Les Mille et Une Nuits/Histoire de Soleïman-schah

Anonyme
Traduction par Caussin de Perceval.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 8 (p. 400-446).

HISTOIRE
DE SOLEÏMAN-SCHAH.


« Soleïman-schah, roi de Perse, avoit un frère qu’il aimoit beaucoup, et en qui il avoit la plus grande confiance. Ce frère, si cher à son cœur, mourut, et ne laissa en mourant qu’une fille qu’il recommanda à la tendresse de son frère. Soleïman-schah, qui avoit deux fils et n’avoit pas de fille, aimoit Schah-khatoun (c’étoit le nom de sa nièce), comme si elle eût été sa propre fille, et prenoit le plus grand soin de son éducation.

» La princesse répondit à la tendresse du roi son oncle, et surpassa beaucoup son attente. Douée des plus heureuses dispositions naturelles, elle acquit bientôt toutes les connoissances qui convenoient à son sexe et à son rang. Aux talens de l’esprit, aux qualités du cœur, elle joignoit tous les agrémens du corps, et pouvoit passer pour la plus belle personne de son temps.

« Soleïman-schah voyant sa nièce en âge d’être mariée, résolut de lui faire épouser un de ses fils. Il entra un jour chez elle, fit retirer toutes les femmes de sa suite, et lui dit en l’embrassant :

« La tendresse que j’avois pour mon frère s’est portée tout entière sur vous, et augmente celle que je dois avoir pour ma nièce. Je vous aime plus que si vous étiez ma fille, et je veux désormais vous appeler de ce nom. Vous connoissez les princes mes fils ; ils ont été élevés avec vous : je veux vous unir à l’un d’eux. Je vous laisse la maitresse absolue du choix ; je vous donnerai pour époux celui que vous préférerez, et je le reconnoîtrai pour mon successeur. »

» La princesse, étonnée de ce discours, se leva, baisa les mains du roi son oncle, et lui répondit :

« Sire, vous avez sur moi tous les droits d’un père, et peut-être de plus grands encore. Ma soumission pour vous est sans bornes. Faites vous-même ce choix, qui seroit trop embarrassant pour moi : prononcez, et ma volonté suivra votre décision. »

« Je suis flatté, reprit Soleïman-schah, de la confiance que vous me témoignez : elle augmenteroit ma tendresse pour vous, si cette tendresse pouvoit augmenter. Puisque vous voulez que je dispose moi-même de votre main, je la donnerai au plus jeune de mes fils. Les rapports que je remarque entre vous deux, me promettent l’union la mieux assortie ; en l’unissant à vous, et lui laissant ma couronne, je fais tout à-la-fois son bonheur, le vôtre, et celui de mes peuples. »

» Schah-khatoun baissa les yeux en remerciant son oncle. Soleïman-schah fit célébrer, quelques jours après, le mariage de sa nièce avec le prince Malik-schah son second fils, le désigna pour son successeur, et lui fit prêter serment par les grands et le peuple.

» Balavan, l’aîné des fils de Soleïman-schah, aspiroit à la main de sa cousine, et se croyoit assuré de monter sur le trône après la mort du roi son père. La préférence que son frère cadet obtenoit, lui inspira la plus violente jalousie. Le respect et la crainte qu’il avoit pour son père l’obligèrent de dissimuler d’abord ; mais ce feu renfermé dans son cœur n’en acquit que plus de force et de violence.

» La jeune reine accoucha, au bout de neuf mois, d’un garçon aussi beau que le jour. Cet événement mit le comble au désespoir de Balavan, et le porta à commettre, pour se venger, les plus horribles forfaits. S’étant introduit la nuit dans l’appartement de son frère, il trouva la nourrice endormie, et l’enfant qui reposoit près d’elle dans son berceau. Il s’arrêta pour le considérer ; et, frappé de sa beauté, dit en lui-même :

« Cet enfant a toute la beauté de sa mère. Pourquoi n’est-il pas à moi ? Je méritois mieux que mon frère la main de Schah-khatoun et la couronne. »

» Cette idée ayant allumé sa fureur, il tire son poignard, et le plonge, d’une main forcenée, dans le sein de l’enfant. Il pénétra ensuite dans l’appartement de son frère, qui dormoit près de son épouse, et lui perça le cœur. Il alloit immoler pareillement la jeune reine ; mais l’espoir de la posséder retint son bras.

» Pour satisfaire son amour, et s’assurer l’impunité des crimes qu’il venoit de commettre, il falloit y ajouter le parricide. Balavan, égaré, hors de lui-même, court à l’appartement du roi son père ; mais la garde l’empêcha d’y pénétrer. Voyant alors qu’il ne pouvoit échapper aux soupçons, et au châtiment qu’il méritoit, il sortit du palais, prit la fuite, et alla s’enfermer dans un château éloigné, où il se fortifia.

» Le deuil et la désolation se répandirent bientôt dans le palais. La nourrice, en s’éveillant, veut allaiter le jeune prince, et voit son berceau rempli de sang. Tremblante et éperdue, elle court à l’appartement du père, et le trouve étendu sans vie. Ses cris réveillèrent la reine, qui, se précipitant sur son époux et sur son fils, les embrasse tour-à-tour, et veut les rappeler à la vie ; mais son époux a rendu les derniers soupirs ; son fils respire encore. Elle le prend dans ses bras, le réchauffe dans son sein, et fait venir les plus habiles chirurgiens. Ils examinent la blessure, assurent qu’elle n’est pas mortelle, et appliquent dessus les remèdes convenables. L’enfant ouvre bientôt les yeux, demande le sein de sa nourrice, et paroît hors de danger.

» Le roi Soleïman-schah, qui étoit venu mêler ses larmes à celles de la jeune reine, fut étonné de ne pas voir son fils aîné partager la douleur commune, et conçut des soupçons qui se changèrent en certitude aussitôt qu’il eut appris sa fuite. Détestant cet attentat ; mais plus occupé de sa douleur que du soin de le venger, il fit faire à Malik-schah de magnifiques funérailles, et voulut que l’enfant, échappé à la fureur de Balavan, portât le nom de son père. Le jeune Malik-schah devint alors l’objet de toutes les affections de son grand-père. Il s’occupoit de son éducation, conjointement avec sa mère, et ils se consoloient mutuellement en le voyant croître et se fortifier de jour en jour.

» Lorsque Malik-schah eut atteint l’âge de cinq ans, Soleïman-schah convoqua les grands du royaume. Il fit monter son petit-fils sur un cheval magnifique, lui fit rendre les honneurs qu’on avoit coutume de lui rendre à lui-même, et le fit reconnoître solennellement pour son successeur.

» Cependant Balavan, non content de s’être mis à l’abri du ressentiment et de la vengeance de son père, cherchoit encore à lui faire la guerre. Il se rendit auprès du roi d’Égypte, se présenta à lui comme un prince infortuné que la calomnie et l’intrigue avoient obligé de quitter la cour du roi son père, et lui demanda du secours pour rentrer dans le royaume, et reprendre le rang qui lui étoit dû. Le roi d’Égypte, touché de ce récit, dont il ne soupçonnoit pas la fausseté, le mit à la tête d’une armée nombreuse.

» Soleïman-schah ayant appris cette nouvelle, écrivit au roi d’Égypte pour lui dévoiler les forfaits de Balavan, et lui manda qu’il avoit immolé de sa propre main son frère, et son neveu qui étoit alors au berceau. La lecture de cette lettre fit succéder l’horreur à la compassion dans le cœur du roi d’Égypte. Il donna ordre de mettre en prison Balavan, et offrit à Soleïman-schah de lui livrer son fils chargé de chaînes, ou de lui envoyer sa tête. Le malheureux père ne voulant pas ôter la vie à son fils, quelque coupable qu’il fût, et persuadé que tôt ou tard il porteroit la peine de son crime, répondit au roi d’Égypte en le priant d’éloigner seulement de la cour Balavan.

» Le soudan se conforma au désir de Soleïman-schah, et résolut de lui faire à son tour une demande. Ce qu’il avoit entendu dire de Schah-khatoun, les éloges qu’on lui avoit faits de sa beauté, de son esprit, l’avoient rendu amoureux de cette princesse. Il envoya un ambassadeur à Soleïman-schah pour lui demander sa main.

» Le roi de Perse fit part de cette demande à sa nièce, et voulut savoir quels étoient ses sentimens.

« Je suis étonnée, répondit-elle en pleurant, que mon oncle me fasse une semblable question. Je ne dois pas songer à prendre un époux, après avoir perdu celui qu’il m’avoit donné ; et comment pourrois-je m’éloigner de mon oncle, et abandonner un fils qui fait toute ma consolation ? »

« Vous avez raison, reprit Soleïman-schah, mais je dois vous faire part de mes craintes. Je suis vieux, et je touche au terme de la vie. Je crains que bientôt vous et votre fils ne puissiez résister aux entreprises de Balavan. J’ai marqué au Soudan et aux autres rois mes voisins, que Balavan avoit immolé son neveu au berceau, et je leur ai caché que l’enfant vivoit encore. Votre alliance avec le roi d’Égypte seroit un puissant appui pour vous et pour ce fils qui doit me succéder. »

» La mère du jeune Malik-schah, touchée de l’intérêt de son fils, consentit à vaincre sa répugnance, et parut disposée à suivre les conseils de son oncle. Il écrivit au Soudan que Schah-khatoun se trouvoit très-honorée de son choix, et qu’elle alloit se mettre en chemin pour se rendre auprès de lui.

» Le monarque égyptien alla au-devant de Schah-khatoun, et trouva que sa beauté et son esprit surpassoient tout ce qu’on lui en avoit dit. Il conçut pour elle l’amour le plus vif, lui donna le premier rang parmi les princesses qu’il avoit déjà épousées, et la combla d’honneurs et de présens. Il voulut aussi témoigner sa reconnoissance au roi de Perse, en contractant avec lui la plus étroite alliance.

» Soleïman-schah, toujours occupé d’assurer de plus en plus la couronne à son petit-fils, le fit reconnoître de nouveau pour son successeur, lorsqu’il eut atteint l’âge de dix ans, et lui fit prêter encore serment de fidélité par ses sujets. Soleïman-schah mourut peu après cette cérémonie, et Malik-schah monta sur le trône de Perse.

» Aussitôt que Balavan eut appris la mort de son père, il résolut de faire valoir les droits que lui donnoit sa naissance. Il assembla secrètement des soldats, se ménagea des intelligences dans les principales villes de la Perse et à la cour même du jeune roi, et promit de magnifiques récompenses à ceux qui se déclareroient en sa faveur. Lorsque tout fut préparé pour l’exécution de son dessein, il fit avancer ses troupes de différens côtés, et s’approcha lui-même de la capitale. Les conjurés s’emparèrent de la personne du jeune Malik-schah, et Balavan fut reconnu roi.

» En ôtant la couronne à Malik-schaj, les principaux chefs de la conspiration ne voulurent point lui ôter la vie. Les sermens qu’ils avoient faits à son grand-père et à lui-même étoient si récens, qu’ils eurent horreur de tremper leurs mains dans son sang. Ils exigèrent de Balavan qu’il n’attenteroit pas aux jours de son neveu ; mais qu’il se contenteroit de le tenir en prison.

» Schah-khatoun fut bientôt informée de cet événement. Depuis qu’elle s’étoit séparée de son fils, elle étoit en proie à l’ennui et à l’inquiétude, et ne songeoit qu’à l’objet de sa tendresse. Sa situation étoit d’autant plus pénible, qu’elle n’osoit confier son chagrin à personne. Soleïman-schah avoit mandé autrefois au Soudan que son petit-fils étoit mort : elle ne pouvoit révéler le mystère de son existence, sans donner lieu au Soudan d’accuser Soleïman-schah de lui avoir déguisé la vérité. La nouvelle de la révolution de Perse fut pour cette malheureuse mère un coup de foudre, et l’affligea tellement, qu’elle eut peine à cacher l’excès de sa douleur.

» Il y avoit quatre ans que le jeune Malik-schah, plongé dans un obscur cachot, souffroit toutes les horreurs de la plus dure captivité. Les grands et le peuple s’entretenoient souvent de son malheur, et plaignoient sa destinée. Balavan lui-même, depuis qu’il étoit paisible possesseur de l’empire, avoit pris pour cet enfant, échappé jadis à sa fureur, des sentimens plus humains. Il en parloit quelquefois, et souffroit qu’on en parlât devant lui.

» Un jour que Balavan sembloit regretter, en présence de son conseil, que la politique et la sûreté de l’état ne lui permissent pas de rendre la liberté à son neveu, un de ses visirs prit la parole.

» Il lui représenta d’abord que l’élévation de Malik-schah, et tout ce qui avoit précédé ayant été l’ouvrage de son grand-père, et l’effet d’une aveugle prédilection, on ne pouvoit l’en accuser lui-même ; qu’il étoit trop jeune, et la puissance du roi trop bien affermie pour qu’il pût exciter quelques troubles ; que l’état de langueur et de foiblesse où l’avoit réduit sa prison, ne permettoit pas de croire qu’il jouit long-temps de la vie. Le visir ajouta que pour concilier sa clémence avec sa sûreté, le roi pouvoit envoyer son neveu sur une des frontières de l’empire.

» Balavan approuva ce conseil, et résolut de donner à son neveu le commandement d’une place frontière, exposée aux attaques fréquentes des infidèles. Par-là il se montroit généreux, flattoit les grands et le peuple, faisoit cesser une compassion dont les suites l’inquiétoient, et croyoit se défaire du jeune prince.

« Balavan fit donc sortir Malik-schah de prison, lui protesta qu’il avoit oublié tout ce qui s’étoit passé, le revêtit d’une robe d’honneur, et le nomma commandant de la frontière.

» Malik-schah partit, accompagné d’une foible escorte. À peine arrivé sur la frontière, il fut attaqué par les ennemis, abandonné des siens, et fait prisonnier. Sa jeunesse, sa beauté, ne purent toucher les infidèles, qui le renfermèrent dans un souterrain, où étoient déjà entassés, les uns sur les autres, beaucoup de Musulmans.

» La coutume des infidèles étoit de faire sortir de prison tous leurs captifs au commencement de l’année, et de les précipiter du haut d’une tour. Le jour fatal étant arrivé, Malik-schah fut précipité avec les autres ; mais la Providence, qui veilloit sur ses jours, le fit tomber sur les corps de plusieurs de ses compagnons d’infortune. Il fut seulement étourdi de sa chute, et resta long-temps sans connoissance.

» Les infidèles ne faisoient point enlever les corps des malheureux qu’ils avoient précipités ; mais ils les laissoient devenir la pâture des oiseaux et des animaux carnaciers. Le jeune prince étant resté évanoui toute la journée, revint à lui pendant la nuit.

» Il rendit aussitôt grâce à Dieu, en mettant en lui toute sa confiance ; il s’éloigna des cadavres dont il étoit environné, et marcha jusqu’à la pointe du jour. Épuisé de faim et de fatigue, il se nourrit de feuilles et de fruits sauvages, et se cacha dans un bois. Il se remit en chemin la nuit suivante, et continua de marcher ainsi toutes les nuits, et de se retirer le jour dans les bois ou dans les rochers, jusqu’à ce qu’il fût parvenu sur les terres du roi son oncle. Il entra alors chez quelques paysans, auxquels il raconta, sans se faire connoître, la manière merveilleuse dont il avoit échappé à une mort qui paroissoit assurée.

» Ces bonnes gens admirèrent la Providence de Dieu, furent touchés de compassion pour son état, lui donnèrent à boire et à manger, et le retinrent pendant plusieurs jours.

» Lorsque Malik-schah fut un peu rétabli de ses fatigues, il demanda aux paysans le chemin qui conduisoit à la capitale de la Perse. Ils le lui indiquèrent, et lui fournirent encore quelques provisions pour continuer son voyage, sans se douter que celui qu’ils avoient accueilli avec tant d’humanité fût le neveu du roi Balavan.

» Le jeune prince arriva près de la capitale de Perse, épuisé de faim et de fatigue, le corps maigre et décharné, le visage pâle et défiguré, les pieds nus et ensanglantés. Avant d’entrer dans la ville, il s’assit près de la porte, sur le bord d’un bassin qui recevoit les eaux d’une fontaine. À peine avoit-il pris haleine, qu’il vit venir à lui plusieurs cavaliers. C’étoient des officiers du roi qui revenoient de la chasse, et vouloient faire désaltérer et reposer leurs chevaux. Dès qu’ils aperçurent le jeune voyageur, son mauvais équipage, ses vêtemens délabrés devinrent l’objet de leurs conversation et de leurs railleries.

» Malik-schah, sans se déconcerter, s’approcha de ces officiers, et leur dit :

« Permettez-moi, Messieurs, de vous faire une question : comment se porte le roi Balavan ? »

« Es-tu fou, lui répondit un des officiers. Étranger, et de plus mendiant, à ce qu’il paroît, pourquoi demandes-tu des nouvelles de la santé du roi ? »

« C’est mon oncle, reprit Malik-schah. »

« Si tu n’es pas fou, continua l’officier, assurément, mon enfant, tu es un imposteur. Nous savons que le roi Balavan n’a plus de neveu. Il en eut un autrefois ; mais il a été tué en combattant contre les infidèles. »

« Je suis ce neveu lui-même, repartit Malik-Shah : les infidèles ne m’ont point ôté la vie. »

» Le jeune prince fit alors tout le détail de ses aventures. Les officiers le reconnurent, lui baisèrent les mains, et le plus distingué d’entre eux lui dit :

« Vous êtes le petit-fils de notre dernier roi ; vous fûtes vous-même notre roi : nous devons nous intéresser à votre conservation, faire des vœux pour votre bonheur, et vous représenter ce que l’attachement et le respect nous inspirent. Lorsque Balavan, à la prière de quelques hommes courageux et pleins de vertus, vous fit sortir du cachot où il vous tenoit enfermé depuis quatre ans, et vous donna le commandement de la frontière, il savoit que vous ne pouviez manquer de tomber dans les mains des infidèles, et il ne cherchoit qu’à vous faire périr. Dieu vous délivra de ce danger d’une manière miraculeuse ; mais comment pouvez-vous retourner auprès de Balavan, et vous remettre de nouveau sous sa puissance ? Fuyez plutôt de ses états, et retirez-vous en Égypte, auprès de votre mère. »

» Malik-schah remercia ces officiers de l’attachement qu’ils lui témoignoient, et leur dit : « Lorsque mon aïeul Soleïman-schah écrivit au roi d’Égypte pour lui accorder la main de ma mère, il ne lui dit pas que je vivois encore. Ma mère aura gardé elle-même sur mon existence le secret qui lui avoit été recommandé, et je ne puis me faire connoître en Égypte sans compromettre la bonne-foi et la véracité de ma mère. »

« Vous avez raison, Prince, répliqua l’officier ; mais fussiez-vous obligé de rester inconnu en Égypte, et de vous attacher au service de quelqu’un, votre vie y sera du moins en sûreté. « 

» Malik-schah ayant témoigné aux officiers qu’il alloit suivre leur conseil, ils lui donnèrent tout l’argent qu’ils avoient sur eux, et les provisions qui leur restoient ; ils l’accompagnèrent quelque temps, et prirent congé de lui, en faisant des vœux pour sa conservation.

» Après un voyage long et pénible, Malik-schah arriva en Égypte. Il s’arrêta dans le premier village qu’il rencontra, et se mit au service d’un des habitans. Son emploi étoit d’aider son maitre dans la culture des terres et dans les autres occupations de la campagne.

» Cependant Schah-khatoun, n’ayant reçu aucune nouvelle de Perse depuis la déposition et l’emprisonnement de son fils, étoit en proie à la plus cruelle inquiétude, et ne pouvoit goûter aucun repos. Les plaisirs de la cour d’Égypte, les fêtes par lesquelles son époux cherchoit à l’amuser, n’avoient aucun attrait pour elle. Elle étoit toujours triste et rêveuse, et n’osoit confier au roi le sujet de son chagrin. Elle avoit près de sa personne un esclave qu’elle avoit amené de Perse, et en qui elle avoit beaucoup de confiance. C’étoit un homme intelligent, prudent et adroit. Un jour qu’elle se trouvoit seule avec lui, elle lui dit :

« Tu es attaché à mon service depuis mon enfance ; tu connois mon amour pour mon fils ; tu sais que je suis condamnée à me taire sur ce qui le concerne, et tu ne cherches pas à me procurer de ses nouvelles ! »

« Madame, lui répondit l’esclave, l’existence de votre fils a toujours été ici un mystère, et quand il seroit en ces lieux, vous ne pourriez le reconnoître, sans vous exposer à perdre les bonnes grâces du roi, qui d’ailleurs ne vous croiroit pas, puisqu’il passe pour constant que vous n’avez plus de fils. »

« Tu as raison, reprit la reine ; mais quand il seroit réduit à garder les troupeaux, quand je ne pourrois le voir, j’aurois du moins la consolation de savoir qu’il est vivant. Prends donc dans mon trésor tout l’or et l’argent dont tu auras besoin ; pars, et ramène avec toi mon fils, ou apporte-moi de ses nouvelles. »

« Madame, repartit l’esclave, je suis prêt à exécuter vos ordres ; mais je ne puis m’éloigner sans la permission du roi. Il voudra savoir le motif de mon voyage : il faut en imaginer un que vous puissiez lui communiquer. Dites-lui qu’après la mort de votre époux, vous avez fait enfouir plusieurs coffres remplis d’or, d’argent et de bijoux, et que vous voulez m’envoyer chercher ce précieux trésor. »

» La reine approuva ce conseil, fit part au roi de son prétendu dessein, et n’eut pas de peine à obtenir la permission qu’elle desiroit.

» Le fidèle esclave partit aussitôt, déguisé en marchand. Arrivé dans la capitale de la Perse, il apprit que Malik-schah, après être resté quatre ans en prison, en avoit été tiré, et qu’il avoit été envoyé sur la frontière ; qu’il avoit été fait prisonnier, et mis à mort par les infidèles. Pénétré de ces nouvelles, qu’il n’osoit porter à Schah-khatoun, l’esclave ne savoit quel parti prendre.

» Comme il étoit toujours plongé dans cette incertitude, il rencontra un des officiers auxquels le jeune prince s’étoit fait connoître, lorsqu’il étoit assis près de la porte de la ville. Cet officier reconnut l’esclave qu’il avoit vu souvent près de Schah-khatoun, lia conversation avec lui, lui parla de la reine, et lui demanda ce qu’il venoit faire en Perse. L’esclave répondit qu’il étoit venu vendre des marchandises, et qu’il retournoit en Égypte. « En ce cas, reprit l’officier, vous pourrez annoncer à Schah-khatoun ce que je vais vous apprendre de son fils. »

» L’officier raconta alors à l’esclave la manière dont lui et plusieurs de ses camarades avoient fait la rencontre du prince, et comment il s’étoit échappé des mains des infidèles. « Dieu soit loué, dit en lui-même le faux marchand, celui que je ne questionnois pas, m’apprend ce que je desirois le plus d’apprendre. » Il pria ensuite l’officier de ne rien dire à personne de ce qu’il venoit de lui découvrir. « Je vous le promets, lui dit l’officier, qui avoit remarqué la joie qu’avoit fait paroître l’esclave, et je ne trahirai pas votre secret, quand même je saurois que vous n’êtes venu ici que pour apprendre des nouvelles de Malik-schah. »

» L’esclave, assuré de la bonne-foi et de la générosité de l’officier, lui peignit l’inquiétude de Schah-khatoun, et lui dévoila le mystère de son voyage en Égypte. L’officier, de son côté, lui apprit que le prince avoit pris la route d’Égypte, et qu’il l’avoit accompagné jusqu’à tel endroit. Il lui peignit sa situation, et lui donna tous les renseignemens qui pouvoient l’aider à le trouver et à le reconnoître.

» L’esclave remercia de nouveau l’officier, et partit aussitôt pour se rendre à l’endroit qu’il venoit de lui indiquer. Il continua ensuite son voyage, demandant partout des nouvelles d’un jeune homme qu’il désignoit, et s’assurant, par des informations qu’il avoit soin de prendre adroitement, de tous les lieux par où il avoit passé. Arrivé ainsi dans l’endroit où étoit le prince, il ne trouva personne qui pût répondre à ses questions. Inquiet de cette circonstance, il remonta à cheval pour continuer sa route.

» Au sortir du village, il aperçut un âne attaché à un licol que tenoit un enfant couché par terre et endormi profondément. Il le regarda en passant, sans autre sentiment que celui d’une piété naturelle, et dit en lui-même :

« Si celui que je cherche étoit réduit à la condition de ce malheureux qui dort sur le bord du chemin, comment pourrois-je le trouver ? L’âge, les fatigues, la misère, ont sans doute changé tellement ses traits, que je ne pourrois le reconnoître quand il seroit devant moi. Hélas, je me suis abusé jusqu’ici ! Toute ma peine, toutes mes démarches seront à jamais inutiles. »

» Occupé de ces réflexions, l’esclave s’abandonnoit au désespoir, et se frappoit le visage. « Peut-être, dit-il ensuite, ce malheureux n’est pas, comme on le croiroit d’abord, l’enfant d’un paysan. Il faut que je sache à qui il appartient. » En disant ces mots, il revient sur ses pas, descend de cheval, et s’assied à côté de l’enfant. Il l’examine d’abord, et le considère attentivement depuis la tête jusqu’aux pieds ; ensuite il fait un peu de bruit, et tousse plusieurs fois pour l’éveiller.

« Jeune homme, lui dit-il lorsqu’il fut relevé, et qu’il se fut un peu frotté les yeux, tu demeures apparemment dans ce village, et ton père est un des habitans du lieu ? »

« Je suis étranger, répondit le jeune homme : j’ai vu le jour en Perse, et je ne demeure ici que depuis peu de temps. »

« L’esclave, charmé de cette réponse, fit ensuite plusieurs autres questions au jeune homme, et reconnut bientôt celui qu’il desiroit tant de rencontrer. Il se jeta à son cou, lui témoigna, en pleurant, la peine qu’il ressentoit de le voir dans cet état, et lui apprit qu’il le cherchoit par ordre de sa mère et à l’insu du roi son époux ; il lui ajouta aussitôt que sa mère devoit se contenter de savoir qu’il étoit plein de vie, et qu’elle ne pouvoit le voir d’abord, et le reconnoître pour son fils. »

» Malik-schah, bien instruit des raisons qui faisoient agir sa mère, se flatta que, fixé près d’elle, il jouiroit au moins d’un sort plus heureux. Il remercia l’esclave de son zèle, et lui témoigna son impatience de partir. L’esclave retourna au village, y acheta des habits et un cheval pour le prince, et ils prirent ensemble le chemin de la capitale de l’Égypte.

» Le sort qui poursuivoit le jeune prince n’avoit point encore épuisé contre lui tous ses traits ; un nouveau malheur vint bientôt éprouver sa constance. Comme ils approchoient du terme de leur voyage, ils furent assaillis par une troupe de voleurs, qui les dépouillèrent, et les jetèrent, liés et garrottés, dans une citerne, où ils avoient déjà jeté d’autres malheureux qui étoient morts de faim. L’esclave se voyant ainsi garrotté, entouré de cadavres, et ne doutant pas que leur perte ne fût assurée, s’abandonnoit à la douleur, et versoit des torrens de larmes. Le jeune prince au contraire l’exhortoit à la patience, et lui représentoit l’inutilité de ses gémissemens et de ses plaintes.

« Prince, lui dit l’esclave, ce n’est pas l’image de ma mort qui fait couler mes larmes, c’est votre sort, c’est celui de votre mère que je déplore. Après les malheurs que vous avez éprouvés, les maux que vous avez soufferts, faut-il que vous périssiez par une mort aussi affreuse et aussi inattendue ! » « Tout ce qui m’est arrivé, répondit le prince, étoit écrit dans un livre dont rien ne peut être effacé. Le reste de ma destinée est pareillement fixé ; et si le terme de mes jours est arrivé, aucune puissance ne pouvoit le retarder. »

» Deux jours et deux nuits s’étoient écoulés depuis qu’ils étoient dans cette affreuse situation : la faim avoit presque entièrement épuisé leurs forces, et il ne leur restoit plus qu’un souffle de vie, lorsque la Providence, qui veilloit sur les jours du jeune prince, permit que le roi d’Égypte vint, en chassant, jusque dans ces lieux. Il poursuivoit alors une gazelle, qui fut prise près de la citerne. Un de ses gens étant descendu de cheval pour égorger l’animal, entendit sortir de la citerne des gémissemens. Il en informa le roi, qui s’avança avec sa suite, et ordonna qu’on descendît dans la citerne. Le jeune prince et l’esclave étoient près de rendre le dernier soupir. On les retira, on les détacha, et on leur fit avaler quelques liqueurs fortifiantes qui ranimèrent leurs forces, et les rappelèrent à la vie. Le roi reconnut, avec étonnement, l’esclave attaché au service de son épouse, et lui demanda qui l’avoit mis dans cet état ?

« Je revenois, dit l’esclave, suivi de plusieurs mulets chargés du trésor que la reine m’avoit envoyé chercher en Perse ; des brigands nous ont assaillis, dépouillés, et jetés, pieds et et mains liés, dans cette citerne, où nous aurions péri comme ceux qui y ont été jetés avant nous, si le ciel qui a eu pitié de nous, n’eût envoyé le roi pour nous sauver la vie. »

« Quel est ce jeune homme, demanda ensuite le roi ? » « C’est répondit l’esclave, le fils de la nourrice de la reine. Sa mère, peu fortunée, ma prie de l’emmener avec moi pour vous servir. J’avois besoin de quelqu’un pour m’accompagner, et je l’ai pris. Il est actif, intelligent, et ses services pourront ne pas vous déplaire. »

» Le roi d’Égypte prit le chemin de sa capitale, accompagné du jeune homme et de l’esclave, et leur demanda chemin faisant, des nouvelles du roi Balavan, et de quelle manière il gouvernoit ses sujets ? « Balavan, répondit le jeune homme, maltraite les grands et le peuple ; et personne ne fait des vœux pour la durée de son règne. »

» Arrivé dans son palais, le roi alla aussitôt annoncer à la reine le retour de son esclave, et lui raconta tout ce qu’il lui avoit dit. Lorsqu’il fut à la circonstance de la citerne, la reine changea de couleur, et fut sur le point de jeter un cri. « Qu’avez-vous, lui dit le roi, qui s’aperçut de l’impression que ce récit faisoit sur elle ? La perte de vos trésors peut-elle vous affecter à ce point ? « Prince, répondit la reine, je vous jure, par la gloire de votre empire, que je ne suis touchée que des maux que ce fidèle serviteur a soufferts pour moi. Peut-être cette sensibilité vous paroîtra excessive ; mais cet esclave m’est attaché depuis mon enfance, et il faut pardonner à mon sexe un peu de foiblesse. Le roi témoigna à son épouse qu’il étoit fâché de lui avoir fait un récit trop fidèle, et se retira.

» Schah-khatoun, se voyant seule, fit appeler son esclave. Il lui raconta tout ce qui étoit arrivé au prince depuis sa sortie de prison, les artifices de son oncle, sa captivité, la manière miraculeuse dont Dieu l’avoit soustrait à la mort, ce qui l’avoit engagé à quitter de lui-même la Perse ; enfin, l’état dans lequel il l’avoit trouvé, et le bonheur qu’il avoit eu de le reconnoître endormi sur le bord du chemin. « Qu’a dit le roi, lui demanda avec empressement Schah-khatoun, lorsqu’il a vu avec toi un jeune homme ? N’a-t-il pas voulu savoir qui il étoit ? Que lui as-tu répondu ? » « Madame, répondit l’esclave, j’ai tâché de seconder vos vues, sans donner aucun soupçon de ce que vous voulez cacher. J’ai dit que c’étoit le fils de votre nourrice, et qu’il desiroit s’attacher au service du roi. » Schah-khatoun approuva ce stratagème, loua le zèle et la fidélité de son esclave, et lui recommanda de veiller sur son fils.

» Le roi d’Égypte, de son côté, récompensa le fidèle serviteur de la reine, attacha le jeune homme à son service, et lui confia le soin de l’intérieur du palais. Il le distingua bientôt de tous ceux qui l’approchoient ; et tous les jours il lui donnoit de nouvelles marques de sa bienveillance et de sa confiance.

» Schah-khatoun voyoit souvent son fils, mais sans oser lai parler, et ne pouvoit trouver assez d’occasions de le voir. Elle observoit tous ses pas, et se tenoit souvent pour cela aux fenêtres de son palais.

» Elle vivoit depuis quelque temps dans cette pénible contrainte, lorsqu’un jour qu’elle l’attendoit pour le voir passer devant la porte de son appartement, ne pouvant résister aux mouvemens de la nature, et à la tendresse maternelle, elle se jeta à son cou, le baisa et le pressa contre son sein.

» Un des officiers de la chambre du roi, qui sortoit en ce moment, fut témoin de l’action de la reine, et en fut on ne peut plus étonné. Il rentra chez le roi en tremblant, et témoignant sa surprise par son air et ses gestes. « Qu’y a-t-il, lui dit le roi, et que viens-tu m’annoncer ? » « Prince, répondit l’officier, que puis-je vous annoncer de plus grave et de plus étonnant que ce que je viens de voir de mes propres yeux ? Ce jeune homme amené récemment de Perse, est l’objet des amours de la reine. Je viens de la surprendre qui l’embrassoit à la porte de son appartement. »

» Il seroit difficile de peindre l’impression que ce peu de mots fit sur le roi d’Égypte. Il resta d’abord quelque temps immobile ; ensuite il devint furieux, déchira ses habits, s’arracha la barbe, et se frappa le visage. Tout-à-coup il ordonna qu’on se saisît du jeune homme et de l’esclave qui l’avoit amené, et qu’on les renfermât dans un cachot ; il sortit de son appartement, se rendit chez la reine, et lui dit en l’abordant :

« Votre conduite, Madame, est vraiment digne de votre naissance, et vous soutenez bien la réputation de sagesse et de vertu qui vous a fait rechercher par les rois des pays les plus éloignés. Votre caractère, vos inclinations naturelles se manifestent par les plus belles actions. « Le sultan, renonçant bientôt à l’ironie, accabla la reine des plus sanglans reproches, la menaça qu’il se vengeroit d’une manière éclatante, de sa perfidie et du traître qui le déshonoroit, et la quitta brusquement, en lui témoignant le plus profond mépris. »

» Schah-khatoun étoit d’autant plus affligée de la colère du roi, qu’elle croyoit ne pouvoir se justifier. Elle n’avoit jamais osé le désabuser sur la mort du jeune Malik-schah ; et ce qu’elle auroit pu lui dire en ce moment, n’auroit passé dans son esprit que pour une imposture. Dans cette extrémité, elle eut recours à Dieu, et lui adressa cette prière : « Ô toi que l’apparence ne peut tromper ; toi qui connois le secret des cœurs, c’est de toi que j’attends quelque secours, c’est en toi que je mets toute ma confiance ! »

» Plusieurs jours se passèrent sans que le roi s’arrêtât à aucun parti. Il étoit triste et rêveur, et ne pouvoit prendre aucune nourriture. Le supplice de l’esclave et du jeune homme ne lui paroissoit pas satisfaire entièrement sa vengeance : la reine étoit encore plus coupable à ses yeux ; mais il ne pouvoit se résoudre à lui ôter la vie. Son amour pour elle sembloit augmenter depuis qu’il s’étoit privé du plaisir de la voir ; il sentoit qu’en la faisant mourir, il s’exposoit aux plus affreux regrets, et que peut-être il ne pourroit lui survivre.

» La nourrice du sultan, qui demeuroit dans le sérail, fut alarmée du changement qu’elle remarqua sur son visage. C’étoit une femme prudente et expérimentée, qui passoit pour connoître quantité de remèdes et de secrets, et en qui le sultan avoit ordinairement beaucoup de confiance. Craignant, cette fois, d’aigrir son chagrin, ou qu’il ne voulût pas lui en découvrir la cause, elle résolut de s’adresser à Schah-khatoun, qu’elle voyoit être dans le même état que le roi. « Qu’a donc le sultan, lui dit-elle un jour : il paroît accablé de tristesse, et ne prend presque plus de nourriture ? » « Je ne sais, répondit Schah-khatoun. »

» La vieille nourrice ne se rebuta pas de cette réponse, et fit tant par ses instances et ses caresses, que la reine, après lui avoir fait promettre le secret, lui raconta son histoire et celle de son fils. « Dieu soit loué, s’écria la nourrice en se prosternant, il ne sera pas difficile de calmer la jalousie du sultan et de le détromper ! »

« Ma mère, lui dit Schah-khatoun, je vous préviens, et je vous jure par ce qu’il y a de plus sacré, que j’aime mieux périr avec mon fils, que de m’exposer, en lui donnant ce nom, à me voir soupçonnée d’imposture, et à m’entendre dire que je ne l’appelle ainsi que pour couvrir mon déshonneur. Ainsi, je crois que la patience et la résignation sont les seuls remèdes à mon malheur. »

« Ma fille, permettez-moi ce nom, répondit la nourrice touchée de la constance et de la délicatesse de la reine, j’espère que Dieu fera connoître la vérité, sans vous exposer au danger que vous craignez. Je vais aller trouver le sultan, et, s’il le faut, je me servirai, pour le détromper, d’un artifice innocent. »

« Schah-khatoun remercia la nourrice, qui se rendit aussitôt près du sultan. Elle le trouva plongé dans la plus sombre rêverie, et dans le plus profond abattement. « Mon fils, lui dit-elle, après s’être assise auprès de lui et avoir gardé quelque temps le silence, l’état où je vous vois m’inquiète et me tourmente. Il y a plusieurs jours que vous n’êtes sorti, que vous n’avez monté à cheval. Si je savois ce que vous avez, je pourrois peut-être y remédier ? »

« Tout mon mal, répondit le sultan en soupirant, vient d’une femme perfide qui a trompé ma confiance, et perdu l’estime que j’avois pour elle. Schah-khatoun aime ce jeune Persan arrivé ici depuis peu : un de mes officiers les a vus s’embrasser ; mais je saurai me venger des coupables ; et bientôt leur mort servira d’exemple à ceux qui seroient assez téméraires pour vouloir les imiter. »

« Mon fils, reprit la nourrice, une femme infidelle ne mérite pas que vous vous affligiez à ce point. Vous devez punir sans doute ; mais il seroit inutile, peut-être dangereux de vous trop hâter. La précipitation engendre bien souvent le repentir. Les coupables sont entre vos mains : ils ne peuvent vous échapper. Donnez-vous le loisir d’examiner attentivement cette affaire, et de connoître à fond la vérité. »

« Est-il besoin d’examen dans cette circonstance, répondit le prince : l’amour de Schah-khatoun pour ce jeune homme n’est-il pas constant, et n’est-ce pas elle-même qui l’a fait venir ici ? »

« Cela est vrai, répliqua la nourrice ; mais vous ne pouvez savoir encore qu’une partie de la vérité. Je connois un moyen assuré de pénétrer dans le cœur de Schah-khatoun, et de tirer d’elle l’aveu de toute cette intrigue : consentez seulement à employer ce moyen. »

» J’y consens de grand cœur, répondit le sultan. Que faut-il faire pour cela ? »

« Vous connoissez, continua la nourrice, l’oiseau appelé huppe dont il est mention dans le chapitre du saint Alcoran, intitulé la Fourmi. Cet oiseau, qui rapportoit au plus sage des rois ce qui se passoit à la cour de la reine de Saba, et lui servoit de messager, lui indiquoit encore les sources d’eau cachées dans les entrailles de la terre. Il peut pareillement servir à révéler les plus secrètes pensées des hommes. Pour cela, il suffit de placer le cœur d’un de ces oiseaux sur la poitrine d’une personne endormie ; elle répond alors dans la sincérité de son âme à toutes les questions qu’on lui fait, et dévoile ses plus secrets sentimens. »

» Le sultan, enchanté de pouvoir découvrir aussi facilement ce qu’il desiroit d’apprendre, dit à sa nourrice de se procurer promptement un de ces oiseaux, et de lui en apporter le cœur.

» La nourrice se rendit d’abord chez la reine ; elle lui raconta ce qu’elle avoit dit au sultan, la prévint qu’il viendroit près d’elle lorsqu’il la croiroit endormie, et lui dit de répondre avec hardiesse et franchise à ses questions, tout en feignant de dormir. Elle se fit ensuite apporter une huppe, en prépara le cœur, et le remit au roi.

» Dès que la nuit fut venue, Schah-khatoun témoigna qu’elle desiroit se coucher plutôt qu’à l’ordinaire, et fit semblant de dormir. Le sultan en ayant été informé, entra dans son appartement, impatient de faire l’épreuve du secret. Il s’approcha doucement du lit, plaça légèrement le cœur de la huppe sur le sein de la reine, et lui dit :

« Schah-khatoun, est-ce ainsi que vous récompensez mon amour ? » « Comment, répondit-elle ! Quelle faute ai-je commise ? »

« N’avez-vous pas, continua le sultan, fait venir ce jeune homme pour satisfaire la passion que vous avez conçue pour lui ? » « Il est vrai, répondit-elle, que parmi ceux qui vous approchent, je n’en connois aucun de plus aimable, de plus sage et de plus fidèle. Mais comment pouvez-vous croire que j’aime un esclave ? »

« Pourquoi donc, continua le roi, l’avez-vous embrassé ? » « Parce que c’est mon fils, répondit la reine, une portion de mon sang, et que la tendresse maternelle m’a porté à me jeter à son cou. »

» Cette réponse jeta le roi dans le plus grand étonnement.

« Comment peut-il être votre fils, continua-t-il, puisque ce fils a été assassiné par son oncle Balavan, ainsi que me l’a mandé le roi Soleïman-schah son grand-père ? » « Il est vrai, répondit Schah-khatoun, qu’il fut assassiné ; mais le coup n’étoit pas mortel, et il fut rappelé à la vie, parce qu’il n’étoit pas encore parvenu au terme de ses jours. »

» Le sultan, assez satisfait de cette réponse, résolut de se servir du moyen qu’elle lui fournissoit pour s’assurer de plus en plus de la vérité. Il sortit de l’appartement de la reine, fit sur-le-champ venir le jeune homme, et chercha sur sa poitrine les traces de la barbarie de son oncle. La cicatrice étoit si bien marquée, que tous ses doutes se dissipèrent. Il embrassa le fils de Schah-khatoun, le reconnut pour son propre fils, et remercia le ciel de l’avoir préservé du crime affreux qu’il alloit commettre.


« Vous voyez, ô roi, continua le jeune intendant en s’adressant au sultan Azadbakht, vous voyez que Dieu seul a préservé le jeune Malik-schah des dangers auxquels il sembloit devoir infailliblement succomber. Votre esclave compte sur la même protection, encore plus que sur la bonté qui vous fait différer ma mort, et sur tout ce que je puis vous dire pour ma défense. Oui, j’espère que Dieu fera éclater dans peu mon innocence, et confondra la méchanceté de vos visirs. »

Le roi Azadbakht, étonné de tout ce qu’il venoit d’entendre, crut devoir différer encore la mort du jeune intendant, et donna ordre de le reconduire en prison ; mais en même temps il se tourna du côté de ses visirs, et leur dit :

« Ce jeune homme cherche à se soustraire à une mort certaine, en vous accusant ; mais je ne suis pas la dupe de cet artifice : je connois votre attachement pour moi, votre zèle pour le bien de l’état, et la droiture de vos intentions ; ainsi ne craignez rien pour vous. Je prononce, dès ce moment, sa sentence. Faites dresser une croix hors de la ville, et qu’un héraut parcoure les rues, en annonçant, à haute voix, le supplice de celui qui a trahi ma confiance et abusé de mes bontés. »

Les visirs furent transportés de joie en entendant le discours du roi. À peine avoit-il achevé, qu’ils prirent congé de lui, firent dresser la croix, et publier la sentence. Ils passèrent ensuite la nuit dans les réjouissances, se félicitant mutuellement du succès de leur dernière ruse.

Le lendemain, qui étoit le onzième jour depuis la détention du jeune ministre, les dix visirs se présentèrent de bonne heure chez le roi Azadbakht, et lui annoncèrent que le peuple étoit rassemblé en foule hors de la ville, et attendoit impatiemment l’exécution de la sentence qu’il avoit prononcée, et fait publier la veille. Le roi ordonna qu’on fît venir le jeune homme. Dès qu’il parut, un des visirs ne put s’empêcher de dire :

« Scélérat, il est temps que tu renonces à la vie, et tu ne dois plus maintenant espérer de salut ! »

« Qui peut, répondit le jeune homme, cesser d’espérer dans le Tout-Puissant ? Toujours il se plaît à secourir l’opprimé ; souvent il attend pour le délivrer que le danger soit à son comble, et il lui fait trouver la vie au milieu de la mort. L’histoire de cet esclave infortuné condamné injustement à périr, et qui fut sauvé au moment même où il alloit être exécuté, est une preuve frappante de cette vérité. »

« Tu crois, dit le roi, m’ébranler par ta hardiesse et ton éloquence, m’abuser par tes paraboles, et apaiser mon courroux par tes discours ; je veux bien imposer un dernier effort à ma patience : parle encore une fois ; mais sois court, et dis ensuite au monde un éternel adieu. »