Les Mille et Un Jours, 1919/Introduction

LES
MILLE ET UN JOURS
CONTES ORIENTAUX

INTRODUCTION

Le royaume de Cachemire[1] était autrefois gouverné par un roi nommé Togrul-Bey. Il avait un fils et une fille qui faisaient l’admiration de leur temps. Le prince, appelé Farrukhrouz (jour heureux), était un jeune héros que mille vertus rendaient recommandable ; et Farrukhnaz (heureuse fierté), sa sœur, pouvait passer pour un miracle de beauté.

En effet, cette princesse était si belle, et en même temps si piquante, qu’elle inspirait de l’amour à tous les hommes qui osaient la regarder ; mais cet amour leur devenait funeste ; car la plupart en perdaient la raison, ou tombaient dans une langueur qui les consumait insensiblement.

Lorsqu’elle sortait du palais pour aller à la chasse, elle n’avait point de voile. Le peuple la suivait en foule, et témoignait par ses acclamations le plaisir qu’il prenait à la voir. Elle montait ordinairement un cheval tartare blanc à taches rousses, et marchait au milieu de cent esclaves magnifiquement vêtues et montées sur des chevaux noirs. Ces esclaves étaient aussi sans voiles ; mais bien qu’elles fussent presque toutes d’une beauté charmante, leur maîtresse s’attirait seule tous les regards. Chacun s’efforçait de s’approcher d’elle, malgré la garde nombreuse qui l’environnait. Vainement les soldats avaient le sabre à la main pour tenir le peuple éloigné ; ils avaient même beau frapper et tuer tous ceux qui s’avançaient trop, il se trouvait toujours des malheureux, qui, loin de craindre un si déplorable sort, semblaient se faire un plaisir de mourir aux yeux de la princesse.

Le roi, touché des malheurs que causaient les charmes de sa fille, résolut de la soustraire aux yeux des hommes. Il lui défendit de sortir du palais ; de manière que le peuple cessa de la voir. Cependant la réputation de sa beauté se répandit dans l’Orient. Plusieurs rois se laissèrent enflammer sur la foi de la renommée ; et bientôt on apprit à Cachemire que des ambassadeurs partis de toutes les cours de l’Asie venaient demander la main de la princesse. Mais, avant qu’ils arrivassent, elle fît un songe qui lui rendit tous les hommes odieux. Elle rêva qu’un cerf étant arrêté dans un piège, une biche l’avait délivré ; et qu’ensuite la biche étant tombée dans le même piège, le cerf, au lieu de la secourir, l’avait abandonnée.

Farrukhnaz, à son réveil, fut frappée de ce songe. Elle ne le regarda point comme une illusion de fantaisie agitée. Elle crut que le grand Kesaya[2] s’intéressait à sa destinée, et qu’il avait voulu par ces images lui faire comprendre que tous les hommes étaient des traîtres qui ne pouvaient payer que d’ingratitude la tendresse des femmes.

Prévenue de cette étrange opinion, et dans la crainte d’être sacrifiée à quelqu’un des princes dont les ambassadeurs devaient incessamment arriver, elle alla trouver le roi son père. Sans lui dire qu’elle fût révoltée contre les hommes, elle le conjura les larmes aux yeux de ne la point marier malgré elle. Ses pleurs attendrirent Togrul-Bey. « Non, ma fille, lui dit-il, je ne contraindrai point vos inclinations. Bien qu’on dispose ordinairement de vos pareilles sans les consulter, je jure par Kesaya qu’aucun prince, fût-ce l’héritier même du sultan des Indes, ne vous épousera jamais si vous n’y consentez. » La princesse, rassurée par ce serment, dont elle connaissait la force, se retira très satisfaite, et bien résolue de refuser son aveu à tous les princes qui la rechercheraient.

Peu de jours après, il arriva des ambassadeurs de plusieurs cours différentes. Ils eurent audience tour à tour. Chacun vanta l’alliance de son maître, et le mérite du prince qu’il venait proposer. Le roi leur fit à tous beaucoup d’honnêtetés ; mais il leur déclara que sa fille était maîtresse de sa main, parce qu’il avait juré par Kesaya qu’il ne la livrerait point contre son penchant. Ainsi la princesse ne voulant se donner à personne, les ambassadeurs s’en retournèrent fort confus de n’avoir pas réussi dans leur ambassade.

Le sage Togrul-Bey vit leur départ avec douleur. Il craignit que leurs maîtres, irrités de ses refus, ne songeassent à s’en venger ; et fâché d’avoir fait un serment qui pouvait lui attirer une cruelle guerre, il fit venir la nourrice de Farrukhnaz : « Sutlumemé (gorge de lait), lui dit-il, je vous avoue que la conduite de la princesse m’étonne. Qui peut causer la répugnance qu’elle a pour le mariage ? parlez, n’est-ce point vous qui la lui avez inspirée ? — Non, seigneur, répondit la nourrice ; je ne suis point ennemie des hommes, et cette répugnance est l’effet d’un songe. — D’un songe ! s’écria le roi fort surpris. Ah ! que m’apprenez-vous ? Non, non, ajouta-t-il un moment après, je ne puis croire ce que vous me dites. Quel songe pourrait avoir fait sur ma fille une si forte impression ? » Sutlumemé le lui raconta, et après lui en avoir dit toutes les circonstances : « Voilà, seigneur, continua-t-elle, voilà le songe dont la princesse a l’imagination frappée. Elle juge des hommes par ce cerf, et persuadée que ce sont tous des ingrats et des perfides, elle rejette également tous les partis qui se présentent. »

Ce discours augmenta l’étonnement du roi, qui ne concevait pas comment ce songe pouvait avoir mis la princesse dans la disposition où elle était. « Eh bien, ma chère Sutlumemé, dit-il à la nourrice, que ferons-nous pour détruire les défiances dont l’esprit de ma fille s’est armé contre les hommes ? Croyez-vous que nous puissions la ramener à la raison ? — Seigneur, répondit-elle, si votre majesté veut bien me charger de ce soin-là je ne désespère pas de m’en acquitter heureusement. — Eh ! comment vous y prendrez-vous reprit Togrul-Bey ? — Je sais, repartit la nourrice, une infinité d’histoires curieuses, dont le récit peut, en divertissant la princesse, lui ôter la mauvaise opinion qu’elle a des hommes. En lui faisant voir qu’il y a eu des amants fidèles, je la disposerai sans doute insenblement à croire qu’il y en a encore. Enfin, seigneur, ajouta-t-elle, laissez-moi combattre son erreur, je me flatte que je pourrai la dissiper. » Le roi approuva le dessein de la nourrice, qui ne songea plus qu’à trouver des moments favorables pour l’exécuter.

Comme Farrukhnaz passait ordinairement l’après-dînée avec le roi, le prince de Cachemire et toutes les princesses de la cour, à entendre les esclaves du palais chanter et jouer de toutes sortes d’instruments, le matin parut plus commode à Sutlumemé, qui résolut de prendre le temps que la princesse employait à se baigner. Aussi, dès le jour suivant, aussitôt que Farrukhnaz fut dans le bain, la nourrice lui dit : « Je sais une histoire remplie d’événements singuliers ; si ma princesse veut me permettre de la lui conter pour l’amuser, je ne doute point qu’elle n’y prenne beaucoup de plaisir. »

La princesse de Cachemire, moins peut-être pour satisfaire sa curiosité que pour contenter celle de ses femmes qui la pressaient d’entendre cette histoire, permit à Sutlumemé d’en commencer le récit ; ce qu’elle fit dans ces termes.

  1. Petit royaume situé entre les Indes et le royaume de Thibet.
  2. Idole adorée autrefois à Cachemire.