Les Mille et Une Nuits/Premier voyage de Sindbad le marin

Anonyme
Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 2 (p. 66-83).

PREMIER VOYAGE
DE SINDBAD LE MARIN.


« J’avois hérité de ma famille des biens considérables, j’en dissipai la meilleure partie dans les débauches de ma jeunesse ; mais je revins de mon aveuglement, et rentrant en moi-même, je reconnus que les richesses étoient périssables, et qu’on en voyoit bientôt la fin quand on les ménageoit aussi mal que je faisois. Je pensai de plus que je consumois malheureusement dans une vie déréglée, le temps, qui est la chose du monde la plus précieuse. Je considérai encore que c’étoit la dernière et la plus déplorable de toutes les misères, que d’être pauvre dans la vieillesse. Je me souvins de ces paroles du grand Salomon, que j’avois autrefois ouï dire à mon père : « Il est moins fâcheux d’être dans le tombeau que dans la pauvreté. »

» Frappé de toutes ces réflexions, je ramassai les débris de mon patrimoine. Je vendis à l’encan en plein marché, tout ce que j’avois de meubles. Je me liai ensuite avec quelques marchands qui négocioient par mer. Je consultai ceux qui me parurent capables de me donner de bons conseils. Enfin, je résolus de faire profiter le peu d’argent qui me restoit ; et dès que j’eus pris cette résolution, je ne tardai guère à l’exécuter. Je me rendis à Balsora[1], où je m’embarquai avec plusieurs marchands sur un vaisseau que nous avions équipé à frais communs.

» Nous mîmes à la voile, et prîmes la route des Indes orientales par le golfe Persique, qui est formé par les côtes de l’Arabie heureuse à la droite, et par celles de Perse à la gauche, et dont la plus grande largeur est de soixante et dix lieues, selon la commune opinion. Hors de ce golfe, la mer du Levant, la même que celle des Indes, est très-spacieuse : elle a d’un côté pour bornes les côtes d’Abyssinie, et quatre mille cinq cents lieues de longueur jusqu’aux isles de Vakvak[2]. Je fus d’abord incommodé de ce qu’on appelle le mal de mer ; mais ma santé se rétablit bientôt, et depuis ce temps-là, je n’ai point été sujet à cette maladie.

» Dans le cours de notre navigation, nous abordâmes à plusieurs isles, et nous y vendîmes ou échangeâmes nos marchandises. Un jour que nous étions à la voile, le calme nous prit vis-à-vis une petite isle presque à fleur d’eau, qui ressembloit à une prairie par sa verdure. Le capitaine fit plier les voiles, et permit de prendre terre aux personnes de l’équipage qui voulurent y descendre. Je fus du nombre de ceux qui y débarquèrent. Mais dans le temps que nous nous divertissions à boire et à manger, et à nous délasser de la fatigue de la mer, l’isle trembla tout-à-coup, et nous donna une rude secousse…

À ces mots, Scheherazade s’arrêta, parce que le jour commençoit à paroître. Elle reprit ainsi son discours sur la fin de la nuit suivante :

LXXIe NUIT.

Sire, Sindbad poursuivant son histoire : « On s’aperçut, dit-il, du tremblement de l’isle dans le vaisseau, d’où l’on nous cria de nous rembarquer promptement ; que nous allions tous périr ; que ce que nous prenions pour une isle, étoit le dos d’une baleine. Les plus diligens se sauvèrent dans la chaloupe, d’autres se jetèrent à la nage. Pour moi, j’étois encore sur l’isle, ou plutôt sur la baleine, lorsqu’elle se plongea dans la mer, et je n’eus que le temps de me prendre à une pièce de bois qu’on avoit apportée du vaisseau pour faire du feu. Cependant le capitaine, après avoir reçu sur son bord les gens qui étoient dans la chaloupe, et recueilli quelques-uns de ceux qui nageoient, voulut profiter d’un vent frais et favorable qui s’étoit élevé, il fit hisser les voiles, et m’ôta par-là l’espérance de gagner le vaisseau.

» Je demeurai donc à la merci des flots, poussé tantôt d’un côté, et tantôt d’un autre ; je disputai contr’eux ma vie tout le reste du jour et de la nuit suivante. Je n’avois plus de force le lendemain, et je désespérois d’éviter la mort, lorsqu’une vague me jeta heureusement contre une isle. Le rivage en étoit haut et escarpé, et j’aurois eu beaucoup de peine à y monter, si quelques racines d’arbres que la fortune sembloit avoir conservées en cet endroit pour mon salut, ne m’en eussent donné le moyen. Je m’étendis sur la terre, où je demeurai à demi mort, jusqu’à ce qu’il fût grand jour et que le soleil parût.

» Alors, quoique je fusse très-foible à cause du travail de la mer, et parce que je n’avois pris aucune nourriture depuis le jour précédent, je ne laissai pas de me traîner en cherchant des herbes bonnes à manger. J’en trouvai quelques-unes, et j’eus le bonheur de rencontrer une source d’eau excellente, qui ne contribua pas peu à me rétablir. Les forces m’étant revenues, je m’avançai dans l’île, marchant sans tenir de route assurée. J’entrai dans une belle plaine, où j’aperçus de loin un cheval qui paissoit. Je portai mes pas de ce côté-là, flottant entre la crainte et la joie ; car j’ignorois si je n’allois pas chercher ma perte plutôt qu’une occasion de mettre ma vie en sûreté. Je remarquai en approchant que c’étoit une cavale attachée à un piquet. Sa beauté attira mon attention ; mais pendant que je la regardois, j’entendis la voix d’un homme qui parloit sous terre. Un moment après, cet homme parut, vint à moi, et me demanda qui j’étois. Je lui racontai mon aventure ; après quoi me prenant par la main, il me fit entrer dans une grotte, où il y avoit d’autres personnes qui ne furent pas moins étonnées de me voir, que je l’étois de les trouver là.

» Je mangeai de quelques mets qu’ils me présentèrent ; puis leur ayant demandé ce qu’ils faisoient dans un lieu qui me paroissoit si désert, ils répondirent qu’ils étoient palefreniers du roi Mihrage, souverain de cette isle ; que chaque année, dans la même saison, ils avoient coutume d’y amener les cavales du roi, qu’ils attachoient de la manière que je l’avois vu, pour les faire couvrir par un cheval marin qui sortoit de la mer ; que le cheval marin, après les avoir couvertes, se mettoit en état de les dévorer ; mais qu’ils l’en empêchoient par leurs cris, et l’obligeoient à rentrer dans la mer ; que les cavales étant pleines, ils les ramenoient, et que les chevaux qui en naissoient, étoient destinés pour le roi, et appelés chevaux marins. Ils ajoutèrent qu’ils devoient partir le lendemain, et que si je fusse arrivé un jour plus tard, j’aurois péri infailliblement, parce que les habitations étoient éloignées, et qu’il m’eût été impossible d’y arriver sans guide.

» Tandis qu’ils m’entretenoient ainsi, le cheval marin sortit de la mer, comme ils me l’avoient dit, se jeta sur la cavale, la couvrit et voulut ensuite la dévorer ; mais au grand bruit que firent les palefreniers, il lâcha prise, et alla se replonger dans la mer.

» Le lendemain, ils reprirent le chemin de la capitale de l’isle avec les cavales, et je les accompagnai. À notre arrivée, le roi Mihrage à qui je fus présenté, me demanda qui j’étois, et par quelle aventure je me trouvois dans ses états. Dès que j’eus pleinement satisfait sa curiosité, il me témoigna qu’il prenoit beaucoup de part à mon malheur. En même temps, il ordonna qu’on eût soin de moi, et que l’on me fournît toutes les choses dont j’aurois besoin. Cela fut exécuté de manière que j’eus sujet de me louer de sa générosité et de l’exactitude de ses officiers.

» Comme j’étois marchand, je fréquentai les gens de ma profession. Je recherchois particulièrement ceux qui étoient étrangers, tant pour apprendre d’eux des nouvelles de Bagdad, que pour en trouver quelqu’un avec qui je pusse y retourner ; car la capitale du roi Mihrage est située sur le bord de la mer, et a un beau port où il aborde tous les jours des vaisseaux de différens endroits du monde. Je cherchois aussi la compagnie des savans des Indes, et je prenois plaisir à les entendre parler ; mais cela ne m’empêchoit pas de faire ma cour au roi très-régulièrement, ni de m’entretenir avec des gouverneurs et de petits rois, ses tributaires, qui étoient auprès de sa personne. Ils me faisoient mille questions sur mon pays ; et de mon côté, voulant m’instruire des mœurs et des lois de leurs états, je leur demandois tout ce qui me sembloit mériter ma curiosité.

Il y a sous la domination du roi Mihrage, une isle qui porte le nom de Cassel. On m’avoit assuré qu’on y entendoit toutes les nuits un son de tymbales ; ce qui a donné lieu à l’opinion qu’ont les matelots, que Degial y fait sa demeure[3]. Il me prit envie d’être témoin de cette merveille, et je vis dans mon voyage des poissons longs de cent et de deux cents coudées, qui font plus de peur que de mal. Ils sont si timides, qu’on les fait fuir en frappant sur des ais. Je remarquai d’autres poissons qui n’étoient que d’une coudée, et qui ressembloient par la tête à des hiboux.

» À mon retour, comme j’étois un jour sur le port, un navire y vint aborder. Dès qu’il fut à l’ancre, on commença à décharger les marchandises ; et les marchands à qui elles appartenoient, les faisoient transporter dans des magasins. En jetant les yeux sur quelques ballots et sur l’écriture qui marquoit à qui ils étoient, je vis mon nom dessus. Après les avoir attentivement examinés, je ne doutai pas que ce ne fussent ceux que j’avois fait charger sur le vaisseau où je m’étois embarqué à Balsora. Je reconnus même le capitaine ; mais comme j’étois persuadé qu’il me croyoit mort, je l’abordai, et lui demandai à qui appartenoient les ballots que je voyois. « J’avois sur mon bord, me répondit-il, un marchand de Bagdad, qui se nommoit Sindbad. Un jour que nous étions près d’une isle, à ce qu’il nous paroissoit, il mit pied à terre avec plusieurs passagers dans cette isle prétendue, qui n’étoit autre chose qu’une baleine d’une grosseur énorme, qui s’étoit endormie à fleur d’eau. Elle ne se sentit pas plutôt échauffée par le feu qu’on avoit allumé sur son dos pour faire la cuisine, qu’elle commença à se mouvoir et à s’enfoncer dans la mer. La plupart des personnes qui étoient dessus, se noyèrent, et le malheureux Sindbad fut de ce nombre. Ces ballots étoient à lui, et j’ai résolu de les négocier jusqu’à ce que je rencontre quelqu’un de sa famille à qui je puisse rendre le profit que j’aurai fait avec le principal. » « Capitaine, lui dis-je alors, je suis ce Sindbad que vous croyez mort, et qui ne l’est pas : ces ballots sont mon bien et ma marchandise… »

Scheherazade n’en dit pas davantage cette nuit ; mais elle continua le lendemain de cette sorte :

LXXIIe NUIT.

Sindbad, poursuivant son histoire, dit à la compagnie :

» Quand le capitaine du vaisseau m’entendit parler ainsi : « Grand Dieu, s’écria-t-il, à qui se fier aujourd’hui ? Il n’y a plus de bonne foi parmi les hommes. J’ai vu de mes propres yeux périr Sindbad ; les passagers qui étoient sur mon bord, l’ont vu comme moi ; et vous osez dire que vous êtes ce Sindbad ! Quelle audace ! À vous voir, il semble que vous soyez un homme de probité ; cependant vous dites une horrible fausseté pour vous emparer d’un bien qui ne vous appartient pas. » « Donnez-vous patience, repartis-je au capitaine, et me faites la grâce d’écouter ce que j’ai à vous dire. » « Hé bien, reprit-il, que direz-vous ? Parlez, je vous écoute. » Je lui racontai alors de quelle manière je m’étois sauvé, et par quelle aventure j’avais rencontré les palefreniers du roi Mihrage, qui m’avoient amené à sa cour.

» Il se sentit ébranlé de mon discours ; mais il fut bientôt persuadé que je n’étois pas un imposteur ; car arriva des gens de son navire qui me reconnurent et me firent de grands complimens, en me témoignant la joie qu’ils avoient de me revoir. Enfin, il me reconnut aussi lui-même ; et se jetant à mon cou : « Dieu soit loué, me dit-il, de ce que vous êtes heureusement échappé d’un si grand danger ; je ne puis assez vous marquer le plaisir que j’en ressens. Voilà votre bien, prenez-le, il est à vous : faites-en ce qu’il vous plaira. » Je le remerciai, je louai sa probité ; et pour la reconnoître, je le priai d’accepter quelques marchandises que je lui présentai ; mais il les refusa.

» Je choisis ce qu’il y avoit de plus précieux dans mes ballots, et j’en fis présent au roi Mihrage. Comme ce prince savoit la disgrâce qui m’étoit arrivée, il me demanda où j’avois pris des choses si rares. Je lui contai par quel hasard je venois de les recouvrer ; il eut la bonté de m’en témoigner de la joie ; il accepta mon présent et m’en fit de beaucoup plus considérables. Après cela, je pris congé de lui, et me rembarquai sur le même vaisseau. Mais avant mon embarquement, j’échangeai les marchandises qui me restaient contre d’autres du pays. J’emportai avec moi du bois d’aloës, de sandal, du camphre, de la muscade, du clou de girofle, du poivre, et du gingembre. Nous passâmes par plusieurs isles, et nous abordâmes enfin à Balsora, d’où j’arrivai en cette ville avec la valeur d’environ cent mille sequins. Ma famille me reçut, et je la revis avec tous les transports que peut causer une amitié vive et sincère. J’achetai des esclaves de l’un et de l’autre sexe, de belles terres, et je fis une grosse maison. Ce fut ainsi que je m’établis, résolu d’oublier les maux que j’avois soufferts, et de jouir des plaisirs de la vie. »

Sindbad s’étant arrêté en cet endroit, ordonna aux joueurs d’instrumens de recommencer leurs concerts, qu’il avoit interrompus par le récit de son histoire. On continua jusqu’au soir de boire et de manger ; et lorsqu’il fut temps de se retirer, Sindbad se fit apporter une bourse de cent sequins, et la donnant au porteur : « Prenez, Hindbad, lui dit-il, retournez chez vous, et revenez demain entendre la suite de mes aventures. » Le porteur se retira fort confus de l’honneur et du présent qu’il venoit de recevoir. Le récit qu’il en fit à son logis, fut très-agréable à sa femme et à ses enfans, qui ne manquèrent pas de remercier Dieu du bien que la Providence leur faisoit par l’entremise de Sindbad.

Hindbad s’habilla le lendemain plus proprement que le jour précédent, et retourna chez le voyageur libéral, qui le reçut d’un air riant, et lui fit mille caresses. D’abord que les conviés furent tous arrivés, on servit et l’on tint table fort long-temps. Le repas fini, Sindbad prit la parole, et s’adressant à la compagnie : « Seigneurs, dit-il, je vous prie de me donner audience, et de vouloir bien écouter les aventures de mon second voyage ; elles sont plus dignes de votre attention que celles du premier. » Tout le monde garda le silence, et Sindbad parla en ces termes :


Notes
  1. Ou Bassora, grande ville d’Asie, au-dessous du confluent du Tigre et de l’Euphrate, dans l’Irac Arabique, fondée par les ordres d’Omar, troisième calife, en 636. Les Turcs en sont les maîtres depuis 1668. Il s’y fait un très-grand commerce.
  2. Ces isles, selon les Arabes, sont au-delà de la Chine, et ainsi appelées d’un arbre qui porte un fruit de ce nom. Ce sont probablement les isles du Japon.
  3. Degial ou l’Ante-Christ. Les Mahométans croient, comme les Chrétiens, que l’Ante-Christ viendra pervertir les hommes à la fin du monde ; mais ils croient de plus qu’il n’aura qu’un œil et qu’un sourcil ; qu’il conquerra toute la terre, excepté la Mecque, Medine, Tarse et Jérusalem, qui seront préservées par des anges qu’il verra à l’entour ; enfin, ils ajoutent qu’il sera vaincu par Jésus-Christ, qui viendra le combattre.