Les Mille et Une Nuits/Second voyage de Sindbad le marin

Anonyme
Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 2 (p. 84-100).

SECOND VOYAGE
DE SINDBAD LE MARIN.


« J’avois résolu, après mon premier voyage, de passer tranquillement le reste de mes jours à Bagdad, comme j’eus l’honneur de vous le dire hier. Mais je ne fus pas long-temps sans m’ennuyer d’une vie oisive ; l’envie de voyager et de négocier par mer, me reprit : j’achetai des marchandises propres à faire le trafic que je méditois, et je partis une seconde fois avec d’autres marchands dont la probité m’étoit connue. Nous nous embarquâmes sur un bon navire ; et après nous être recommandés à Dieu, nous commençâmes notre navigation.

» Nous allions d’isles en isles, et nous y faisions des trocs fort avantageux. Un jour nous descendîmes dans une de ces isles, couverte de plusieurs sortes d’arbres fruitiers, mais si déserte, que nous n’y découvrîmes aucune habitation, ni même aucune personne. Nous allâmes prendre l’air dans les prairies et le long des ruisseaux qui les arrosoient.

» Pendant que les uns se divertissoient à cueillir des fleurs, et les autres des fruits, je pris mes provisions et du vin que j’avois apporté, et je m’assis près d’une eau coulante entre de grands arbres qui formoient un bel ombrage. Je fis un assez bon repas de ce que j’avois ; après quoi le sommeil vint s’emparer de mes sens. Je ne vous dirai pas si je dormis long-temps ; mais quand je me réveillai, je ne vis plus le navire à l’ancre…

Là, Scheherazade fut obligée d’interrompre son récit, parce qu’elle vit que le jour paroissoit, mais la nuit suivante elle continua de cette manière le second voyage de Sindbad :

LXXIIIe NUIT.

» Je fus bien étonné, dit Sindbad, de ne plus voir le vaisseau à l’ancre ; je me levai, je regardai de toutes parts, et je ne vis pas un des marchands qui étoient descendus dans l’isle avec moi. J’aperçus seulement le navire à la voile, mais si éloigné que je le perdis de vue peu de temps après.

» Je vous laisse à imaginer les réflexions que je fis dans un état si triste. Je pensai mourir de douleur. Je poussai des cris épouvantables ; je me frappai la tête, et me jetai par terre, où je demeurai long-temps abymé dans une confusion mortelle de pensées toutes plus affligeantes les unes que les autres. Je me reprochai cent fois de ne m’être pas contenté de mon premier voyage, qui devoit m’avoir fait perdre pour jamais l’envie d’en faire d’autres. Mais tous mes regrets étoient inutiles, et mon repentir hors de saison.

» À la fin, je me résignai à la volonté de Dieu ; et sans savoir ce que je deviendrois, je montai au haut d’un grand arbre, d’où je regardai de tous côtés pour voir si je ne découvrirois rien qui pût me donner quelqu’espérance. En jetant les yeux sur la mer, je ne vis que de l’eau et le ciel ; mais ayant aperçu du côté de la terre quelque chose de blanc, je descendis de l’arbre ; et avec ce qui me restoit de vivres, je marchai vers cette blancheur, qui étoit si éloignée, que je ne pouvois pas bien distinguer ce que c’étoit.

Lorsque j’en fus à une distance raisonnable, je remarquai que c’étoit une boule blanche, d’une hauteur et d’une grosseur prodigieuse. Dès que j’en fus près, je la touchai, et la trouvai fort douce. Je tournai à l’entour, pour voir s’il n’y avoit point d’ouverture ; je n’en pus découvrir aucune, et il me parut qu’il étoit impossible de monter dessus, tant elle étoit unie. Elle pouvoit avoir cinquante pas en rondeur.

» Le soleil alors étoit prêt à se coucher. L’air s’obscurcit tout-à-coup, comme s’il eût été couvert d’un nuage épais. Mais si je fus étonné de cette obscurité, je le fus bien davantage, quand je m’aperçus que ce qui la causoit, étoit un oiseau d’une grandeur et d’une grosseur extraordinaire, qui s’avançoit de mon côté en volant. Je me souvins d’un oiseau appelé Roc, dont j’avois souvent ouï parler aux matelots, et je conçus que la grosse boule que j’avois tant admirée, devoit être un œuf de cet oiseau. En effet, il s’abattit et se posa dessus, comme pour le couver. En le voyant venir, je m’étois serré fort près de l’œuf, de sorte que j’eus devant moi un des pieds de l’oiseau ; et ce pied étoit aussi gros qu’un gros tronc d’arbre. Je m’y attachai fortement avec la toile dont mon turban étoit environné, dans l’espérance que le Roc, lorsqu’il reprendroit son vol le lendemain, m’emporteroit hors de cette isle déserte. Effectivement, après avoir passé la nuit en cet état, d’abord qu’il fut jour, l’oiseau s’envola, et m’enleva si haut, que je ne voyois plus la terre ; puis il descendit tout-à-coup avec tant de rapidité, que je ne me sentois pas. Lorsque le Roc fut posé, et que je me vis à terre, je déliai promptement le nœud qui me tenoit attaché à son pied. J’avois à peine achevé de me détacher, qu’il donna du bec sur un serpent d’une longueur inouïe. Il le prit, et s’envola aussitôt.

» Le lieu où il me laissa, étoit une vallée très-profonde, environnée de toutes parts de montagnes si hautes qu’elles se perdoient dans la nue, et tellement escarpées, qu’il n’y avoit aucun chemin par où l’on y pût monter. Ce fut un nouvel embarras pour moi ; et comparant cet endroit à l’isle déserte que je venois de quitter, je trouvai que je n’avois rien gagné au change.

» En marchant par cette vallée, je remarquai qu’elle étoit parsemée de diamans, dont il y en avoit d’une grosseur surprenante ; je pris beaucoup de plaisir à les regarder ; mais j’aperçus bientôt de loin des objets qui diminuèrent fort ce plaisir, et que je ne pus voir sans effroi. C’étoit un grand nombre de serpens si gros et si longs, qu’il n’y en avoit pas un qui n’eût englouti un éléphant. Ils se retiroient pendant le jour dans leurs antres où ils se cachoient à cause du Roc leur ennemi, et ils n’en sortoient que la nuit.

» Je passai la journée à me promener dans la vallée, et à me reposer de temps en temps dans les endroits les plus commodes. Cependant le soleil se coucha ; et à l’entrée de la nuit, je me retirai dans une grotte où je jugeai que je serois en sûreté. J’en bouchai l’entrée, qui étoit basse et étroite, avec une pierre assez grosse pour me garantir des serpens, mais qui n’étoit pas assez juste pour empêcher qu’il n’y entrât un peu de lumière. Je soupai d’une partie de mes provisions, au bruit des serpens qui commencèrent à paroître. Leurs affreux sifflemens me causèrent une frayeur extrême, et ne me permirent pas, comme vous pouvez penser, de passer la nuit fort tranquillement. Le jour étant venu, les serpens se retirèrent. Alors je sortis de ma grotte en tremblant, et je puis dire que je marchai long-temps sur des diamans sans en avoir la moindre envie. À la fin, je m’assis ; et malgré l’inquiétude dont j’étois agité, comme je n’avois pas fermé l’œil de toute la nuit, je m’endormis après avoir fait encore un repas de mes provisions. Mais j’étois à peine assoupi, que quelque chose qui tomba près de moi avec grand bruit, me réveilla. C’étoit une grosse pièce de viande fraîche ; et dans le moment, j’en vis rouler plusieurs autres du haut des rochers en différens endroits.

» J’avois toujours tenu pour un conte fait à plaisir, ce que j’avois ouï dire plusieurs fois à des matelots et à d’autres personnes, touchant la vallée des diamans, et l’adresse dont se servoient quelques marchands pour en tirer ces pierres précieuses. Je connus bien qu’ils m’avoient dit la vérité. En effet, ces marchands se rendent auprès de cette vallée dans le temps que les aigles ont des petits. Ils découpent de la viande et la jettent par grosses pièces dans la vallée, les diamans sur la pointe desquels elles tombent, s’y attachent. Les aigles, qui sont en ce pays-là plus forts qu’ailleurs, vont fondre sur ces pièces de viande, et les emportent dans leurs nids au haut des rochers, pour servir de pâture à leurs aiglons. Alors les marchands courant aux nids, obligent, par leurs cris, les aigles à s’éloigner, et prennent les diamans qu’ils trouvent attachés aux pièces de viande. Ils se servent de cette ruse, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de tirer les diamans de cette vallée, qui est un précipice dans lequel on ne sauroit descendre.

» J’avois cru jusque-là qu’il ne me seroit pas possible de sortir de cet abyme, que je regardois comme mon tombeau ; mais je changeai de sentiment ; et ce que je venois de voir, me donna lieu d’imaginer le moyen de conserver ma vie…

Le jour qui parut en cet endroit, imposa silence à Scheherazade ; mais elle poursuivit cette histoire le lendemain.

LXXIVe NUIT.

Sire, dit-elle, en s’adressant toujours au sultan des Indes, Sindbad continua de raconter les aventures de son second voyage à la compagnie qui l’écoutoit : « Je commençai, dit-il, par amasser les plus gros diamans qui se présentèrent à mes yeux, et j’en remplis le sac de cuir[1] qui m’avoit servi à mettre mes provisions de bouche. Je pris ensuite la pièce de viande qui me parut la plus longue ; je l’attachai fortement autour de moi avec la toile de mon turban, et en cet état je me couchai le ventre contre terre, la bourse de cuir attachée à ma ceinture de manière qu’elle ne pouvoit tomber.

« Je ne fus pas plutôt en cette situation, que les aigles vinrent chacun se saisir d’une pièce de viande qu’ils emportèrent ; et un des plus puissans m’ayant enlevé de même avec le morceau de viande dont j’étois enveloppé, me porta au haut de la montagne jusque dans son nid. Les marchands ne manquèrent point alors de crier pour épouvanter les aigles ; et lorsqu’ils les eurent obligés à quitter leur proie, un d’entr’eux s’approcha de moi ; mais il fut saisi de crainte quand il m’aperçut. Il se rassura pourtant ; et au lieu de s’informer par quelle aventure je me trouvois là, il commença à me quereller, en me demandant pourquoi je lui ravissois son bien. « Vous me parlerez, lui dis-je, avec plus d’humanité, lorsque vous m’aurez mieux connu. Consolez-vous, ajoutai-je, j’ai des diamans pour vous et pour moi plus que n’en peuvent avoir tous les autres marchands ensemble. S’ils en ont, ce n’est que par hasard ; mais j’ai choisi moi-même au fond de la vallée ceux que j’apporte dans cette bourse que vous voyez. » En disant cela, je la lui montrai. Je n’avois pas achevé de parler, que les autres marchands qui m’aperçurent s’attroupèrent autour de moi fort étonnés de me voir, et j’augmentai leur surprise par le récit de mon histoire. Ils n’admirèrent pas tant le stratagème que j’avois imaginé pour me sauver, que ma hardiesse à le tenter.

Ils m’emmenèrent au logement où ils demeuroient tous ensemble ; et là, ayant ouvert ma bourse en leur présence, la grosseur de mes diamans les surprit, et ils m’avouèrent que dans toutes les cours où ils avoient été, ils n’en avoient pas vu un qui en approchât. Je priai le marchand à qui appartenoit le nid où j’avois été transporté, car chaque marchand avoit le sien ; je le priai, dis-je, d’en choisir pour sa part autant qu’il en voudroit. Il se contenta d’en prendre un seul, encore le prit-il des moins gros ; et comme je le pressois d’en recevoir d’autres sans craindre de me faire tort : « Non, me dit-il, je suis fort satisfait de celui-ci, qui est assez précieux pour m’épargner la peine de faire désormais d’autres voyages pour l’établissement de ma petite fortune. »

» Je passai la nuit avec ces marchands, à qui je racontai une seconde fois mon histoire pour la satisfaction de ceux qui ne l’avoient pas entendue. Je ne pouvois modérer ma joie, quand je faisois réflexion que j’étois hors des périls dont je vous ai parlé. Il me sembloit que l’état où je me trouvois, étoit un songe, et je ne pouvois croire que je n’eusse plus rien à craindre.

» Il y avoit déjà plusieurs jours que les marchands jetoient des pièces de viande dans la vallée ; et comme chacun paroissoit content des diamans qui lui étoient échus, nous partîmes le lendemain tous ensemble, et nous marchâmes par de hautes montagnes où il y avoit des serpens d’une longueur prodigieuse, que nous eûmes le bonheur d’éviter. Nous gagnâmes le premier port, d’où nous passâmes à l’isle de Roha, où croît l’arbre dont on tire le camphre, et qui est si gros et si touffu, que cent hommes y peuvent être à l’ombre aisément. Le suc dont se forme le camphre, coule par une ouverture que l’on fait au haut de l’arbre, et se reçoit dans un vase où il prend consistance, et devient ce qu’on appelle camphre. Le suc ainsi tiré, l’arbre se sèche et meurt.

» Il y a dans la même isle des rhinocéros, qui sont des animaux plus petits que l’éléphant, et plus grands que le bufle ; ils ont une corne sur le nez, longue environ d’une coudée : cette corne est solide et coupée par le milieu d’une extrémité à l’autre. On voit dessus des traits blancs qui représentent la figure d’un homme. Le rhinocéros se bat avec l’éléphant, le perce de sa corne par-dessous le ventre, l’enlève, et le porte sur sa tête ; mais comme le sang et la graisse de l’éléphant lui coulent sur les yeux, et l’aveuglent, il tombe par terre ; et ce qui va vous étonner, le Roc vient qui les enlève tous deux entre ses griffes, et les emporte pour nourrir ses petits.

» Je passe sous silence plusieurs autres particularités de cette isle, de peur de vous ennuyer. J’y échangeai quelques-uns de mes diamans contre de bonnes marchandises. De là nous allâmes à d’autres isles ; et enfin après avoir touché à plusieurs villes marchandes de terre ferme, nous abordâmes à Balsora, d’où je me rendis à Bagdad. J’y fis d’abord de grandes aumônes aux pauvres, et je jouis honorablement du reste de mes richesses immenses que j’avois apportées et gagnées avec tant de fatigues. »

Ce fut ainsi que Sindbad raconta son second voyage. Il fit donner encore cent sequins à Hindbad, qu’il invita à venir le lendemain entendre le récit du troisième. Les conviés retournèrent chez eux, et revinrent le jour suivant à la même heure, de même que le porteur, qui avoit déjà presque oublié sa misère passée. On se mit à table ; et après le repas, Sindbad ayant demandé audience, fit de cette sorte le détail de son troisième voyage :


Notes
  1. Les Orientaux qui voyagent mettent leurs provisions dans un sac de cuir.