Les Mille et Un Jours, 1919/Histoire Repsima

Traduction par François Pétis de La Croix.
(p. 357-384).

HISTOIRE DE REPSIMA

Un marchand de Basra nommé Dukin, abandonna sa profession pour se donner tout entier à la piété. Il avait toujours été fort scrupuleux, et il avait par conséquent amassé fort peu de bien. Il vivait dans une petite maison à l’extrémité de la ville, avec une fille unique, qu’il élevait dans la crainte du Très-Haut et dans la pratique des vertus musulmanes. Ils jeûnaient tous deux, non seulement les jours de précepte, mais souvent encore pour se mortifier. Enfin tout leur temps était employé à la prière et à la lecture de l’Alcoran. Ils vivaient contents de leur sort, et rien ne leur manquait, parce qu’ils ne désiraient rien.

Quelque soin que prît Repsima (c’est ainsi que s’appelait la fille de Dukin) de se soustraire aux hommes et de vivre dans un grand abandonnement des choses du monde, elle ne laissa pas d’être bientôt troublée dans sa solitude. Le brait de sa vertu y attira plusieurs hommes qui la demandèrent en mariage à son père, et elle aurait eu un plus grand nombre d’amants si l’on eût su que sa beauté égalait sa vertu. Dukin, quand il considérait la médiocrité de sa fortune, souhaitait que sa fille épousât quelque riche marchand ; mais elle témoignait tant d’aversion pour le mariage, qu’il n’osait l’engager dans cet état, de peur de faire trop de violence à ses sentiments. « Non, mon père, lui disait-elle toutes les fois qu’il se présentait quelque parti, je ne veux point vous quitter. Souffrez que je partage avec vous la vie tranquille que vous menez. »

Ils vécurent tous deux ensemble pendant quelques années de la manière que je l’ai dit. Après quoi Dukin fut enlevé par l’ange de la mort. Repsima se voyant privée de l’appui de son père, leva les mains au ciel et lui adressa ces paroles : « Unique espérance des désespérés, seule ressource des orphelins, ciel, qui n’abandonnes point les malheureux qui implorent ton secours avec confiance, toi qui écoutes la voix des innocents qui gémissent, ne rejette pas ma prière ! Tu es tout puissant, tu peux me conserver ; écarte de moi tous les périls qui menacent mon innocence. »

CI

Après les funérailles de Dukin, toute la famille représenta à Repsima qu’elle ne pouvait plus avec bienséance demeurer dans la solitude, et qu’elle devait se marier. En même temps on lui proposa un jeune marchand nommé Temim, dont on lui vanta la sagesse et la probité. Elle ne put d’abord goûter des avis si opposés à son penchant : mais depuis ayant dans sa prière consulté le grand prophète, elle se crut inspirée, et il ne lui en fallut pas davantage pour se déterminer à se marier avec Temim. Le mariage se fit peu de temps après.

Elle trouva dans son époux, outre le bien qu’on lui en avait dit, un homme disposé à l’aimer passionnément. Temim s’y attacha tous les jours de plus en plus, et charmé d’avoir une femme d’un mérite si rare, il s’estimait le plus heureux des hommes. Mais hélas ! son bonheur ne fut pas de longue durée.

Tremblez, mortels, lorsque vous vous voyez au comble de vos vœux ! L’instant qui doit être le dernier de votre félicité n’est peut-être pas éloigné de vous.

Temim, une année après son mariage, fut obligé de faire un voyage sur la côte des Indes. Il avait un frère qu’il chargea du soin de ses affaires domestiques. « Revendé, lui dit-il, mon cher frère, tiens bonne compagnie à Repsima pendant mon absence, ménage mon bien. Je ne t’en dirai pas davantage, je juge de toi par moi-même. Je crois que mes intérêts ne te sont pas moins chers que les tiens propres. — Oui, mon frère, répondit Revendé, vous avez bien raison d’avoir une entière confiance en moi, et il n’est pas en effet besoin de me recommander vos intérêts. Le sang et l’amitié ne me permettront pas de les négliger. »

Sur l’assurance que Revendé donnait à Temim d’avoir grand soin de sa maison, celui-ci partit de Basra et s’embarqua sur le golfe, dans un vaisseau qui allait à Surate. Dès qu’il fut parti, son frère se rendit dans sa maison et fit mille protestations de service à Repsima, qui le reçut fort bien. Revendé, par malheur, devint éperdument amoureux de sa belle-sœur. Il cacha quelque temps son amour ; mais insensiblement il n’en fut plus le maître, et il le déclara. La dame, quoique irritée de l’audace de son beau-frère, lui parla avec douceur et le pria de ne lui plus tenir de pareils discours. Elle lui représenta l’outrage qu’il faisait à Temim, et le peu de fruit qu’il devait attendre de ses coupables sentiments.

Revendé, voyant que sa belle-sœur prenait la chose si doucement, ne désespéra pas de la réduire, et devint plus hardi : « Ô ma reine, lui dit-il, tout ce que vous me pourriez dire là-dessus serait inutile ; écoutez plutôt mes soupirs et recevez mes services. Je me ceindrai de la ceinture de l’esclavage et je serai votre esclave jusqu’à la mort. Soyons d’accord ensemble, et que notre intelligence soit si secrète que nous puissions être à l’abri de la médisance. » À ce discours Repsima ne put retenir sa colère : « Ah scélérat ! s’écria-t-elle, tu ne te soucies que de cacher ton crime aux yeux du monde ; tu ne crains que d’être déshonoré parmi le peuple : tu ne te mets nullement en peine de l’offense que tu fais à ton frère et au ciel, qui voit au fond de ton âme. Mais cesse de te flatter ; j’aimerais mieux mille fois mourir que de satisfaire la passion criminelle. »

Un autre, moins brutal que Revendé, serait peut-être rentré en lui-même à ces paroles et en aurait estimé davantage Repsima. Pour lui, voyant qu’il ne pouvait la séduire, il résolut de la perdre pour s’en venger. Voici comment il s’y prit : Une nuit, pendant quelle était en prière, il fit entrer secrètement un homme dans la maison de Temim. Cet homme s’introduisit doucement dans la chambre de la dame. Alors Revendé, suivi de quatre témoins qu’il avait subornés, enfonça la porte de la maison, et courant où était sa belle-sœur : « Ah ! malheureuse, lui dit-il, je te surprends avec un homme. C’est donc ainsi que tu déshonores mon frère ? J’ai amené des témoins afin qu’il ne te serve de rien de nier ton crime. Scélérate, tu affectes tous les dehors de la plus austère vertu, dans le temps que tu commets en secret les actions les plus infâmes. » En disant cela, il fit tant de bruit, qu’il réveilla tous les voisins et rendit l’affront public.

CII

Ce fut par ce noir artifice que Revendé fit passer sa belle-sœur pour une adultère. Il ne se contenta pas de cela, il courut chez le cadi avec ses quatre témoins, il l’informa de l’aventure et lui demanda justice. Ce juge aussitôt interrogea les témoins, et sur leur déposition chargea son lieutenant d’aller se saisir de Repsima, et de la mettre en prison jusqu’au lendemain. Le lieutenant s’acquitta de sa commission et le jour suivant l’accusée fut condamnée à être enterrée toute vive sur le grand chemin. Cet arrêt rigoureux fut exécuté. On conduisit la victime à une lieue hors de la ville avec un grand concours de monde, et on l’enterra jusqu’à la poitrine dans un fossé où on la laissa.

Comme le peuple s’en retournait à la ville, il parlait fort diversement de la femme de Temim. « C’est une calomnie, disaient les uns ; cette affaire a été jugée bien brusquement ; cette femme paraissait si sage et si vertueuse. — Il ne faut pas se fier, disaient les autres, à l’extérieur des femmes, celle-ci a été justement condamnée. » Enfin chacun raisonnait suivant son caractère.

Repsima était donc sur le grand chemin, dans l’état que je viens de dire, lorsqu’au milieu de la nuit il passa près d’elle un voleur arabe monté sur un cheval. Elle l’appela : « Passant, lui dit-elle, qui que vous soyez, je vous conjure de me sauver la vie, j’ai été enterrée toute vive injustement. Au nom de Dieu, ayez pitié de moi, et me délivrez de la mort cruelle qui m’attend ; cette bonne œuvre ne demeurera pas sans récompense. » L’Arabe, tout voleur qu’il était, fut touché de compassion. « Il faut, dit-il en lui-même, que je sauve cette malheureuse créature. J’ai la conscience chargée de milles crimes ; cette action charitable disposera peut-être le Très-Haut à me les pardonner. »

En faisant cette réflexion, il mit pied à terre, s’approcha de Repsima, et après l’avoir tirée de la fosse, il remonta sur son cheval et fit monter la dame derrière lui. « Seigneur, dit-elle, où m’allez-vous mener ? — Je vais, répondit-il, vous conduire à ma tente, qui n’est pas fort éloignée d’ici. Vous y serez en sûreté, et ma femme, qui est la meilleure personne du monde, vous recevra bien. »

Ils arrivèrent bientôt auprès de plusieurs pavillons où demeuraient quelques voleurs arabes. Ils descendirent à la porte d’une tente, et l’Arabe frappa. Il vint aussitôt un nègre qui ouvrit. Le voleur fit entrer la dame, et la présentant à sa femme, il lui dit comment il l’avait rencontrée. La femme de l’Arabe était naturellement charitable, et ne voyait qu’à regret son mari exercer le métier de voleur ; elle fit un accueil favorable à Repsima et la pria de conter son histoire

L’épouse de Temim commença le récit de ses malheurs en soupirant. Elle parla d’une manière si touchante qu’elle attendrit ses auditeurs. La femme du voleur surtout en fut pénétrée : « Ma belle dame, dit-elle à Repsima les larmes aux yeux, je ressens vos chagrins autant que vous-même, et vous pouvez compter que je suis disposée à vous rendre tous les services qui dépendront de moi. — Ma bonne dame, lui dit l’épouse de Temim, je vous remercie de vos bontés. Je vois bien que le ciel ne veut point m’abandonner, puisqu’il me fait rencontrer des personnes qui prennent part à mon infortune. Permettez que je demeure chez vous. Donnez-moi un petit réduit où je puisse passer mes jours à faire des vœux pour vous. »

CIII

La femme de l’Arabe la mena dans une petite chambre et lui dit : « Vous serez ici fort en repos : aucun fâcheux ne viendra vous interrompre dans vos prières. » Ce fut une grande consolation pour Repsima d’avoir trouvé cet asile. Elle en rendit sans cesse des grâces au ciel. Mais, hélas ! elle n’était pas à la fin de ses peines ; il lui devait arriver bien d’autres malheurs.

Le nègre qui servait sous la tente de l’Arabe et dont l’emploi était d’étriller les chevaux, de mener le bétail aux champs et de le ramener, jeta un jour un œil profane sur Repsima : « Qu’elle est belle, dit-il en lui-même, et que mon sort serait doux si je pouvais m’en faire aimer ! » Calid, c’est ainsi qu’il se nommait, quoiqu’il fût un des plus effroyables monstres de son espèce, ne laissa pas d’espérer qu’il pourrait devenir amant heureux. Cette espérance et la beauté de l’objet aimé, qu’il voyait souvent, augmentèrent son amour à un point tel qu’il résolut de le déclarer à la première occasion qui se présenterait. Elle s’offrit bientôt ; il la saisit un jour que l’Arabe et sa femme étaient hors de la tente. Il entra dans la chambre de Repsima : « Il y a longtemps, lui dit-il, que j’épie le moment de pouvoir vous dire en particulier que je meurs d’amour pour vous. Je suis prêt à perdre la vie si vous ne me secourez — Ah, misérable ! lui répondit-elle, as-tu pu t’imaginer que tu attirerais mon attention ? Quand tu serais le plus beau et le mieux fait de tous les hommes, tu ne pourrais recueillir aucun fruit de la folle ardeur, et tu te flattes de l’espérance de me plaire ? Sors d’ici, téméraire ; je ne laisse qu’avec horreur tomber mes regards sur toi. Si jamais, poursuivit-elle, il t’arrivé de me parler d’amour, j’en avertirai ton maître, qui punira ton insolence. »

Elle dit ces paroles d’un ton si ferme qu’il jugea bien qu’une conquête si belle n’était pas réservée pour lui. Comme il n’était pas moins méchant que Revendé, il crut devoir se venger d’une femme qui méprisait ses feux ; mais il s’y prit d’une manière bien étrange. L’Arabe avait un fils au berceau, et ce fils faisait les délices de son père et de sa mère. Une nuit Calid alla couper la tête à cet enfant, et portant le poignard dont il s’était servi pour faire une action aussi barbare dans la chambre de Repsima, qu’il ouvrit subtilement et sans bruit, il le mit tout sanglant sous le lit de cette dame qui dormait. De plus, il affecta de répandre des gouttes de sang depuis le berceau de l’enfant jusqu’au lit de cette innocente, sur laquelle il voulait faire retomber le soupçon de l’assassinat, et il ensanglanta même sa robe.

Le lendemain matin, sitôt que l’Arabe et sa femme aperçurent leur enfant dans l’état où le nègre l’avait mis, ils firent des cris effroyables, se déchirèrent le visage et mirent de la cendre sur leurs têtes. Calid accourut à leurs cris et en demanda la cause, comme s’il l’eût ignorée. Ils lui montrèrent le berceau baigné de sang et leur fils sans vie. À ce spectacle, il feint une fureur extrême, il met ses habits en pièces, il fait des hurlements, il s’agite, il s’écrie : « Ô malheur sans pareil ! Ô trahison détestable ! Que ne puis-je savoir de quelle main ce coup est parti ? Si je tenais en ce moment l’auteur d’un si horrible forfait, je le déchirerais. Mais, ajouta-t-il, on peut ce me semble, le découvrir. Il ne faut que suivre les traces sanglantes de ce meurtre. » À ces mots, son maître et lui suivirent les gouttes de sang qui les conduisirent à la chambre de Repsima. Le nègre tire de dessous le lit le poignard qu’il y avait mis, et fait remarquer à l’Arabe que les habits de cette dame sont ensanglantés. Puis il tient ce discours : « Ô mon maître, vous voyez de quelle manière cette malheureuse reconnaît les bontés que vous avez pour elle. »

CIV

L’Arabe demeura dans un extrême étonnement lorsqu’il vit qu’en effet il y avait lieu de soupçonner Repsima d’avoir commis une action si cruelle. « Ô misérable ! lui dit-il, est-ce ainsi que tu observes les lois de l’hospitalité ? Pourquoi as-tu répandu le sang de mon fils ? Que t’avait fait ce pauvre innocent, pour armer ta main contre ses jours à peine commencés ? Ô inhumaine ! les services que je t’ai rendus méritaient une autre récompense. » En disant cela, il fondait en pleurs et se désespérait. « Ô mon cher seigneur, lui dit Calid, devez-vous parler dans ces termes à cette misérable étrangère ? Vous contenterez-vous de lui faire des reproches ? Enfoncez plutôt dans son sein le poignard funeste dont elle s’est servie pour vous enlever votre fils unique. Si vous ne voulez vous venger vous-même, laissez-m’en donc le soin, je vais punir cette scélérate qui s’est baignée dans le sang d’un enfant. » En achevant ces paroles, il prit le poignard et se mit en devoir de le plonger dans le cœur de Repsima, qui était si surprise de ce qu’on osait l’accuser d’un forfait si noir, qu’elle gardait un profond silence.

Elle n’avait pas la force de parler pour se justifier, et le nègre allait la frapper, lorsque l’Arabe lui retint le bras. « Que faites-vous ? lui dit Calid. Devez-vous m’empêcher de châtier une impie qui ne reconnaît pas le droit du pain et du sel. Ah ! cessez de vous opposer à mon dessein. Souffrez que je purge la terre d’un monstre qui fera dans la suite encore d’autres crimes si on l’épargne dans cette occasion. » À ces mots, il leva le bras pour la seconde fois pour porter un coup mortel à Repsima, mais l’Arabe le retint encore, et iui défendit de la tuer. Le voleur se possédait dans son désespoir, et quoique les apparences fussent contre la femme de Temim, il avait de la peine à la croire coupable. Il voulut savoir ce qu’elle dirait pour se justifier. Il lui demanda pourquoi elle avait assassiné l’enfant. Elle répondit qu’elle n’avait aucune connaissance de cette affaire, et se mit à pleurer si amèrement que le voleur en eut pitié. Le nègre s’en aperçut, et malgré la défense que son maître lui avait faite de frapper la dame, il voulait la poignarder. L’empressement qu’il marquait à la tuer déplut à l’Arabe, qui lui commanda de se retirer. « Va, Calid, lui dit-il, tu pousses ton zèle trop loin : je ne veux point qu’on ôte la vie à cette femme, je la crois innocente malgré les apparences qui la condamnent. »

La femme du voleur, quelque vive douleur qu’elle ressentît de la mort de son fils, ne put aussi se persuader que Repsima fût coupable du crime qu’on lui imputait. « Il vaut mieux, dit-elle à son mari, renvoyer cette femme sans lui faire aucun mal que de la tuer sans être assuré qu’elle soit criminelle. » L’Arabe approuva ce sentiment, et dit à Repsima : « Que vous soyez innocente ou coupable, je ne puis plus vous donner ici une retraite. Toutes les fois que nous vous verrions, ma femme et moi, nous nous rappellerions le souvenir de notre fils, et vous ne feriez tous les jours que renouveler notre affliction. Éloignez-vous de cette tente, et allez chercher un asile où il vous plaira. Vous devez être satisfaite de ma modération. Au lieu de vous ôter la vie, je veux même vous donner de l’argent pour subsister. »

Repsima loua l’équité de l’Arabe, et lui dit que le ciel était trop juste pour ne pas lui faire connaître quelque jour l’auteur du crime. Ensuite elle le remercia des bontés qu’il avait eues pour elle. Mais lorsqu’il lui présenta une bourse où il y avait cent sequins, elle lui dit : « Gardez votre argent et m’abandonnez à la Providence ; elle aura soin de moi. — Non, non, reprit-il, je prétends que vous preniez ces sequins, ils ne vous seront pas inutiles. » Elle les accepta, et après avoir prié la femme du voleur de ne lui point vouloir de mal, elle s’éloigna de l’habitation de l’Arabe.

Elle marcha toute la journée sans se reposer, et à l’entrée de la nuit elle arriva aux portes d’une ville qui n’était pas loin de la mer. Elle frappa par hasard à la porte d’une petite maison où demeurait une bonne vieille qui vint ouvrir et qui lui demanda ce qu’elle souhaitait. « Ô ma mère ! lui répondit Repsima, je suis étrangère, j’arrive en ce moment dans cette ville, je n’y connais personne ; je vous conjure d’être assez charitable pour me recevoir chez vous. La vieille y consentit, et lui donna une petite chambre. Alors la femme de Temim tira de sa bourse un sequin, et le mettant dans la main de son hôtesse : « Tenez, ma bonne mère, lui dit-elle, allez chercher de la provision pour notre souper. » La vieille sortit, et revint peu de temps après avec des dattes, des confitures sèches et liquides, et elles commencèrent toutes deux à manger. Après le souper, Repsima conta son histoire à la vieille, qui en fut touchée : ensuite elles se couchèrent.

Le jour suivant la femme de Temim eut envie d’aller au bain ; la vieille l’y accompagna. Comme elles étaient toutes deux en chemin, elles virent un jeune homme qui avait les mains liées et une corde au cou ; le bourreau le conduisait au supplice, et une foule de peuple le suivait. Repsima demanda quel crime avait commis ce jeune homme ; on lui dit que c’était un débiteur, et que la coutume de cette ville était de pendre ceux qui ne payaient pas leurs dettes. « Et combien doit celui-là ? dit la femme de Temim. — Il doit soixante sequins, lui répondit un habitant ; si vous voulez payer pour lui, vous lui sauverez la vie. — Très volontiers, repartit-elle en tirant sa bourse ; à qui faut-il donner l’argent ? » Aussitôt on fit savoir au cadi, qui accompagnait le jeune homme à la mort, qu’une dame s’offrait à payer pour le débiteur. On fit venir le créancier ; Repsima lui compta soixante sequins, et le jeune homme fut mis en liberté sur-le-champ. Tout le peuple, charmé de la générosité de l’étrangère, s’empressa de savoir qui elle était, ce qui fut cause qu’au lieu de se rendre aux bains publics, elle prit congé de sa vieille hôtesse, et sortit de la ville pour se dérober à l’importune curiosité des habitants.

CV

Cependant le jeune homme qui venait d’échapper à la mort chercha sa libératrice pour la remercier. Et sur ce qu’on lui dit qu’elle était sortie de la ville, il s’informa de la route qu’elle avait prise et marcha sur ses pas. Il la joignit au bord d’une fontaine où elle s’était arrêtée pour se reposer ; il la salua fort respectueusement et s’offrit à être son esclave pour lui témoigner sa reconnaissance. « Non, lui dit-elle, je ne prétends pas que vous achetiez si cher le service que je vous ai rendu ; vous ne m’avez pas tant d’obligation que vous vous l’imaginez. Ce n’est point pour l’amour de vous que je vous ai sauvé de la mort, c’est uniquement pour l’amour du Très-Haut. »

Pendant qu’elle parlait de cette sorte, le jeune homme avait les yeux sur elle ; et frappé de son excellente beauté, il en devint amoureux. Il déclara sur-le-champ son amour, et persuadé qu’il ne pouvait trouver une plus belle occasion de se montrer vif et pressant, il se jeta aux pieds de Repsima, et la conjura dans les termes les plus passionnés, de répondre à l’ardeur qu’elle venait de lui inspirer ; mais la chaste épouse de Temim, au lieu de voir avec plaisir un amant à ses genoux, se mit en colère contre lui, et ne le traita pas plus favorablement que le nègre : « Ô malheureux ! lui dit-elle, tu sais bien que sans moi tu ne serais plus présentement au monde. La main la plus infâme t’aurait ôté la vie, et tu oses attenter à mon honneur : tu es même assez insolent pour m’entretenir de tes désirs. — Belle dame, lui répondit le jeune homme, je ne crois pas vous offenser quand je vous exprime tous les sentiments que la reconnaissance et votre vue ont fait naître en mon cœur. Est-ce vous faire un si grand outrage, que de vous dire que vous m’avez charmé ? — Tais-toi, misérable, interrompit Repsima, ne pense pas intéresser ma vertu à t’écouter ; c’est en vain que tu caches ton mauvais dessein sous des paroles soumises et respectueuses ; je sais bien les démêler au travers de tes discours flatteurs. Va, fuis, et ne m’oblige point à me repentir du service que je t’ai rendu. »

L’air dont elle prononça ces mots fit connaître au jeune homme qu’il n’avait rien à espérer. Il se leva sans rien dire davantage, et s’avança jusqu’au bord de la mer.

Il vit un vaisseau arrêté, dont l’équipage prenait terre : c’étaient des marchands de Basra qui allaient à Serendib ; il s’approcha d’eux et demanda le capitaine. « J’ai, lui dit-il, une fille esclave parfaitement belle que je voudrais vendre ; elle ne m’aime point : j’ai résolu de m’en défaire ; je l’ai laissée au bord d’une fontaine à deux pas d’ici : achetez-la, je vous en ferai très bon marché ; je vous la donnerai pour trois cents sequins. — Je vous prends au mot, lui répondit le capitaine, pourvu qu’elle soit jeune, et aussi belle que vous le dites. »

Là-dessus le jeune homme mena le capitaine vers la fontaine où Repsima, après avoir fait l’ablution, était en prière. Le capitaine ne l’eût pas plutôt envisagée qu’il compta trois cents sequins au jeune homme, qui reprit le chemin de la ville.

Le marchand qui venait d’acheter Repsima, s’approcha d’elle et lui dit : « Ô beauté ravissante, je suis enchanté de ce que je viens de faire. J’ai bien vu des esclaves, j’en ai acheté plus de mille en ma vie, mais je vous avoue que vous les surpassaz toutes. Vos yeux sont plus brillants que le soleil, et votre taille est incomparable. »

Si ce discours surprit fort Repsima, elle fut encore bien plus étonnée lorsque le capitaine lui tendit la main en disant : « Allons, ma princesse, je vais vous embarquer et vous mettre dans la chambre de poupe. Nous reprendrons le large dans un moment, nous ferons ensemble le voyage de Serendib, et à notre retour à Basra, vous serez maîtresse de mon bien et de ma maison ; car je ne prétends pas vous vendre. Si je vous ai achetée de ce jeune homme que vous n’aimez point, c’est pour vous rendre la plus heureuse personne du monde. J’aurai pour vous toute la tendresse et toute la complaisance imaginable. » À ces paroles, que Repsima écouta très impatiemment, elle interrompit le capitaine : « Que me dites-vous ? s’écria-t-elle. Je n’ai jamais été esclave, je suis libre, et personne n’est en droit de me vendre. » En parlant de cette manière, elle repoussa rudement la main du capitaine.

Il était naturellement brusque et violent, il fut choqué de la manière dont elle recevait les choses obligeantes qu’il croyait lui dire. Il changea tout à coup de langage, et le prenant sur un autre ton : « Comment donc, petite créature, lui dit-il, est-ce ainsi que tu dois parler à ton maître ? Je t’ai achetée de mon argent ; tu es mon esclave, je t’emmènerai de force ou de gré. » En achevant ces mots, il la prit entre ses bras, et, malgré sa résistance, il l’emporta comme un loup emporte une brebis qui s’est égarée du pasteur. Elle eut beau remplir l’air de cris, il l’embarqua, et bientôt le vaisseau remit à la voile.

Le capitaine laissa quelques jours en repos Repsima ; mais ne voyant pas qu’elle le regardât plus favorablement, quelques marques de tendresse qu’il pût lui donner, il perdit patience et voulut un jour qu’elle eut de la complaisance pour son amour. Elle ne se trouva nullement disposée à céder aux efforts de son tentateur, qui de son côté ne ménageant rien, allait obtenir par la force la satisfaction qu’on lui refusait, lorsqu’un orage épouvantable vint effrayer l’équipage. Il s’élève tout à coup un vent si furieux qu’en un instant le vaisseau est démâté, les cordages rompus et les voiles emportées. Les matelots ne savent plus que faire, et le pilote, abandonnant le vaisseau à la merci du vent et des flots, s’écria sur le tillac : « Ô passagers, si quelqu’un de vous a commis des crimes et violé les lois du prophète, qu’il en demande pardon au ciel ; il n’y a point de temps à perdre, nous allons tous périr. » Effectivement la tempête augmenta, et le bâtiment, après avoir quelques moment lutté contre les vagues, fut enfin submergé.

CVI

Toutes les personnes du vaisseau périrent, à la réserve de Repsima et du capitaine. Ils se sauvèrent tous deux sur une planche, et allèrent prendre terre chacun à un endroit différent. La femme de Temim fut portée par les flots sur le rivage d’une île fort peuplée, et qui était gouvernée par une femme. Il y avait alors par hasard un grand nombre d’habitants sur le bord de la mer. D’abord qu’ils aperçurent Repsima sur les eaux, et qu’ils la virent aborder heureusement à leur île, ils regardèrent cela comme un miracle. Ils l’environnent tous et lui font mille questions. Pour mieux satisfaire leur curiosité, elle leur conte ses aventures, et les conjure de lui accorder un asile pour vivre tranquillement. Les habitants, charmés de sa beauté, de son esprit et de sa vertu, lui donnèrent une retraite, où elle passa quelques années en prières.

Les habitants de l’île ne pouvaient assez admirer la vie austère qu’elle menait. Ils ne s’entretenaient que de l’étrangère et de la pureté de ses mœurs : elle devint même bientôt leur oracle. Quand quelques-uns d’entre eux voulaient faire un long voyage ou formaient quelque autre entreprise, avant que de l’exécuter, ils ne manquaient pas de l’aller consulter, et elle leur en prédisait le succès. Enfin elle s’acquit l’estime de tout le monde, ou plutôt on la regardait comme une divinité. La reine de l’île conçut tant d’amitié pour elle, que ne croyant pouvoir mieux faire que de la donner pour souveraine à ses peuples, elle la déclara son héritière, ce qui fut approuvé de tous les habitants. La reine était d’un âge fort avancé ; elle mourut bientôt. Repsima fit quelque difficulté de prendre sa place ; mais les peuples l’y obligèrent, et ils n’eurent pas sujet de s’en repentir, car elle les rendit si heureux qu’ils bénirent dans la suite le naufrage qui l’avait jetée sur leurs bords.

Dès qu’elle fut sur le trône, elle s’appliqua tout entière au gouvernement de l’État. Elle choisit des vizirs aussi intègres qu’éclairés, et elle eut un soin tout particulier de faire rendre justice à tout le monde. Elle employait à la prière tous les moments que lui pouvaient laisser les devoirs de son rang. Elle jeûnait, et plus elle se voyait honorée des hommes, plus elle s’humiliait devant le Tout-Puissant. Lorsqu’un malade avait recours à elle et la suppliait de demander au ciel sa guérison, elle le doublait ses prières pour cet effet, et le Seigneur les exauçait. Les habitants de son royaume ne purent tenir contre les miracles dont ils étaient témoins. Ils renoncèrent au culte du Soleil, qu’ils adoraient auparavant, et embrassèrent tous le mahométisme. Elle établit des lois saintes, et fit bâtir des mosquées sur les ruines de l’idolâtrie.

Elle fit faire aussi des hôpitaux pour les pauvres, et des caravansérails pour les étrangers qui viendraient dans cette île. Elle employa de grandes sommes à pourvoir ces lieux de toutes les choses nécessaires, et cet établissement devint si considérable qu’en peu de temps on vit arriver dans l’île des malades de toutes les nations du monde, qui sur la réputation de la reine, vinrent chercher du soulagement à leurs maux.

Un jour on vint dire à Repsima qu’il y avait six étrangers dans un caravansérail qui demandaient à lui parler, que l’un d’entre eux était aveugle, un autre paralytique de la moitié du corps, et un autre hydropique. Elle donna ordre qu’on les lui amenât sur-le-champ. En même temps elle s’assit sur un trône magnifique. Elle avait d’un côté auprès d’elle cinquante ou soixante esclaves richement vêtues, et de l’autre tous les grands de sa cour.

CVII

Lorsque les étrangers arrivèrent au palais, deux seigneurs les menèrent devant la reine, qui avait le visage couvert d’un voile épais, aussi bien que toutes ses esclaves. Les étrangers se prosternèrent et demeurèrent la face contre terre, jusqu’à ce que Repsima leur ordonnât de se lever. Ensuite elle leur demanda ce qu’ils désiraient d’elle, et d’où ils étaient. Il y en eut un qui prit la parole pour les autres, et répondit : « Ô grande reine, Dieu fasse triompher vos armées ; que la terre vous obéisse, et que le ciel vous favorise. Nous sommes de malheureux pécheurs, et nous venons ici pour obtenir, par le moyen de Votre Majesté, que le Tout-Puissant nous pardonne nos péchés. — Parlez plus clairement, répondit la reine, après les avoir considérés. Je ne puis rien pour vous, à moins que vous ne contiez vos aventures publiquement, et sans en supprimer aucune circonstance. — Princesse, reprit là-dessus un des étrangers, il faut vous obéir. Je suis un marchand de Basra ; j’avais épousé une fille qui n’avait pas alors sa pareille dans le monde ; elle était parfaitement belle, douce, complaisante et vertueuse. Étant un jour obligé de faire un voyage, je la laissai dans ma maison, maîtresse de ses actions. Je priai seulement mon frère, qui est cet aveugle que vous voyez, d’avoir soin de mes affaires domestiques. À mon retour, il me dit qu’il avait trouvé ma femme en faute, qu’elle s’était déshonorée, et qu’enfin on l’avait enterrée toute vive : que cette aventure l’avait tellement chagriné à cause de moi et qu’il en avait tant pleuré qu’il en avait perdu la vue. Voilà, grande reine, ajouta-t-il, voilà mon histoire. Je vous supplie donc très humblement de rendre la vue à mon frère. C’est pour vous faire cette prière que je suis venu et que je l’ai amené ici. »

Temim, car c’était lui qui parlait à Repsima sans la connaître, acheva de parler en cet endroit. Il attendait la réponse de la reine, qui fut si surprise de voir là son mari, qu’elle ne put lui répondre sur-le-champ ; mais s’étant remise de son trouble, elle lui dit : « Est-il vrai que cette femme qui a été enterrée toute vive t’ait trahi ? Qu’en penses-tu ? — Je ne puis le croire, repartit Temim, quand je rappelle toute sa vertu dans ma mémoire. Mais, hélas ! j’ai une confiance aveugle en mon frère, et cela me fait douter de son innocence. »

Quand le marchand de Basra eut parlé de cette manière, la reine lui dit : « C’est assez, je sais mieux que vous si votre femme a été justement condamnée. Je vous l’apprendrai demain, et nous verrons si votre frère peut recouvrer la vue. » Un homme de la compagnie de Temim prit alors la parole dans ces termes : « J’ai un esclave nègre que j’ai acheté et élevé depuis son enfance ; il y a quelques années qu’il est paralytique de la moitié du corps, aucun médecin ne l’a pu guérir, je l’amène ici pour le recommander aux prières de Votre Majesté. »

Après que la reine eut entendu ce discours, et connu que l’homme qui le lui avait adressé était le voleur arabe chez qui elle avait demeuré, et que le paralytique était le même esclave noir qui avait tenté sa vertu, elle dit : « Cela suffit, je suis bien instruite de votre affaire, elle pourra bien être décidée demain. Et vous, poursuivit-elle, en se tournant vers un autre, pourquoi êtes-vous hydropique ? — Ô reine ! répondit-il, je ne sais à quoi attribuer ma maladie, si ce n’est à la violence que je voulus faire à une belle esclave que j’achetai il y a quelques années d’un jeune homme qui me la vendit sur le bord de la mer. »

La reine à ces mots, envisagea l’hydropique, et le reconnut pour le capitaine à qui elle avait en effet été vendue. Elle ne fit pas semblant de le connaître non plus que les autres, et elle le laissa poursuivre ainsi son discours. « Je regarde donc, ajouta-t-il, mon mal comme une punition du ciel. — Et moi, s’écria un des étrangers, j’envisage aussi les fureurs dont je suis de temps en temps possédé, comme un châtiment que je mérite bien, pour vous avoir vendu cette même esclave que vous embarquâtes avec vous malgré elle. Je suis encore plus coupable que vous, car c’était une personne libre, à qui je devais la vie, et par reconnaissance je vous la livrai et la mis dans l’esclavage. »

Ces paroles firent aussi connaître à Repsima que l’homme qui venait de parler était celui qu’elle avait délivré de la mort pour soixante sequins. Alors elle dit aux six étrangers : « Je veux bien faire des prières pour vous procurer quelque soulagement. Retournez à votre caravansérail, et revenez ici demain à la même heure. L’aveugle et le paralytique peuvent être guéris, pourvu qu’ils fassent un aveu sincère des crimes qu’ils ont commis. Je sais leurs aventures ; mais j’exige d’eux qu’ils soient sincères et qu’ils ne mettent dans leur récit aucune fausse circonstance, car ils s’en repentiraient. Au lieu de m’intéresser pour eux, je les punirais très rigoureusement.

« Pour les autres, poursuivit-elle, je leur promets dès ce moment de faire des vœux pour eux, car ils ont déjà dit la vérité. »

Les six étrangers reprirent le chemin de leur caravansérail. Il y en avait déjà quatre fort satisfaits. Le frère de Temim et l’esclave nègre étaient seuls dans la tristesse. Ils auraient mieux aimé demeurer toute leur vie dans l’état où ils se trouvaient, que d’être obligés de faire un aveu public de leur trahison et de leur fureur. Ils tâchaient de dérober leur chagrin aux yeux de ceux qu’ils avaient offensés ; ils passèrent la nuit sans goùter le moindre repos.

Cependant, le lendemain matin, il leur fallut suivre les autres. Ils se rendirent tous au palais, et parurent devant la reine, qui était sur son trône, comme le jour précédent. « Eh bien ! leur dit-elle sitôt qu’elle les aperçut, l’aveugle et le paralytique sont-ils dans la résolution de ne rien déguiser ? Malheur à celui qui ne dira pas la vérité. » Alors le nègre s’avança tout honteux et plein de frayeur : comme il vit bien qu’il ne trouverait pas son compte à mentir, il résolut, au hasard de tout ce qui pouvait en arriver, de faire un récit sincère de ce qui s’était passé chez son maître au sujet de Repsima. Il avoua qu’il avait conçu une passion violente pour cette dame, et qu’enfin, s’en voyant méprisé, pour la perdre, il s’était déterminé à tuer le fils unique de l’Arabe.

CVIII

Lorsque le nègre eut tout avoué : « Voilà, dit-il, quel est mon crime, et le ciel m’est témoin que je m’en repens. — Ah, traître ! s’écria le voleur arabe, transporté de colère, c’est donc toi qui m’as ravi mon fils unique ? Ô reine, ajouta-t-il en s’adressant à Repsima, permettez que je lui tranche la tête en ce moment. Un scélérat qui a été capable de commettre le forfait qu’il vient d’avouer, n’est pas digne de vivre ! — Non, lui répondit la reine, je ne veux pas que vous lui ôtiez la vie. — Je vous entends, princesse, répliqua l’Arabe ; vous vous opposez à ma fureur fort justement. Il vaut mieux que ce misérable demeure paralytique. La mort finirait trop tôt ses peines. — Vous vous trompez, repartit Repsima, ce n’est point pour prolonger ses maux que je souhaite qu’il vive. Puisqu’il se repent de son crime, il faut prier le Très-Haut de le lui pardonner. » Alors elle se prosterna au pied de son trône, et l’on vit aussitôt le corps du nègre reprendre son mouvement.

Tous les spectateurs furent surpris d’une chose si merveilleuse, et donnèrent mille louanges à Dieu et à la reine. Elle pria aussi pour l’hydropique et pour le furieux, et ces deux hommes furent parfaitement guéris. Alors Temim ne doutant point que son frère ne recouvrât la vue, lui dit : « Ô Revendé ! c’est à toi de parler, la reine n’attend que cela pour faire un nouveau miracle en ta faveur. — Oui, mais, dit Repsima, qu’il compte son histoire, et qu’il prenne garde de dire quelque chose qui ne soit pas véritable, car je sais toutes ses aventures, et s’il y mêle le moindre mensonge, le châtiment est tout prêt. » Revendé, jugeant par ces paroles que s’il s’obstinait à se taire, ou qu’il osât mentir, il serait puni sur-le-champ, et n’éviterait pas la confusion qui l’empêchait de parler, prit enfin le parti d’avouer tout. Comme il se repentait effectivement d’avoir trahi son frère, et qu’il croyait sa belle-sœur morte, il fit un récit fort touchant de ses perfidies, sans y chercher d’excuses.

Lorsqu’il eut achevé de parler, la reine dit : « Il a été fort sincère, et il n’a rien avancé qui ne soit conforme à la vérité. » Temim, à ces mots, qui lui faisaient connaître toute la malignité de son frère et l’innocence de Repsima, fit un grand cri et tomba évanoui. Quelques officiers de la reine accoururent à son secours, et lorsque par leurs soins il eut repris l’usage de ses sens, il alla se prosterner devant le trône, et dit : « Ô ma princesse ! souffrez que je ramène ce perfide frère à Basra. Je ne demande plus sa guérison, je ne respire plus que sa mort. Je veux le conduire au lieu même où ma femme a été enterrée toute vive, et l’assommer là. Vous voyez que son crime est trop noir que je puisse le lui pardonner. »

La reine demeura quelque temps sans répondre, parce qu’elle pleurait sous son voile, tant elle était touchée de l’état où elle voyait son époux. Après qu’elle eut essuyé ses pleurs, elle adressa ce discours à Temim : « Ô marchand de Basra ! je vous conjure de modérer votre colère pour l’amour de moi. Votre frère, à la vérité, a commis un grand forfait ; mais puisqu’il le confesse publiquement, et qu’il se le reproche à lui-même, souvenez-vous que vous êtes tous deux formés du même sang, et remettez-lui le châtiment dont vous vouliez le punir. »

À ces paroles, Temim répondit : « C’est à Votre Majesté d’ordonner. Vous souhaitez que j’oublie sa faute, je consens à l’oublier, pourvu qu’il en fasse une sincère pénitence, et qu’il n’accuse plus personne faussement. » À peine le marchand de Basra eut-il dit à la reine qu’il pardonnait à Revendé, que cette princesse se mit la face contre terre, à prier le ciel de rendre la vue à l’aveugle. Sa prière fut exaucée, à l’instant même Revendé reprit la faculté de voir.

À ce spectacle, les applaudissements se renouvelèrent. Toute l’assemblée recommença de louer Dieu et la reine, qui renvoya les étrangers au caravansérail, en leur disant : « Revenez encore ici demain, vous pourrez voir des choses qui vous surprendront peut-être plus que celles dont vous êtes étonnés aujourd’hui. » Le jour suivant, ils ne manquèrent pas de revenir au palais. La reine appela Temim et l’obligea de s’asseoir sur un fauteuil d’or, qu’elle avait fait mettre auprès du trône pour cet effet. Ensuite elle lui dit : « Ô marchand de Basra, tu as bien essuyé des peines et des chagrins. J’entre dans tes malheurs, et pour te les faire oublier, j’ai résolu de te donner en mariage la plus belle de mes filles esclaves, et tu demeureras dans ma cour, si tu veux. »

Au lieu d’accepter la proposition de la reine, Temim se prit à pleurer, et dit à la reine : « Votre Majesté me comble de grâces, et je suis pénétré de toutes ses bontés ; mais je la conjure de ne me pas savoir mauvais gré si je refuse l’offre qu’elle me fait de la main d’une de ses esclaves ; tant que je vivrai, une autre femme que Repsima ne sera dans ma pensée. Ma chère Repsima est toujours présente à mon esprit. Je ne puis me consoler de l’avoir perdue, et je suis dans la résolution d’aller passer le reste de mes jours à la pleurer sur l’endroit où elle a été si injustement enterrée toute vive. »

CIX

Repsima fut ravie de retrouver son époux si fidèle, et, charmée du refus qu’il faisait d’une jeune esclave, elle lui dit : « Si je priais le Tout-Puissant de ressusciter cette femme dont la perte t’afflige tant, serais-tu bien aise de la revoir, et si tu la revoyais, la reconnaîtrais-tu ? « En disant ces paroles, elle leva son voile, et Temim reconnut Repsima.

La joie qu’il eut de rencontrer sa femme ne put être égalée que par l’étonnement où furent le voleur arabe et son esclave, le capitaine hydropique et le jeune homme furieux, d’apercevoir dans la reine les traits de la personne qu’ils avaient offensée. Cette princesse embrassa Temim, et conta ses aventures en présence de tous les seigneurs de sa cour, qui les admirèrent. Puis elle fit donner au voleur arabe dix mille ducats d’or avec une riche veste de brocard et une robe magnifique pour sa femme ; mille ducats au capitaine et autant au jeune homme qui l’avait vendue. Après cela, elle se leva de dessus son trône, prit Temim par la main et le mena dans son cabinet, où ils se mirent tous deux en prière pour remercier le ciel de les avoir rassemblés. Ensuite Repsima dit à son époux : « Puisque les lois du royaume ne me permettent pas de me dépouiller de l’autorité souveraine pour vous en revêtir, du moins vous demeurerez dans mon palais, et vous y partagerez avec moi la douceur d’une vie agréable, et nous ferons à notre frère un sort dont il aura sujet d’être content. » En effet, Revendé devint bientôt premier ministre et s’acquitta si bien de cet emploi qu’il gagna l’estime et l’amitié de tous les habitant de l’île.