Les Mille et Une Nuits/Les Trois Pommes

Anonyme
Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 2 (p. 216-229).

LES TROIS POMMES.


Sire, dit-elle, j’ai déjà eu l’honneur d’entretenir votre Majesté d’une sortie que le calife Haroun Alraschid fit une nuit de son palais ; il faut que je vous en raconte encore une autre :

Un jour ce prince avertit le grand-visir Giafar de se trouver au palais la nuit prochaine. « Visir, lui dit-il, je veux faire le tour de la ville, et m’informer de ce qu’on y dit, et particulièrement si on est content de mes officiers de justice. S’il y en a dont on ait raison de se plaindre, nous les déposerons pour en mettre d’autres à leurs places, qui s’acquitteront mieux de leur devoir. Si au contraire il y en a dont on se loue, nous aurons pour eux les égards qu’ils méritent. » Le grand-visir s’étant rendu au palais à l’heure marquée, le calife, lui et Mesrour, chef des eunuques, se déguisèrent pour n’être pas connus, et sortirent tous trois ensemble.

Ils passèrent par plusieurs places et par plusieurs marchés ; et en entrant dans une petite rue, ils virent au clair de la lune un bon-homme à barbe blanche, qui avoit la taille haute, et qui portoit des filets sur sa tête. Il avoit au bras un panier pliant de feuilles de palmier, et un bâton à la main. « À voir ce vieillard, dit le calife, il n’est pas riche : abordons-le, et lui demandons l’état de sa fortune. » « Bon-homme, lui dit le visir, qui es-tu ? » « Seigneur, lui répondit le vieillard, je suis pêcheur, mais le plus pauvre et le plus misérable de ma profession. Je suis sorti de chez moi tantôt sur le midi pour aller pêcher, et depuis ce temps-là jusqu’à présent, je n’ai pas pris le moindre poisson. Cependant j’ai une femme et de petits enfans, et je n’ai pas de quoi les nourrir. »

Le calife, touché de compassion, dit au pêcheur : « Aurois-tu le courage de retourner sur tes pas, et de jeter tes filets encore une fois seulement ? Nous te donnerons cent sequins de ce que tu amèneras. » Le pêcheur, à cette proposition, oubliant toute la peine de la journée, prit le calife au mot, et retourna vers le Tigre avec lui, Giafar et Mesrour, en disant en lui-même : « Ces seigneurs paroissent trop honnêtes et trop raisonnables pour ne pas me récompenser de ma peine ; et quand ils ne me donneroient que la centième partie de ce qu’ils me promettent, ce seroit encore beaucoup pour moi. »

Ils arrivèrent au bord du Tigre ; le pêcheur y jeta ses filets, puis les ayant tirés, il amena un coffre bien fermé et fort pesant qui s’y trouva. Le calife lui fit compter aussitôt cent sequins par le grand-visir, et le renvoya. Mesrour chargea le coffre sur ses épaules par l’ordre de son maître, qui dans l’empressement de savoir ce qu’il y avoit dedans, retourna au palais en diligence. Là, le coffre ayant été ouvert, on y trouva un grand panier pliant de feuilles de palmier, fermé et cousu par l’ouverture avec un fil de laine rouge. Pour satisfaire l’impatience du calife, on ne se donna pas la peine de le découdre ; on coupa promptement le fil avec un couteau, et l’on tira du panier un paquet enveloppé dans un méchant tapis, et lié avec de la corde. La corde déliée et le paquet défait, on vit avec horreur le corps d’une jeune dame, plus blanc que de la neige, et coupé par morceaux…

Scheherazade, en cet endroit, remarquant qu’il étoit jour, cessa de parler. Le lendemain, elle reprit la parole de cette manière :

XCIe NUIT.

Sire, votre majesté s’imaginera mieux elle-même que je ne le puis faire comprendre par mes paroles, quel fut l’étonnement du calife à cet affreux spectacle. Mais de la surprise il passa en un instant à la colère ; et lançant au visir un regard furieux : « Ah ! malheureux, lui dit-il, est-ce donc ainsi que tu veilles sur les actions de mes peuples ? On commet impunément sous ton ministère des assassinats dans ma capitale, et l’on jette mes sujets dans le Tigre, afin qu’ils crient vengeance contre moi au jour du jugement. Si tu ne venges promptement le meurtre de cette femme par la mort de son meurtrier, je jure par le saint nom de Dieu, que je te ferai pendre, toi et quarante de ta parenté. » « Commandeur des croyans, lui dit le grand visir, je supplie votre majesté de m’accorder du temps pour faire des perquisitions. » « Je ne te donne que trois jours pour cela, repartit le calife ; c’est à toi d’y songer. »

Le visir Giafar se retira chez lui dans une grande confusion de sentimens. « Hélas, disoit-il, comment, dans une ville aussi vaste et aussi peuplée que Bagdad, pourrai-je déterrer un meurtrier, qui sans doute a commis ce crime sans témoin, et qui est peut-être déjà sorti de cette ville ? Un autre que moi tireroit de prison un misérable, et le feroit mourir pour contenter le calife ; mais je ne veux pas charger ma conscience de ce forfait, et j’aime mieux mourir que de me sauver à ce prix-là. »

Il ordonna aux officiers de police et de justice qui lui obéissoient, de faire une exacte recherche du criminel. Ils mirent leurs gens en campagne, et s’y mirent eux-mêmes, ne se croyant guère moins intéressés que le visir en cette affaire. Mais tous leurs soins furent inutiles : quelque diligence qu’ils y apportèrent, ils ne purent découvrir l’auteur de l’assassinat ; et le visir jugea bien que sans un coup du ciel, c’étoit fait de sa vie.


Effectivement, le troisième jour étant venu, un huissier arriva chez ce malheureux ministre, et le somma de le suivre. Le visir obéit ; et le calife lui ayant demandé où étoit le meurtrier : « Commandeur des croyans, lui répondit-il les larmes aux yeux, je n’ai trouvé personne qui ait pu m’en donner la moindre nouvelle. » Le calife lui fit des reproches remplis d’emportemens et de fureur, et commanda qu’on le pendît devant la porte du palais, lui et quarante des Barmecides[1].

Pendant que l’on travailloit à dresser les potences, et qu’on se saisissoit des quarante Barmecides dans leurs maisons, un crieur public alla par ordre du calife faire ce cri dans tous les quartiers de la ville :

« Qui veut avoir la satisfaction de voir pendre le grand visir Giafar, et quarante des Barmecides ses parens, qu’il vienne à la place qui est devant le palais. »

Lorsque tout fut prêt, le juge criminel et un grand nombre d’huissiers du palais, amenèrent le grand visir avec les quarante Barmecides, les firent disposer chacun au pied de la potence qui lui étoit destinée, et on leur passa autour du cou la corde avec laquelle ils devoient être levés en l’air. Le peuple dont toute la place étoit remplie, ne put voir ce triste spectacle sans douleur, et sans verser des larmes ; car le grand visir Giafar et les Barmecides étoient chéris et honorés pour leur probité, leur libéralité et leur désintéressement, non-seulement à Bagdad, mais même par tout l’empire du calife.

Rien n’empêchoit qu’on n’exécutât l’ordre irrévocable de ce prince trop sévère ; et on alloit ôter la vie aux plus honnêtes gens de la ville, lorsqu’un jeune homme très-bien fait et fort proprement vêtu, fendit la presse, pénétra jusqu’au grand visir ; et après lui avoir baisé la main : « Souverain visir, lui dit-il. Chef des émirs de cette cour, Refuge des pauvres, vous n’êtes pas coupable du crime pour lequel vous êtes ici. Retirez-vous, et me laissez expier la mort de la dame qui a été jetée dans le Tigre. C’est moi qui suis son meurtrier, et je mérite d’en être puni. »

Quoique ce discours causât beaucoup de joie au visir, il ne laissa pas d’avoir pitié du jeune homme dont la physionomie, au lieu de paroître sinistre, avoit quelque chose d’engageant ; et il alloit lui répondre, lorsqu’un grand homme d’un âge déjà fort avancé, ayant aussi fendu la presse, arriva, et dit au visir : « Seigneur, ne croyez rien de ce que vous dit ce jeune homme : nul autre que moi n’a tué la dame qu’on a trouvée dans le coffre ; c’est sur moi seul que doit tomber le châtiment. Au nom de Dieu, je vous conjure de ne pas punir l’innocent pour le coupable. » « Seigneur, reprit le jeune homme, en s’adressant au visir, je vous jure que c’est moi qui ai commis cette méchante action, et que personne au monde n’en est complice. » « Mon fils, interrompit le vieillard, c’est le désespoir qui vous a conduit ici, et vous voulez prévenir votre destinée ; pour moi, il y a long-temps que je suis au monde, je dois en être détaché. Laissez-moi donc sacrifier ma vie pour la vôtre. Seigneur, ajouta-t-il, en s’adressant au grand visir, je vous le répète encore, c’est moi qui suis l’assassin : faites-moi mourir, et ne différez pas. »

La contestation du vieillard et du jeune homme obligea le visir Giafar à les mener tous deux devant le calife, avec la permission de l’officier chargé de présider à cette terrible exécution, qui se faisoit un plaisir de le favoriser. Lorsqu’il fut en présence de ce prince, il baisa la terre par sept fois, et parla de cette manière : « Commandeur des croyans, j’amène à votre majesté ce vieillard et ce jeune homme, qui se disent, tous deux séparément, meurtriers de la dame. » Alors le calife demanda aux accusés, qui des deux avoit massacré la dame si cruellement, et l’avoit jetée dans le Tigre. Le jeune homme assura que c’étoit lui ; mais le vieillard, de son côté, soutenant le contraire : « Allez, dit le calife au grand visir, faites-les pendre tous deux. » « Mais, sire, dit le visir, s’il n’y en a qu’un de criminel, il y auroit de l’injustice à faire mourir l’autre. »

À ces mots, le jeune homme reprit : « Je jure, par le grand Dieu qui a élevé les cieux à la hauteur où ils sont, que c’est moi qui ai tué la dame, qui l’ai coupée par quartiers et jetée dans le Tigre il y a quatre jours. Je ne veux point avoir de part avec les autres au jour du jugement, si ce que je dis n’est pas véritable ; ainsi je suis celui qui doit être puni. » Le calife fut surpris de ce serment, et y ajouta foi, d’autant plus que le vieillard n’y répliqua rien. C’est pourquoi se tournant vers le jeune homme : « Malheureux, lui dit-il, pour quel sujet as-tu commis un crime si détestable ; et quelle raison peux-tu avoir d’être venu t’offrir toi-même à la mort ? » « Commandeur des croyans, répondit-il, si l’on mettoit par écrit tout ce qui s’est passé entre cette dame et moi, ce seroit une histoire qui pourroit être très-utile aux hommes. » « Raconte-nous-la donc, répliqua le calife, je te l’ordonne. » Le jeune homme obéit, et commença son récit de cette sorte.

Scheherazade vouloit continuer ; mais elle fut obligée de remettre cette histoire à la nuit suivante.

XCIIe NUIT.

Schahriar prévint la sultane, et lui demanda ce que le jeune homme avoit raconté au calife Haroun Alraschild. Sire, répondit Scheherazade, il prit la parole, et parla dans ces termes :


Notes
  1. Les Barmecides : nom d’une des familles des plus illustres, après les maisons souveraines de l’Asie. Quelques auteurs la font descendre des anciens rois de Perse. Le premier qui ait illustré cette famille se nommoit Abu-Ali-Iahia-Ben-Khaled-Ben-Barmek. Doué de toutes les vertus civiles et militaires, il fut choisi par le calife Mahadi pour gouverneur d’Haroun-Alraschild, son fils ; il eut quatre enfans nommés Fadhel, Giafar, (c’est celui dont il est ici question) Mohammed et Mussa qui ne dégénérant point de la vertu de leur père, portèrent la réputation des Barmecides jusqu’au plus haut degré où le mérite et la faveur peuvent élever une famille qui n’est pas sur le trône. Les Barmecides ont cela de particulier que la fortune les ayant abandonnés et les ayant fait tomber dans la disgrâce du calife Haroun-Alraschild, la mémoire que les peuples conservèrent du mérite et des qualités de ces grands hommes survécut à leur malheur, de sorte qu’ils ont trouvé presqu’autant d’historiens qui ont écrit leurs vies, que les plus grands princes de l’Orient.