Les Mille et Une Nuits/Histoire du roi Sapor

HISTOIRE DU ROI SAPOR
SOUVERAIN DES ISLES BELLOUR ;
DE CAMAR ALZEMAN, FILLE DU GÉNIE ALATROUS ;
ET DE DORRAT ALGOASE.


« Le roi Sapor, dont l’empire s’étendoit sur les isles Bellour, étoit le plus puissant des monarques qui régnoient aux extrémités de la mer et de l’Orient. Quoiqu’il eût successivement uni son sort à celui de plusieurs princesses, aucune ne l’avoit rendu père. Cette pensée l’affligeoit, et il se disoit souvent à lui-même : « Que deviendra bientôt cette puissance que j’ai acquise avec tant de peine et de fatigue ? Que deviendrai-je moi-même, lorsque je serai plus avancé en âge, et que mes forces commenceront à s’affoiblir ? Si j’avois un fils, il seroit la consolation de ma vieillesse et le soutien de mon autorité. »

» Tandis que le roi Sapor étoit plongé dans ces réflexions, il vit paroître tout-à-coup devant lui un génie d’une figure agréable, qui le salua poliment, et lui dit :

« Je suis le génie Alâtrous, qui commande à un grand nombre d’autres génies, et je veux vous donner une preuve de mon attachement et de mon estime. Je sais que vous n’avez point eu jusqu’ici d’enfans. Je viens vous indiquer le moyen d’en avoir, et vous proposer pour épouse ma fille Camar Alzeman. Elle passe, à juste titre, pour une beauté accomplie. Les plus puissans rois des génies me l’ont demandée en mariage ; mais aucun n’a pu l’obtenir. Mon estime pour vous, le désir que j’ai de remplir vos vœux les plus chers, m’engagent à vous donner la préférence, et à rechercher votre alliance. Vous aimez la justice, et elle fut toujours la règle de vos actions. J’espère que ma fille vous donnera un fils qui marchera sur vos traces ; et la naissance de cet enfant est assurée, si vous suivez les conseils que je vais vous donner. Redoublez de zèle pour le maintien de l’équité, proscrivez sévèrement l’erreur, les opinions dangereuses, distribuez d’abondantes aumônes aux pauvres, et mettez en liberté les prisonniers. En observant fidellement ces choses, vous obtiendrez enfin ce que vous desirez depuis long-temps. »

» Le roi des isles Bellour remercia le génie, accepta la main de sa fille, et fit dresser le contrat de son union avec la belle Camar Alzeman. Le génie Alâtrous fit signe aux génies ailés qui l’entouroient sans être aperçus, d’aller chercher sa fille. Elle parut aussitôt : son père la prit par la main, et la remit à son époux. Le roi Sapor fut ébloui de sa beauté et de la magnificence de sa parure. Il la conduisit dans le plus bel appartement de son palais, ordonna des fêtes et des réjouissances publiques pour la célébration de son mariage, et exécuta fidellement tout ce que lui avoit dit le génie son beau-père.

» Une si belle union ne fut point stérile, et l’événement justifia bientôt la prédiction du génie. Camar Alzeman devint enceinte, et accoucha, au bout de neuf mois, d’une fille plus belle que l’astre qui préside à la nuit. On prit le plus grand soin de son enfance, et on lui fit apprendre de bonne heure toutes les sciences. Dorrat Algoase devint bientôt un prodige d’esprit et de connoissances. Elle monta sur le trône des isles Bellour, après la mort du roi son père, et un grand nombre de génies vinrent alors se ranger sous son obéissance. »


Le génie Alâbous, après ce peu de mots, piqua son cheval, et disparut. Le prince Habib, étonné de ce qu’il venoit d’apprendre, retourna tout pensif vers le château qu’habitoit alors l’émir Selama. Au pied de ce château étoit un vallon, ou plutôt un jardin délicieux planté d’arbres touffus, et arrosé par plusieurs fontaines. Le prince s’y étant enfoncé pour rêver à la belle Dorrat Algoase, aperçut tout-à-coup près d’un bosquet une jeune personne dont la beauté ravissante, et au-dessus de toute expression, sembloit ne pouvoir être comparée qu’à celle des Houris. Le prince, à cette vue, se troubla, et ressentit une agitation qui lui étoit inconnue. « Tant d’attraits, tant de grâces, dit-il en lui-même, ne peuvent appartenir à une simple mortelle. »

Prévenu de cette idée, et craignant que cet objet charmant ne disparût, s’il croyoit être aperçu, le prince résolut de se cacher, et choisit un endroit favorable à son dessein. Il y étoit à peine retiré, qu’il apercut une troupe d’oiseaux de la grosseur des colombes, dont le plumage brilloit des plus vives couleurs, qui vinrent s’abattre aux pieds de la belle inconnue. Ces oiseaux, qui étoient au nombre de quarante, furent aussitôt métamorphosés en autant de jeunes nymphes d’une beauté admirable ; mais cependant bien inférieure à celle qui avoit d’abord fixé les regards du prince. Elles s’inclinèrent profondément devant elle, et la saluèrent en l’appelant leur souveraine.

« Pourquoi, leur dit-elle, ne vous êtes-vous pas rendues ici en même temps que moi ? Je vous ai dit que je voulois rendre visite à l’objet de ma tendresse, au prince Habib, fils de l’émir Selama, et je vous ai commandé de me suivre. Qui vous a retenues jusqu’à ce moment ? Pourquoi faites-vous si peu de cas de mes ordres, et ne reconnoissez-vous plus mon empire ? »

« Grande reine, répondirent les nymphes, nous n’avons rien de plus à cœur que de vous témoigner notre respect et notre soumission ; mais nous n’avons pu suivre la rapidité du vol de la belle et tendre Dorrat Algoase. »

Le prince Habib fut transporté de joie lorsqu’il entendit prononcer le nom de Dorrat Algoase, et fut tenté de se précipiter à ses pieds ; mais l’étonnement que lui avoit causé tout ce qu’il venoit de voir, la crainte et le respect que lui inspiroit la reine des génies le retinrent encore.

« Je veux, dit Dorrat Algoase à ses nymphes, attendre ici celui que le ciel me destine pour époux. J’ai quitté pour lui la capitale de mes états, et je viens pour le voir des extrémités du monde. Je sais qu’il se promène souvent dans ce jardin ; et peut-être qu’instruit de notre commune destinée, et de la démarche que l’amour me fait faire, il viendra lui-même me chercher ici. Mais quoi, mon cœur me dit qu’il n’est pas loin, et il me semble l’apercevoir entre ces arbres qui entrelacent leurs rameaux épais ! Pourquoi semble-t-il se cacher ? Que craint-il de se montrer aux yeux de celle qui ne craint pas de lui avouer son amour ? »

Le prince sortit du bosquet, transporté de joie, et courut à Dorrat Algoase. Elle vint elle-même à sa rencontre, et lui adressa deux vers dont le sens étoit que l’amour la rendoit malheureuse au milieu de sa gloire et de sa grandeur, et qu’un regard du prince faisoit plus d’impression sur son cœur que les hommages et les respects de tout ce qui l’entouroit[1].

Le prince lui répondit qu’il éprouvoit les mêmes sentimens depuis que le génie Alâbous, en lui révélant le secret de leurs futures destinées, lui avoit tracé le portrait de celle qui devoit enflammer son courage, et le faire triompher de tous les obstacles qui s’opposoient encore à leur bonheur. Il ajouta que depuis ce temps tout lui sembloit insipide, et que le sommeil n’avoit plus pour lui de douceurs.

Tandis qu’ils s’entretenoient ainsi, le prince Habib aperçut un oiseau d’une grosseur extraordinaire qui s’abattit devant eux. L’oiseau secoua ses ailes, et l’on ne vit plus qu’un vieillard vénérable dont la figure portoit l’empreinte d’une sagesse douce et aimable. Il s’avança vers les deux amans, et se prosterna devant eux.

« Quel est ce vieillard, dit le prince à Dorrat Algoase ? » « C’est, répondit-elle, un de mes visirs, celui qui m’a conduite ici. » Elle se retourna ensuite du côté du visir, et lui demanda quel motif l’avoit engagé à venir avant qu’elle l’eût mandé ?

« Grande reine, répondit-il, je viens vous rendre compte de ce qui se passe dans vos états. Les principaux d’entre les génies demandent à vous voir. Je leur ai dit que vous étiez dans le palais, mais que des affaires indispensables ne vous permettoient pas de vous montrer. Ils ont fait éclater leur mécontentement, et se sont plaints que vous n’aviez pas pour eux les égards qu’ils prétendent mériter. Plusieurs d’entr’eux, génies mal-faisans et dangereux, menacent même de se révolter, et de faire soulever la nation entière des génies. »

Dorrat Algoase fut moins effrayée des menaces des génies, que fâchée de se séparer du prince Habib.

« Que ne puis-je, lui dit-elle, vous emmener avec moi, et serrer dès ce moment les nœuds d’une union qui doit faire notre bonheur ! Mais les destins s’y opposent : vous ne pouvez être à moi qu’après avoir supporté bien des peines et des fatigues. Pensez à moi dans les momens les plus périlleux ; et que le souvenir de Dorrat Algoase, et de ce qu’elle vient de faire pour vous, enflamme votre courage, et vous élève au-dessus de la condition des enfans d’Adam. »

La reine des génies, dit ensuite à son visir de se disposer à la transporter dans ses états. Il reprit aussitôt la forme d’un oiseau d’une grosseur prodigieuse. La reine s’assit sur son dos ; salua le prince Habib, et s’éloigna rapidement, accompagnée des nymphes qui voloient autour d’elle sous la forme d’oiseaux plus petits.

Le prince Habib, après avoir suivi des yeux son amante aussi long-temps qu’il lui fut possible, la perdit de vue. Il demeura quelque temps immobile, tourné du côté où elle avoit disparu, et ne put s’empêcher ensuite de verser un torrent de larmes.

Cependant l’émir Selama et son épouse, inquiets de ne pas voir le prince leur fils, le cherchoient de tous côtés. Étant entrés dans le jardin, ils entendirent de loin ses gémissemens, et le trouvèrent baigné de larmes, et presque sans connoissance. Ils lui firent respirer de l’eau de rose, et lui prodiguèrent les plus tendres soins. À peine eut-il ouvert les yeux, qu’il recommença à pleurer. Son père et sa mère en firent d’abord autant. Ils lui demandèrent ensuite quel malheur lui étoit arrivé, et quel sujet faisoit couler ses larmes ?

Le prince leur raconta naïvement son aventure avec Dorrat Algoase. Ils en furent on ne peut pas plus étonnés, et se rappelèrent aussitôt la prédiction du génie qui avoit pris soin de son enfance. Ils pensèrent que les dangers dont le prince avoit été menacé, n’étoient autres que ceux auxquels devoit l’exposer la conquête de Dorrat Algoase. Ils cherchèrent néanmoins à le détourner de cette entreprise. « Oublie, lui dit son père, tout ce que tu viens de voir ; renonce à un amour téméraire, et qui peut être cause de ta perte. »

« La mort seule, reprit le prince avec l’accent le plus passionné, peut m’y faire renoncer. Elle seroit moins affreuse pour moi que la douleur que j’éprouve en me voyant séparé de mon amante. Je ne veux vivre désormais que pour la chercher ; et je ne puis m’arracher des lieux où j’ai eu le bonheur de la contempler, que pour voler vers ceux qu’elle habite. »

L’émir Selama vit bien qu’il falloit flatter la passion de son fils. Il lui promit d’envoyer de tous côtés des guerriers vaillans et expérimentés pour découvrir dans quelle contrée régnoit la belle Dorrat Algoase.

« C’est à moi seul, lui dit le prince, qu’il est réservé de chercher mon amante, et de soutenir les combats et les épreuves qui doivent me rendre digne d’obtenir sa main. Donnez-moi seulement quelques chameaux chargés d’or et d’effets précieux que je puisse lui offrir en présens, et aussitôt je me mets en chemin. Si Dieu conserve mes jours, et met le comble à mon bonheur, je reviendrai en goûter auprès de vous les douceurs. Si au contraire le terme de ma vie est proche, vous devez adorer les décrets du Tout-Puissant. Croyez, au reste, que si je restois près de vous, le chagrin et l’amour m’auroient bientôt consumé. Laissez-moi donc partir et remplir ma destinée ; car depuis que j’ai été conçu dans le sein de ma mère, il est écrit sur mon front que je dois traverser les déserts, franchir les montagnes, parcourir toutes les terres et les mers.

Le prince récita ensuite des vers qui peignoient l’excès de sa passion. « Mon cœur, y disoit-il, est oppressé ; le chagrin me dévore. Son absence me fait verser des larmes de sang. Vous qui la voyez, portez-lui mes vœux, et faites-lui connoître les tourmens que j’endure[2]. »

L’émir Selama voyant qu’il étoit inutile de s’opposer au dessein de son fils, donna en pleurant les ordres nécessaires pour son départ. Quatre chameaux portoient les présens destinés à la belle Dorrat Algoase, et vingt chevaliers des plus intrépides devoient accompagner le prince jusqu’aux frontières de l’Iémen.

Habib se revêtit d’une cuirasse pareille à celle de David, et demanda ses armes. Elles lui furent apportées par ses écuyers, qui lui amenèrent en même temps un superbe cheval arabe qu’il avoit coutume de monter.

Le jeune prince avoit à peine fait quelques milles, qu’il sentit son cœur soulagé, et son esprit plus tranquille. Il fit part des sentimens qu’il éprouvoit à ses compagnons, et leur récita deux vers analogues à sa situation, dans lesquels il disoit : « L’impatience et le chagrin me consumoient : je sens diminuer mon ennui, et s’accroître mon ardeur. Je cours après l’objet de mon amour, et je le demande à tous ceux que je rencontre[3]. »

Les chevaliers qui accompagnoient le prince Habib étoient depuis long-temps jaloux de sa réputation, et n’avoient consenti à le suivre que pour ne pas désobéir à l’émir son père, dont ils redoutoient la puissance. Au bout de quelques jours de marche, ils conçurent l’infame projet d’ôter la vie au prince, et de s’emparer des présens qu’il destinoit à son amante. Pour cacher leur crime, ils devoient dire à l’émir Selama que son fils avoit succombé à la violence de sa passion.

Il étoit plus facile de former un projet aussi lâche que de l’exécuter. N’osant attaquer le prince à force ouverte, ces traîtres convinrent d’attendre la nuit, et de profiter du moment où il seroit endormi. On se trouva le soir dans un vallon agréable. Ils prièrent le prince de s’y arrêter, et d’y passer la nuit, afin qu’ils pussent prendre quelque repos. Le prince y consentit ; mais ses perfides compagnons attendirent en vain qu’il se livrât au sommeil. Toujours occupé de l’objet de ses amours, le prince ne voulut pas même se coucher, et passa la nuit à se promener, et à veiller à l’entour de sa petite troupe.

L’un de ces traîtres, plus accoutumé au crime, et plus acharné que les autres à la perte du prince, leur dit qu’il connoissoit un moyen infaillible de l’endormir, et se chargea lui-même de l’exécution. Il avoit avec lui quelques gros d’une poudre assoupissante. Il épia un moment favorable, et en mêla dans la boisson du prince. L’infame stratagème ne réussit que trop bien. Le prince éprouva d’abord un violent mal de tête, accompagné d’étourdissemens : ses paupières s’appesantirent, ses yeux se fermèrent ; il tomba dans une profonde léthargie.

Assurés du succès de leur crime, ils étoient partagés sur la manière dont ils l’exécuteroient. Les uns vouloient égorger le prince ; les autres, ayant horreur de tremper leurs mains dans son sang, proposoient de l’enterrer dans l’état où il étoit. Le plus jeune de ces chevaliers, nommé Rabia, qui n’osoit témoigner ouvertement l’horreur que lui inspiroit cet assassinat, mais qui vouloit tâcher de sauver la vie au prince, leur dit alors :

« Plusieurs de nous répugnent, avec raison, à tremper leurs mains dans le sang du prince, mais veulent lui ôter la vie par un autre moyen. Nous pouvons, sans en venir à cette extrémité, satisfaire notre haine, nous débarrasser d’un maître orgueilleux, et nous emparer de ses richesses. Le prince ne reprendra peut-être jamais l’usage de ses sens, et certainement il ne pourra revenir à lui qu’après un laps de temps considérable. Que pourra-t-il faire lorsqu’il sera seul, sans provisions, et que nous lui aurons enlevé ses armes et son cheval ? Il périra infailliblement, en voulant, comme nous ne pouvons en douter, poursuivre son entreprise ; mais au moins, nous n’aurons pas versé son sang de ces mains qui ont serré celles de l’émir en lui jurant de défendre la vie de son fils. »

Les perfides chevaliers se laissèrent persuader par Rabia. Ils prirent l’épée, l’armure et le cheval du prince ; emportèrent les provisions, les bagages, et s’éloignèrent en faisant la plus grande diligence. Ils délibérèrent de nouveau en chemin sur la manière dont ils annonceroient à l’émir la mort de son fils, et convinrent de lui dire qu’en traversant un jour un désert au milieu de l’ardeur brûlante du midi, le prince avoit succombé à l’excès de la fatigue et au feu qui le consumoit, et étoit tombé tout-à-coup sans connoissance ; qu’ils l’avoient relevé, et avoient fait pour le secourir tout ce que leur zèle et leur attachement avoit pu leur inspirer ; mais que tous leurs efforts avoient été inutiles, et qu’ils n’avoient pu le rappeler à la vie. Ils convinrent encore que, si l’émir leur demandoit pourquoi ils ne lui avoient point rapporté le corps de son fils, ils répondroient que la chaleur l’avoit corrompu, et qu’ils avoient craint que la vue d’un cadavre infect n’augmentât sa douleur et celle de son épouse.

Arrivés près du camp, les vingt chevaliers prirent toutes les marques extérieures du plus grand deuil, et entrèrent en pleurant et en poussant de grands gémissemens. Ils étoient précédés par l’un d’eux, conduisant un cheval qui baissait tristement la tête. L’émir les ayant vu arriver de loin, s’avança au-devant d’eux, empressé de savoir des nouvelles de son fils. Mais quelle fut sa surprise lorsqu’il les vit couverts d’habits lugubres, le visage baigné de larmes, et qu’il reconnut le cheval du prince ? Les plus noirs pressentimens s’élèvent alors dans son âme, et l’empêchent de parler. Les chevaliers se prosternent à ses pieds, et l’un d’eux lui dit :

« Seigneur, votre fils n’a pu résister aux fatigues d’un long voyage, et à l’excès d’une passion qui ne lui laissoit goûter aucun repos. Consumé pendant quelques jours par une fièvre lente, nous l’avons vu tomber au milieu de nous, en traversant dans l’ardeur du jour des sables brûlans. Nous nous sommes précipités pour le secourir, et nous lui avons prodigué les soins qu’il avoit droit d’attendre de notre attachement ; mais tous nos efforts ont été inutiles : il a expiré dans nos bras, en prononçant le nom de Dorrat Algoase. »

Dès que l’émir Selama eut appris cette nouvelle, il arracha ses habits, se couvrit la tête de poussière, et s’écria : « Ô douleur, ô désespoir ! Je t’ai perdu, mon cher Habib, toi dont la naissance mit le comble à mes vœux, toi qui faisois la gloire et le bonheur de ton père ! Devois-tu périr ainsi à la fleur de ton âge ! Étoit-ce là le destin réservé à tant de valeur ! »

La mère du prince accourut à ces tristes accens, et dit aux chevaliers : « Pourquoi ne m’avez-vous pas rapporté le corps de mon fils ? Je l’aurois enseveli de mes mains, et je lui aurois rendu les derniers devoirs. »

« Madame, lui répondit celui qui s’étoit chargé de porter la parole, la nature du mal auquel le prince a succombé étoit telle, et la chaleur si excessive, que son corps, devenu d’abord méconnoissable, répandit bientôt une odeur dont les effets ne pouvoient manquer d’être funestes. Nous l’avons recouvert de sable, et nous lui avons rendu tous les honneurs que la circonstance permettoit de lui rendre. »

« Je veux, reprit la mère du prince Habib, savoir le nom de l’endroit où vous l’avez enterré. Je m’y rendrai, quelque éloigné qu’il soit, et je l’arroserai de mes larmes. »

« Madame, répondit le chevalier, cet endroit est situé au milieu d’un désert immense que personne n’avoit encore osé traverser, et que nous n’avons jamais entendu nommer. »

La mère du prince, cédant alors à son désespoir, se frappa le visage, et fit retentir l’air de ses cris. Les deux époux prirent le deuil, se couchèrent sur la cendre, et furent plusieurs jours sans vouloir goûter de nourriture. Toutes les tribus qui obéissoient à l’émir, regrettèrent vivement le prince, et témoignèrent publiquement leur douleur. Chacun prit le deuil, et crut avoir perdu son appui, son défenseur.

Cependant l’effet de l’odieuse poudre s’étant dissipé au bout d’environ deux jours, le prince sortit de son assoupissement au moment où le soleil commençoit à s’élever sur l’horizon, et lançoit ses premiers feux sur la terre. Le jeune Habib porte autour de lui ses regards, et ne voit qu’une solitude affreuse et immense. Ses compagnons, ses armes, son coursier, tout a disparu. Indigné d’une si lâche trahison, il ne perdit pas pour cela courage.

« Dieu puissant, s’écria-t-il, c’est toi seul que j’implore, toi seul tu peux me secourir dans cette extrémité ! Je m’abandonne à ta providence ; dispose à ton gré de mes jours, mais sur-tout affermis mon cœur ; donne-moi la force et la patience qui font tout supporter avec courage. »

Le prince Habib, en portant au loin ses regards, aperçut au-delà d’une plaine immense de sable quelque chose de noir qui lui parut être un grand amas de tentes, ou une ville considérable. Il se mit aussitôt en chemin, dans l’espoir d’arriver à un lieu habité avant que la chaleur devînt plus forte. Le sable, dans lequel s’enfoncent ses pas, rend sa marche lente et pénible ; mais son courage s’accroit par les difficultés. Plongé dans un océan embrâsé, dévoré en même temps par l’ardeur du soleil, il n’est occupé que de la grandeur et de la beauté de son entreprise. Les vers se présentent en foule à son esprit sur un si beau sujet : il chante à la fois les attraits de la gloire, son empire sur les cœurs généreux, et les charmes de la beauté, qui ne sont pas moins puissans sur les âmes sensibles.

Le soleil au milieu de sa course dardoit sur la terre des rayons de feu ; et l’objet vers lequel le prince dirigeoit ses pas, paroissoit toujours aussi éloigné. L’excès de la chaleur et de la fatigue épuisoient ses forces, mais ne ralentissoient pas son ardeur. Il vit alors l’air s’obscurcir au-dessus de sa tête, et quelque chose semblable à un nuage qui paroissoit s’abaisser. Il distingua peu à peu un oiseau blanc d’une grosseur extraordinaire qui s’abattit devant lui. Ne doutant pas que ce ne fût un libérateur que lui envoyoit Dorrat Algoase, il s’approcha de l’oiseau. Il remarqua que ses pieds étoient semblables à des troncs de palmiers. Il en saisit un, et s’y attacha fortement. L’oiseau prenant aussitôt son essor, le porta rapidement vers l’objet qui de loin lui avoit paru comme un point noir. C’étoit une montagne dont le sommet se perdoit dans les nues.

L’oiseau s’arrêta doucement sur le penchant de la montagne, et disparut. Le prince ayant fait quelques pas, aperçut une vaste caverne dont une sombre horreur sembloit défendre l’entrée : il résolut d’y pénétrer. À peine y fut-il entré, qu’il entendit une voix qui l’appeloit avec force, et vit paroître devant lui le génie Alâbous. Il tenoit de la main gauche un baudrier auquel étoit suspendu un large cimeterre, ouvrage des génies. De la main droite il tenoit une coupe d’or, remplie d’une eau propre à réparer les forces épuisées. Il la présenta au prince, qui la prit et la but tout entière.

Le prince, charmé d’avoir retrouvé le génie, lui raconta son entrevue avec Dorrat Algoase, et le remercia de lui avoir révélé le secret de sa destinée, en lui faisant connoître le bonheur qui l’attendoit.

« Ce bonheur est encore loin de vous, lui dit le génie. Un espace immense, des mers orageuses vous séparent de la beauté qui fait l’objet de Vos vœux. Il vous faudra, pour parvenir jusqu’à elle, braver des dangers de toute espèce, triompher de monstres effroyables, surmonter des obstacles capables de faire pâlir les plus braves, et de glacer les cœurs les plus intrépides. Que ne puis-je vous transporter sur-le-champ auprès d’elle ! Mais ma puissance ne s’étend pas jusque-là. Je ne puis plus maintenant qu’une seule chose en votre faveur : c’est, si vous le voulez, de vous reporter en un clin-d’œil au sein de votre famille, dans les bras de votre père et de votre mère. » Le génie, en prononçant ces mots, regarda tendrement le prince Habib, et le serra contre son sein.

« Je n’ai pas, lui répondit le prince avec vivacité, quitté volontairement ma famille, je n’ai pas déjà bravé la mort, et je ne suis pas parvenu jusqu’ici, pour retourner honteusement sur mes pas. Rien ne peut désormais ébranler ma résolution. Je veux obtenir l’objet de mes vœux, ou mourir glorieusement. »

Le génie Alâbous voyant le courage et la fermeté du prince, lui parla en ces termes : « Cette caverne renferme les trésors de Salomon, fils de David. Je dois empêcher que personne n’entre ici sans sa permission, et je ne puis en sortir que par son ordre. Ces trésors sont renfermés dans quarante salles situées à droite et à gauche d’une immense galerie. Il ne tient qu’à vous de considérer à loisir toutes ces richesses, et de repaître vos yeux du spectacle éblouissant d’un amas prodigieux d’or, d’argent, de diamans, de perles et de rubis. En fouillant sous la porte qui donne entrée dans la galerie, vous trouverez les clefs de toutes les portes.

» Si, peu jaloux du spectacle de tant de richesses et de magnificence, vous voulez franchir la galerie sans vous arrêter, vous verrez à l’autre extrémité un rideau auquel sont attachées quatre-vingts agrafes. Prenez garde de lever ce rideau avant d’avoir garni toutes les agrafes avec du coton que je vous donnerai.

» Lorsque vous aurez levé ce rideau, vous verrez une porte d’or à deux battans, au-dessus de laquelle sont tracées des figures mystérieuses, des caractères talismaniques, dont il faut, avant de passer outre, comprendre la signification. Prenez garde encore, lorsque vous aurez ouvert la porte, de la repousser rudement ; ne regardez pas derrière vous, et ne vous laissez pas effrayer par les génies et les monstres auxquels la garde de cet endroit est confiée.

» Au-delà de cette porte vous verrez une mer sans cesse agitée, qui renferme un nombre infini de merveilles. Vous vous tiendrez sur le rivage, vous appellerez le premier vaisseau qui passera devant vous, et vous lui ferez signe de vous prendre à bord. Je ne puis vous en dire davantage. Je ne sais ce qui doit vous arriver ensuite ; et c’est aujourd’hui, mon cher Habib, la dernière fois que je m’entretiens avec vous. »

Ce discours remplit de joie le jeune prince. Il prit la main du génie, la baisa, et le remercia des avis qu’il venoit de lui donner. « Recevez cette épée, dit alors le génie en présentant au prince le baudrier qu’il tenoit ; elle est d’une trempe divine, et ne trompera jamais votre courage. » Le prince prit l’épée, se revêtit d’une armure que lui donna en même temps le génie, lui dit adieu, et partit.

Le prince, en s’avançant dans la caverne, parvint à la première porte dont lui avoit parlé le génie. Il creusa sous le seuil, et trouva un sac de cuir décoloré et noirci par le temps, qui renfermoit plusieurs clefs. Il prit la première qui se présentoit à lui : c’étoit celle de la galerie. Il y entra, et aperçut bientôt devant lui une clarté vive et brillante. Il marcha droit vers cette clarté, et arriva près du rideau.

Au-dessus étoit une lance d’émeraude, ornée de perles et de diamans, dont l’éclat remplissoit cet immense souterrain. Sur cette plaque étoient tracées des emblèmes symboliques qui exprimoient ces deux vérités, que le prince, qui en étoit déjà pénétré, comprit facilement : le monde n’est que vanité et illusion ; la patience et le courage triomphent de tout.

Le prince s’approcha du rideau pour remplir de coton, selon le conseil du génie Alâbous, les agrafes dont il étoit entouré. Il vit alors fondre sur lui une multitude infinie de génies, de fantômes et de monstres de toute espèce ; il entendit de tous côtés des cris effrayans, et se trouva environné de flammes et de fumée. Sans s’embarrasser des dangers qui sembloient le menacer, il exécuta soigneusement les ordres du génie, leva ensuite le rideau, et aperçut une porte qu’il ouvrit facilement. Tous les fantômes disparurent aussitôt.

Le prince, se croyant alors à l’abri de tout danger, oublia le dernier conseil du génie, et laissa retomber la porte avec bruit. Tous les monstres l’assaillirent alors de nouveau, en poussant des cris affreux, et répétant à l’envi :

« Misérable mortel, pourquoi viens-tu troubler notre repos et souiller nos demeures ? Si l’armure dont tu es revêtu ne rendoit notre fureur inutile, la mort la plus prompte seroit la récompense de ton audace. Mais peut-être ton courage ne sera pas aussi à l’épreuve que tes armes. »

En parlant ainsi, les génies redoublent d’efforts, et prennent toutes sortes de formes pour jeter le trouble dans l’âme du prince, et glacer son cœur d’effroi. D’affreux serpens lancent sur lui leurs dards avec d’horribles sifflemens ; des lions rugissans, des tigres furieux se jettent sur lui ; des précipices s’entr’ouvrent sur ses pas, le tonnerre éclate autour de lui ; le ciel s’écroule, la nature entière est bouleversée. Le prince toujours inébranlable, et inaccessible à la crainte, s’avance tranquillement. Les génies reconnoissent alors leur impuissance, se taisent, et disparoissent.

Le prince marchant avec plus de liberté et de promptitude, arriva bientôt sur les bords de cette mer dont les flots étoient sans cesse agités. Il regarda de tous côtés, et ne vit paroître aucun vaisseau. Il attendit inutilement tout le jour, et passa la nuit dans la plus cruelle impatience. L’aurore vint ranimer le lendemain son espoir ; mais son attente ne fut pas moins vaine que le jour précédent. Il souffroit depuis trois jours toutes les horreurs de la faim et de la soif, lorsque le quatrième jour il vit, au lever de l’aurore, sortir du sein des flots deux nymphes qui s’entretenoient ensemble.

« Savez-vous qui est assis là sur le bord de la mer, disoit l’une ? » « Je l’ignore, répondit l’autre. »

« C’est le prince Habib, reprit la première. Il est épris des charmes de la reine Dorrat Algoase, et cherche a pénétrer jusqu’aux lieux où elle fait sa demeure. » « Comment, répondit la seconde, peut-il aspirer à Dorrat Algoase, et espérer de parvenir jusqu’à elle ? Il ne sait donc pas qu’elle est séparée de lui par un océan dangereux qu’on ne peut traverser en un an, et sur lequel on est exposé à mille périls, auxquels les hommes les plus expérimentés ne peuvent échapper ? Qu’en dites-vous, ma sœur, croyez-vous qu’il puisse venir à bout de son entreprise ? »

« Pourquoi pas, répondit la première ; les dangers qu’il a déjà surmontés donnent lieu de croire qu’il triomphera de ceux qui lui restent à courir ; mais il doit s’écouler encore bien du temps jusqu’à ce qu’il obtienne l’objet de ses vœux. »

Le prince Habib fut transporté de joie de ce qu’il venoit d’entendre, et oublia la faim et la soif qui le pressoient. Dans ce moment, une troisième nymphe sortit des flots, et demanda aux deux premières quel étoit le sujet de leur entretien ? Lorsqu’elle eut appris qu’elles s’entretenoient du prince, elle leur dit :

« Une de mes cousines vient de me venir voir. Je lui ai demandé si elle avoit vu passer quelque vaisseau ? Elle m’a dit qu’elle en avoit vu un poussé par un vent frais, qui le portoit de ce côté. »

Les trois nymphes ayant fini leur entretien, se plongèrent dans la mer, et disparurent. Le peu de mots prononcés par la troisième nymphe avoient mis le comble à la joie du prince. Il aperçut bientôt un vaisseau, appela les matelots, et leur fit signe de venir le prendre. On lui envoya une chaloupe qui le rendit à bord du navire.

Dès qu’il y fut entré, les marchands qui le montoient lui demandèrent qui il étoit ? Le prince leur dit qu’il satisferoit leur curiosité dès qu’il auroit pris quelque nourriture, Les marchands lui donnèrent à manger ; et il leur dit, lorsqu’il eut un peu apaisé la faim dont il étoit dévoré, qu’il étoit lui-même marchand, que son vaisseau avoit été brisé par la tempête, que tous ses compagnons avoient péri, qu’il s’étoit sauvé sur une planche, et que depuis trois jours il attendoit un vaisseau sur ce rivage. Les marchands ne soupçonnant pas de déguisement dans le récit du prince, cherchèrent à le consoler, et lui promirent de réparer la perte qu’il venoit de faire.

Au bout de quelques jours, il s’éleva un vent contraire qui entraîna le vaisseau loin de la route qu’il devoit suivre. Le pilote, obligé de céder à la violence du vent, assembla les marchands, et leur fit part de ce qui se passoit. Les marchands l’exhortèrent à avoir courage, lui firent espérer que le vent contraire cesseroit bientôt, et qu’il pourroit reprendre sa route. Quelque temps après, il survint un calme profond ; le vaisseau cessa tout-à-coup d’avancer, et resta immobile.

Le pilote demanda aux marchands si quelqu’un d’eux connoissoit la mer dans laquelle ils se trouvoient. Tous avouèrent que jamais, dans aucun de leurs voyages, ils n’avoient été jetés dans ces parages. Le pilote tint alors aux marchands ce langage :

« Je ne connois pas moi-même cette mer par expérience ; mais, selon mon estime, nous devons être dans la mer Verte. Tous ceux qui y entrent ne manquent jamais, dit-on, d’y périr, parce qu’elle est habitée par des monstres et des génies malfaisans. Le plus redoutable de ces monstres, celui qui, selon toute apparence, retient en ce moment le vaisseau, s’appelle Gaschamscham. Placé dans ces lieux par Salomon lui-même, il enlève, les uns après les autres, tous ceux qui montent les vaisseaux, et les dévore. »

« Cessez, dit le prince Habib en interrompant le pilote, de vouloir nous effrayer. Ce génie, quelque redoutable qu’il soit, n’est pas invincible, et j’espère vous délivrer tous d’entre ses mains. »

Les marchands, que le discours du pilote avoit consternés, ne savoient s’ils devoient ajouter foi aux promesses du prince. Il leur dit de l’attacher à une corde par le milieu du corps, et s’élança ainsi dans la mer, tenant à la main son cimeterre.

Le prince étoit à peine sous les flots, qu’il vit s’avancer le monstre prêt à le dévorer. Il leva son cimeterre, et lui en déchargea sur la tête un coup si furieux, qu’il le fendit en deux. Le prince, en agitant la corde à laquelle il étoit attaché, avertit alors les marchands de le remonter à bord, ce qu’ils firent aussitôt. Le vaisseau partit à l’instant avec la rapidité d’un trait lancé par un bras vigoureux.

La surprise et la joie des marchands furent extrêmes, quand ils se virent délivrés de ce danger. Ne sachant comment témoigner leur reconnoissance au prince, ils lui offrirent de lui donner tout ce qu’ils possédoient. Le prince ne voulut rien accepter. Le plus âgé d’entre les marchands reconnut alors qu’il y avoit quelque chose de merveilleux dans cette aventure, et que celui qu’ils prenoient pour un simple marchand comme eux, devoit être un homme extraordinaire. Il conjura le prince de ne pas leur cacher plus long-temps la vérité, et de leur apprendre qui il étoit réellement. Le prince refusa long-temps de se faire connoître ; mais le vieux marchand le pressa avec tant d’instances, que le prince ne put s’empêcher de céder à ses désirs, et lui fit le récit de toutes ses aventures.

Le vaisseau continuant toujours de voguer avec rapidité, le pilote reconnut bientôt les parages ou il se trouvoit. « Réjouissez-vous, dit-il aux marchands, votre vie est maintenant en sûreté. Nous avons heureusement traversé les mers les plus dangereuses, et nous sommes près d’aborder à la capitale du roi Sapor, qui règne sur les isles Bellour. »

En effet, on aperçut bientôt un rivage sur lequel s’élevoit une ville considérable. Le vaisseau entra heureusement dans le port. Il fut aussitôt entouré par une multitude infinie de canots, qui venoient pour mettre à terre les passagers, et décharger les marchandises.

Cependant Dorrat Algoase, depuis son retour dans la capitale de ses états, ne pouvoit goûter de repos, ni prendre, pour ainsi dire, de nourriture. Toujours occupée de son amant, elle s’alarmoit des dangers auxquels il s’exposoit pour elle. Tandis que, plongée dans ces réflexions, elle s’abandonnoit à une douce rêverie, un génie vint lui annoncer qu’il étoit entré dans le port un vaisseau sur lequel étoit le prince Habib.

La reine, au comble de la joie, promit au génie de le récompenser de cette bonne nouvelle, et ordonna aussitôt des réjouissances dans toute la ville. Elle voulut que l’air retentît du son des instrumens de musique, et que l’on étendît des tapis précieux et des étoffes de soie dans toutes les rues par lesquelles le prince devoit passer. Elle envoya ensuite une troupe nombreuse de gardes et d’esclaves au-devant de lui pour l’amener dans le palais.

On ne peut exprimer quelle fut la joie du prince, lorsqu’il se vit possesseur de celle pour laquelle il soupiroit depuis si long-temps. Les fatigues qu’il avoit supportées, les dangers qu’il avoit courus, lui semblèrent alors bien peu de chose ; et le prix qu’il obtenoit, lui parut infiniment supérieur aux travaux qui le lui avoit mérité.

Le prince, parvenu au comble de ses vœux, trouva bientôt qu’il manquoit encore quelque chose à son bonheur. Il pensoit qu’il ne reverroit jamais sa famille, et cette idée l’affligeoit. Il s’en ouvrit un jour à Dorrat Algoase, qui lui dit de ne pas s’attrister, et lui promit que dans le jour même il reverroit les auteurs de ses jours.

Dorrat Algoase fit aussitôt venir son visir, et lui annonça qu’étant obligée de s’absenter quelque temps, elle l’avoit choisi pour lui confier les rênes du gouvernement. Elle fit ensuite assembler les principaux d’entre les génies, et leur fit connoitre celui qu’elle avoit choisi pour gouverner en son absence. Tous les génies lui protestèrent qu’ils obéiroient au visir comme à elle-même. La reine leur témoigna sa satisfaction, et les congédia. Elle dit ensuite au visir de se préparer à la transporter avec le prince dans le jardin où il l’avoit autrefois conduite. Le visir prit aussitôt la forme d’un oiseau d’une grandeur et d’une force extraordinaires ; la reine et le prince s’assirent sur son dos, traversèrent les airs, et se trouvèrent en un clin-d’œil dans le jardin où ils s’étoient vus pour la première fois.

L’émir Selama et son épouse Camar Alaschraf s’entretenoient alors comme ils faisoient ordinairement lorsqu’ils étoient seuls, du fils qu’ils croyoient avoir perdu, et qu’ils ne cessoient de regretter. Tout-à-coup ils le virent paroître avec Dorrat Algoase. À cette vue qu’ils prirent d’abord pour une illusion, des torrens de larmes coulèrent de leurs yeux. Le prince se jeta à leur cou, en les assurant que c’étoit leur cher Habib qui les embrassoit ; leur présenta la reine des génies, et leur raconta ses aventures.

L’émir Selama et son épouse se livrèrent alors à la joie la plus vive, et firent annoncer à toutes les tribus le retour du prince Habib. L’émir donna à cette occasion des repas magnifiques, et reçut les félicitations de tous les scheiks. Ils fit distribuer de grandes aumônes aux pauvres, et ordonna des fêtes qui durèrent pendant sept jours. Le dernier jour, le prince Habib fit dresser des potences pour les vingts chevaliers qui l’avoient si indignement trahi, et les y fit attacher.

Selama ne jouit pas long-temps du plaisir de revoir son fils : il mourut peu après son arrivée. Habib fit faire de magnifiques funérailles à son père, et donna des marques de la plus vive douleur,

Habib se fit ensuite reconnoître en qualité d’Émir par la tribu des Benou Helal, et par les soixante-six autres tribus qui obéissoient à son père. Cette cérémonie fut accompagnée des acclamations de la multitude, qui fit des vœux pour la gloire et la durée de son règne. L’émir Habib ne cessa pas pour cela de régner sur les isles Bellour. La belle Dorrat Algoase donna le jour à plusieurs princes, qui partagèrent entr’eux les états de leur père après sa mort.

Scheherazade ayant achevé l’histoire du prince Habib et de Dorrat Algoase, sa sœur Dinarzade lui dit : « Je ne sais, ma sœur, si le sultan des Indes sera de mon avis ; mais il me semble que j’entends toujours vos récits avec un nouveau plaisir. » Le sultan témoigna qu’il pensoit comme Dinarzade ; et Scheherazade annonça aussitôt qu’elle raconteroit le lendemain l’histoire de Naama et de Naam.


  1. Armaïtani, ya cadhib alban, fi talafi, etc.
  2. Dhao sadri, wa mallatni ashgioani, etc.
  3. Zalet ânni alhomoumou, wazad alishtiyac, etc. Le texte porte : Je le demande à ceux qui se rendent dans l’Iraque ; mais cette contrée particulière est mise ici pour un pays quelconque.