Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie II/Chapitre 46

CHAPITRE XLVI

Sypangu ou le Japon que le grand Khan tenta vainement de conquérir


Les navires dont on se sert dans les mers de l’Inde sont faits de sapin. Ils sont divisés en cinquante ou soixante compartiments. Ils sont cloués avec de solides clous de fer. Ils ont deux cents hommes d’équipage et sont assez grands pour contenir cinq ou six charges de poivre. Quand le vent manque, ils manœuvrent à la rame. Ce sont de grandes rames que manient quatre hommes. Chaque navire est accompagné de deux barques, montées de cinquante matelots, qui le remorquent au besoin. Il a, en outre, pour son service, une dizaine de bateaux.

Sypangu[1] est une île du Levant, située dans la haute mer, à cinq cents milles des côtes. Elle est très grande. Les habitants sont de race blanche et policés. Ils adorent les idoles et sont indépendants. Leur sol est riche en or, ils en possèdent de grandes quantités, car leur éloignement du continent fait que peu de marchands les visitent.

Le roi a un grand palais tout recouvert d’or, comme nos églises sont couvertes de plomb. Le plancher est garni de lames d’or épaisses de deux doigts et aussi les fenêtres. Ce palais dépasse toute estimation. On trouve aussi dans l’île des pierres précieuses.

Koubilaï Khan, ayant entendu parler des immenses richesses de Sypangu, résolut d’en faire la conquête. Il confia cette mission à deux généraux, Abacan et Jousaichin[2]. Il leur donna une flotte puissante et une armée nombreuse. C’étaient deux chefs prudents et courageux. Ils s’embarquèrent à Cayton et dans le Quinsay. Après une longue navigation, ils atteignirent l’île et s’emparèrent de la plaine et des villages, mais sans pouvoir emporter ni une ville ni une citadelle. Alors leur advint un grand malheur.

Un vent violent du Nord souffla et causa d’immenses dégâts dans l’île, ou il n’y a que peu de ports. La force de la tempête fut telle que les navires ne pouvaient résister. Alors les Tartares craignirent de voir leur flotte détruite. Ils se rembarquèrent et mirent à la voile. Après avoir navigué quelque temps, ils rencontrèrent une petite île. La tempête les jeta contre la côte et une grande partie de l’armée périt. Trente mille hommes environ échappèrent au désastre. Ils se jugeaient perdus, car ils n’avaient point de vivres et l’île était déserte. Ils voyaient avec anxiété quelques uns de leurs navires, qui s’étaient sauvés, se diriger à force de voiles vers la terre ferme sans même essayer de revenir. C’est que les deux généraux qui commandaient l’armée se haïssaient et se jalousaient : aussi celui qui s’était sauvé ne tenta pas de retourner auprès de son compagnon resté dans l’île. Pourtant il lui aurait été facile de revenir quand la tempête fut calmée, et elle dura peu. Mais il ne le fit pas et regagna directement son pays.

Le roi de la grande île apprit que trente mille hommes échappés à la tempête s’étaient réfugiés dans la petite île et que le reste de la flotte était en fuite. Tout joyeux, il rassembla tous ses navires et se dirigea vers l’îlot. Les Tartares s’aperçurent que leurs ennemis débarquaient et, en hommes de peu d’expérience, ne laissaient personne pour garder leur flotte. Faisant mine de s’enfuir, ils coururent aux navires ennemis, s’en emparèrent sans coup férir et y montèrent. Alors, mettant à la voile, ils cinglèrent vers la grande île, y descendirent et, portant les drapeaux et les insignes du roi, se présentèrent devant la capitale. Sans défiance et trompés par la vue des étendards, les habitants les laissèrent entrer. Aussitôt les Tartares s’emparèrent de la ville et en chassèrent les habitants.

Cependant le roi et les siens, étant montés sur quelques navires, regagnèrent leur île et vinrent assiéger leurs ennemis dans la capitale. Les Tartares résistèrent sept mois, ils combattaient jour et nuit aussi vaillamment que si le grand Khan eût été au courant de leurs exploits, mais leurs efforts étaient inutiles, car ils ne pouvaient informer leur maître. Enfin ils se rendirent et eurent la vie sauve contre promesse de ne jamais quitter l’île. Cet événement arriva en l’an 1279 du Christ. Le grand Khan fit trancher la tête au général qui avait pris la fuite. Il s’arrangea aussi pour faire mourir celui qui était resté dans l’île, car il lui reprochait de ne s’être pas conduit en chef vaillant et habile.

Je veux vous conter un prodige que j’avais oublié. Au début de l’expédition, quand l’armée tartare, débarquée dans la grande île, conquérait la plaine comme je l’ai dit, elle emporta de vive force une tour et décapita la garnison, mais il se trouva huit hommes à qui l’on ne put trancher la tête. Ils s’étaient introduit dans le bras, entre la chair et la peau, des pierres qui se trouvaient dissimulées. Ces pierres étaient enchantées et celui qui les portait ne pouvait être tué par le fer. Les Tartares, informés du sortilège, firent mourir leurs prisonniers à coups de bâton. Ils retirèrent ensuite des cadavres les pierres qu’ils tenaient pour très précieuses.

  1. Le Japon.
  2. A-tha-thaï et Fan Wen-hou.