Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie I/Chapitre 1

PREMIÈRE PARTIE
LA VIE ET LE LIVRE DE MARCO POLO


CHAPITRE PREMIER

L’Europe et les Mongols


Au xiiie siècle, l’Orient est la seconde patrie des Vénitiens. Pour défendre les intérêts de leur commerce avec le Levant, ils ont détourné sur Constantinople l’effort de la 4e croisade ; ils ont fondé un empire latin dont ils sont les premiers, ou, pour mieux dire, les seuls à bénéficier. Si puissant est sur eux l’attrait de l’Orient qu’ils ont, un moment, pensé, eux, si fiers de leur isolement quasi insulaire, à abandonner leurs lagunes de l’Adriatique pour transporter à Constantinople le siège de leur République. En tout cas, les meilleurs, les plus avisés de leurs commerçants s’y sont installés en quête de transactions fructueuses. Parmi eux, figurent le père et l’oncle de Marco, Messires Nicolo et Matteo Polo. Parler d’eux, c’est déjà parler de Marco : ce fut leur hardiesse qui fraya la route où celui-ci devait s’engager. Aussi n’a-t-il pas manqué, en contant ses propres aventures, d’y mettre comme préface le récit des leurs.

Plus le commerçant est entreprenant, plus hardiment il s’avance, à travers les régions peu fréquentées, vers la marchandise précieuse, et plus large est pour lui le profit, compensateur du risque. Andrea, le frère aîné de Nicolo et de Matteo, avait fondé un comptoir sur les bords de la Mer Noire, à Soudak, ville de Crimée. Sans doute, il se trouvait bien de son initiative, car Nicolo et Matteo, qu’agitait le désir de « gagner », résolurent d’aller de ce côté pour tenter leur chance. La grande difficulté pour les commerçants d’alors était de garder dans la main leurs capitaux en vue des occasions avantageuses. Les deux frères recoururent au procédé habituel. Ils vendirent leurs biens, achetèrent des joyaux pour lesquels ils n’étaient pas embarrassés de trouver preneur, et ils partirent.

Arrivés à Soudak, ils se trouvent à l’extrême frontière des pays gréco-latins. Par delà, s’étend la mystérieuse et profonde Asie, l’Asie pleine de terreurs et de richesses. Depuis des siècles, elle exerce sur les Grecs, puis sur les Romains, et maintenant sur leurs héritiers de France et d’Italie, sa fascination. Les frères Polo savent que la fortune de l’Occident est faite de quelques bribes échappées à ses immenses trésors. L’Asie Mineure n’est qu’un lieu de transit ; ce sont les produits venus d’ailleurs qui fournissent le plus clair des échanges commerciaux. La soie, les épices, les perles, les diamants, tout part de contrées très lointaines.

Quelles contrées ? Les frères Polo ne le savent pas avec précision. Les voyageurs d’alors, quand ils n’étaient pas des pèlerins, n’étaient que des marchands. Les Arabes, navigateurs ou caravaniers, tendaient à travers les flots de l’Océan ou les sables du désert le seul lien qui unît l’Europe à l’Extrême-Orient. L’appât du gain, qui les lançait vers les régions nouvelles, les portait aussi à garder le secret de ce qu’ils y avaient vu et des routes qu’ils avaient suivies pour y atteindre. L’ignorance où ils maintenaient les autres peuples restait le plus sûr moyen de s’assurer le monopole des marchés qu’avait découverts leur audace. Ils en défendaient l’accès par des légendes terrifiantes. Jadis, Alexandre, poussé par la double ambition de la conquête et de la science, n’a pu, malgré tout son prestige, décider ses soldats à s’enfoncer avec lui dans ces lieux redoutables. Il n’a fait qu’aborder les Indes. Elles gardent après lui tout leur secret. Plus mystérieux encore est le pays des Sères, la Chine d’où vient la soie. D’ailleurs, depuis la prédication de l’Islam, le fanatisme religieux s’est ajouté à la jalousie mercantile pour renforcer la barrière entre l’Europe et l’Extrême-Orient. Les marchands arabes, qui déjà redoutaient le concurrent, repoussent maintenant l’infidèle. Comment, malgré cette double hostilité, un chrétien pourrait-il pénétrer dans ces immenses contrées peuplées d’idolâtres qui forment derrière l’Asie mahométane une masse énorme et confuse ?

Pourtant, la tentation pour les Polo est bien forte. Ils savent combien les marchandises prennent de valeur à être transportées d’un point très éloigné. S’ils pouvaient acheter aux pays d’origine les épices, la soie, les perles, les rubis, quels profits fantastiques ! Ils ont devant eux la terre magique des Mille et Une Nuits. Que ne vont-ils pas faire pour y entrer, pour s’en approprier les trésors ? Ce ne sont pas des risque-tout, mais le courage ne leur manque point. Ils appartiennent à cette forte et patiente race vénitienne qui, après avoir tout combiné, se jette résolument dans l’aventure : commerçants qui, pour s’enrichir, n’hésitent pas à braver la mort.

La route des Indes par l’Asie-Mineure est fermée : pourquoi n’en pas tenter une autre ? Après tout, les chances de succès sont appréciables. L’invasion mongole en est une. Prendre contact avec les Mongols est sans doute le but immédiat que les Polo ont visé en allant à Soudak. Ils sont attentifs aux événements politiques dont dépendent étroitement les intérêts commerciaux. Cette année-là, — le 5 avril 1250, — le roi de France Louis IX, à la tête des Croisés, a été battu et fait prisonnier à la Mansourah. L’effort des Latins pour s’installer en Orient n’a pas réussi. Leur éphémère empire de Constantinople menace ruine. Le commerce vénitien a profité du succès des expéditions religieuses : il risque de pâtir de leur échec. Le monde musulman se resserre dans une attitude de défense et de contre-attaque. Il a, pour champion, substitué au marchand arabe le guerrier turc. Plus que jamais, il voit dans tous les chrétiens des ennemis. La guerre sainte répond à la croisade.

Dans ce duel de la chrétienté et de l’Islam, l’intervention du Mongol paraît providentielle. Les successeurs de Gengis-Khan prétendent dominer l’Asie entière : pourquoi, dans ce dessein ne s’allieraient-ils pas aux chefs occidentaux contre les princes musulmans ? Dès 1245, Innocent IV envoie Duplan Karpin vers Djengis-Khan et M. Pelliot a récemment découvert dans les archives du Vatican l’origine du traité conclu à cette occasion avec le conquérant. À Rome, on étudie un projet qui unirait dans une action concertée contre les Mamelucks d’Égypte les monarques d’Europe et les souverains mongols de Perse. En 1248, Saint Louis, à Chypre, reçoit une ambassade qui a trait à ce dessein.

On ne s’en tient pas à l’alliance politique. Aucune haine religieuse ne sépare les princes mongols des chrétiens. Ils sont sans fanatisme. La papauté les considère du même œil que jadis, au temps des invasions, elle considéra les rois germains. Pourquoi ne les convertirait-elle pas ? Elle leur envoie des missionnaires qui transportent avec eux des ornements d’église, des autels, des reliques « pour voir, dit Joinville, s’ils pourraient attirer ces peuples à notre croyance ». Jadis les chrétiens nestoriens ont déposé dans l’Asie centrale des germes de foi. La semence n’a pas disparu. Quand le moine Rubruk, envoyé par Saint Louis, arrive en 1350 à Khara-Kharoum, capitale des Mongols, il aperçoit, non loin du palais du souverain, un édifice surmonté d’une petite croix. « Alors, dit-il, je fus au comble de la joie et, supposant qu’il y avait là quelque communauté chrétienne, j’entrai avec confiance et je trouvai un autel magnifiquement orné. On voyait, sur des étoffes brodées d’or, les images du Sauveur, de la Sainte Vierge, de Saint Jean-Baptiste et de deux anges dont le corps et les vêtements étaient enrichis de pierres précieuses. Il y avait une grande croix en argent, ayant des perles au centre et aux angles ; une lampe à huit jets de lumière brûlait devant l’autel. Dans le sanctuaire était assis un moine arménien maigre, basané, revêtu d’une tunique grossière qui lui allait à mi-jambes. Par dessus, il portait un manteau noir fourré de soie. » Rubruk raconte qu’il trouva dans ces contrées un grand nombre de chrétiens qui pratiquaient leur culte en toute liberté.

Les imaginations s’exaltent. Les faits se déforment et s’amplifient. On en vient à croire qu’il existe quelque part, en Asie, un puissant monarque chrétien. La légende du prêtre Jean naît et se répand dans tout l’Occident.

S’il y a dans ces vues une grande part de chimères, une réalité demeure, qui sert admirablement les intérêts commerciaux : étendue aux tribus nomades de l’Asie centrale, la domination mongole leur imposait une discipline qu’elles n’avaient jamais connue ; elle réfrénait par la crainte d’un rude châtiment leurs instincts pillards. Pour la première fois, les caravanes marchandes pouvaient espérer quelque sécurité. Tous les explorateurs s’accordent à dénoncer comme le plus redoutable des obstacles qu’ils rencontrent les querelles entre petits chefs. Elles empêchent les voyageurs d’avancer et, lorsqu’ils se décident à poursuivre malgré tout leur route, les exposent aux pires avanies. L’autorité suprême du souverain mongol, du grand Khan, du grand seigneur, supprimait les effets de ces

1 — Le Calife de Bagdad enfermé dans son trésor.


querelles. Celui qu’il protégeait était partout respecté. C’était la paix mongole, comme jadis la paix romaine.

Naturellement, cette paix n’était que relative. Parfois des compétitions éclataient entre princes mongols eux-mêmes sans que le grand seigneur s’en mêlât. Alors, il ne faisait pas bon, pour les voyageurs ou les marchands qui traversaient le théâtre de la guerre, d’être protégés par l’un des chefs rivaux : c’était, par là même, se voir désigné aux vengeances des autres. Seulement ces discordes civiles ne portaient pas atteinte à l’autorité suprême du grand Mongol que reconnaissaient également les belligérants. Par là se trouvait maintenue, même alors, une possibilité de sécurité. Les frères Polo en usèrent. Voici dans quelles circonstances.