad. » De là je pris occasion de lui faire un long détail de toutes mes aventures, qu’il eut la patience d’écouter jusqu’à la fin. D’abord que j’eus cessé de parler :

« J’avoue, dit-il, que voilà des événemens bien extraordinaires ; mais pourtant il ne faut pas qu’ils vous empêchent de faire pour l’amour de moi, le voyage que je vous propose. Il ne s’agit que d’aller à l’isle de Serendib, vous acquitter de la commission que je vous donne. Après cela, il vous sera libre de vous en revenir. Mais il y faut aller ; car vous voyez bien qu’il ne seroit pas de la bienséance et de ma dignité d’être redevable au roi de cette isle. » Comme je vis que le calife exigeoit cela de moi absolument, je lui témoignai que j’étois prêt à lui obéir. Il en eut beaucoup de joie, et me fît donner mille sequins pour les frais de mon voyage.

» Je me préparai en peu de jours à mon départ ; et sitôt qu’on m’eut livré les présens du calife avec une lettre de sa propre main, je partis et je pris la route de Balsora, où je m’embarquai. Ma navigation fut très-heureuse : j’arrivai à l’isle de Serendib. Là, j’exposai aux ministres la commission dont j’étois chargé, et les priai de me faire donner audience incessamment. Ils n’y manquèrent pas. On me conduisit au palais avec honneur. J’y saluai le roi en me prosternant selon la coutume.

» Ce prince me reconnut d’abord, et me témoigna une joie toute particulière de me revoir. « Ah, Sindbad, me dit-il, soyez le bien-venu ! Je vous jure que j’ai songé à vous très-souvent depuis votre départ. Je bénis ce jour, puisque nous nous voyons encore une fois. » Je lui fis mon compliment ; et après l’avoir remercié de la bonté qu’il avoit pour moi, je lui présentai la lettre et le présent du calife, qu’il reçut avec toutes les marques d’une grande satisfaction.

» Le calife lui envoyoit un lit complet de drap d’or, estimé mille sequins, cinquante robes d’une très-riche étoffe, cent autres de toile blanche, la plus fine du Caire, de Suez, d’Alexandrie et de Cufa[1] ; un autre lit cramoisi, et un autre encore d’une autre façon ; un vase d’agate plus large que profond, épais d’un doigt, et ouvert d’un demi-pied, dont le fond représentoit en bas-relief un homme un genou en terre qui tenoit un arc avec une flèche, prêt à tirer contre un lion ; il lui envoyoit enfin une riche table que l’on croyoit, par tradition, venir du grand Salomon. La lettre du calife étoit conçue en ces termes :

SALUT AU NOM DU SOUVERAIN GUIDE DU
DROIT CHEMIN, AU PUISSANT ET HEUREUX
SULTAN, DE LA PART D’ABDALLA HA-
ROUN ALRASCHID, QUE DIEU A PLA-
CÉ DANS LE LIEU D’HONNEUR
APRÈS SES ANCÊTRES D’HEU-
REUSE MÉMOIRE.

« Nous avons reçu votre lettre avec joie, et nous vous envoyons celle-ci, émanée du conseil de notre Porte, le jardin des esprits supérieurs. Nous espérons qu’en jetant les yeux dessus, vous connoîtrez notre bonne intention, et que vous l’aurez pour agréable. Adieu. »

« Le roi de Serendib eut un grand plaisir de voir que le calife répondoit à l’amitié qu’il lui avoit témoignée. Peu de temps après cette audience, je sollicitai celle de mon congé, que je n’eus pas peu de peine à obtenir. Je l’obtins enfin ; et le roi, en me congédiant, me fit un présent très-considérable. Je me rembarquai aussitôt, dans le dessein de m’en retourner à Bagdad ; mais je n’eus pas le bonheur d’y arriver comme je l’espérois, et Dieu en disposa autrement.

» Trois ou quatre jours après notre départ, nous fûmes attaqués par des corsaires, qui eurent d’autant moins de peine à s’emparer de notre vaisseau, qu’on n’y étoit nullement en état de se défendre. Quelques personnes de l’équipage voulurent faire résistance, mais il leur en coûta la vie ; pour moi et tous ceux qui eurent la prudence de ne pas s’opposer au dessein des corsaires, nous fûmes faits esclaves…

Le jour qui paroissoit, imposa silence à Scheherazade. Le lendemain, elle reprit la suite de cette histoire.

LXXXIXe NUIT.

Sire, dit-elle au sultan des Indes, Sindbad continuant de raconter les aventures de son dernier voyage :

» Après que les corsaires, poursuivit-il, nous eurent tous dépouillés, et qu’ils nous eurent donné de méchans habits au lieu des nôtres, ils nous emmenèrent dans une grande isle fort éloignée, où ils nous vendirent.

» Je tombai entre les mains d’un riche marchand, qui ne m’eut pas plutôt acheté, qu’il me mena chez lui, où il me fit bien manger et habiller proprement en esclave. Quelques jours après, comme il ne s’étoit pas encore bien informé qui j’étois, il me demanda si je ne savois pas quelque métier ? Je lui répondis, sans me faire mieux connoître, que je n’étois pas un artisan, mais un marchand de profession, et que les corsaires qui m’avoient vendu, m’avoient enlevé tout ce que j’avois. « Mais dites-moi, reprit-il, ne pourriez-vous pas tirer de l’arc ? » Je lui repartis que c’étoit un des exercices de ma jeunesse, et que je ne l’avois pas oublié depuis. Alors il me donna un arc et des flèches ; et m’ayant fait monter derrière lui sur un éléphant, il me mena dans une forêt éloignée de la ville de quelques heures de chemin, et dont l’étendue étoit très-vaste. Nous y entrâmes fort avant ; et lorsqu’il jugea à propos de s’arrêter, il me fit descendre. Ensuite me montrant un grand arbre : « Montez sur cet arbre, me dit-il, et tirez sur les éléphans que vous verrez passer ; car il y en a une quantité prodigieuse dans cette forêt. S’il en tombe quelqu’un, venez m’en donner avis. » Après m’avoir dit cela, il me laissa des vivres, reprit le chemin de la ville, et je demeurai sur l’arbre à l’affût pendant toute la nuit.

» Je n’en aperçus aucun pendant tout ce temps-là ; mais le lendemain, d’abord que le soleil fut levé, j’en vis paroître un grand nombre. Je tirai dessus plusieurs flèches, et enfin il en tomba un par terre. Les autres se retirèrent aussitôt, et me laissèrent la liberté d’aller avertir mon patron de la chasse que je venois de faire. En faveur de cette nouvelle, il me régala d’un bon repas, loua mon adresse, et me caressa fort. Puis nous allâmes ensemble à la forêt, où nous creusâmes une fosse dans laquelle nous enterrâmes l’éléphant que j’avois tué. Mon patron se proposoit de revenir lorsque l’animal seroit pourri, et d’enlever les dents pour en faire commerce.

» Je continuai cette chasse pendant deux mois, et il ne se passoit pas de jour que je ne tuasse un éléphant. Je ne me mettois pas toujours à l’affût sur le même arbre, je me plaçois tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre. Un matin que j’attendois l’arrivée des éléphans, je m’aperçus avec un extrême étonnement, qu’au lieu de passer devant moi en traversant la forêt comme à l’ordinaire, ils s’arrêtèrent, et vinrent à moi avec un horrible bruit et en si grand nombre, que la terre en étoit couverte et trembloit sous leurs pas. Ils s’approchèrent de l’arbre où j’étois monté, et l’environnèrent tous, la trompe étendue et les jeux attachés sur moi. À ce spectacle étonnant, je restai immobile, et saisi d’une telle frayeur, que mon arc et mes flèches me tombèrent des mains.

» Je n’étois pas agité d’une crainte vaine. Après que les éléphans m’eurent regardé quelque temps, un des plus gros embrassa l’arbre par le bas avec sa trompe, et fit un si puissant effort, qu’il le déracina et le renversa par terre. Je tombai avec l’arbre ; mais l’animal me prit avec sa trompe, et me chargea sur son dos, où je m’assis plus mort que vif avec le carquois attaché à mes épaules. Il se mit ensuite à la tête de tous les autres qui le suivoient en troupe, et me porta jusqu’à un endroit où m’ayant posé à terre, il se retira avec tous ceux qui l’accompagnoient. Concevez, s’il est possible, l’état où j’étois : je croyois plutôt dormir que veiller. Enfin, après avoir été quelque temps étendu sur la place, ne voyant plus d’éléphant, je me levai, et je remarquai que j’étois sur une colline assez longue et assez large, toute couverte d’ossemens et de dents d’éléphans. Je vous avoue que cet objet me fit faire une infinité de réflexions. J’admirai l’instinct de ces animaux. Je ne doutai point que ce ne fût là leur cimetière, et qu’ils ne m’y eussent apporté exprès pour me l’enseigner, afin que je cessasse de les persécuter, puisque je le faisois dans la vue seule d’avoir leurs dents. Je ne m’arrêtai pas sur la colline, je tournai mes pas vers la ville ; et après avoir marché un jour et une nuit, j’arrivai chez mon patron. Je ne rencontrai aucun éléphant sur ma route ; ce qui me fit connoître qu’ils s’étoient éloignés plus avant dans la forêt, pour me laisser la liberté d’aller sans obstacle à la colline.

» Dès que mon patron m’aperçut : « Ah, pauvre Sindbad, me dit-il, j’étois dans une grande peine de savoir ce que tu pouvois être devenu ! J’ai été à la forêt, j’y ai trouvé un arbre nouvellement déraciné, un arc et des flèches par terre ; et après t’avoir inutilement cherché, je désespérois de te revoir jamais. Raconte-moi, je te prie, ce qui t’est arrivé. Par quel bonheur es-tu encore en vie ? » Je satisfis sa curiosité ; et le lendemain étant allés tous deux à la colline, il reconnut avec une extrême joie la vérité de ce que je lui avois dit. Nous chargeâmes l’éléphant sur lequel nous étions venus, de tout ce qu’il pouvoit porter de dents ; et lorsque nous fûmes de retour : « Mon frère, me dit-il, (car je ne veux plus vous traiter en esclave, après le plaisir que vous venez de me faire par une découverte qui va m’enrichir) que Dieu vous comble de toutes sortes de biens et de prospérités ! Je déclare devant lui que je vous donne la liberté. Je vous avois dissimulé ce que vous allez entendre : les éléphans de notre forêt nous font périr chaque année une infinité d’esclaves que nous envoyons chercher de l’ivoire. Quelques conseils que nous leur donnions, ils perdent tôt ou tard la vie par les ruses de ces animaux. Dieu vous a délivré de leur furie, et n’a fait cette grâce qu’à vous seul. C’est une marque qu’il vous chérit, et qu’il a besoin de vous dans le monde pour le bien que vous y devez faire. Vous me procurez un avantage incroyable : nous n’avons pu avoir d’ivoire jusqu’à présent, qu’en exposant la vie de nos esclaves ; et voilà toute notre ville enrichie par votre moyen. Ne croyez pas que je prétende vous avoir assez récompensé par la liberté que vous venez de recevoir ; je veux ajouter à ce don des biens considérables. Je pourrois engager toute la ville à faire votre fortune ; mais c’est une gloire que je veux avoir moi seul. »

» À ce discours obligeant, je répondis : « Patron, Dieu vous conserve ! La liberté que vous m’accordez, suffit pour vous acquitter envers moi ; et pour toute récompense du service que j’ai eu le bonheur de vous rendre à vous et à votre ville, je ne vous demande que la permission de retourner en mon pays. » « Hé bien, répliqua-t-il, Moçon[2] nous amènera bientôt des navires qui viendront charger de l’ivoire. Je vous renverrai alors, et vous donnerai de quoi vous conduire chez vous. » Je le remerciai de nouveau de la liberté qu’il venoit de me donner, et des bonnes intentions qu’il avoit pour moi. Je demeurai chez lui en attendant le Moçon ; et pendant ce temps-là, nous fîmes tant de voyages à la colline, que nous remplîmes ses magasins d’ivoire. Tous les marchands de la ville qui en négocioient, firent la même chose ; car cela ne leur fut pas long-temps caché.

À ces paroles, Scheherazade apercevant la pointe du jour, cessa de poursuivre son discours. Elle le reprit la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

XCe NUIT.

Sire, Sindbad continuant le récit de son septième voyage :

» Les navires, dit-il, arrivèrent enfin ; et mon patron ayant choisi lui-même celui sur lequel je devois m’embarquer, le chargea d’ivoire à demi pour mon compte. Il n’oublia pas d’y faire mettre aussi des provisions en abondance pour mon passage ; et de plus, il m’obligea d’accepter des régals de grand prix, des curiosités du pays. Après que je l’eus remercié autant qu’il me fut possible de tous les bienfaits que j’avois reçus de lui, je m’embarquai. Nous mîmes à la voile ; et comme l’aventure qui m’avoit procuré la liberté, étoit fort extraordinaire, j’en avois toujours l’esprit occupé.

» Nous nous arrêtâmes dans quelques isles pour y prendre des rafraîchissemens. Notre vaisseau étant parti d’un port de terre-ferme des Indes, nous y allâmes aborder ; et là, pour éviter les dangers de la mer jusqu’à Balsora, je fis débarquer l’ivoire qui m’appartenoit, résolu de continuer mon voyage par terre. Je tirai de mon ivoire une grosse somme d’argent ; j’en achetai plusieurs choses rares pour en faire des présens ; et quand mon équipage fut prêt, je me joignis à une grosse caravane de marchands. Je demeurai long-temps en chemin, et je souffris beaucoup ; mais je souffrois avec patience, en faisant réflexion que je n’avois plus à craindre ni les tempêtes, ni les corsaires, ni les serpens, ni tous les autres périls que j’avois courus.

» Toutes ces fatigues finirent enfin : j’arrivai heureusement à Bagdad. J’allai d’abord me présenter au calife, et lui rendre compte de mon ambassade. Ce prince me dit que la longueur de mon voyage lui avoit causé de l’inquiétude ; mais qu’il avoit pourtant toujours espéré que Dieu ne m’abandonneroit point. Quand je lui appris l’aventure des éléphans, il en parut fort surpris ; et il auroit refusé d’y ajouter foi, si ma sincérité ne lui eût pas été connue. Il trouva cette histoire et les autres que je lui racontai, si curieuses, qu’il chargea un de ses secrétaires de les écrire en caractères d’or, pour être conservées dans son trésor. Je me retirai très-content de l’honneur et des présens qu’il me fit ; puis je me donnai tout entier à ma famille, à mes parens et à mes amis. »

Ce fut ainsi que Sindbad acheva le récit de son septième et dernier voyage ; et s’adressant ensuite à Hindbad : « Hé bien, mon ami, ajouta-t-il, avez-vous jamais ouï dire que quelqu’un ait souffert autant que moi, ou qu’aucun mortel se soit trouvé dans des embarras si pressans ? N’est-il pas juste qu’après tant de travaux, je jouisse d’une vie agréable et tranquille ? » Comme il achevoit ces mots, Hindbad s’approcha de lui, et dit, en lui baisant la main : « Il faut avouer, Seigneur, que vous avez essuyé d’effroyables périls ; mes peines ne sont pas comparables aux vôtres. Si elles m’affligent dans le temps que je les souffre, je m’en console par le petit profit que j’en tire. Vous méritez non-seulement une vie tranquille, vous êtes digne encore de tous les biens que vous possédez, puisque vous en faites un si bon usage, et que vous êtes si généreux. Continuez donc de vivre dans la joie jusqu’à l’heure de votre mort. »

Sindbad lui fit donner encore cent sequins, le reçut au nombre de ses amis, lui dit de quitter sa profession de porteur, et de continuer à venir manger chez lui ; qu’il auroit lieu de se souvenir toute sa vie de Sindbad le Marin.

Scheherazade, voyant qu’il n’étoit pas encore jour, continua de parler, et commença une autre histoire.


Notes
  1. Isle de l’Iraque-Arabique, sur le bras le plus occidental de l’Euphrate, à cinquante lieues de Bagdad.
  2. Moussons, vents périodiques qui, dans la mer des Indes, soufflent régulièrement, alternativement et pendant plusieurs mois du couchant au levant, et du levant au couchant. On appelle aussi la Mousson, la saison pendant laquelle règnent ces vents.