Les Mille et Une Nuits/Histoire de Naama et de Naam

Anonyme
Traduction par Caussin de Perceval.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 9 (p. 117-170).

HISTOIRE
DE
NAAMA ET DE NAM.


Rabia étoit un des habitans de Koufa les plus riches et les plus distingués. La naissance d’un fils, en lui procurant le seul bien qui lui manquoit, vint mettre le comble à son bonheur. Rabia prit l’enfant dans ses bras dès qu’il fut au monde, leva les yeux au ciel, et lui donna le nom de Naama Allah[1]. Ce fils, dès sa plus tendre enfance, devint l’objet de tous les soins et de tous les complaisances de son père, empressé de satisfaire ses moindres désirs, et d’aller au-devant de tout ce qui pouvoit l’amuser et lui plaire.

Un jour que Rabia se promenoit sur la place où l’on vend les esclaves, il aperçut une femme de bonne mine et encore jeune, qui tenoit entre ses bras une petite fille de la figure la plus charmante, et la plus jolie du monde. « Combien l’esclave et son enfant, dit Rabia en s’adressant au courtier ? » « Cinquante sequins, répondit le courtier. » « Les voici, reprit Rabia ; remettez les au propriétaire de l’esclave, et dressez sur-le-champ l’acte de vente. » L’acte étant achevé, Rabia paya au courtier son droit de commission, et emmena avec lui l’esclave et son enfant.

L’épouse de Rabia le voyant entrer à la maison ainsi accompagné, lui demanda quelle étoit cette femme ? « C’est une esclave, répondit Rabia, dont je viens de faire l’acquisition. Sa petite fille m’a paru charmante, et je crois qu’elle deviendra un jour la plus belle personne de l’Arabie et de la Perse : elle est à-peu-près de l’âge de Naama, et ils pourront jouer ensemble. »

« Vous avez bien fait de l’acheter, dit l’épouse de Rabia : cette petite fille me plaît aussi beaucoup. » « Quel est ton nom, dit-elle ensuite à l’esclave ? «  « Madame, je m’appelle Taoufic. » « Et la petite fille ? » « Elle se nomme Saad.[2] » « Tu as raison de l’appeler ainsi, car tu es heureuse d’avoir une aussi jolie petite fille ; mais il faut que nous lui donnions aussi un nom de notre choix. »

« Comment, dit l’épouse de Rabia à son mari, voulez-vous nommer cet enfant ? » « Je m’en rapporte à vous sur cela, répondit-il. » « J’ai envie, dit son épouse, de l’appeler Naam ? » « Eh bien, soit, reprit Rabia. Ce nom ressemble à celui de Naama ; vous ne pouviez en choisir un plus convenable, et qui me fût plus agréable. »

Naama et Naam élevés ensemble jusqu’à l’âge de dix ans, croissoient à l’envi l’un de l’autre en beauté et en perfection, et se donnoient réciproquement les doux noms de frère et de sœur. Rabia prit alors son fils en particulier, et lui dit : « Mon fils, Naam n’est pas votre sœur, mais votre esclave ; je l’ai achetée pour vous lorsque vous étiez encore au berceau ; vous ne devez plus, dès ce moment, l’appeler votre sœur. » « Si cela est, répondit le jeune homme, je puis donc l’épouser. »

Naama courut sur-le-champ informer sa mère de ce qu’il venoit d’apprendre, et du dessein qu’il avoit formé. « Mon enfant, lui dit cette bonne mère aussi complaisante que son époux pour les désirs de son fils, Naam est votre esclave, vous pouvez en disposer à votre gré. » Naama, satisfait de cette réponse, s’empressa de faire conclure son mariage avec Naam. Il en devint éperdument amoureux, et passa plusieurs années dans l’union la plus douce et la plus délicieuse.

Naam méritoit effectivement l’affection de son époux. Elle joignoit aux charmes de la figure et à l’élégance de la taille, une humeur douce et aimable, et un esprit développé par l’éducation la plus soignée. Elle lisoit avec une grâce infinie, et jouoit de toutes sortes d’instrumens. Sa voix touchante remuoit tous les cœurs quand elle s’accompagnoit de la guitare et du tambourin, dont elle jouoit si parfaitement, qu’elle surpassoit les meilleurs maitres de son temps. Enfin, Naam pouvoit être regardée, avec raison, comme la personne la plus belle et la plus accomplie de Koufa.

Un jour qu’elle étoit assise auprès de son époux, et qu’ils prenoient ensemble le sorbet, elle se mit à préluder sur sa guitare, et à chanter ces paroles :


VERS.


« Puisqu’un maître généreux me comble de ses bienfaits et de ses faveurs, je ne puis craindre désormais aucun revers : il est mon épée et mon bouclier. Lui seul fait mon bonheur : que m’importe le reste des humains[3] ? »


Naama témoigna vivement à son épouse le plaisir qu’il avoit à l’entendre, et la pria de continuer, en s’accompagnant du tambourin. Elle reprit ainsi :


VERS.


« Oui, j’en jure par la vie de celui qui règne sur mon âme, je tromperai l’espoir de ceux qui portent envie à sa félicité : je serai toujours soumise à ses moindres volontés ; je me réjouirai sans cesse du bonheur que j’ai de le posséder, et son amour ne sortira jamais de mon cœur[4]. »


Naama, de plus en plus transporté de joie, ne pouvoit trouver d’expressions assez fortes pour peindre son ravissement. Chaque jour il entendoit son épouse chanter, et s’accompagner de la guitare ou du tambourin, et chaque jour il l’entendoit avec un nouveau plaisir.

Mais tandis que ces jeunes époux couloient ensemble d’aussi heureux jours, Hegiage[5], gouverneur de Koufa pour le calife Abdalmalek ebn Merouan, ayant entendu vanter les charmes et les talens de Naam, conçut le projet de l’enlever, et de la remettre entre les mains du caiife. Il croyoit lui faire un présent d’autant plus agréable, qu’il étoit bien sûr que le calife n’avoit dans son sérail aucune femme dont la beauté pût être comparée à celle de Naam, et qui chantât aussi bien qu’elle.

Hegiage, pour venir à bout de son dessein, fit venir une vieille femme dont il avoit souvent éprouvé, dans ces sortes d’occasions, l’adresse et l’habileté. Il lui ordonna de s’introduire dans la maison de Rabia, de faire connaissance avec Naam, et de trouver quelque moyen de l’enlever. La vieille promit d’obéir au gouverneur.

Le lendemain la vieille s’affubla d’un vêtement de laine grossière, passa un chapelet à gros grains autour de son cou, et s’appuya sur un bâton au haut duquel étoit attachée une gourde. Dans cet équipage, elle s’achemina vers la maison de Rabia, récitant assez haut pour être entendue quelques prières, et répétant souvent :

Sebhan allah, alhamd billah, la ilah illa allah alkerim, la haoul wa la couwat illa billah alali alazim[6].

Arrivée devant la maison à l’heure de la prière de midi, elle frappa à la porte. Le portier vint ouvrir, et lui demanda ce qu’elle vouloit.

« Je suis, dit la vieille, une pauvre servante de Dieu ; je me trouve surprise par l’heure de la prière de midi, et je voudrois entrer dans cette sainte et respectable maison pour y faire ma prière. » « Bonne femme, lui dit le portier, cette maison n’est point une mosquée, ni un oratoire : c’est la maison de Naama, fils de Rabia. » « Je le sais, reprit la vieille, et je connois très-bien de réputation cette maison et ceux qui l’habitent ; car, telle que vous me voyez, je suis attachée au palais du calife : j’en suis sortie seulement depuis peu par esprit de dévotion, et pour m’acquitter de quelques pélerinages. »

« Tout cela est fort bon, dit le portier ; mais je ne puis vous laisser entrer. » La vieille insista, et dit en élevant la voix de plus en plus : « Comment, on empêchera d’entrer chez Naama, fils de Rabia, une personne comme moi qui pénètre à toute heure dans le palais des princes et des grands ! » Naama, qui entendit ces paroles, se mit à rire. Il sortit, fit signe au portier de laisser entrer, et conduisit la vieille à l’appartement de sa femme.

La vieille fut vivement frappée de la beauté de Naam. Elle la salua profondement, et lui dit : « Je vous félicite, Madame, d’avoir reçu du ciel en partage tant de grâces et d’attraits, et d’être unie à un époux qui peut passer lui-même pour un modèle de beauté. » Elle se mit ensuite en prières, et ne cessa de faire ses génuflexions et ses adorations, jusqu’à ce que la nuit fût arrivée.

La jeune esclave lui dit alors : « Ma bonne mère, reposez-vous un peu. » « Madame, répondit la vieille, celui qui veut être heureux dans l’autre monde doit souffrir dans celui-ci. » Naam ayant fait apporter à manger, dit à la vieille : « Prenez un peu, ma bonne, de ce que je vous présente ; priez Dieu de toucher mon cœur, et de répandre sur moi sa miséricorde. » « Vous êtes jeune, Madame, lui répondit la vieille ; à votre âge on doit jouir des douceurs de la vie : Dieu, j’en suis sûre, touchera un jour votre cœur ; car on lit dans le saint Alcoran, que Dieu pardonnera à ceux et à celles qui ont embrassé la foi, parce qu’il est bon et miséricordieux[7]. »

Naam s’entretint ainsi quelque temps avec la vieille, et dit ensuite à son mari : « Je voudrois que vous fissiez quelque chose en faveur de cette bonne vieille, car elle porte la piété empreinte sur son visage. » « Eh bien, répondit-il, faites-lui préparer une salle pour qu’elle puisse s’y retirer, et ayez soin que personne n’en approche et ne trouble ses exercices de piété ! Peut-être que Dieu, à sa considération, nous comblera de ses bienfaits, et ne permettra point que nous soyons jamais séparés. »

La vieille passa toute la nuit à lire et à prier. Au point du jour, elle vint trouver Naam et Naama, leur souhaita le bonjour, et voulut prendre congé d’eux. « Où allez-vous, ma bonne, lui dit Naam ? Mon mari m’a ordonné de vous faire préparer une salle où vous serez seule, et où vous pourrez prier à votre aise. » « Que Dieu, dit la vieille, prolonge vos jours et vous comble de ses bénédictions ! Je vais visiter les mosquées, les oratoires, les tombeaux des plus dévots personnages, et j’aurai soin de prier pour vous. Permettez-moi seulement de venir vous voir quelquefois, et recommandez à votre portier de me laisser entrer. » La vieille étant sortie, Naam, dont elle avoit déjà su gagner la confiance, et qui ne soupçonnoit rien de son perfide dessein, fut si fâchée de son départ qu’elle ne put s’empêcher de pleurer.

La vieille alla trouver sur-le-champ Hegiage, qui, dès qu’il l’aperçut, lui demanda où elle en étoit. Elle lui raconta ce qui s’étoit passé, et lui avoua qu’elle n’avoit jamais vu une aussi belle personne. Il lui promit de la récompenser magnifiquement si elle réussissoit dans son entreprise. La vieille exagéra les difficultés qu’elle auroit à surmonter, et demanda un mois de délai. Le gouverneur le lui accorda.

La vieille retourna le lendemain chez Naama, et continua d’aller voir fréquemment les deux jeunes époux, qui lui donnoient tous les jours de nouvelles marques de respect et d’affection. Tous les gens de la maison, de leur côté, lui faisoient des caresses et s’empressoient de la bien recevoir.

Un jour que la vieille se trouva seule avec la jeune esclave, elle lui dit : « Que ne pouvez-vous, Madame, venir avec moi visiter les mosquées et les lieux saints ! Vous y verriez des vieillards respectables et des femmes pieuses qui demanderoient au ciel tout ce que vous pourriez souhaiter. » « Je voudrois de tout mon cœur vous y accompagner, répondit Naam. » Se tournant ensuite vers sa belle-mère, elle lui dit : « Demandez, je vous prie, Madame, à mon mari qu’il me laisse sortir avec vous et la vieille, pour aller visiter les mosquées, et nous trouver au milieu des pauvres et des serviteurs de Dieu. »

La belle-mère témoigna qu’elle seroit bien aise de remplir elle-même cette pratique de dévotion, et promit d’en parler à son fils. Naama étant rentré sur ces entrefaites, la vieille s’approcha de lui, lui baisa la main, fit l’éloge de sa bonté, de sa générosité, et sortit en faisant des vœux pour lui.

Le lendemain la vieille revint ; et, profitant du moment où Naama n’étoit point à la maison, elle alla trouver la jeune esclave, et lui dit : « Nous avons passé toute la soirée d’hier à prier pour vous. Sortons ensemble aujourd’hui ; venez passer un moment avec nos saints personnages ; nous serons de retour avant que votre maître ne soit rentré. » Naam s’adressant à sa belle-mère, la pria de lui permettre de sortir un moment, avant que son mari ne rentrât. « Je n’ai point encore prévenu Naama, dit la belle-mère, et je crains qu’il ne soit fâché, s’il sait que vous êtes sortie. » « Madame, dit la vieille, nous ne ferons qu’entrer dans la mosquée la plus voisine, et nous ne tarderons pas à revenir. »

La vieille ne fut pas plutôt sortie avec la jeune esclave, qu’elle la conduisit au palais d’Hegiage, à qui elle fit aussitôt savoir son arrivée. Hegiage étant entré dans la chambre où la vieille avoit déposé Naam, fut extrêmement surpris de sa beauté. Jamais il n’avoit rien vu de si parfait et de si régulier. Naam, en l’apercevant, baissa son voile.

Hegiage fit appeler sur-le-champ un de ses officiers, et lui ordonna de monter à cheval avec cinquante cavaliers, de faire monter la jeune esclave sur un de ses meilleurs chameaux, de la conduire à Damas, et de la remettre entre les mains du calife Abdalmalek ebn Merouan.

Il le chargea de plus d’une lettre pour ce prince, et lui prescrivit de lui en rapporter la réponse, et de faire la plus grande diligence.

L’officier s’empressa d’exécuter ces ordres. Il s’empara de la jeune esclave, la fit monter sur un chameau, et partit. Pendant la route, Naam ne fit que pleurer et gémir de se voir ainsi séparée de son époux.

Arrivé à Damas, l’officier demanda la permission de parler au calife, et lui remit la lettre dont il étoit chargé. Ce prince l’ayant lue, demanda où étoit la jeune esclave. L’officier la lui présenta, et la remit entre ses mains.

Le calife la fit conduire dans un appartement particulier, et alla sur-le-champ annoncer à son épouse que Hegiage venoit de lui acheter, pour mille sequins, une esclave de la famille des princes de Koufa. « Cette esclave, ajouta-t-il, vient d’arriver en même temps que cette lettre. » Son épouse lui témoigna sa satisfaction d’apprendre une nouvelle qui paroissoit lui être aussi agréable.

La sœur du calife étant entrée dans l’appartement où étoit la jeune esclave, et l’ayant aperçue, s’écria : « Le maître à qui vous appartenez n’auroit point fait un mauvais marché, quand même il vous auroit payée cent mille pièces d’or. » Naam, sans faire attention à ces paroles, lui dit : « Au nom de Dieu, Madame, daignez m’apprendre quel est ce palais, à quel prince il appartient, et le nom de la ville où je me trouve ? »

« Vous êtes, lui répondit la princesse, dans la ville de Damas ; ce palais est celui de mon frère le calife Abdalmalek Ebn Merouan. Mais vous m’interrogez comme si vous ignoriez tout cela. » « En vérité, Madame, répondit Naam, je l’ignorois absolument. » « Comment, reprit la princesse, celui qui vous a vendue et qui a touché le prix de votre liberté, ne vous a-t-il pas informée que le calife venoit de vous acheter ? »

À ces mots, des larmes abondantes couvrirent le visage de la jeune esclave ; elle maudit la ruse infame dont elle étoit la victime, et dit en elle-même : « Si je parle, personne ne voudra me croire, et peut-être je serai bientôt réclamée par celui qui a seul des droits sur moi. »

Comme Naam paroissoit extrêmement fatiguée du voyage, la sœur du calife la laissa reposer tout le reste de la journée. Le lendemain elle lui apporta du linge, des robes, un collier de perles et des brasselets, et voulut qu’elle s’en parât en sa présence.

Le calife étant entré sur ces entrefaites, alla s’asseoir à côté de Naam, qui se cacha aussitôt le visage avec les mains. La princesse ayant fait à son frère l’éloge de la beauté et des perfections de la nouvelle esclave, il la pria de ne point lui dérober la vue de tant d’attraits. Naam n’eut aucun égard aux prières du calife, et resta constamment dans la même attitude ; mais ses bras exposés aux regards de ce prince, firent naître en lui la passion la plus vive. Il dit à sa sœur qu’il reviendroit dans trois jours, et ajouta : « J’espère que cette jeune beauté fera d’ici là connoissance avec vous, et qu’elle sera plus sensible à l’amour qu’elle a su m’inspirer. »

Lorsque le calife fut sorti, Naam se mit à réfléchir de nouveau sur sa situation, et à gémir de se voir ainsi séparée de son maître. Le soir, la fièvre la prit ; elle ne voulut goûter aucune nourriture ; et bientôt ses traits et sa beauté s’altérèrent. Le calife, informé de son état, en conçut un violent chagrin. Il envoya chercher les médecins les plus habiles, et les accompagna chez la jeune esclave ; mais aucun d’eux ne put découvrir la source de son mal, ni trouver les moyens de la soulager.

La situation de Naama étoit absolument la même que celle de son esclave. En rentrant chez lui, il s’assit sur un sofa, et appela sa chère Naam. Comme elle ne répondoit point, il se leva avec précipitation, et se mit à l’appeler plus fort ; mais personne ne vint ; car toutes les esclaves s’étoient cachées, craignant les effets de la colère de leur maître. Naama se rendit à l’appartement de sa mère, et la trouva la tête appuyée sur ses mains, dans l’attitude d’une personne qui réfléchit profondément. « Ma mère, s’écria-t-il, où est Naam ? » « Mon fils, lui répondit-elle, elle est aussi bien que si elle étoit avec moi ; elle est sortie avec la bonne vieille pour aller visiter les pauvres, et elle doit bientôt rentrer. » « Elle n’a pas coutume de sortir ainsi, reprit vivement Naama. Et à quelle heure est-elle sortie ? » « Dans la matinée, lui dit-elle. » « Comment, ma mère, avez-vous pu lui accorder cette permission ? » « C’est elle qui l’a voulu, mon fils. »

Naama sortit de chez lui tout hors de lui-même, et alla trouver le commandant de la garde. « C’est vous, lui dit-il en l’abordant, qui, par une ruse perfide, m’avez fait enlever mon esclave ? Mais je vais aller me plaindre au calife, et l’informer de votre conduite. » « Qui donc vous a enlevé votre esclave, dit le commandant de la garde ? « « C’est une vieille femme, faite de telle et telle manière, couverte d’une robe de bure, et qui porte ordinairement un chapelet à la main. »

Le commandant reconnut à ce portrait la vieille dont se servoit quelquefois le gouverneur, et se douta qu’elle n’avoit agi que par ses ordres ; mais la politique l’empêchant de rien faire connoître à Naama : « Conduisez-moi vers cette femme, lui dit-il, et je vais vous faire rendre votre esclave. » « Je ne sais où elle demeure, dit Naama. » « En ce cas, reprit le commandant, comment la découvrir ? Dieu seul sait où elle peut être. »

« Vous pouvez, continua Naama, me faire retrouver mon esclave, et je vais de ce pas porter mes plaintes contre vous au gouverneur. »

Naama se rendit en effet au palais de Hegiage. Comme son père étoit un homme des plus puissans de Koufa, il eut bientôt accès. « Que voulez-vous, Naama, lui dit Hegiage, dès qu’il l’aperçut ? » Naama raconta ce qui venoit de lui arriver. Hegiage fit venir le commandant de la garde, et lui demanda où pouvoit être l’esclave de Naama, fils de Rabia ?

Le commandant n’eut garde de paroître savoir quelle étoit la vieille qui avoit enlevé l’esclave, et répondit que Dieu seul connoissoit ce qui étoit caché. « Montez à cheval, lui dit Hegiage, parcourez avec soin les chemins, et cherchez de tous côtés cette esclave si chère à son maître. » Se tournant ensuite vers Naama : « Si votre esclave ne vous est pas rendue, lui dit-il, vous pourrez en prendre dix des miennes à votre choix, et autant de celles du commandant de la garde pour vous indemniser de votre perte. » « Allons donc, cria-t-il au commandant, courez après l’esclave de Naama. » Le commandant de la garde sortit, et fit semblant d’exécuter l’ordre qu’il venoit de recevoir.

Naama se retira chez son père, accablé de chagrin et en proie au plus violent désespoir. Quoiqu’il n’eût encore que quatorze ans, et que ses joues fussent à peine couvertes d’un léger duvet, la vie lui paroissoit insupportable : il versoit des torrens de larmes, et ne vouloit plus revoir les lieux qui lui rappeloient des souvenirs trop chers. Sa mère, vivement affectée de son état, passa la nuit tout entière à pleurer et à gémir avec lui. Son père cherchoit en vain à le consoler, en lui disant que, selon les apparences, c’étoit le gouverneur qui avoit fait enlever son esclave, et que peut-être il pourroit bientôt la recouvrer. Le jeune homme, insensible à tout, étoit incapable de goûter aucune consolation. Son chagrin s’accrut au point que sa raison se troubla. Il ne savoit plus ce qu’il disoit, et ne connoissoit plus ceux qui entroient chez lui. Il languit dans cet état pendant trois mois, Rabia fit inutilement venir auprès de son fils les plus habiles médecins ; ils s’accordèrent tous à dire que la présence seule de la jeune esclave étoit capable de le sauver.

Un jour que Rabia, de plus en plus inquiet sur l’état de son fils, désespéroit presque de sa vie, il entendit parler d’un fameux médecin persan, très-habile en astrologie, qui venoit d’arriver à Koufa : il pria sa femme de le faire venir. « Peut-être, lui dit-il, ce médecin trouvera quelques moyens pour sauver notre enfant. » On fut aussitôt chercher le médecin : lorsqu’il fut entré, Rabia le fit asseoir auprès du lit de son fils, et le pria d’examiner la maladie.

Le médecin persan prit la main du jeune homme, tâta ses membres les uns après les autres ; et ayant fixé attentivement les traits de son visage, il se mit à sourire, et dit au père : « La maladie de votre fils a son siège dans le cœur. » « Vous avez raison, dit Rabia surpris. » Et aussitôt il raconta au médecin ce qui venoit d’arriver à Naama.

« La jeune esclave dont vous me parlez, dit le médecin, est maintenant ou à Basra ou à Damas ; et nous n’avons point d’autre moyen de sauver votre fils, que de le réunir avec elle. » « Si vous pouvez en venir à bout, dit Rabia, toute ma fortune est à votre disposition, et je vous promets de vous faire le sort le plus heureux. »

« Ce qui me regarde, dit le Persan, est ce qu’il y a de moins pressé. » Et se tournant vers Naama : « Ayez bon courage, mon enfant, lui dit-il, bientôt vous serez satisfait. » Il demanda ensuite à Rabia, s’il pouvoit disposer de quatre mille pièces d’or, Rabia les alla aussitôt chercher, et les lui remit entre les mains.

« Mon dessein, dit alors le médecin, est de mener votre fils à Damas, et je vous jure de n’en pas revenir sans l’esclave à laquelle il est si attaché. » Il adressa ensuite la parole à Naama, et lui demanda comment il s’appeloit ? Ayant appris qu’il s’appeloit Naama. « Allons, Naama, lui dit-il, levez-vous un peu, et ayez confiance dans la Providence, qui doit vous réunir incessamment à votre esclave ; en attendant, modérez le chagrin qui vous dévore ; prenez un peu de nourriture, et tâchez de recouvrer vos forces pour être en état de supporter la fatigue du voyage ; car, dans huit jours, il faudra nous mettre en chemin. »

Le médecin persan s’occupa bientôt des préparatifs du départ. Il se fit donner des présens de toute espèce ; demanda encore six mille sequins pour compléter la somme de dix mille sequins qu’il jugea lui être nécessaire pour l’exécution de son projet, et fit préparer les chevaux, les chameaux, et tous les bagages dont ils avoient besoin.

Au bout de huit jours, Naama dit adieu à son père et à sa mère, et partit avec le médecin persan. Ils s’arrêtèrent à Alep pour prendre des renseignemens sur la jeune esclave ; mais ils ne purent en obtenir aucun. Étant arrivés à Damas, ils s’y reposèrent pendant trois jours.

Le médecin persan loua ensuite une boutique qu’il fit arranger avec la plus grande magnificence : elle étoit entourée d’armoires, ornées de plaques d’or, et remplies de vases de la porcelaine la plus fine, dont les couvercles étoient d’argent. Le devant de la boutique étoit garni de bocaux de cristal remplis d’huiles précieuses, de breuvages, et de drogues de toutes espèces.

Le médecin persan eut soin de faire placer au milieu de la boutique son astrolabe et la planche sur laquelle il faisoit ses calculs astronomiques. Il s’habilla ensuite en médecin, d’une manière magnifique, et fit prendre à Naama une chemise de la toile la plus fine, une tunique de satin, brodée en soie, et une ceinture rayée des plus brillantes couleurs. « Dorénavant, lui dit-il, vous ne m’appellerez plus que votre père, et je ne vous appellerai plus que mon fils. »

Tout le peuple de Damas se porta vers la boutique du médecin persan, pour en admirer la richesse et l’élégance, et sur-tout pour voir Naama, qui charmoit tout le monde par la beauté et la régularité de ses traits. Le Persan n’adressoit la parole au jeune homme qu’en turc, et celui-ci ne lui répondoit qu’en cette langue. On ne parla bientôt dans toute la ville que du médecin persan. De tous côtés on venoit le consulter sur toutes les espèces de maladies, et il possédoit des remèdes pour toutes. À la seule inspection de l’urine du malade, il connoissoit le genre de mal dont il étoit attaqué, donnoit les remèdes qui devoient le guérir, et prescrivoit le régime qu’il devoit suivre. Il devint en peu de temps l’oracle de tout le monde ; sa réputation se répandit dans toute la ville, et pénétra jusque dans les palais des grands.

Un jour qu’il étoit occupé à préparer ses drogues, une vieille dame, montée sur une mule dont la selle étoit brodée en argent, s’arrêta devant sa boutique, et lui fit signe de venir lui donner la main pour l’aider à descendre. Le médecin s’avança poliment vers elle, lui donna la main, et la fit entrer dans sa boutique.

« Vous êtes sans doute, Monsieur, lui dit-elle, le médecin persan arrivé dernièrement d’Arabie en cette ville ? » Sur sa réponse affirmative, elle lui dit qu’elle avoit une fille attaquée d’une maladie dangereuse, et en même temps lui présenta le flacon où étoit renfermée l’urine de la jeune personne. Lorsqu’il l’eut considérée avec attention, il demanda à la vieille quel étoit le nom de sa fille ? « Car, dit-il, il faut que je tire son horoscope, afin de connoître le moment favorable pour lui faire prendre le breuvage qui doit lui rendre la santé. » « Elle s’appelle Naam, dit la vieille. »

À ce nom, le médecin se mit à réfléchir et à compter sur ses doigts ; et, regardant fixement la vieille : « Madame, lui dit-il, je ne puis prescrire de remède à votre fille sans savoir le nom de la ville où elle est née ; cela est absolument nécessaire pour que je puisse calculer la différence des climats et l’influence de l’air atmosphérique. Je vous prie donc de me faire connoître l’endroit où elle a été élevée, et l’âge qu’elle a maintenant. » « Elle a quatorze ans, dit la vieille, et elle a été élevée dans la ville de Koufa. » « Depuis quel temps, reprit le médecin, est-elle dans ce pays ? « « Depuis quelques mois, répondit la vieille. »

Naama, présent à cet entretien, n’en perdoit pas une syllabe, et étoit dans une extrême agitation. Le médecin et lui s’entre-regardoient, et se faisoient des signes d’intelligence. « Prenez telle et telle chose, lui dit le médecin, et préparez-en une potion. » La vieille jeta dix pièces d’or sur le comptoir, et regarda plus attentivement le jeune homme occupé à préparer la potion. « Mon Dieu, le beau jeune homme, dit-elle au médecin ! Est-ce votre esclave ou votre fils ? » « Madame, c’est mon fils, lui répondit-il. »

Lorsque Naama eut fini son ouvrage, il écrivit un petit billet, dans lequel il instruisoit Naam de son arrivée par ce vers : « En découvrant les lieux que vous habitez, je sens augmenter mon amour et mon tourment[8]. » Il glissa adroitement le billet dans une boîte qui contenoit le breuvage. Il cacheta cette boîte, et, ayant écrit son nom dessus, il la présenta à la vieille, qui la prit, et, les ayant salués, s’en retourna au palais du calife.

En entrant dans l’appartement de la jeune esclave, elle lui présenta la boîte, et lui dit qu’elle venoit de voir un médecin persan fort habile, arrivé tout récemment à Damas, et de le consulter sur la maladie dont sa chère Naam étoit atteinte. « Il a parfaitement compris l’espèce de votre mal, poursuivit-elle, et il a ordonné à son fils de préparer pour vous le breuvage renfermé dans cette boîte. Il n’y a point dans Damas de jeune homme plus beau ni mieux fait que le fils de ce médecin, ni de boutique comparable à la sienne. »

Naam prit la boîte des mains de la vieille. À peine eut-elle jeté les yeux sur le couvercle, qu’elle reconnut l’écriture et le nom de son cher maître. Elle changea de couleur à cette vue, et ne douta point que le maître de cette boutique ne fût venu exprès de Koufa pour s’informer de ce qu’elle pourroit être devenue. Elle pria la vieille de lui faire le portrait du jeune homme dont elle venoit de lui parler. Celle-ci s’en acquitta parfaitement : elle lui dit qu’il s’appeloit Naama, qu’il avoit un signe sur le sourcil droit, qu’il étoit vêtu de la manière la plus élégante, et qu’il avoit la plus belle figure que l’on pût voir.

Pendant ce discours, Naam prenoit le breuvage, et sourioit aux traits dont la vieille embellissoit sa peinture. « En vérité, dit-elle, ce breuvage me fait le plus grand bien ; il m’inspire de la gaieté, et je me sens beaucoup mieux. » « Quel heureux jour, s’écria la vieille, et que j’ai bien fait d’aller consulter ce médecin ! » Naam ayant ensuite témoigné qu’elle desiroit manger quelque chose, la vieille courut appeler une esclave, et s’empressa de faire servir les mets les plus délicats.

Dans ce moment, le calife entra dans l’appartement de la jeune esclave ; et la voyant occupée à manger, il lui témoigna le plaisir que lui causoit le retour de sa santé. « Souverain Commandeur des croyans, lui dit la vieille, la satisfaction que vous fait éprouver le rétablissement de votre esclave, vous la devez à un médecin qui vient d’arriver en cette ville. Personne ne connoît mieux que lui toutes les espèces de maladies : une seule ordonnance suffit pour les guérir radicalement. « « Portez, dit le calife, une bourse de mille pièces d’or à ce médecin, pour la cure qu’il a opérée. » Le calife sortit peu après, et la vieille s’empressa de porter les mille pièces d’or au médecin persan. La vieille, en présentant la bourse, lui dit que la jeune personne qu’il avoit guérie n’étoit point sa fille, mais l’esclave favorite du calife. Elle lui remit en même temps une lettre que Naam venoit d’écrire. Le médecin donna cette lettre à Naama, qui la prit avec un trouble et un saisissement difficiles à exprimer. Cette lettre étoit conçue en ces termes :

« L’esclave, privée de sa félicité, déchue de son bonheur, séparée de son bien-aimé, a reçu le billet qu’il lui a envoyé, et lui répond par ces vers :

« En recevant votre lettre, mes doigts en ont tracé d’eux-mêmes la réponse. Parfumez-vous, et livrez-vous à l’espoir. Moïse fut remis à sa mère, et la robe de Joseph fut rendue à son père. »

En lisant ces vers, les yeux du jeune homme étoient baignés de larmes. La vieille s’en aperçut, et témoigna sa surprise au médecin.

« Comment ne pleureroit-il pas, lui dit-il ? Cette jeune personne est son esclave, et il l’aime avec passion ; car, Madame, je dois vous avouer la vérité ; ce jeune homme n’est point mon fils, c’est celui de Rabia de la ville de Koufa. La lettre qu’il a écrite à Naam a pu seule rendre la santé à cette jeune personne, qui n’avoit point d’autre maladie que le chagrin de se voir séparée de son cher maître. Prenez, Madame, ces mille pièces d’or, et comptez sur une récompense plus généreuse, si votre cœur se laisse toucher de pitié pour ces amans infortunés. Vous êtes la seule personne qui puisse arranger cette affaire, et c’est sur vous que se fondent toutes nos espérances. »

La vieille, un peu étonnée, mais encore plus flattée de cette confidence, demanda à Naama s’il étoit effectivement le maitre de la jeune esclave. Celui-ci le lui ayant affirmé, elle lui avoua que Naam ne cessoit de parler de lui. Le jeune homme lui ayant raconté toutes ses aventures, la vieille en fut vivement touchée, et l’assura qu’elle alloit travailler de tout son cœur à les réunir. Elle remonta aussitôt sur sa mule, et s’en retourna promptement au palais.

En entrant dans l’appartement de la jeune esclave, la vieille la fixa en souriant, et lui dit : « Vous convient-il de vous affliger ainsi, et de vous rendre malade pour Naama, fils de Rabia de la ville de Koufa ? » « Grand Dieu, s’écria Naam, tout est découvert ! » « Rassurez-vous, lui dit la vieille ; je n’abuserai point du secret qu’on m’a confié. Je veux faire votre bonheur à tous deux, et j’exposerois ma vie pour y réussir. »

La vieille retourna peu après chez Naama. « Je viens, lui dit-elle, de voir votre esclave, et de m’entretenir avec elle : l’amour qu’elle a pour vous ne le cède point à celui que vous avez pour elle ; et la passion du calife à laquelle elle est insensible, prouve que rien ne peut ébranler sa constance. Je médite un projet qui doit vous plaire ; mais il faut pour l’exécution vous armer de hardiesse et de courage. Je vais chercher un moyen de vous introduire dans le palais du calife, et de vous procurer un tête-à-tête avec votre esclave ; car pour elle, il lui est impossible de sortir. » « Que Dieu seconde vos bonnes intentions, dit Naama, et vous récompense comme vous le méritez ! »

La vieille ayant quitté Naama, revint au palais, et dit à la jeune esclave que son maître venoit de lui témoigner le plus ardent désir de la voir, et lui demanda quels étoient ses sentimens à cet égard ? « Je le souhaite autant que lui, dit en soupirant Naam. »

La vieille sortit bientôt après avec un petit paquet sous son bras, dans lequel elle avoit renfermé un collier de perles, des bijoux, et tout ce qui est nécessaire à la toilette d’une femme. Elle se rendit en diligence chez Naama, et le pria de passer dans l’arrière-boutique, afin de pouvoir être seuls ; là elle lui peignit le visage et les bras, et lui teignit les cheveux. Elle lui fit prendre une tunique, et un pantalon de soie, lui mit un bandeau sur la tête, et le para exactement comme une jeune esclave du sérail.

Quand la vieille eut fini, elle examina Naama de la tête aux pieds sous ce nouveau vêtement, et s’écria : « En vérité, je n’ai jamais vu une figure aussi charmante : il est même plus beau que son esclave. Marchez devant moi, lui dit-elle ensuite, avancez le côté gauche, inclinez un peu le côté droit, affectez un air nonchalant, et donnez du mouvement à votre robe. »

Lorsqu’elle l’eut bien instruit, et qu’elle le vit en état de jouer son rôle, elle lui dit : « Je viendrai vous prendre demain soir pour vous mener au palais. Ne vous effrayez pas à la vue des esclaves, et de ceux qui les commandent ; faites bonne contenance, baissez la tête, et n’adressez la parole à personne ; j’aurai soin de répondre pour vous. »

Le lendemain soir, la vieille vint prendre Naama, et se rendit avec lui au palais du calife. Elle entra la première ; mais quand le jeune homme, qui marchoit derrière elle, voulut passer, le portier l’arrêta. La vieille le regarda de travers, et lui dit qu’il étoit bien hardi d’oser arrêter Naam, l’esclave favorite du calife, à la santé de laquelle ce prince prenoit tant d’intérêt. Le portier, interdit, laissa entrer Naama, qui pénétra sans opposition avec la vieille jusque dans la cour intérieure du palais.

« Rassurez-vous, lui dit-elle alors, entrez hardiment, et prenez à gauche ; ayez soin de compter les appartemens devant lesquels vous passerez, et entrez dans le sixième où tout est disposé pour vous recevoir. Sur-tout ne vous effrayez pas ; et si quelqu’un vous adressoit la parole, et vouloit causer avec vous, gardez-vous de répondre et de vous arrêter. »

Comme ils approchoient de la porte intérieure du harem, le chef des eunuques noirs les arrêta, et demanda à la vieille quelle étoit cette esclave ? « C’est, répondit-elle, une esclave que ma maîtresse veut acheter. » « On ne peut entrer ici, dit l’eunuque, sans la permission du calife. Retournez sur vos pas : les ordres que j’ai reçus sont précis, et ne renferment point d’exception ; je ne la laisserai point entrer. »

« Faites donc attention à ce que vous faites, répliqua la vieille : ne voyez-vous pas que je badinois en vous parlant d’une esclave que ma maîtresse vouloit acheter. Cette esclave-ci est Naam, favorite du calife : elle commence à se rétablir, et vient de sortir un peu pour sa santé. Au nom de Dieu, ne l’empêchez pas de rentrer, le calife vous feroit couper la tête, s’il venoit à apprendre que vous avez refusé l’entrée du harem à son esclave favorite. » La vieille faisant aussitôt semblant de s’adresser à Naam. « Entrez, Naam, dit-elle, ne faites pas d’attention à cela ; et n’en parlez pas, je vous prie, à la princesse. »

Naama baissant alors la tête, entra dans le harem ; mais au lieu de prendre à gauche, il prit à droite ; et au lieu de compter cinq appartemens, il en compta six, et entra dans le septième.

C’étoit un appartement richement meublé ; les murs étoient couverts de tapisseries de soie brodées en or ; le bois d’aloès, l’ambre et le musc brûloient dans des cassolettes d’or, et exhaloient les parfums les plus délicieux. Au milieu de cet appartement étoit une espèce de trône couvert de brocard, sur lequel Naama s’assit.

Pendant que le jeune homme étoit occupé de ce qu’il voyoit, et qu’il réfléchissoit sur son aventure, la sœur du calife entra, suivie d’une de ses esclaves. Quand elle aperçut Naama assis sur le trône, elle s’approcha de lui ; et, le prenant pour une jeune esclave, elle lui demanda qui elle étoit, et qui l’avoit introduite dans cet appartement ? Mais elle n’en put tirer aucune réponse.

« Si vous êtes une des esclaves du calife mon frère, dit la princesse, et qu’il soit fâché contre vous, je vous promets de lui parler en votre faveur, et de vous faire rentrer dans ses bonnes grâces. »

La sœur du calife voyant que Naama gardoit toujours le plus profond silence, ordonna à son esclave de se tenir à la porte de l’appartement, et de ne laisser entrer personne. S’étant ensuite approchée de plus près du jeune homme déguisé, elle fut surprise de sa beauté ; et lui adressant de nouveau la parole :

« Jeune esclave, dit-elle, apprenez-moi donc qui vous êtes, quel est votre nom, et dites-moi qui a pu vous introduire dans mon appartement ? Car je ne me rappelle pas de vous avoir jamais vue dans ce palais. »

Naama ne répondant pas, la princesse, pour gagner sa confiance et l’engager à parler, voulut lui faire quelques caresses. Elle s’aperçut aussitôt qu’il n’étoit point une femme, et voulut lui arracher le voile qui lut couvroit le visage pour connoître qui il étoit. « Madame, s’écria Naama, je suis un esclave, de grâce achetez-moi, et me prenez sous votre protection. »

« Ne craignez rien, dit la princesse ; mais dites-moi qui vous êtes, et qui vous a introduit dans mon appartement ? « « Princesse, répondit-il, on m’appelle Naama ; je suis né dans la ville de Koufa, et j’ai risqué ma vie pour retrouver mon esclave Naam, qu’on m’a enlevée par la plus infame de toutes les ruses. » La princesse le rassura ; et ayant appelé son esclave, elle lui ordonna d’aller chercher Naam.

La vieille s’étoit déjà rendue à l’appartement de la jeune esclave, et lui avoit demandé en entrant si son maître étoit arrivé ? Quand la jeune esclave lui eut dit qu’elle ne l’avoit pas vu, la vieille soupçonna qu’il s’étoit sans doute égaré, et qu’il étoit entré dans un autre appartement que celui qu’elle lui avoit indiqué. Elle communiqua ses craintes à Naam, qui s’écria tout effrayée : « C’en est fait de nous, nous sommes perdus. » Comme elles étoient toutes deux occupées à réfléchir sur leur situation, l’esclave de la princesse entra, et dit à Naam que la princesse vouloit lui parler, et qu’elle eût à se rendre sur-le-champ à son appartement. Naama s’étant levée pour obéir, la vieille lui dit à l’oreille : « Votre maître est certainement chez la princesse, et tout est découvert. »

La sœur du calife en voyant arriver la jeune esclave, lui dit avec bonté : « Votre maître s’est trompé d’appartement, et est entré dans le mien au lieu d’entrer dans le vôtre ; mais n’ayez aucune crainte, je ferai en sorte d’arranger tout ceci. »

À ce discours, Naam commença à respirer, et remercia la princesse de la protection qu’elle daignoit leur accorder. Naama, en voyant sa chère esclave, s’élança vers elle, et la serra contre son cœur. La joie qu’ils éprouvèrent les fit tomber sans connoissance dans les bras l’un de l’autre. Lorsqu’ils eurent repris leurs esprits, la princesse les fit asseoir à ses côtés, et se mit à chercher avec eux le moyen de les tirer du mauvais pas où ils se trouvoient engagés.

« Madame, dit Naam, notre destinée est maintenant entre vos mains. » « Vous n’avez rien à redouter de ma part, répondit affectueusement la princesse, et je ferai au contraire tout ce qui dépendra de moi pour éloigner le danger, qui, dans toute autre circonstance, pourroit vous menacer. » Puis se tournant vers son esclave, elle lui ordonna de leur apporter à manger, et de servir des rafraîchissemens.

Cet ordre ayant été exécuté, la princesse leur présenta elle-même plusieurs choses, et les invita à se livrer librement au plaisir qu’ils avoient de se revoir. Ces amans passèrent une partie de la soirée à se féliciter mutuellement sur leur réunion, et à célébrer la joie et le bonheur dont leur âme étoit enivrée. La princesse étoit vivement touchée de ce spectacle, et prenoit plaisir à voir éclater leur tendresse.

« Jamais, disoit Naama, je n’ai passé de momens plus doux ; et peu m’importe maintenant ce qui doit arriver. » « Vous aimez donc bien cette esclave, lui dit la sœur du calife ? » « Vous le voyez, Madame, répondit Naama, le danger auquel je m’expose en ce moment, prouve assez l’excès de mon amour. » « Et vous, Naam, dit la sœur du calife à la jeune esclave, vous aimez donc bien votre maitre ? » « Madame, répondit Naam, c’est cet amour qui a été cause de la langueur dans laquelle je suis tombée. « La princesse invita ensuite Naam à jouer de la guitare, et lui en fit apporter une. Naam, après l’avoir accordée, préluda quelque temps, et chanta ensuite, en s’accompagnant, quelques vers, dans lesquels elle témoignoit à la princesse la reconnoissance dont elle étoit pénétrée pour ses bontés. Naam passa ensuite la guitare à Naama, qui, après avoir chanté quelques vers sur le même sujet, la présenta à la princesse. Elle ne fit pas difficulté de prendre l’instrument, et chanta elle-même quelques vers sur le bonheur des vrais amans.

Tandis que cette scène se passoit, le calife Abdamaleck Ebn Merouan entra tout-à-coup dans l’appartement de la princesse ; les deux amans se levèrent aussitôt, et se prosternèrent aux pieds du calife, qui les fit relever avec bonté. Ses regards se portèrent avec complaisance sur Naam ; et ayant aperçu une guitare auprès d’elle, il la félicita sur l’heureux retour de sa santé. Jetant ensuite les yeux sur Naama déguisé, il demanda à sa sœur quelle étoit la jeune esclave qu’il voyoit assise auprès de Naam ?

« Souverain Commandeur des croyans, lui répondit la princesse, c’est une jeune personne qui a passé ses premières années auprès de votre esclave favorite, et sans laquelle la vie lui est insupportable. »

« En vérité, dit le calife, cette esclave est charmante, et elle est aussi belle que Naam ; dès demain je lui ferai préparer un appartement auprès de celui de sa compagne, et je lui enverrai les parures qui pourront lui faire plaisir, en considération de l’amitié que Naam a pour elle. »

La princesse fit servir aussitôt des rafraichissemens devant le calife qui venoit de s’asseoir : il prit quelque chose, et engagea Naam à jouer de la guitare. Elle le fit, et chanta des vers à la louange du calife. Ce prince s’amusa beaucoup à l’entendre ; et lorsqu’elle eut fini, il la remercia du plaisir qu’elle venoit de lui procurer, et lui fit des complimens sur l’étendue et la beauté de sa voix.

Vers le milieu de la nuit la princesse adressa ainsi la parole à son frère : « Souverain Commandeur des croyans, Naam, à peine convalescente, doit être extrêmement fatiguée d’avoir chanté, et pris part à la conversation toute la soirée. Si vous le trouvez bon, je vais vous raconter une histoire que j’ai lue autrefois. » Le calife lui ayant témoigné le plaisir qu’il auroit à l’entendre, la princesse reprit ainsi :

« Seigneur, il y avoit autrefois dans la ville de Koufa un jeune homme appelé Naama, fils de Rabia, qui possédoit une esclave dont il étoit éperdument amoureux. Cette esclave, qui avoit été élevée avec lui, le payoit du plus tendre retour. À peine l’eut-il épousée, que la fortune, toujours inconstante, lui fît éprouver le plus affreux des malheurs : on vint un jour lui enlever son esclave dans sa propre maison. Le ravisseur la vendit dix mille pièces d’or à un prince très-puissant, qui fit vainement tous ses efforts pour s’en faire aimer.

» Naama, au désespoir de la perte de son esclave, abandonna sa famille, sa fortune et sa maison pour aller s’informer de ce qu’elle étoit devenue, et pour tenter tous les moyens possibles de se réunir à elle. Il s’exposa aux plus grands dangers, et risqua même sa vie pour se procurer ce bonheur. À peine venoit-il de la retrouver, que le prince, qui l’avoit achetée les avant surpris ensemble, se hâta de décider de leur sort, et voulut les faire mourir sans délai…

» Que pensez-vous, Seigneur, dit la princesse en s’interrompant, de la promptitude de ce prince et de son peu d’équité ? »

Le calife répondit que puisque le prince avoit tout pouvoir sur eux, il auroit dû leur pardonner, et cela pour trois raisons : la première, parce que ces deux jeunes gens s’aimoient passionnément ; la seconde, parce qu’ils se trouvoient dans son palais, et sous sa puissance ; et la troisième, parce qu’il avoit plus de moyens que ce jeune homme de se procurer une autre esclave. Ce prince, ajouta-t-il, a commis une action indigne d’un souverain.

« Daignez maintenant, dit la princesse à son frère, écouter un moment ce que Naam va nous chanter. » Alors la jeune esclave se mit à peindre, dans des vers passionnés, les tourmens qu’éprouvent deux cœurs unis par le plus doux des sentimens, mais que la rigueur du destin a séparés. Sa voix touchante fit tant de plaisir au calife, qu’il lui en témoigna sa satisfaction par les complimens les plus flatteurs.

La princesse saisissant le moment favorable, lui dit qu’un grand roi n’avoit que sa parole, et que le jugement qu’il avoit une fois prononcé devenoit irrévocable. Ayant ensuite ordonné à Naam et à Naama de se lever : « Souverain Commandeur des croyans, dit-elle à son frère, vous voyez devant vous les deux infortunés dont vous venez de plaindre la destinée. Naam est la jeune esclave que Hegiage Ebn Ioussef a enlevée à son époux pour vous l’envoyer. Il vous en a imposé dans sa lettre, en vous annonçant qu’il l’avoit achetée dix mille pièces d’or. Naama, que vous voyez devant vous, caché sous les habits d’une jeune esclave, est véritablement son maître et son époux. Au nom de vos glorieux ancêtres, j’oserai vous prier, Seigneur, d’avoir compassion de leur jeunesse, et de leur pardonner la faute qu’ils ont commise. Vous trouverez au fond de votre cœur la récompense de la pitié généreuse que vous leur aurez témoignée. Songez qu’ils sont tous deux en votre pouvoir, qu’ils ont eu l’honneur de manger à votre table, et que c’est votre sœur qui vous conjure d’épargner leur sang. »

Le calife répondit avec émotion : « Vous avez raison, ma sœur ; j’ai prononcé sur cette affaire, et vous savez que je ne reviens jamais sur le jugement que j’ai une fois porté. » Se tournant ensuite vers Naam : « C’est donc là votre maître, lui dit-il ? » « Oui, Seigneur, répondit respectueusement la jeune esclave. »

« N’ajez aucune crainte, dit le calife avec bonté, je vous accorde volontiers votre pardon à tous les deux. Mais, Naama, comment avez-vous découvert que votre esclave étoit ici, et comment avez-vous fait pour vous y introduire ? »

« Seigneur, répondit le jeune homme, daignez écouter le récit de mes infortunes ; je jure, par vos glorieux ancêtres, que je ne vous en cacherai aucune circonstance. »

Alors Naama raconta au calife ce qui lui étoit arrivé ; les obligations qu’il avoit au médecin persan et à la vieille ; comment cette dernière l’avoit introduit dans le palais, et de quelle manière il s’étoit égaré.

Le calife, surpris de ce qu’il venoit d’entendre, fit venir le médecin persan, le fit revêtir d’une robe d’honneur, et lui donna une place distinguée à sa cour. Il lui fit épouser une esclave charmante, et lui dit obligeamment qu’il vouloit toujours garder près de sa personne un homme qui avoit autant d’adresse et d’intelligence, et dont les talens pouvoient lui être aussi utiles. Il combla de bienfaits Naam et Naama, ainsi que la vieille. Pendant sept jours, ce ne fut que fêtes et réjouissances dans le palais. Au bout de ce temps, le calife accorda à Naam et à Naama la permission de retourner à Koufa. Rabia et son épouse furent transportés de joie en revoyant leur fils, et le serrèrent long-temps dans leurs bras.


L’histoire de Naama et de Naam étoit à peine achevée, que Scheherazade, profitant du temps qui lui restoit encore, commença celle d’Alaeddin, dont elle se doutoit bien que le sultan des Indes voudroit entendre la suite :


  1. Ou Nimat Allah, grâce, bienfait de Dieu.
  2. Bonheur.
  3. Idha kounta li maoula aîschou bifadlihi, etc.
  4. Wahayata man malakat yedahou quiyadi, etc.
  5. Célèbre capitaine arabe, gouverneur, et pour ainsi dire maître absolu de l’Iraque et de plusieurs autres provinces, sous le calife Abdalmalek, le cinquième de la dynastie des Ommiades. (Voyez la Bibliothèque Orientale de d’Herbelot, pag. 442.)
  6. Gloire à Dieu, louange à Dieu, il n’y a pas d’autre Dieu que lui, toute force et toute puissance appartient à Dieu, très-haut, très-grand.
  7. Wa yatouba allahou ala al mouminina, etc. Surate 33, verset 77.
  8. Ashtacou ardan antoum sakeniha, etc.