Les Mille et Une Nuits/Histoire du roi Ibrahim et de son fils

Anonyme
Traduction par Caussin de Perceval.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 8 (p. 375-399).

HISTOIRE
DU ROI IBRAHIM
ET DE SON FILS.


« Le roi Ibrahim avoit beaucoup agrandi par ses conquêtes, l’empire qu’il avoit reçu de ses ancêtres, et avoit réduit sous son obéissance tous les rois ses voisins. Chéri de ses sujets, redouté des étrangers, tout sembloit concourir à son bonheur. Une seule chose l’empêchoit d’être parfaitement heureux. Quoiqu’il eût plusieurs femmes, et que son serail fût rempli des plus belles esclaves, aucune ne l’avoit encore rendu père. Un jour qu’occupé de cette idée, il s’affligeoit en pensant que son royaume passeroit un jour dans des mains étrangères, on vint lui annoncer que celle de ses femmes qu’il aimoit le plus étoit enceinte. Cette nouvelle le remplit de joie. Il alla aussitôt trouver la princesse, l’éleva au-dessus de toutes les autres femmes, lui donna le plus bel appartement du sérail, et la combla d’honneurs et de présens.

» Lorsque le moment où la princesse devoit accoucher fut arrivé, le roi fit venir à sa cour tous les astrologues de son royaume, et leur ordonna de se préparer à tirer l’horoscope de l’enfant. La reine mit au monde un prince. On avertit aussitôt les astrologues, qui dirigèrent leurs astrolabes, observèrent l’état du ciel, la position des astres, et dressèrent le thème de la nativité. Lorsqu’ils eurent fait tous leurs calculs, ils examinèrent quelles devoient être les conséquences de la configuration céleste qu’ils avoient déterminée. Ils avoient à peine commencé cet examen, que le roi les vit changer de couleur.

« Qu’y a-t-il, leur dit-il ; faites-moi part de tout, et ne me déguisez rien ? »

« Prince, lui dit l’un d’eux, l’horoscope de cet enfant nous indique que jusqu’à l’âge de sept ans, il court risque d’être dévoré par un lion ; et que s’il échappe à ce danger, il est réservé à un malheur plus grand et plus affreux. »

» Les astrologues ne voulurent pas s’expliquer davantage ; mais le roi leur ordonna de nouveau de lui découvrir tout. « Prince, reprit l’un des astrologues, promettez-nous de ne nous faire aucun mal. » Le roi en ayant donné sa parole : « Cet enfant, continua l’astrologue, après avoir échappé à la fureur du lion, doit ôter la vie à son père. »

» Le roi pâlit à ces mots, et demeura quelque temps interdit. S’étant ensuite remis, il congédia les astrologues, et dit en lui-même : « Il me sera facile de faire garder soigneusement mon fils, et d’empêcher qu’aucun animal n’approche de lui. Je pourrai pareillement garantir ma personne, et empêcher qu’il n’attente à mes jours. Les prédictions des astrologues sont souvent fausses, et celle-ci le sera certainement. »

» Le roi Ibrahim, rassuré par ces réflexions, donna au prince une nourrice, défendit qu’on le fît sortir de son appartement et plaça à l’entour une garde nombreuse. Malgré ses précautions, la prédiction des astrologues lui donnoit des inquiétudes et troubloit le bonheur de sa vie. Pour mettre encore plus son fils à l’abri des attaques du lion, il imagina de faire pratiquer secrètement une retraite sur le sommet d’une montagne inaccessible. Il y fit creuser un vaste souterrain distribué en plusieurs salles. Il les remplit de toutes sortes de provisions, et autres choses nécessaires à la vie, et y fit passer une source d’eau vive qui couloit au haut de la montagne. Ce souterrain ne communiquoit au-dehors que par une ouverture semblable à un puits, par laquelle on fit descendre l’enfant avec la nourrice.

» Le roi se rendoit tous les mois sur le bord de l’ouverture, et appeloit la nourrice. Elle mettoit l’enfant dans une corbeille de jonc, et le faisoit monter au moyen d’une poulie. Le roi le recevoit, l’embrassoit, lui prodiguoit mille caresses et le remettoit ensuite dans la corbeille.

» L’enfant avoit passé plusieurs années dans ce souterrain, et étoit près d’avoir sept ans. Vingt jours seulement restoient encore jusqu’à cette fatale époque, lorsque des chasseurs qui poursuivoient vivement un lion, l’obligèrent de se réfugier sur cette montagne. Se voyant pressé de plus en plus par les chasseurs et les chiens, l’animal gagna le sommet, et tomba dans le souterrain. Il se jeta d’abord sur l’enfant et le blessa grièvement à l’épaule. La nourrice étant accourue à ses cris, le lion se jeta sur elle et la mit en pièces.

» Cependant les chasseurs étant parvenus à l’endroit où le lion avoit disparu, entendirent les cris de l’enfant et de sa nourrice. Ils s’approchent de l’ouverture du souterrain, aperçoivent le lion, et font pleuvoir sur lui une grêle de traits et de pierres. L’animal accablé est bientôt étendu sans vie. Plusieurs des chasseurs descendirent alors par la corde dans le souterrain, ils furent étonnés de trouver une femme mise en pièces et un enfant baigné dans son sang et sans connoissance. Ils le relevèrent, le rappelèrent à la vie, et pansèrent sa blessure.

» Les chasseurs parcoururent ensuite le souterrain, et le trouvèrent rempli de provisions de toute espèce, de meubles précieux et de riches habillemens. Résolus de s’emparer de tous ces effets, ils commencèrent à les attacher à la corde et à les enlever du souterrain avec le secours de ceux de leurs compagnons qui étoient restés en haut. Ils firent aussi sortir l’enfant, et l’emmenèrent avec eux. L’un des chasseurs vivement touché de son sort, le prit chez lui, se chargea d’en avoir soin et de le faire guérir de sa blessure.

» Lorsque le jeune prince fut en état de répondre aux questions qu’on pouvoit lui faire, le chasseur lui demanda quels étoient ses parens, et par quelle aventure il s’étoit trouvé dans le souterrain ? Mais il ne put lui dire autre chose, sinon qu’il n’étoit jamais sorti de ce lieu ; que sa nourrice lui donnoit tout ce dont il avoit besoin ; que tous les mois quelqu’un venoit à l’ouverture du souterrain ; qu’on le faisoit monter dans une corbeille, et qu’il embrassoit l’inconnu qui le serroit dans ses bras, le caressoit, et le faisoit ensuite redescendre.

» Le chasseur, sans s’embarrasser davantage de connoître la condition de cet enfant, continua d’en prendre soin ; et l’inclination qu’il s’étoit d’abord sentie pour lui augmentant de plus en plus, il s’appliqua à lui donner une éducation telle qu’il auroit pu la donner à son propre fils. Il le fit instruire dans toutes sortes de sciences ; lui apprit à monter à cheval, et à manier les armes. L’enfant montra beaucoup d’adresse dans ces divers exercices ; et à l’âge de douze ans il sortoit avec son bienfaiteur, et l’accompagnoit à la chasse.

» Un jour qu’ils étoient très-éloignés de leur demeure, ils s’égarèrent, et furent attaqués par des voleurs. Le jeune prince vit tomber à ses côtés son bienfaiteur, fut lui-même renversé d’un coup de lance et laissé pour mort. Les voleurs prirent tout ce qu’ils avoient sur eux, et s’enfuirent.

» Le jeune prince, quoique dangereusement blessé, n’avoit cependant pas entièrement perdu connoissance. Au bout de quelques heures, il ouvrit les yeux, rassembla ses forces et se releva. À peine avoit-il fait quelques pas, qu’il aperçut de loin un de ces hommes qui parcourent les lieux écartés avec une pelle et une pioche sur l’épaule, et cherchent de tous côtés des trésors. Celui-ci frappé de la bonne mine du prince, et touché de l’état dans lequel il se trouvoit, suspendit la recherche dont il étoit occupé, s’avança vers lui, et lui demanda qui il étoit, et comment il se trouvoit réduit dans cet état ? Le prince lui raconta en peu de mots son histoire, et lui dit qu’il venoit d’être attaqué par des voleurs qui l’avoient dépouillé, et laissé pour mort.

» L’homme aux trésors ayant entendu l’histoire du prince, l’engagea à le suivre, et lui promit de le guérir promptement. Il le conduisit à son habitation, pansa ses blessures, et y appliqua des simples dont il connoissoit la vertu.

» Le prince étant parfaitement rétabli, son hôte lui dit : « Réjouissez-vous, jeune homme, vous ne pouviez faire une rencontre plus heureuse que la mienne. Je connois un trésor qui renferme des richesses immenses ; si vous voulez venir avec moi m’aider à en retirer quelques-unes, je vous donnerai de quoi vivre désormais dans la plus grande opulence. » Le jeune prince ayant accepté la proposition, son hôte prépara plusieurs bêtes de somme, prit des instrumens et tout ce dont il avoit besoin.

» Ils partirent ensemble, et après avoir marché plusieurs jours, arrivèrent au haut d’une haute montagne. L’homme aux trésors prit un livre qui renfermoit les indications nécessaires pour reconnoître les lieux, le lut attentivement, et se mit ensuite à fouiller sur le sommet de la montagne. Lorsqu’il fut parvenu à la profondeur de cinq coudées, il découvrit une large pierre : il la dégagea de tous les côtés, et la souleva avec le secours de son compagnon, et par le moyen d’une pince, autant qu’il étoit nécessaire pour pouvoir regarder, et descendre dans le puits auquel elle servoit de couvercle. Lorsque la pierre fut assez levée, l’un d’eux la cala solidement. Ils regardèrent alors dans le puits, et virent qu’il étoit rempli de richesses.

» Le jeune prince vouloit descendre aussitôt dans le puits ; mais son hôte lui dit qu’il falloit un peu reprendre haleine, et laisser à l’air extérieur le temps de s’introduire dans le souterrain et de le rafraîchir.

» Lorsqu’ils se furent un peu reposés, l’homme aux trésors attacha une corde autour du corps du jeune prince, lui mit une bougie allumée à la main, et le descendit au fond du puits. Lorsqu’il y fut arrivé, ses yeux furent éblouis par l’éclat de l’or, de l’argent, des pierreries dont il se vit environné. Son hôte lui descendit un panier, et lui dit de le remplir de tout ce qui tomberoit sous sa main. Il retira le panier quand il fut plein, mit ce qu’il renfermoit sur les bêtes de somme, et le descendit de nouveau. Lorsqu’il eut chargé les bêtes de somme, il retira les cales qui soutenoient la pierre, et la laissa retomber. Il la recouvrit de terre comme elle étoit auparavant, et s’en alla.

» Le jeune prince, qui attendoit que son hôte lui descendit le panier ou la corde pour remonter, entendit tout-à-coup retomber la pierre. Il se crut perdu, poussa un cri, et se mit à pleurer. « Quelle cruelle destinée, quelle mort affreuse, disoit-il en lui-même ! J’ai échappé à la fureur d’un lion, je suis sorti du souterrain où j’ai été élevé, j’ai recouvré la vie que des voleurs croyoient m’avoir ôtée, et je vais finir ici lentement mes jours, victime de la faim et du désespoir ! »

» Tandis que le jeune prince s’abandonnoit à ces tristes réflexions, il entendit un bruit semblable au murmure d’une fontaine. Il prête l’oreille, fait quelques pas, et s’aperçoit que le bruit augmente. Il s’avance toujours du même côté, entend bientôt le bruit des flots, et se trouve sur le bord d’une rivière considérable qui couloit avec rapidité. Le prince dit alors en lui-même :

« Puisque je ne puis éviter la mort, il m’importe peu de périr quelques momens plutôt ou plus tard, et j’aime mieux être tout-à-coup submergé que de périr lentement dans ce puits. »

» En disant cela, le prince se précipita dans le fleuve. La rapidité du courant, et la nature de cette eau, furent cause que son corps se soutînt de lui-même à la surface, et qu’il se trouva au bout de quelque temps au milieu d’une large vallée où cette rivière sortoit de dessous terre.

» Le jeune prince avoit un peu auparavant conçu quelque espérance en voyant que l’obscurité commençoit à diminuer autour de lui. Il fut ravi de joie quand il se vit transporté des cavernes souterraines sous la voûte céleste. Il grimpa sur un rocher qui s’avançoit dans la rivière, et gagna facilement le bord. Épuisé de fatigue, il se jeta par terre et s’endormit.

» Le prince se réveilla aux premiers rayons du jour, et n’apercevant autour de lui aucune habitation, il prit un sentier qui conduisoit au haut d’un côteau. Arrivé dans la plaine, il découvrit un grand village, vers lequel il porta ses pas.

» Les habitans s’assemblèrent bientôt autour du jeune prince, et lui demandèrent qui il étoit et d’où il venoit ? La singularité de son histoire, la manière merveilleuse dont Dieu l’avoit retiré de tant de dangers, leur inspirèrent de l’attachement et de l’amour pour lui. Ils voulurent qu’il restât avec eux, et s’engagèrent de pourvoir en commun à sa subsistance. Mais laissons un moment le jeune prince, et retournons au roi son père.

» Il y avoit un mois que le sultan Ibrahim n’avoit été rendre visite à son fils. Il étoit d’autant plus empressé de le voir, que le terme fatal étoit près d’expirer, et que bientôt il n’avoit plus rien à craindre pour ses jours. Il comptoit alors le faire sortir du souterrain, et prendre d’autres précautions pour se mettre lui-même à l’abri du danger dont il étoit menacé. Il se rendit sur le bord de l’ouverture du souterrain, et appela la nourrice selon son usage. Personne ne lui répondant, il fit descendre un de ses gens, qui lui rapporta qu’il avoit trouvé la nourrice mise en pièces, et un lion écrasé et percé de dards ; mais qu’il n’avoit pas vu l’enfant.

» Le sultan Ibrahim ne douta pas que son fils n’eût été dévoré par le lion. Il se frappa le visage, et répandit un torrent de larmes. De retour dans son palais, il fit venir les astrologues, et leur annonça l’accomplissement de leur fatale prédiction.

« Prince, lui répondirent les astrologues, vous n’êtes pas assuré de ce qui est arrivé. Si votre fils a été dévoré par le lion, il a subi sa malheureuse destinée, et vous n’avez rien à craindre de lui ; mais s’il a trouvé moyen de s’échapper, vous devez appréhender que sa main ne tranche le fil de vos jours. »

» Le sultan se croyant trop certain de la mort de son fils, fit peu d’attention au discours des astrologues, et le temps le lui fit bientôt oublier entièrement.

» Le village où s’étoit retiré le jeune prince appartenoit au sultan son père. Les habitans s’étoient soulevés plus d’une fois contre lui ; et plusieurs d’entr’eux, accoutumés à porter les armes, sortoient souvent pour faire des courses dans les environs et piller ceux qu’ils rencontroient. Le sultan informé de ces brigandages, résolut de les reprimer, et d’empêcher qu’ils ne pussent se renouveler à l’avenir. Il rassembla quelques troupes, et se mit à leur tête, dans le dessein d’investir le village, de s’emparer des plus coupables et de désarmer les autres.

» Les habitans du village croyant n’avoir affaire qu’à quelques soldats sans chef, et ignorant que le roi lui-même marchoit contr’eux, voulurent repousser les premiers qui se présentèrent. Le jeune prince s’étant saisi d’un arc, en décocha une flèche, qui alla frapper le sultan et le blessa mortellement.

» Les paysans ayant bientôt reconnu à qui ils avoient affaire, mirent bas les armes. On s’empara de ceux qui avoient fait le plus de résistance, et on les conduisit au sultan. Ce prince, occupé du danger où il étoit, ordonna qu’on les retînt prisonniers, et qu’on fît venir les astrologues.

» Lorsque les astrologues furent arrivés, le sultan leur dit : « Vous m’aviez prédit que je périrois par la main de mon fils, et cependant c’est un de ces mutins qui m’a blessé. » Les astrologues répondirent au sultan sans s’étonner :

« Prince, votre fils étoit peut-être parmi ces mutins, et vous a lancé la flèche qui fait craindre pour vos jours. »

» Le sultan fit venir les mutins, et leur promit de leur faire grâce, s’ils lui découvroient celui qui lui avoit lancé la flèche. « C’est ce jeune homme, lui dirent-ils aussitôt en montrant le jeune prince. » Le sultan lui ordonna de s’approcher, et lui demanda quel étoit son père et ce qu’il avoit fait depuis l’enfance ?

« Prince, répondit-il, je n’ai jamais connu mon père. Tout ce que je sais, c’est que j’ai été élevé dans un souterrain où une femme qui m’avoit nourri prenoit soin de moi. Un lion tomba un jour au milieu de notre demeure, se jeta sur moi, et m’enleva un morceau de l’épaule. Il me lâcha ensuite, fondit sur ma nourrice qu’il mit en pièces, et fut tué par des chasseurs qui me firent sortir du souterrain et m’emmenèrent avec eux. »

» Le sultan, sans chercher à en apprendre davantage, demanda au jeune homme de lui montrer la morsure du lion ? Le jeune prince la lui ayant montrée : « Tu es mon fils, s’écria-t-il, en le serrant dans ses bras.» Il fit aussitôt assembler les grands de son royaume, et leur dit :

« Ce que Dieu a déterminé ne peut manquer d’arriver. En vain on voudroit s’opposer à ses décrets, chacun doit s’y résigner humblement. Mon fils n’a fait qu’obéir à sa destinée ; j’ai moi-même subi la mienne. Rendez grâces à Dieu, puisqu’il a conservé mon fils, et que mon royaume ne passera pas dans des mains étrangères. »

» Ibrahim embrassa de nouveau son fils, et lui raconta pourquoi il l’avoit fait élever dans le souterrain. Il prit ensuite sa couronne, la plaça sur la tête de son fils, et le fit reconnoître pour son successeur par tous ceux qui étoient présens.

» Le jeune prince ayant été reconnu roi, son père lui donna des conseils pour administrer sagement son royaume, après quoi il ne songea plus qu’à se préparer à la mort, en bénissant Dieu d’avoir conservé l’héritier de sa couronne.

» Le nouveau roi prit, après la mort de son père, les rênes de l’état. Il avoit été instruit à l’école du malheur et de l’adversité, et se montra digne du rang où sa naissance l’appeloit.


» Ainsi, ô Roi, continua le jeune ministre, autrefois chéri d’Azadbakht, mon sort dépend entièrement des décrets du ciel. Mes discours, les histoires, les paraboles que je raconte à votre Majesté, ne peuvent pas plus me sauver, que la haine de vos visirs ne peut me faire périr. »

Azadbakht, plus incertain qu’il ne l’avoit encore été, resta quelque temps immobile, les yeux fixés contre terre, et sans dire un seul mot. Le jeune homme, debout devant lui, attendoit tranquillement ce qu’il alloit prononcer. Le roi après avoir réfléchi long-temps, fit signe qu’on le reconduisît en prison.

Le lendemain, ou le dixième jour depuis la détention du jeune ministre, étoit un jour de fête dans tout le royaume. Dans cette fête, appelée Mihrgian[1], les grands et le peuple se présentoient successivement devant le roi, lui offroient leurs hommages, et faisoient des vœux pour la durée de son règne. Ils se retiroient ensuite pour se livrer à la joie et aux plaisirs auxquels le jour étoit consacré.


Les visirs jugèrent la circonstance favorable, et résolurent d’en profiter. Ils allèrent trouver les grands du royaume et les principaux d’entre le peuple, et les engagèrent à demander au roi la mort du jeune ministre. Tous y consentirent. Ils se présentèrent devant le roi, et lui firent les complimens d’usage. Le roi leur ayant distribué des grâces, comme il avoit coutume de faire, selon le rang que chacun occupoit, et voyant qu’ils ne se retiroient pas, jugea qu’ils avoient quelque chose de plus à lui dire, et leur parla ainsi :

« Expliquez-vous librement ; j’aime à entendre en tout temps la vérité : et cette circonstance, en me rapprochant de toutes les classes de mes sujets, me fournit une occasion de m’entretenir avec eux, dont je suis jaloux de profiter. »

« Sire, dit alors l’un d’entr’eux, nous bénissons le ciel de nous avoir fait naître sous votre empire : l’équité, la sagesse, la prudence éclatent dans toutes vos actions ; tous vos sujets vous louent et vous admirent ; mais il faut vous ouvrir ici leurs cœurs ; ils s’étonnent que vous prolongiez de jour en jour l’existence d’un jeune homme que vous avez comblé de bienfaits, et qui vous a indignement trahi. Il est entre vos mains ; les lois exigent qu’il périsse, et vous prêtez sans cesse l’oreille à ses discours trompeurs ! Vous ignorez sans doute que tout le peuple s’entretient de cette affaire, et s’étonne d’une indulgence qui peut avoir les suites les plus funestes. Au nom de la justice, du respect dont nous sommes pénétrés pour votre personne sacrée et pour celle de votre auguste épouse, au nom du repos et de la tranquillité publique, nous vous demandons de ne pas différer plus long-temps la punition du coupable. »

« Je ne doute pas, répondit le roi Azadbakht, que ce que je viens d’entendre ne vous ait été dicté par votre amour et votre attachement pour moi. Le conseil que vous me donnez est sage, mais des raisons particulières m’ont engagé à tenir dans cette circonstance une conduite différente ; et ma puissance est trop bien affermie, pour pouvoir être ébranlée par le retard apporté à l’exécution d’un coupable. Je pourrois, si je voulois, faire périr la moitié de ceux qui sont ici : comment donc hésiterois-je à faire périr un jeune homme que je tiens en ma puissance, dont le crime n’est que trop prouvé, et dont le crime mérite la mort ? Mais la grandeur même du crime me fait retarder sa punition. Je ne prolonge la vie du coupable que pour pouvoir lui reprocher son forfait, et en faire voir de plus en plus l’atrocité. Je soulage par ces reproches répétés, et mon ressentiment, et le ressentiment que tout mon peuple doit avoir de mon injure. »

Le roi Azadbakht ordonna alors qu’on fit venir le jeune homme. « J’ai trop long-temps, lui dit-il, différé ton supplice. Tout le peuple murmure et blâme ma conduite. Le mécontentement s’est fait entendre jusqu’au pied de mon trône. Je dois aujourd’hui satisfaire l’indignation publique, et je ne veux plus entendre tes discours. »

« Ô Roi, reprit le jeune homme, je suis cause, dit-on, que votre peuple murmure contre vous. Mais si le peuple s’entretient de cette affaire, ce n’est qu’à l’instigation de vos visirs. Eux seuls fabriquent et répandent les bruits injurieux, qu’ils font ensuite parvenir jusqu’à vous. Mais j’espère que Dieu fera retomber sur eux leur perfidie et leur méchanceté. Pourquoi le roi se hâteroit-il de me faire mourir ? Je suis dans sa main, comme l’oiseau dans celle du chasseur qui l’a pris. Il l’étouffe, s’il veut, et il lui donne la liberté, s’il veut. Ce délai même dont on murmure, ne vient point du roi, mais de celui qui est l’arbitre de la vie et du trépas. Si l’instant de ma mort eût été marqué plutôt, toute la puissance du roi n’auroit pu le reculer, de même que toute la malice de vos visirs ne peut l’avancer. C’est ce qu’éprouva le cruel Balavan, fils aîné du roi Soleïmanschah. Toute sa haine, tous ses attentats contre la vie du jeune prince son neveu furent inutiles. Dieu le retira des portes du trépas, et lui conserva la vie jusqu’au terme marqué par ses décrets. »

«Toutes tes ruses, et tous tes discours, dit Azadbakht, seront bientôt inutiles. Je veux bien encore entendre le récit de cette histoire. »

Le jeune homme continua de parler en ces termes :

  1. On peut voir la description de cette fête des anciens Persans dans les notes de Golius sur Alfergan, pag. 25.