Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie II/Chapitre 56

CHAPITRE LVI

Les brahmanes


Dans la province de Lar[1] vivent les Abramains[2].

Ce sont les plus honnêtes commerçants du monde et les plus véridiques, jamais ils ne mentent. Ils ne mangent pas de viande, ne boivent pas de vin et mènent une vie très droite. Leur loi leur interdit de causer le moindre tort à qui que ce soit. Pour se reconnaître, ils portent un fil de coton sur la poitrine et sur les épaules. Ils sont idolâtres et très attentifs aux augures et aux sorts. Ils ont dans la semaine un jour fatidique. Ce jour-là, en s’habillant au matin, ils regardent leur ombre dans le soleil ; si elle est aussi grande qu’eux-mêmes, ils vont à leurs affaires, mais, si elle est plus courte, ils s’abstiennent de tout marché. Quand ils sont sur le point de conclure une affaire chez eux, il arrive qu’une araignée marche sur le mur, car ces animaux sont très nombreux dans le pays. Si l’araignée vient du bon côté, ils concluent l’affaire aussitôt ; mais si elle vient du mauvais côté, rien ne les déciderait à traiter. Entendent-ils dehors quelqu’un éternuer, s’ils jugent le présage bon, ils poursuivent leur chemin ; mais s’ils le jugent mauvais, ils s’assoient par terre en quelqu’endroit qu’ils se trouvent. Quand ils rencontrent une hirondelle, si elle vole du bon côté, ils continuent ; si non, ils s’en retournent. Ainsi leur crédulité est sans égale. Ils ne consentent pas non plus à se laisser soigner.

Il existe une autre secte d’hommes appelés Caygui[3] qui descendent de ces Abramains. Ils pratiquent la même religion et adorent les mêmes dieux. Ils vivent jusqu’à cent cinquante ou deux cents ans. Ils mangent très peu, mais des viandes choisies et surtout du riz et du lait. Ils boivent en outre une boisson singulière faite de soufre et de vif argent qui, disent-ils, prolonge leur vie. Ils en boivent deux fois par mois depuis leur enfance.

Quelques membres de cette secte mènent une vie très austère. Ils ont sur le front un petit bœuf d’airain, de laiton ou d’or. Ils prennent des ossements de bœuf, les font calciner et en tirent une poudre dont ils s’enduisent tout le corps. Ils ne se servent ni de plats ni d’écuelles. Ils placent leurs aliments sur de larges feuilles d’arbre ; ils les choisissent sèches, car ils disent que les feuilles vertes ont une âme et que ce serait pécher. Or ils mourraient plutôt que de commettre une action qui soit un péché selon leur loi.

Ils ne tuent aucun animal, ni puce, ni mouche, ni rien de vivant. « Ce serait pécher, disent-ils, car tous les êtres vivants ont une âme. » Ils attendent même que les végétaux aient séché pour s’en nourrir. Ils dorment nus sur la terre nue. C’est un prodige qu’ils ne meurent pas. Ils jeûnent tous les jours de l’année et ne boivent que de l’eau.

  1. Le royaume du Balhara dans l’Inde.
  2. Les brahmanes.
  3. Sans doute des Yoguis.