Les Mille et Un Jours, 1919/NOTICE

Traduction par François Pétis de La Croix.
(p. i-viii).


NOTICE


On peut dire des contes ce que les généalogistes disent complaisamment de certaines familles nobles : leur origine se perd dans la nuit des temps. Un érudit, Paul-Philippe Gudin, la fait bravement remonter à la création du monde, et paraît convaincu que les livres de Moïse sont remplis de contes. Cette opinion, un peu audacieuse, a d’ailleurs été adoptée par Parny, lorsqu’il s’est amusé à mettre en vers les Galanteries de la Bible.

Ce qui paraît incontestable, c’est que, de même que la fable, le conte a pris naissance sur les bords du Gange. La tradition nous a donné le nom du premier fabuliste, Bidpaï[1] ; mais le nom du créateur des contes ne nous est point parvenu. On sait du moins que, de l’Inde, ces récits fantastiques passèrent dans la Perse et dans l’Arabie, et ce, bien longtemps avant que Khosrou — Nouschirvan[2], roi de Perse, eût conquis les provinces septentrionales de l’Indoustan et fait traduire les fables de Bidpaï.

Les contes de fées doivent procéder des contes orientaux ; ils sont, quoi qu’il en soit, beaucoup plus jeunes, car on ne fait remonter leur origine qu’au Roman de Lancelot du Lac, c’est-à-dire à la fin du XIIe siècle. Ajoutons, et ce sans vouloir tenter de rien enlever de leurs charmes aux contes de fées, que les contes orientaux ont toujours la préférence chez les lecteurs sortis de l’enfance. Cette préférence est évidemment due, non seulement au style coloré et aux intéressantes descriptions de ces derniers récits, mais encore aux intrigues amoureuses qu’ils contiennent.

C’est sur la croyance aux génies que les Orientaux ont basé tous leurs contes. Tous les actes qu’ils leur prêtent ici sont d’ailleurs ceux que, dans la vie réelle, ils leur reconnaissent le pouvoir d’exécuter. Aussi demanderons-nous à nos lecteurs la permission de les entretenir brièvement de ces personnages fantastiques.

Les Orientaux désignent les bons génies sous le nom de péris, et les mauvais génies sous celui de djinns[3].

Les péris habitent dans les régions éthérées un pays appelé Ginnistan. Ils ne se nourrissent que du suc des fleurs, d’essences et de parfums, et ils surpassent en beauté tous les autres êtres surnaturels. Nos poètes ne nous parlent guère que des péris femelles ; mais les Orientaux ont des péris de l’un et de l’autre sexe.

Quand ces génies descendent sur la terre, ce n’est que pour se livrer à de bonnes actions. Il leur arrive bien cependant de venir y chercher des distractions amoureuses auprès des beautés humaines ; mais cela ne leur est point imputé à crime par les Orientaux.

Les djinns ou mauvais esprits sont divisés en quarante troupes de chacune six cent mille djinns. L’ensemble forme, comme on le voit, une armée assez respectable. On distingue aussi les djinns de l’air, les djinns de la terre et les djinns de l’eau. Le chef des djinns habite la montagne de Kaf[4].

Les djinns peuvent prendre les formes les plus étranges, mais ils se transforment de préférence en lions, en chacals, en loups et en serpents. Les lieux que les djinns de la terre recherchent particulièrement sont les carrefours, les ruines, les bains, les puits et même… les latrines !

Lorsqu’un croyant se voit menacé par l’apparition d’un djinn malfaisant, il se hâte de crier — à moins toutefois que la peur n’étrangle sa voix — Hadid ! Hadid’ia machoum ! (Du fer, du fer, misérable !) De même que les lâches, les djinns ont, paraît-il, grand peur de ce métal.

Les mahométans qui, par politique, tiennent à être agréables aux djinns, ont toujours la précaution de crier avant d’entrer dans un endroit qu’ils supposent hanté par ces génies : Destour ! destour ! ia moubarakin ! (Permettez, permettez, bienheureux !).

Les djinns ont d’ailleurs très mauvaise réputation parmi les Orientaux. Ceux-ci ne les accusent pas seulement de ravir les femmes dont la beauté les a séduits, mais ils prétendent encore que les djinns hantent les maisons inhabitées, qu’ils traitent d’une façon terrible ceux qui tentent d’y entrer, et même qu’ils se mettent en embuscade sur les toits et dans les embrasures des fenêtres pour jeter des pierres aux passants.

Il est pourtant admis que certains djinns protègent et surveillent un endroit spécial. Au Caire, c’est encore une croyance très répandue qu’à chaque quartier de la ville préside un djinn, lequel a ordinairement la forme d’un serpent.

Les Orientaux sont persuadés qu’au moyen de certains talismans ou de certaines invocations on peut asservir un djinn, en faire son esclave. Le meilleur talisman pour arriver à ce résultat est l’anneau de Salomon, anneau que l’on voit fréquemment revenir dans les contes orientaux. Le nom du Dieu Très-haut est gravé sur cet anneau, qui est composé de cuivre et de fer. Le cuivre sert à dompter les djinns musulmans, et le fer les djinns rebelles.

Les péris et les djinns sont, on le conçoit, souvent en guerre. Lorsque ces derniers s’emparent des bons génies, ils les suspendent en l’air dans des cages de fer. Les autres péris s’ingénient alors pour approcher de leurs frères captifs et leurs jettent les parfums qui doivent leur servir de nourriture. Lorsque les djinns reviennent pour tourmenter leurs prisonniers, l’odeur de ces parfums leur cause une torpeur qui paralyse tous leurs mouvements, toute leur volonté.

Tels sont les acteurs indispensables de toutes les scènes capitales des contes orientaux. Les récits de leurs prodiges sont parfois très attrayants, mais ce n’est point, à notre avis, la partie la plus intéressante de ces historiettes merveilleuses.

C’est particulièrement dans les tableaux de mœurs, dans les descriptions de caractères, que brille l’art du conteur. Là, sans presque y prendre garde, il nous fait l’anatomie morale de tout un peuple. Les superstitions religieuses des Orientaux, l’hypocrisie de leurs derviches, les prévarications de leurs cadis, les friponneries de leurs esclaves, les artifices de leurs femmes, tout y est dévoilé et souvent peint de main de maître.

La description des charmes des héroïnes de ces contes mérite aussi d’être signalée. Bien que les portraits de ces houris soient très variés, toutes sont d’une beauté merveilleuse, et chacune d’elles n’a point son égale au monde.

Parfois, le conteur groupe ces créatures idéales : toute une légion de beautés défile devant le jeune premier, qui sent à chaque instant son cœur lui échapper. Enfin apparaît celle qui est destinée à l’heureux mortel, et celle-là est naturellement cent fois plus belle que toutes les autres. Aussi notre amoureux s’évanouit-il, et l’on comprend qu’en effet il soit à bout de forces.

Il arrive, d’ailleurs, souvent aux amants des contes orientaux de s’évanouir. Rien ne trouble leur sangfroid, rien n’émeut leur bravoure, si ce n’est la beauté de leurs dames ou la crainte de leur avoir déplu. Dans ces deux cas, aucun ne manque à tomber en pâmoison.

Si l’on ignorait combien les Orientaux aiment le luxe, la magnificence, on l’apprendrait par leurs contes. Tous les jardins qu’ils nous décrivent sont des Édens, et les palais sont d’une richesse à défier tous les artifices de la féerie théâtrale.

Nous sommes bien forcés de l’avouer, la gourmandise et l’intempérance sont les péchés favoris des enfants de l’Orient, et loin de s’en cacher, ils revêtent ces imperfections des couleurs les plus séduisantes. Dans la plupart de leurs contes, les personnages festoient, mangent les mets les plus délicats, boivent les liqueurs les plus agréables ; le vin lui-même (voile-toi la face, ô Mahomet !) coule délicieusement le long de leurs gosiers. Presque toujours aussi leurs femmes, même les plus poétiques, font la débauche[5] soit avec leurs esclaves, soit avec leurs amants.

De nombreux recueils de contes orientaux ont été publiés en France depuis le commencement du XVIIIe siècle, mais ce sont les Mille et un Jours et les Mille et une Nuits qui ont su le plus longtemps captiver la faveur générale. Plusieurs générations ont déjà dévoré ces attrayants récits et, bien loin qu’ils soient démodés, on entend toujours des voix qui s’écrient : « Ma sœur, si vous ne dormez pas, contez-moi donc, je vous supplie, un de ces contes que vous contez si bien ! »[6]

Pour ne pas être accusé de partialité, nous devons constater que les Mille et une Nuits ont obtenu un succès encore plus accentué que les Mille et un Jours. Est-ce dù à leur titre, qui semble prêter davantage aux scènes fantastiques ; est-ce dû à l’antériorité de leur apparition en France ? Nous ne le savons, car ces derniers contes ne nous paraissent pas moins intéressants que les premiers, et nous avons pu constater que plusieurs écrivains autorisés étaient de notre avis.

On croit généralement que les Mille et un Jours sont une imitation des Mille et une Nuits. Rien n’est cependant venu jusqu’aujourd’hui confirmer cette supposition, et les érudits ne savent réellement auquel des deux recueils orientaux accorder ta priorité.

Les Mille et une Nuits paraissent être de différentes mains. Quant aux Mille et un Jours, on connaît sinon leur auteur, du moins leur traducteur oriental, celui qui a dû les assembler, les modifier, et aussi les embellir. C’est un derviche nommé Moclah ou Moclès, qui vivait à Ispahan vers le milieu du XVIIIe siècle.

Les biographes de ce célèbre personnage nous le présentent d’une façon très imposante. On croirait vraiment ouïr parler d’un des personnages de ses contes : Moclès était supérieur d’un couvent de derviches mevlévi. Il vivait au milieu de douze disciples vêtus de longues robes de laine blanche, et passait pour un savant cabaliste. Le roi Schah-Soliman, lui-même, le respectait à un tel point que lorsqu’il le rencontrait sur son passage, il descendait de cheval et allait baiser ses étriers.

Moclès était, paraît-il, encore fort jeune lorsqu’il traduisit en persan des comédies indiennes dont il existe une version turque à la Bibliothèque nationale sous le titre d’Al Farady baad al chidda (La Joie après l’affliction). Par la suite, il transforma ces comédies en contes, et leur donna le titre de Hezarick Rouz (Mille et un Jours). Ce fut le manuscrit de ce travail qu’il communiqua à Pétis de la Croix, lequel en prit une copie et le traduisit à son retour en France.

Le moment est venu de présenter le traducteur des Mille et un Jours à nos lecteurs :

François Pétis de la Croix naquit à Paris en 1653. Il était fils de François Pétis, savant orientaliste, et suivit la même carrière que son père. Envoyé en Orient par Colbert en 1670, il visita l’Égypte, la Terre-Sainte, la Perse, l’Arménie, etc., et se rendit à Constantinople par l’Asie-Mineure. Pendant ces voyages, il étudia à fond les idiomes, la littérature et les mœurs des peuples orientaux. Il rapporta en France beaucoup de curiosités et nombre de précieux manuscrits qui enrichirent la Bibliothèque du roi. Louis XIV voulut le voir et l’entretenir. Pétis fut nommé secrétaire-interprète pour les langues du Levant au Ministère de la Marine, et eut des missions scientifiques et politiques en Turquie, au Maroc et dans les États Barbaresques. En 1692, il obtint la chaire d’arabe au Collège royal et, quelques années après, l’emploi de secrétaire-interprète du roi qu’avait occupé son père.

Ce fut pendant son séjour à Ispahan, en 1675, que Pétis de la Croix fit la connaissance du derviche Moclès, qui, dit-on, lui donna lui-même des leçons de persan. Outre la traduction des Mille et un Jours, dont il confia la retentissement de ces jolis contes[7].

Nous terminerons en indiquant, d’après l’auteur d’une ancienne notice sur les Mille et un Jours, le rôle des compères de cette féerie en mille et un tableaux : « Les Mille et une Nuits, dit-il, n’ont d’autre but que d’amuser un sultan par des contes pour l’empêcher de faire mourir sa femme qui les lui raconte. Le but des Mille et un Jours est plus raisonnable (sic) : Il s’agit de prouver à une princesse prévenue contre les hommes qu’ils peuvent être fidèles en amour. » Tel est, en effet, le but supposé de ces deux recueils ; mais, quoi qu’en dise notre confrère, nous déclarons trouver très raisonnable et même très intelligent qu’une jeune femme essaie par des contes attrayants de sauver sa jolie tête.

F. de Donville.
  1. Bidpaï, Pilpay ou Pidpay. Ce brahmane, dont le nom signifie, selon quelques orientalistes, médecin charitable ; selon d’autres, pied d’éléphant, vivait, d’après certain auteurs, deux mille ans avant notre ère ; d’après d’autres, quelques siècles seulement avant J.-C. Bidpaï aurait été vizir d’un ancien roi de l’Inde, nommé Dabscbelin, et chargé par lui d’administrer l’empire. On lui attribue les fables en sanscrit, connues sous le nom de Pantcha-tantra (les cinq livres), et d’Hitopadesa (Conseils à un ami, qui ont été traduites dans presque toutes les langues connues. La Fontaine a imité une vingtaine de fables du Pantcha-tantra.
  2. Khosrou ou Chosroès 1er, 531-579.
  3. Péri vient du persan pari, ailé. Djinn, mot arabe, paraît une autre forme du latin genius, génie. Le Persan donnent presque toujours aux djinns le nom de dives.
  4. Kaf ou Caf est le nom que les Arabes donnent à une montagne imaginaire qui entoure le monde entier. Cette montagne est la patrie de tous les êtres surnaturels créés par l’imagination des peuples sémitiques.
  5. Débauche a ici le sens de festin.
  6. Paroles par lesquelles, dans les Mille et une Nuits, Scheherazade invite chaque matin sa sœur à lui raconter un nouveau conte.
  7. On doit à Petis de la Croix, outre la traduction des Mille et un Jours : Histoire de la sultane de Perse et des vizirs, contes turcs, traduits de Cheikh-Zadeh (Paris 1707, in-12) ; Histoire de Timur-Bey (Tamerlan), traduite du persan de Chérif-Eddyn-Ali-Yezdi (Paris 1722, 4 vol. in-12) ; Voyages en Syrie et en Perse (fait de 1670 à 1680). Parmi ses ouvrages manuscrits nous citerons : État de la Perse ; Histoire de la conquête de Syrie par les Arabes d’Al-Wakedi (2 vol. in-4º) ; Dictionnaire arménien et latin (3 vol. in-folio) ; le Livre des témoignages des mystères de l’unité, par Humza, traduit de l’Arabe ; De la vérité de la religion chrétienne, à Schah-Abbas, roi de Perse, par Paul Piromale, 1674, traduit de l’arménien ; Jérusalem ancienne et moderne ; Relation de la Haute Ethiopie ; l’Égypte ancienne et moderne, Histoire des antiquités d’Égypte (1700) ; Mémoires sur l’Église grecque et sur les révolutions de Tunis ; ces six dernières ouvrages sont conservés à la Bibliothèque nationale (département des manuscrits) ; Bibliothèque orientale des Hadji-Khafa, traduit du turc, 3 vol, in-fol.