Les Merveilleuses Heures d’Alsace et de Lorraine/01

LES MERVEILLEUSES HEURES
D’ALSACE ET DE LORRAINE

I

L’AURORE APRÈS LA NUIT

Ceux qui sèment dans les larmes moissonneront avec des chants de triomphe.
Psaume 126
Et quel temps fut jamais si fertile en miracles ?
Racine, Athalie.
« Vos frères d’Alsace et de Lorraine, séparés en ce moment de la famille commune, conserveront à la France absente de leurs foyers une affection filiale jusqu’au jour où elle viendra y reprendre sa place. »
(Protestation de Bordeaux.)

Le 4 août 1870, les Allemands du prince royal ayant, à Wissembourg, surpris et écrasé la division Abel Douay, l’Alsace se trouva soudain ouverte ; la brèche s’agrandissait, le 6, après les combats de Frœschwiller, de Morsbronn et de Reichshoffen, et, Mac-Mahon se retirant sur Saverne, la plaine alsacienne était livrée. Le même jour, Frossard, attaqué par Steinmetz à Forbach, était, par suite de l’inaction de Bazaine dans Saint-Avold, battu à son tour et la Lorraine envahie.

Tandis que notre fortune, irréparablement compromise à Sedan, se disputait en vain entre l’Aisne et la Loire, l’Alsace et la Lorraine, inondées par les armées allemandes, tombaient entre les mains de l’envahisseur. Strasbourg, après avoir reçu 193 000 obus et subi un siège en règle, devait, l’honneur étant sauf, capituler le 28 septembre, et Metz était, on sait dans quelles circonstances douloureuses, livrée le 27 octobre par Bazaine. Phalsbourg n’ouvrit ses portes que le 12 décembre. Seule, Bitche ne se rendit pas, seul îlot sur lequel, dans les premiers mois de 1871, flottât, au milieu de cette inondation, le drapeau aux trois couleurs.

Dès les derniers mois de 1870, la « carte au liséré vert » était déjà prèle entre les mains du chancelier, comte de Bismarck, le cruel liseré vert qui, au profit de l’Allemagne, retranchait du pays de France l’Alsace et une partie de la Lorraine. Par les préliminaires de paix signés le 26 février 1871, l’amputation était par Thiers, — le couteau sur la gorge, — consentie, et l’acte porté à l’Assemblée nationale pour qu’il en fût débattu. Malgré la poignante déclaration lue à la tribune, au nom des élus de l’Alsace et de la Lorraine, par Émile Keller, l’Assemblée, la mort dans l’âme, ratifiait par 516 voix contre 107 et 23 abstentions les préliminaires. C’est alors que Grosjean, se levant à son tour, porta à la tribune, avec la démission des représentants d’Alsace et de Lorraine, leur solennelle protestation.

Le traité de Francfort du 10 mai 1871 enfin consommait l’acte, — abominable non seulement aux yeux des Alsaciens et Lorrains, arrachés contre leur gré à la mère patrie, et des Français contraints par la force à accepter cette déchéance, mais encore au regard du droit de tous les peuples à disposer d’eux-mêmes.

L’Europe ne comprit point que cette blessure ouverte au flanc de la France l’était en réalité à celui de l’humanité entière, que tel attentat éclatant et, en apparence, triomphant, contre la justice, frayait la voie à la pire des politiques et que la boîte de Pandore était ouverte d’où s’échapperaient promptement des maux qui sans cesse s’aggraveraient.

Après avoir, en plein Reichstag, au milieu des risées et des injures, protesté par la bouche de Teutsch, parlant au nom des députés récemment élus par les deux provinces, celles-ci, courbées sous un joug tous les jours alourdi, allaient en dévorant leurs larmes vivre une existence odieuse, — pendant près d’un demi-siècle.

Le 17 novembre 1918, le général Hirschauer, commandant la 2e armée française, entrait, le premier de tous, à Mulhouse au milieu d’un enthousiasme littéralement indicible, sous les fleurs et les baisers, tandis que, par les cols des Vosges, bataillons, escadrons et batteries de la plus magnifique « Grande Armée » que la France eût connue, descendaient vers les petites villes d’Alsace, éperdues de joie à leur vue. Le 19 novembre, lorsque déjà trente communes lorraines accueillaient depuis deux jours dans les larmes, parfois silencieuses et d’autant plus poignantes, les troupes de la 10e armée, — général Mangin, — le général en chef Pétain, nommé, la veille au soir, Maréchal de France, faisait à Metz une entrée que l’altitude extatique de la population transformait, suivant une expression juste, en une sorte de « sacrement. » Le 22 novembre, alors que, de tous les côtés, les soldats de France étaient, de la Seille à la Sarre et des Vosges au Rhin, reçus dans les transports d’une adoration, — là religieuse et presque mystique, ici joyeuse jusqu’à la frénésie et grondante comme un ouragan, — le général Gouraud, commandant la 4e armée, pénétrait par la porte de Schirmeck à Strasbourg au milieu d’un délire dont, vécût-il cent ans, aucun des témoins du drame ne perdra la mémoire. Le 25 novembre, le maréchal Pétain, à son tour, venait prendre au nom de l’armée française tout entière, victorieuse et libératrice, possession de la vieille ville républicaine qu’il trouvait enivrée d’amour et folle de joie, tandis que, de Forbach à Wissembourg, de Wissembourg à Huningue, l’armée de France venait, terminant cette réoccupation, border l’ancienne frontière et fermer ainsi la blessure qui jamais ne s’était laissé cicatriser. Alors Foch parut, — grands entre les plus grands, — qui, vainqueur de l’Allemagne tous les jours depuis tant de semaines, vint saluer Fabert à Metz et Kléber à Strasbourg et clore la série de ces fêtes du cœur et des armes.

Ce qui, en ces heures historiques, émerveilla les témoins et les héros mêmes de ces fêtes, ce fut moins le spectacle prodigieux que, durant ces quinze jours, offrit ce pays en quelques heures arraché à un si long cauchemar, moins les manifestations incomparables, tout à la fois poignantes, parce qu’elles jaillissaient des profondeurs de l’âme, et exquises, parce qu’elles se revêtaient d’une rare délicatesse, et moins encore l’éclat étonnant que leur donnaient mille et mille détails pittoresques, qu’un phénomène qui probablement est et restera sans précédent dans l’histoire de l’humanité : je veux dire la rapidité stupéfiante avec laquelle un membre arraché, un demi-siècle, au corps d’une nation, s’y ressouda et derechef s’y incorpora. Cerveau, cœur, nerfs, sang, fibres de tout l’être, — et toutes les parcelles de l’âme, — se trouvèrent soudain refondus. Et, lorsque les 8,9 et 10 décembre, le président de la République, entouré des représentants les plus autorisés du gouvernement, de la nation et de l’esprit français vint, à Metz, Strasbourg, Colmar et Mulhouse, apporter son pieux baiser à la ci-devant Alsace-Lorraine, il se trouva en face d’une fille déjà assise à l’aise sur les genoux de sa mère. Pour aucun de ceux qui assistèrent, tremblants d’émotion, à ce dernier acte, comme naguère pour ceux qui, frémissants de joie, avaient contemplé les « entrées » des semaines précédentes, les scènes qui se déroulaient alors entre l’Esplanade de Metz et la place Rapp de Colmar, entre la nouvelle place de la République de Strasbourg et la Bourse de Mulhouse, ne représentèrent pas un instant de délicieux spectacles : tout s’effaçait devant la manifestation, — à la fois variée et toute pareille, — de la même âme et l’insolite grandeur du phénomène humain qu’elle trahissait.

Aussi nous paraît-il que ce serait rabaisser de telles journées historiques que d’en faire une simple suite de scènes pittoresques, de les faire tenir, ainsi que je l’avais un instant pensé, en un journal quotidien. Un grand poète trouverait assurément moyen de faire vibrer l’âme des hommes à la seule évocation des visions qui ont bouleversé nos cœurs et arraché aux plus froids d’entre nous des larmes de bonheur. Mais je ne saurais avoir la prétention d’assumer un pareil rôle. Je veux m’efforcer de dire quelle fut, du 17 novembre au 10 décembre, la réapparition de la France en Alsace-Lorraine et chercher, autant qu’il est possible, dans les faits dont je fus témoin, avant comme après la grande crise, l’explication même d’un phénomène qui étonnera les historiens jusqu’à leur paraître, — tant il fut merveilleux, — mystérieux et presque indéchiffrable. Il n’est indéchiffrable que pour ceux qui n’ont pas suivi avant 1914 les péripéties du drame d’Alsace-Lorraine.

LES JOURS SOMBRES

Pendant l’hiver de 1910, je franchis, étant alors à Saint-Dié, le col de Sainte-Marie, pour aller faire à Colmar une conférence. Ces séances qu’organisaient à Metz, Strasbourg. Colmar, Mulhouse, Sainte-Marie aux Mines, des groupes de patriotes, n’étaient en apparence que des causeries d’ordre scientifique ou littéraire ; elles étaient, en réalité, dans l’expression étymologique du mot, des conférences : je veux dire que, unis par une communion, discrète, des esprits et des cœurs, l’auditoire et le conférencier s’instruisaient réciproquement et mon impression était qu’à regarder simplement ses auditeurs dans le blanc des yeux, qu’à surveiller le sourire fugitif des bouches ou l’éclair soudain des regards, le conférencier s’y instruisait en vérité plus que ceux qui le venaient entendre. Lorsque je revenais de là-bas, des amis de France me disaient : « Qu’est-ce qui vous permet d’être si affirmatif sur la fidélité de l’Alsace ? Quelles déclarations vous a-t-on faites à ce sujet ? — Aucune, et je n’en demandais pas, répondais-je régulièrement ; mais j’ai trouvé comme toujours, des salons à la salle des conférences, l’esprit français qu’un mot révèle, le cœur français que trahit un regard ; je préfère telles choses à des déclarations pathétiques et éloquentes qui, dans certaines bouches, pourraient, si l’on est porté à la méfiance, passer pour outrées ou bien exceptionnellement personnelles. Je suis sûr, sûr une fois de plus, qu’ils restent Français, parce que je me sens là-bas en France. Nous jouons à l’unisson. »

J’ai été, toute mon enfance, entretenu dans ce que j’appelle : l’esprit des Marches de l’Est. Je veux dire que, dans une ville lorraine et à un foyer lorrain, je n’ai jamais eu le sentiment que l’abominable traité de Francfort fût autre chose qu’un épisode passager dans la lutte vingt fois séculaire entre la Gaule et la Germanie : la guerre n’était à mes yeux nullement close, non seulement parce qu’on parlait autour de moi aussi couramment de la Revanche que du retour du printemps après l’hiver, mais aussi parce que j’appris de bonne heure que la lutte continuait, plus obscure, mais aussi âpre, peut-être plus tragique, entre les Vosges et le Rhin, entre la Seille et la Sarre, où tout, des mairies aux écoles et des salons aux cabarets, était champ de bataille remettant en présence le Gaulois et le Suève, — le Welche et le Schwob. Mon père me mena jeune à Strasbourg pour que, connaissant avec l’admirable province l’admirable cité, je comprisse mieux ce que nous avions perdu et devions regagner. J’y retournai souvent. Plus tard, ayant entendu élever ma maison de famille à quelques pas de la détestable frontière de 1871, je pus plus facilement encore, — fût-ce par de rapides fugues, — aller tâter le pouls à l’Alsace, dans ces petites villes exquises qui s’encoignent dans les vallées vosgiennes opposées à la mienne. Lorsque, le 29 juillet 1914, un capitaine du 21e bataillon de chasseurs m’arrivant avec sa compagnie, me dit : « Nous venons, monsieur, faire de votre maison un poste d’observation et d’écoute, » je pus lui répondre : « Elle est cela depuis que j’en ai fait poser la première pierre. » Et lorsque, le 18 août suivant, mon colonel me dit, au fort de Douaumont qui fait front à Metz : « Nous recevons l’ordre de prendre le dispositif face à l’Est, » je pensai que ma vie avait, depuis le premier jour, adopté ce dispositif-là.

Mais, en 1910, il y avait quelque temps que je n’avais abordé une des grandes villes d’Alsace-Lorraine, et je n’étais pas sans inquiétude. Cinq ans auparavant, j’étais allé conférencier à Metz. Ayant rencontré dans l’auditoire de l’Hôtel du Nord cette communion des regards que j’appréciais tant, j’avais cependant rapporté de cette journée de Metz autant de trouble que de gratitude. J’avais vu l’inondation allemande cerner un groupe de vaillants Messins ; si le souvenir était entretenu, on sait avec quelle pieuse fidélité, par ces « dames de Metz » dont l’auteur de Colette Baudoche a parlé avec une si noble émotion, il me paraissait que, en partie vidée par l’émigration en France, la vieille cité française s’allait fatalement germaniser, puisque, pour un Lorrain partant, deux Allemands arrivaient. Tout en estimant d’autant plus le petit groupe messin qui m’avait appelé, je restais consterné à la perspective qui semblait s’imposer à mon esprit et mettait mon âme en détresse. J’allai au tombeau de Mgr Dupont des Loges. « Il nous reste l’espérance, » avait soupiré le grand évoque protestataire. Je me demandais, — pour la première fois, — si l’espérance même nous restait. En Alsace, comme en Lorraine, régnait ce que, en plein Reichstag, le 30 janvier 1895, le vaillant Colmarien Jacques Preiss avait appelé « la paix du cimetière. » Les chefs de la résistance pourchassés ne pouvaient se sauver de l’arrêt d’expulsion que par de prudents subterfuges ; on parlait d’« autonomie » pour ne point tomber dans la lèse-majesté, et certains Français, interprétant un mot qui là-bas ne trompait personne, en tiraient de fausses conclusions. Ce qu’il y avait de vrai, c’est que, depuis 1890 à peu près, l’Alsace-Lorraine traversait une crise, que trahissaient certains ralliements ou de demi-ralliements. Quant à la masse profonde de la population, elle semblait comme toute masse profonde assez insondable, et parce qu’elle vivait sa vie, fort naturellement, en conformité avec les lois et règlements en vigueur, certains Français revenaient, disant : « Ils s’accommodent très bien d’être Allemands. »

À la vérité, je n’étais pas de ces Français, et leur jugement, — fort prompt, — provoquait entre eux et moi des scènes que je finissais par éviter, tant elles devenaient d’ordinaire énervantes. Mais devant la « paix du cimetière » qu’en 1905 j’avais constatée, je me demandais, si, après cinq ans d’une insolite interruption dans mes visites, je n’allais pas trouver pis : le tombeau en train de se sceller sur le corps de l’Alsace et de la Lorraine françaises. « La vieille génération, me disais-je, commence à s’éteindre. Ces Français excellents, retranchés de la communauté française, ont protesté avec une énergie dont aucun opprimé peut-être n’a jamais donné pareil exemple ; mais voici que les Dupont des Loges, les Winterer, les Guerber, les Simonis, les Kablé, les Teutsch, les Antoine et leurs émules sont morts ou partis. Une nouvelle génération s’est élevée qui, ayant dix ans et moins en 1871, n’a pas connu cette horrible chose : l’arrachement à la mère patrie. Sans doute un Jacques Preiss, un abbé Wetterlé, un chanoine Collin entre un Anselme Laugel un peu plus âgé, un docteur Bucher un peu moins, m’encouragent-ils à penser que la lutte se perpétue, mais dans combien d’âmes et pour combien de temps ? Cette génération d’hommes mûrs a encore été instruite par les parents dans l’esprit de France, et on m’affirme cependant que, si peu se rallient, beaucoup s’accommodent. Que doit être, alors la génération qui arrive seulement, en cette année 1910, à l’âge d’homme ? Que pensent, sentent, veulent ces jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans, nés sous la domination allemande et certains sous le règne même de Guillaume II, élevés dans les gymnases allemands par des maîtres allemands, cultivés dans les universités allemandes par des savants allemands, quelques-uns ayant déjà passé par la caserne allemande, enveloppés par l’atmosphère allemande et sans doute par elle pénétrés ? »

C’étaient là réflexions qui m’assaillaient, tandis que la voiture roulait à travers la forêt givrée vers l’Alsace par les Vosges, le 25 février 1910. « Comme j’ai eu tort de passer quatre ans sans retourner là-bas ! me disais-je encore. Mon inquiétude même, — qui est bien le résultat de mes impressions de 1905, — n’est-elle point criminelle ? En tout cas, elle me fait mal. Je suis reconnaissant à M. Spittler de m’avoir appelé à Colmar. »

Quelques jours après, je repassais les Vosges, cette fois entre Schirmeck et ma vallée de Lorraine, dans un trouble peut-être aussi grand, mais d’une nature si différente ! Une joie sourde, et à laquelle en vain j’essayais de mettre quelque frein, m’envahissait. Et sachant rester dans le cadre de cette étude, je n’hésite pas à en donner la justification.

De la conférence à Colmar je ne dirai rien que je n’aie déjà dit : même atmosphère que devant l’échange des regards, — et comme des âmes, — avec un public à qui tout ce qui venait de France semblait message d’une mère à la fille exilée. Mais de retrouver cette atmosphère était, après mes doutes, chose délicieuse. Il y avait plus : dans les salons qui s’étaient ouverts, c’était encore la même impression jadis ressentie : une société française, à la causerie nuancée et un peu ironique, — très ironique, dès qu’il s’agissait des quotidiennes balourdises allemandes, — et, à dire vrai, une ville qui ne m’apparaissait pas conquise, mais en quelque sorte occupée. Seulement, c’était Colmar, qui, de toutes les villes d’Alsace-Lorraine, était la moins pénétrée de germanisme. Le maire Blumenthal y résistait, le député Jacques Preiss y protestait, Hansi y menait guerre de franc-tireur, et l’abbé Wetterlé était, — exactement la veille, — sorti de prison au milieu des acclamations ; arrivant vingt-quatre heures plus tôt, j’eusse assisté à la scène. Peut-être, après tout, valait-il mieux que je n’eusse point été témoin d’une manifestation qui peut-être m’eût incité à une émotion démesurée. Mon émotion venait réellement de ma conversation avec un très jeune homme qui, élève de l’Université de Strasbourg et à la veille de coiffer le casque à pointe, s’était, à la vérité, gardé de toute déclamation et même de toute confidence intime, et qui cependant, presque sans s’en douter, m’avait, tant elle débordait, livré l’âme de sa génération. J’avais, trois jours durant en Alsace, poursuivi et approfondi mon enquête, et voici ce que je voyais.

Il s’élevait en Alsace, — et, me disait-on, en Lorraine, — une génération, dix fois plus hostile à l’Allemagne, et, pour celle-ci dix fois plus dangereuse que la précédente. Grandie, comme le Jean Oberlé de M. René Bazin, dans le milieu allemand, elle était affranchie de ce qu’elle eût appelé les préjugés des grands-parents ; loyalement, elle avait voulu, sans idées préconçues, sonder l’âme allemande, demander à l’autre race le secret de sa culture et le fond de son esprit, prête, si on le pouvait, à s’en accommoder. Plus courageuse, — il faut dire le mot, — plus conséquente que Jean Oberlé, elle avait déjà en grande partie subi sans broncher dans les casernes la rude épreuve du « Service de l’Allemagne. » Tout comme l’Ehrmann de M. Maurice Barrès, elle avait vu là, voyait là le « devoir alsacien, » car déserter la caserne, c’était, partant, déserter l’Alsace, et son esprit froid, au service d’un cœur ardent, lui permettait de peser les conséquences : l’Alsace et la Lorraine se vidant de ses enfants au profit de l’immigration germanique et la riche terre perdue pour la race des Celtes.

Cette génération, née entre 1885 et 1895, — et mon observation se trouva par la suite confirmée, — participait exactement, chose extrêmement émouvante, à la mentalité que nous commencions à percevoir chez nos tout jeunes gens de France, leurs contemporains. Aussi éloignés du réalisme brutal qui rejette l’idée que de l’idéologie qui s’en aveugle, ces jeunes gens de l’un et de l’autre côté de la frontière étaient des idéalistes pratiques ; aucun idéal ne leur paraissait méprisable, à condition qu’il fût contrôlé par les faits, et un certain pragmatisme les incitait à chercher à travers les expériences la politique des résultats. C’est dans cet esprit que nos jeunes Alsaciens et Lorrains avaient tâté le Schwob. Ils l’avaient, en toute vérité, trouvé absolument indigeste. Tout dans la culture germanique les froissait décidément au plus intime de leur esprit ; tout dans la façon d’être germanique hérissait leur cœur et le meurtrissait. Et précisément parce qu’ils avaient pris avec le dominateur un contact plus étroit, ils l’avaient, le connaissant mieux, jugé plus sévèrement même que les ardents grands-parents de la protestation. La race allemande, en dépit de monstrueuses prétentions et d’une outrecuidance inouïe, leur était apparue si inférieure à la leur que, sans examiner la question même du droit, ils concluaient que l’Alsace ne pouvait être, ne serait jamais allemande, et qu’il fallait bien qu’une solution intervînt. Voyaient-ils que la seule désirable, la seule possible fût le rattachement à la France ? Ils ne le disaient pas. Ils entendaient lutter contre l’invasion en fortifiant chez eux l’esprit alsacien ou lorrain, et c’eût été la pire façon de le faire que de s’exposer à être rejeté hors d’Alsace et de Lorraine. C’est, au contraire, en restant dans la légalité qu’ils entendaient faire triompher le droit, celant au fond de leur cœur la tendresse atavique que, par ailleurs, ils gardaient à la vieille mère française. Cette attitude prudente leur coûtait ; car elle les exposait aux interprétations outrageantes de certains Français ; elle faisait aussi parfois illusion aux Allemands, et ce double résultat explique la double stupéfaction que nous devions, dans les inoubliables journées de novembre 1918, et en pleine Alsace-Lorraine, observer chez beaucoup de Français et chez la plupart des Allemands.

À dire le vrai, ceux-ci ne se leurraient qu’à moitié. Ils tenaient pour acquis qu’après quarante ans de domination, — je me place toujours à la date de 1910, — les Alsaciens-Lorrains, unis à la France par une vieille sympathie, lui étaient à peu près tous devenus étrangers par l’esprit, sinon par le cœur, et peu désireux de se retrouver membres d’une nation presque lointaine. Les manifestations mêmes auxquelles avait donné lieu l’inauguration des monuments de Noisseville et de Wissembourg à l’automne de 1909, la sortie des oriflammes tricolores en plein Reichsland et les acclamations attendries qui les avaient accueillies, ils voulaient y voir l’effet d’un « coup monté » par une « petite faction nationaliste » et peut-être par des agents français ; ils en seraient quittes pour surveiller étroitement les promoteurs des deux cérémonies, Spinner à Wissembourg, Jean à Metz, et, pour les forcer à la première occasion, de gré ou de force à quitter la « terre d’Empire. » Mais une sourde inquiétude les travaillait néanmoins que, pendant les quinze années précédentes, ils n’avaient point connue. S’ils estimaient les nouvelles générations séparées de la France, ils n’étaient pas assez aveuglés pour ne pas apercevoir dans cette même génération les dispositions que je venais de si nettement percevoir, — si délibérément et résolument hostiles à la germanisation. Ils ne comprenaient qu’à moitié la portée d’incidents tels que la fondation du Musée Alsacien, de la Revue alsacienne, du Théâtre alsacien, dans lesquels un Anselme Laugel, — un des Français les plus français de l’Alsace-Lorraine, — un docteur Bucher, — redoutable adversaire de la race allemande, — mettaient de grands espoirs. Mais ils ne pouvaient se dissimuler que les campagnes du Journal d’Alsace-Lorraine, s’il s’agissait de la grande presse, du Dur’s Elsass, s’il s’agissait de la presse satirique, obtenaient un succès alarmant ; que du groupe de Colmar au groupe de Metz, des Preiss, des Wetterlé, des Hansi, des Zislin, des Helmer, aux amis du chanoine Collin, en Lorraine, les leaders alsaciens et lorrains rencontraient dans le pays un appui qui, quelques années auparavant, avait paru leur manquer. Les statthalters ars et leurs secrétaires d’État restaient perplexes ; l’Alsacien-Lorrain leur paraissait décidément ingouvernable ; les avances qui, sans cesse compromises d’ailleurs par une certaine grossièreté de procédés, avaient semblé cependant obtenir quelques résultats près de certains Alsaciens-Lorrains de la deuxième génération, se heurtaient maintenant à une froideur presque outrageante, parfois même à ce rire alsacien, — fils du rire français, — plus outrageant encore.

L’Allemand se décida à employer la manière forte. Les procès se multiplièrent ; les plus célèbres furent ceux de l’indomptable Wetterlé, de l’âpre rédacteur de Dur’s Elsass, Zislin, et de l’impitoyable Hansi. Ces procès obtenaient l’effet diamétralement opposé à celui qu’en attendait l’Allemand. L’Alsace ne paraissait point se laisser intimider, — il s’en fallait : — les audiences des tribunaux nourrissaient, loin de les étouffer, ces campagnes d’ironie où l’Allemand jouait le rôle de mystifié, insupportable lorsqu’à l’ironie cinglante, on ne peut opposer que des arguments de pédant. Le rire alsacien ! la causticité lorraine ! on peut dire que ce furent contre les Allemands des armes terribles. Armes de faibles, pensait-on à Berlin, qu’on blaserait par la force. Berlin commençait à voir rouge : seule, la perspective d’une guerre contre la France que l’on préparait activement, faisait ajourner les mesures extrêmes. Telle était la situation que je constatais à l’hiver de 1910, et l’on comprend que j’en restasse tout à la fois réjoui au fond de l’âme et inquiet cependant jusqu’à l’extrême angoisse. Car enfin, à quel terrible conflit aboutiraient ces combats sourds, qu’à peine l’Europe soupçonnait, et où était l’issue ?

Je m’étais promis de revenir tous les ans en Alsace-Lorraine. Je n’y manquai point. C’est ainsi que je vis grandir et s’enfler la campagne dont, dès 1910, j’avais aperçu l’intérêt passionnant et que, tacitement, encourageait l’attitude, même lorsqu’elle était d’aspect impassible, des jeunes gens de là-bas : le groupe de Colmar continuait son impitoyable entreprise contre le germanisme, et elle devenait si éclatante que la renommée en franchissait enfin la frontière. La France que les œuvres des Régamey, des Delahache, des Acker, des Lichtenberger et par-dessus tout, les Oberlé, de M. René Bazin et les derniers ouvrages de M. Maurice Barrès, de l’Appel au Soldat à Colette Baudoche, avaient préparée à comprendre enfin, se décidait à prêter l’oreille à ce qui se passait en ces Marches de l’Est, où l’effervescence, de l’un et de l’autre côté de la frontière, commençait à gronder. Des revues, des journaux, — fruits d’initiatives personnelles auxquelles il faudra rendre un jour l’hommage éclatant qui convient, — se fondaient, les Marches de l’Est de mon ami Georges Ducrocq, l’Alsacien-Lorrain de Paris, œuvre du vaillant Florent-Matter ; des conférences s’organisaient ; le cercle des étudiants Alsaciens-Lorrains de Paris se fondait ; de tout jeunes gens créaient la Ligue des jeunes amis de l’Alsace-Lorraine. L’idée de l’Alsace-Lorraine, irréductible champion de notre race et de notre esprit, se répandait derechef, — en dépit du scepticisme de certains milieux.

La jeunesse de France après ces quinze années, je ne dirai point certes d’oubli, — l’oubli n’a jamais existé, — mais d’apparente et partielle indifférence, se sentait de nouveau solidaire de la jeunesse d’Alsace-Lorraine. C’était cette belle génération que, des 1911 et 1912, nous voyions s’élever chez nous, si différente de celles qui l’avaient précédée, cette génération dont tout à l’heure je disais le caractère, car, toute pareille à celle qui grandissait depuis quelques années on Alsace-Lorraine, elle était prête à se battre pour tout idéal contrôlé. C’est l’un des phénomènes qu’étudieront un jour les historiens, cette poussée parallèle de deux générations françaises, de l’un et de l’autre côté des Vosges, et il fallait ici s’y arrêter parce que ce phénomène-là explique celui qui n’étonna, — dans les heures de 1918 dont je vais parler, — que ceux qui n’avaient point étudié l’un ni l’autre de ces deux groupes français, les deux jeunesses qui, après ces quarante ans, mues par des aspirations toutes pareilles et une semblable mentalité, allaient l’une vers l’autre, d’instinct, et qui ainsi étaient prêtes dès que les barrières seraient tombées, à s’enlacer et à se fondre. Le phénomène n’apparut clairement qu’en 1913. Dans un moment de lucidité, Jean Jaurès le perçut ; il y avait chez le leader internationaliste de ces lueurs qui soudain éclairaient son cerveau parfois obnubilé ; on se rappelle ce qu’il écrivait du « mur » que l’Allemagne avait cru élever entre deux parties de la « forêt française : » les arbres dont les racines sous le mur s’enchevêtraient, maintenant le dépassaient, mariant leurs frondaisons ; image saisissante de vérité, surtout lorsque récemment elle se rappelait à notre mémoire dans les rues de Metz, de Strasbourg et de Colmar en ces heures où, le mur écroulé, la France et l’Alsace-Lorraine, se retrouvant, se confondaient. Un jour, Jaurès, secouant l’emprise germanique, avait vu clair.

C’est qu’en 1913, un dernier incident avait arraché les derniers voiles : c’était l’affaire de Saverne.

Lorsque, le 21 novembre dernier, j’arrivais à Saverne, si ornée de guirlandes, de drapeaux, de banderoles et d’arcs de triomphe, que nulle ville d’Alsace-Lorraine ne me devait donner pareil spectacle, je m’arrêtai spécialement à un arc de triomphe ; il portail cette inscription : « Aux héros de la liberté ceux qui ont souffert pour elle. — Affaire de Saverne, novembre 1913. — Entrée des Français à Saverne, novembre 1918. » Plus que tout ce que je voyais en cette ville en fête, ces mots me frappaient comme un cri de triomphe sonnant juste. Saverne revendiquait avec une légitime fierté l’événement qui, dès 1913, avait posé derechef devant le monde entier cette question d’Alsace-Lorraine que, même en France et même en 1913, nous étions trop peu de gens encore à déclarer rouverte. La grande guerre, en dépit des apparences, est sortie de Saverne plus que de Sarajevo et les dernières révélations le confirment : l’Allemagne se servit de l’Autriche pour déclencher une guerre, nécessaire à ses yeux pour établir par le fer une domination que, jusque dans une province réunie à l’Empire depuis quarante-trois ans, elle se jugeait décidément incapable de faire accepter aux cerveaux comme aux cœurs.

On connaît l’incident et comment le mot outrageant qu’un petit lieutenant crachait à la face d’un soldat alsacien déchaînait l’orage. Le « Wacke » (voyou) d’Alsace faillit devenir aussi célèbre que le « Gueux » de Hollande ; Saverne que, je ne sais pourquoi, on tenait, dans les milieux allemands, pour ville particulièrement soumise, prit feu, puis la province, et, le civil allemand lui-même ayant estimé le militaire au moins importun, l’affaire risquait de déchaîner une crise d’Empire. Un instant, le mot me fut dit par un Allemand quelques mois après, on put croire que l’Alsace-Lorraine allait être entre les pays fédérés, entre les classes et entre les partis de l’Empire, un ferment de guerre civile. Soudain silence fut imposé aux partis, aux classes, aux pays d’Allemagne. La bande qui avait enchaîné ce pays sentit qu’elle ne pouvait, sous peine des plus grands dangers, se rompre et se désolidariser ; les protestations se turent comme par enchantement, — sauf celles de l’Alsace-Lorraine qui, brusquement abandonnée, devait évidemment payer cher l’alerte donnée au pangermanisme militariste. Son sort était réglé. L’hypocrite « constitution » octroyée par l’Empereur, en 1911, qui n’allégeait pas la chaîne, mais la camouflait, — avait fait long feu ; l’opinion s’en était gaussée ; la Chambre qui, élue alors, avait un instant paru devoir seconder le statthalter, s’était révélée, en 1912, sinon opposante, du moins fort méfiante et, après Saverne, presque hostile. Dès le printemps de 1913, on avait examiné en Allemagne plus ou moins secrètement le projet de briser, en découpant le malheureux pays, la résistance du Reichsland ; des pangermanistes suggéraient que des dépossessions, — telle que celle qui, en 1911, avait eu pour objet l’usine de Graffenstaden, — au besoin des déportations de groupes militants, feraient en Alsace-Lorraine place pour les nouveaux possédants allemands ; cette magnifique province, d’une civilisation si avancée, était vouée à devenir colonie : un Togoland.

Mais l’affaire de Saverne avait été pour l’Allemagne un coup de tonnerre ; le Wacke d’Alsace s’était redressé avec une si âpre fierté, que tout serait à craindre de son désespoir si, auparavant, la France n’était matée, humiliée derechef et décidément écrasée. Le moment était proche. Lorsque, au printemps de 1914, appelé à Mulhouse, j’y vins conférencier, je trouvai plus d’un visage sombre. En quittant la ville, j’eus l’impression que je venais pour la dernière fois de prendre la parole devant les Alsaciens captifs. Ou je les retrouverais libérés, ce dont je me flattais, ou, les fers s’étant alourdis, il ne me serait plus permis de revoir nos frères. À cette heure, on préparait la guerre à Berlin pour l’été de 1914 et, dans les bureaux de police du statthalter, les listes noires de la proscription.

LES HEURES NOIRES

Si, pendant la première année de guerre, vous lisiez la presse allemande, — de la Gazette de la Croix au Vorwærts, — vous pouviez croire que l’Alsace-Lorraine, soudain illuminée par le vieux dieu allemand, s’était sentie frappée du coup de foudre et, devant la menace suspendue par la fameuse « agression » de l’Entente, s’était jetée, avec un amour décuplé par l’indignation, dans les bras de la maternelle Germanie. On eût pu penser vraiment que, de Mulhouse à Wissembourg, de Metz à Forbach, une soudaine tendresse était née pour le grand Empire, le grand Empereur. Quiconque eût pu, de notre côté, s’en laisser accroire, se fût dès lors mal expliqué les désertions qui précipitaient, dès les premiers mois, les Alsaciens et Lorrains par milliers dans nos rangs : de « mauvais sujets, » des Wackes, probablement, reniés par leurs infortunés parents.

Un jour, à Dugny, c’était au début de la bataille de Verdun, j’entre par hasard dans la salle où nos officiers du 2e bureau interrogeaient un prisonnier. C’était une assez belle brute allemande ; celui-là, paysan du Brandebourg, ne savait rien de rien et ignorait certainement qu’il y eût une Alsace-Lorraine. Et soudain une question, d’ailleurs banale, amena une réponse qui m’enchanta : « Par où, disait l’interprète, êtes-vous entré en France ? — Par Forbach, répondit l’autre avec assurance. — Comment, par Forbach ? Mais Forbach n’est plus en France. Je vous dis : Par où êtes-vous entré en France ? — Par Forbach en venant de Sarrebrück. — Comment avez-vous pensé que vous entriez « en France ? » — Oh ! nous voyions bien ; avant, on voyait des drapeaux, on nous acclamait, on nous donnait des bonbons, des delikatessen. Mais là à Forbach et partout après, les fenêtres étaient fermées, personne sur les trottoirs, on ne nous donnait plus rien. Alors on voyait bien que nous étions entrés en France. » Nos lecteurs savent que Forbach est, du côté de la vallée de la Sarre, le premier bourg de la Lorraine annexée. L’autre jour en allant de Forbach, au contraire pavoise et éclatant de joie, à Sarrebrück enveloppé de silence et de tristesse » je songeais à cet homme. Oui, il avait raison : Forbach était, — restait, — le premier village de France pendant comme avant cette guerre ; et le mot valait pour les quarante-six années écoulées et pour les mille communes d’Alsace-Lorraine.

Ce pays vivait en ces jours tragiques ses pires heures. Dès les premiers moments de la mobilisation, un rideau de fer avait été tiré entre lui et la France. Derrière ce rideau se jouait un drame affreux. Un peuple entier dont les sympathies, les amitiés, et, nous pouvons aujourd’hui écrire le mot sans crainte d’outrance, les tendresses allaient à l’un des adversaires, devait livrer ses fils pour que, contre l’ami, ils vinssent grossir les rangs de l’ennemi. Sans doute nombre de jeunes Alsaciens et Lorrains avaient pu, dès le 30 juillet, « sauter le pas » : ce jour-là, il m’en souvient, j’en croisai qui descendaient du Donon, venant de Schirmeck. Mais si quelques centaines de jeunes gens avaient ainsi, des villages des Vosges et de ceux de la Seille, gagné ce que l’un d’eux appela devant moi « le bon côté, » que de milliers d’autres, qui peut-être en formaient le projet, ne purent l’exécuter, — tant furent promptes, étant de longtemps préparées, les mesures prises là contre ! Contre leur gré, contre leur cœur, les Alsaciens-Lorrains étaient enrôlés dans les rangs détestés ; il fallait attendre l’occasion propice qui, à la vérité, se présenta vite pour beaucoup, car dès 1914, mon seul régiment, qui tenait le front de Verdun face à Metz, recevait, en certains jours, en Woëvre, jusqu’à cinq et six déserteurs, tous Alsaciens ou Lorrains. Cependant la presse allemande ne cessait d’affirmer, imperturbablement, que l’Empire n’avait point de soldats plus fidèles que les fils du Reichsland.

Il n’en va pas moins que la majorité des soldats d’Alsace-Lorraine restait encore, en 1918, enrôlée dans les rangs de l’armée allemande et si beaucoup avaient trouvé moyen (pour eux seuls l’amour de la vraie patrie conseillait « l’embuscade ») de peupler les bureaux, beaucoup aussi, hélas ! — et sans possibilité de désertion, — combattaient du côté allemand en cette France dont ils contemplaient avec horreur le sol dévasté et suivaient, avec des alternatives de joie et de douleur secrètes, les succès ou les revers.

L’Alsace-Lorraine, cependant, vivait sous un régime de terreur qu’avant l’automne de 1918, le monde ne pouvait que soupçonner.

Nulle part l’état de siège n’avait pris, on le devine facilement, un plus âpre caractère. Dès les premières heures, les listes noires, dressées depuis des années, avaient passé des arcanes de la haute police aux mains des exécuteurs : rafle était faite de tout ce qui, de la vallée de la Moselle à la Haute-Alsace, faisait figure non point seulement d’opposant avéré, mais d’opposant probable, mais d’opposant possible. Beaucoup de chefs nationalistes, avertis à temps, avaient pu passer la frontière et se mettre en sûreté ; certains ne l’avaient pu ; l’un des plus marquants, Jacques Preiss, avait été arrêté, enlevé, jeté dans cette prison où il devait mourir, martyr de l’Alsace-Lorraine qui n’évoquera désormais sa mémoire et n’invoquera son nom qu’avec un frémissement de douleur et d’admiration.

De la Seille à la Sarre et des Vosges au Rhin, la proscription s’étendait singulièrement plus loin : tous ceux qui dans une petite ou grande ville étaient en situation d’exercer quelque influence, maires, notaires, médecins, pharmaciens, pasteurs, curés et vicaires surtout, avaient été, tout comme s’ils eussent fait acte d’hostilité, enlevés et déportés. J’ai entendu de la bouche même de certaines victimes le récit de leur calvaire ; les procédés aggravèrent singulièrement la mesure ; pour les victimes, il fut vite avéré qu’on « voulait leur peau ; » des vieillards cardiaques ou asthmatiques furent, intentionnellement, — pour ne citer qu’un trait, — mis au pas gymnastique par leur escorte sur un ordre formel, avec cet autre ordre formel aux soldats de « traverser de leur baïonnette » quiconque s’arrêterait. Enfermés, après une lamentable odyssée dans les forteresses, ou confondus parfois avec des criminels de droit commun dans certaines prisons, ce furent des martyrs dont plus d’un succomba. Tout cela sera raconté dans le détail et certes rien n’étonnera de la part des misérables dont la France du Nord-Est a connu les exploits. Je me contenterai de dire que, les chiffres étant encore mal connus, on peut déjà, m’a-t-on assuré, estimer à 3 000 ou 4 000 le nombre des Alsaciens enlevés, internés, emprisonnes ou dispersés dans de lointaines villes allemandes ; je présume que le nombre des Lorrains ne doit pas être très inférieur, puisque dans un seul chef-lieu de canton, plus de 30 arrestations (dont 5 de prêtres) se firent dans les journées des 28 et 30 juillet 1914. La liste ne fut d’ailleurs jamais close : en 1916 encore, Édouard Spittler, échappé par miracle à la proscription, était arrêté à Colmar et exilé à Minden pour avoir protesté contre l’enlèvement du monument aux morts de Bartholdi, La proscription encourageant comme toujours la délation, celle-ci ne cessa pas de sévir ; ce fut abominable : chaque petite cité eut son bureau de délation ; pas un Allemand d’ailleurs qui ne crût ainsi remplir un devoir. La terreur régnait : comment n’eût-elle pas éprouvé les malheureux quand tous étaient frappés, quand un des prêtres les plus vénérés des environs de Colmar, l’abbé E…, curé de H…, était, au moment où les Français menaçaient Munster, lié à un caisson et traîné sous notre feu, quand la supérieure générale des sœurs de Ribeauvillé. Mère M… A…, était traduite en conseil de guerre, sur la dénonciation d’une religieuse allemande défroquée, et inculpée d’avoir fait prier ses sœurs pour le succès de la France, quand on voyait jeter au cachot un vieillard de quatre-vingts ans, le Dr  Sieffermann, vouer à l’exil des jeunes filles de dix-sept ans, condamner à la prison des écoliers de douze et treize ans ?

La persécution qui s’exerçait sur les personnes, sans égard à l’âge, au sexe, au caractère sacré des « suspects, » devait s’acharner sur la langue française. Elle avait été la grande ennemie ; c’était contre elle que, depuis quarante-quatre ans, on menait, des administrations aux écoles, la lutte tantôt sourdement et tantôt ouvertement. En 1914, prohibition officielle et absolue : défense de dire un mot de français ; 500 marks d’amende, des mois de prison à qui avait été entendu prononçant dans la rue un « Bonjour, madame ; » défense de laisser subsister la plus petite enseigne française ; défense de laisser au prénom même d’un négociant une allure française. J’ai vu encore, en arrivant le 17 novembre 1918 à Mulhouse, ou le 20 à Dieuze, les vestiges de ce singulier régime ; des Eugène parce qu’ils devaient s’appeler Eugen, avaient dû recouvrir de blanc l’argent grave du deuxième e et effacer le troisième, et par ordre, des Philippe s’appeler Philipp et des Georges : Georg ; en Lorraine, un Louis Martin devait se nommer Ludwig Martin, un Jean Collin Johann Collin. Amendes, prison, exil, déportation : les tribunaux ne chômaient pas. Naturellement les derniers noms français de commune disparaissaient : Scy près de Metz apprenait un beau matin qu’elle s’appelait Sijach, Plappeville Pappolsheim, Remilly Remelach et Novéant Neuburg. Ainsi, le pédant venant à la rescousse du gendarme, espérait-on enterrer la France en Alsace-Lorraine.

La soutane ne pouvait échapper à la proscription et surtout le rabat gallican ; soutane, rabat, c’étaient encore des drapeaux français ; l’habit ecclésiastique conservé depuis 1871 fut interdit. Il suffisait, pour qu’il le fût, que l’abbé Wetterlé, l’abbé Delsor, après les Winterer et les Simonis, l’eussent, comme une protestation, porté au Reichstag. L’évêque de Strasbourg, Mgr Fritzen, tout en soupirant, dit-on, laissait faire ; plus courageux, Mgr Benzler, évêque de Metz, vrai pasteur qui, quoique Allemand, avait pris, dès 1914, très noblement parti pour ses diocésains opprimés, défendit victorieusement la soutane. En Alsace seulement elle demeura proscrite.

Qui n’était proscrit ? « Ils nous privaient de notre langue et de notre âme même, me disait un Alsacien, car toutes nos paroles, même en allemand, étaient suspectes, épiées par les policiers qui se glissaient partout. Nos prêtres, nos pasteurs, ne pouvaient prononcer un sermon qui ne fût soumis à un sévère examen. Si le texte de l’Évangile adopté paraissait tendancieux, on poursuivait. Ils eussent proscrit le Christ, s’il était apparu sous les couleurs « factieuses, » ainsi qu’ils disaient. Dans nos propres demeures, nos domestiques nous espionnaient. À peine si nous osions y échanger des paroles banales. » Il y avait des espions partout, derrière toutes les portes, au pied de sous toutes les chaires, au coin de toutes les rues.

Par ailleurs, les Allemands ne dissimulaient point des projets qui ne visaient à rien moins qu’à l’écrasement du pays à brève échéance. Si, dès 1913, on avait osé les formuler, qu’était-ce aux heures où l’on se croyait vainqueur ? « Ils nous traitaient plus mal que des esclaves, ai-je lu dans une lettre, et nous disaient au début de la guerre que nous serions obligés de leur baiser les pieds. » En haut lieu, on examinait les plans de dépècement ; on pourrait annexer purement et simplement la Lorraine à la Prusse, l’Alsace étant donnée à la Bavière ou partagée entre celle-ci et le grand-duché de Bade. Si le pays restait Reichsland, on le viderait d’une partie de ses habitants : les hauts fonctionnaires ne celaient nullement que les notables, exilés dans l’intérieur de l’Allemagne, ne reverraient plus jamais l’Alsace-Lorraine ; mais, par surcroît, on « nettoierait » les usines et domaines ruraux de leurs propriétaires au profit des bons Allemands ; on exproprierait en masse et, en attendant, on réservait à des sociétés allemandes le droit d’acheter les biens mis d’abord sous séquestre et ensuite en vente. Chaque Allemand s’ingéniait à trouver un coin à « nettoyer. » Un officier visitant le musée de Colmar, rempli de souvenirs de la Révolution et de l’Empire, s’exaspérait en face des étiquettes rédigées en français : « Tout cela va disparaître, hurlait-il ; nous ne sommes plus au temps des Wetterlé, des Preiss, des Blumenthal. » Celui-là s’en prenait aux choses ; d’autres allaient plus loin ; un fonctionnaire déclarait en pleine brasserie de Nexirue à Metz, qu’on pendrait cent Lorrains aux tilleuls de l’Esplanade et qu’on ferait devant leurs cadavres défiler la population. Des bureaux où s’étudiait le dépècement de la province, aux brasseries où se hurlaient des vœux de proscription, on combinait la disparition d’un peuple : ce membre arraché en 1871 au corps français, on le sentait encore si prêt à s’y recoller qu’on voulait lui rompre l’os ou le vider de son sang.

Quatre ans s’écoulèrent dans cette « terreur. » Comme le reste de l’Empire, l’Alsace-Lorraine souffrait, cependant, des privations qu’entraînait la guerre, avec cette aggravation que cette province riche entre les riches et qui, du sous-sol au sol, des vignes et des houblonnières aux champs de blé et de seigle, produit plus qu’elle ne consomme, voyait s’écouler vers l’Allemagne par la vallée de la Sarre le plus clair de ses produits. On avait faim devant l’abondance. Un soldat arrivant parmi les premiers dans un bourg d’Alsace, écrit : « Il n’y a pas de doute, les Boches les crevaient totalement et nous serons obligés de pourvoir à leur ravitaillement. » Un Alsacien, de son côté, écrit : « Il faut vous imaginer ce que contenaient pour nous de vie monotone et stupide, tournant autour d’un seul point (les moyens de se procurer une nourriture quelque peu suffisante), ces quatre années. Et dans cette monotonie, comme seul changement, la peur constante d’une arrestation et des accroissements de haine et de colère impuissante. Il fallait si peu pour être mis en prison et ensuite expédié en Allemagne ! Les dénonciations d’une bonne ou un mot de français parlé dans la rue étaient des causes largement suffisantes. »

Si on eût pu souffrir dans le silence ! Mais à chaque victoire ou pseudo-victoire, les rues retentissaient, éclataient de la joie bruyante des vainqueurs. « Ici, au début, parmi les Allemands, écrit une Messine, c’était un enthousiasme effréné, des chants, des discours en pleine rue, des bulletins de victoire enivrants. C’était la noce, le gâchis, il n’y avait pas à se gêner. Nous n’osions plus sortir que le soir dans les rues calmes. « À chaque succès en Orient ou en Occident de « l’incomparable armée, » pavoisement général : ordre à tout habitant de pavoiser ; en soupirant, les Alsaciens attachaient à un balcon un drapeau ronge et blanc d’Alsace, seul moyen d’esquiver les couleurs de l’Empire. « Je n’en ai jamais mis un, me disait un Strasbourgeois, sans penser : Voyons, ne mettrons-nous jamais l’autre, le vrai, le beau tricolore ? »

Les victoires « incomparables » succédaient aux victoires « incomparables. » Charleroi, Maubeuge, réels succès, puis de moins réels ou de tout à fait mensongers : on marchait sur Paris, Verdun était pris, Paris était pris. Notre victoire de la Marne passa, — si invraisemblable que cela nous paraisse, — absolument inaperçue. Les journaux français pénétraient bien dans l’Empire par la Suisse, mais ils ne pouvaient, venant d’Allemagne ou de Suisse, franchir le Rhin ni la banlieue badoise de Bâle. L’Alsace était entre deux murs et ne savait l’histoire que par Wolff. En 1916, soudain, le canon furieux de Verdun s’entendit de Thionville à Saverne et l’écho en retentit, de proche en proche, jusqu’à la Sarre et jusqu’au Rhin, dans tous les cœurs qui battaient à se rompre. Cette fois, ricanaient les Allemands, la France est perdue ; on éleva à Metz, déjà accablé sous les bronzes des Hohenzollern, une arrogante statue de fonte au Feldgrau vainqueur, face à la France, et ce furent autour de ce fétiche des scènes de convulsionnaires. Toutes les semaines, on annonçait la chute de Verdun ; le cœur en détresse, la bouche sèche, les Alsaciens-Lorrains lisaient les communiqués. « Est-ce pour aujourd’hui la ruine de notre vieille patrie ? » Lorsque, en août, il fallut leur avouer que l’assaut sur Verdun était arrêté, en octobre et décembre, que les Français avaient repris les positions, un sourd murmure de joie courut les cités de la province. La délivrance allait-elle venir en 1917 ? L’Allemand montrait moins d’assurance. Mais la révolution russe, le demi-échec des Français sur les collines de l’Aisne transformé par la presse en une irréparable défaite, l’écrasement de la Roumanie exagéré par la même presse, la défection de la Russie chantée par mille voix, faisaient renaître tous les espoirs, livraient le gouvernement aux pangermanistes et, surexcitant les passions, les haines, tes ivresses, ramenèrent, de Metz à Mulhouse, le règne de la terreur, encore aggravé : l’Allemand avait eu peur ; il fut hideux dans la réaction. Nouvelle rafle de notables ou même de petites gens dénoncés pour avoir préparé la venue des Français. Parce que des prisonniers français avaient été secourus, amendes et jours de prison ; parce que le vénérable pasteur Gerold avait tendu à l’un d’eux un bol de bouillon, condamnation à la prison ; parce qu’une jeune Colmarienne en avait embrassé un, condamnation à la prison.

L’Alsace-Lorraine sentait se river ses fers. On ne se gênait plus pour étaler les projets de spoliation, de dépècement ; déjà ils étaient prêts à sortir transformés en mesures législatives. Si, en 1918, la France, ainsi que le proclamait dans chacun de ses numéros la Strassburger Post, était écrasée, on n’attendrait pas sa capitulation définitive pour réduire à la soumission les populations factieuses d’Alsace-Lorraine. Dans tous les bureaux allemands chacun forgeait des menottes, des carcans et des garrots. Dans une sombre angoisse, la province attendait.

Or, du 24 mars au 30 juin 1918, on n’entendit parler que des « magnifiques victoires » de l’« incomparable armée. »

Un grand vent de douleur passa à travers l’Alsace-Lorraine. La France semblait battue, cette fois, irréparablement ; cette affaire du Chemin des Dames, n’était-ce pas l’indice qu’elle était à bout ? Mais alors où était Dieu ?

Oui, dans leur désespoir, les Alsaciens-Lorrains, — en immense majorité si religieux, — doutèrent un instant de Dieu, puisque la France semblait succomber, et je ne connais rien de plus beau pour nous que cette désespérance qui, assimilant la défaite de la France à la victoire de l’Enfer, faisait crier : « Dieu est vaincu et, s’il est vaincu, est-Il Dieu ? » Devant moi, une Lorraine, le 16 novembre, à un général qui l’interrogeait : « Eh bien ! vous êtes contente ? Nous voici revenus ! » répondait avec une sincérité d’accent qui faisait la saveur de la réponse : « Mon Dieu donc, mon général, si vous n’étiez point revenus cette fois, on n’aurait plus été à la messe ! » J’ai entendu un prêtre alsacien dire : « Je crois que je me serais fait mahométan. » À Strasbourg, des protestantes, — exaspérées, — cessèrent d’aller au prêche. Un prisonnier français, qui, à Allschweiler, dans le grand-duché de Bade, recevait des nouvelles d’Alsace, écrivait en septembre : « Les Alsaciens disaient que, si les Boches gagnaient, c’est qu’au ciel le Bon Dieu serait un Boche et personne ne croirait plus en lui. » Mais de foi plus solide, nombre de prêtres et de fidèles, partant du même principe, aboutissaient à la conclusion opposée. « Dieu ne peut être Boche. La France gagnera. » À Colmar, on se passait de bouche en bouche le mot que Mlle Preiss avait crié devant la tombe de son père, tué à petit feu : « Des soldats français viendront qui vengeront mon père. » Je connais une famille qui, enragée de confiance, prépara ses drapeaux tricolores dans le moment même où tout semblait perdu. Elle risquait la prison et la déportation, mais elle savait que le Ciel souffre violence et espérait à force de foi. Il n’en va pas moins que lorsque, dans les premiers jours de juillet, le bruit venu, malgré toutes les précautions, des armées allemandes de France qu’un coup suprême se préparait, l’Alsace-Lorraine, dans le secret des foyers, au pied des autels, dans les églises, les temples, les synagogues, exhalait un suprême appel au Ciel, dans cette langue que nul tyran ne pouvait atteindre : « Du fond de l’abîme j’ai crié vers toi, Seigneur. De profundis clamavi ad te, Domine. Seigneur, exauce ma prière. Domine, exaude vocem meam… Aie pitié de moi, Soigneur, aie pitié de moi. Miserere mei. Domine. Miserere mei. »

À cette heure, le général Gouraud, averti que l’attaque s’allait produire sur son front, s’apprêtait, les instructions du Haut Commandement en main, à la recevoir en chevalier qui fut toujours sans peur et sans reproche.

Le 14 juillet 1918, l’Alsace frémissante déjà prêtait l’oreille : vivant dans l’atmosphère délétère que créait l’Allemagne autour des terres qu’elle occupait, elle n’espérait que contre toute espérance. Les drapeaux tricolores encore découpés ou enfouis dans les armoires frémissaient dans leurs cachettes.

À Paris ils sortirent en cette journée de fête nationale que la suite des événements devait rendre pour tous les témoins inoubliable, tant la confiance s’y fit éclatante. À minuit, le ciel, vers l’Est, s’éclaira de mille lueurs. Un grondement continu s’entendait que seul le battement de nos cœurs eût pu nous empêcher, à certaines minutes, de percevoir. À mon retour au Grand Quartier général, j’appris que la victoire s’annonçait Gouraud, averti, avait su, à la perfection, appliquer, à l’heure précise, le plan du général en chef Pétain : son artillerie prévenant l’attaque, tout d’abord, l’avait en partie déconcertée et la manœuvre, qui restera célèbre sous le nom de manœuvre du 15 juillet, avait créé devant l’ennemi ce formidable piège où la Bête se précipita pour y sombrer. À neuf heures du matin, le 15, vingt divisions allemandes, écrasées, semaient de leurs débris les monts et la plaine, et la victoire en chantant nous ouvrait la carrière.

À Metz, à Strasbourg, on ne sut rien. Le mensonge allemand se surpassait lui-même : c’était la « manœuvre morale, » la stratégique ayant échoué. On proclama que tout dans l’événement était victoire pour l’Allemagne.

L’Alsacien est trop fin et le Lorrain trop entraîné au bon sens pour que de si audacieuses fantasmagories, cette fois, lui fissent illusion. On eut, en Alsace-Lorraine, le sentiment très net que l’Allemand venait de subir une défaite peut-être irrémédiable et que Dieu faisait décidément sentir son bras. Mieux que nous peut-être, plus tôt que nous, ceux qui surent (et par de mystérieux courants, la vérité pénétrait), mesurèrent les conséquences. Un jeune Alsacien, soldat de cette même armée qui, le 15, était écrasée par Gouraud, me disait d’une voix qui frémissait encore de joie rétrospective, avec quelle secrète allégresse il avait vu refluer vers les batteries qu’il servait les derniers restes des divisions écrasées. « Un de mes camarades allemands qui me savait Alsacien me dit : « Cette fois, X…, tu vas redevenir Français. » Si l’on ne voyait pas si clair à l’arrière, le canon de Debeney et celui de Rawlinson en août acheva d’édifier. L’Alsace-Lorraine attendait maintenant dans une fièvre où l’espoir l’emportait sur le doute.

« Nous vous attendions depuis quarante-huit ans, me disait avec un rire heureux un brave homme de curé alsacien, mais nous ne vous attendions plus qu’au printemps prochain ! » Depuis tant d’années, l’Alsace-Lorraine contemplait avec terreur la colossale puissance militaire de l’Empire, qu’elle ne pouvait s’imaginer que celle-ci croulât en si peu de semaines. Sur l’issue finale aucun doute ne subsistait ; les Allemands ne se ressaisiraient pas ; mais il faudrait encore que les Alliés fissent rude et longue campagne, sur la Meuse, sur la Moselle, sur la Sarre, sur le Rhin, et que deviendrait, — la bataille portée sur le territoire d’Alsace-Lorraine, — la malheureuse province ? Devrait-elle payer de sa ruine le retour à la Mère Patrie ? Légitimement, plus d’un Alsacien en frémissait d’inquiétude, d’effroi. La réunion à la France allait-elle être précédée de cette épouvantable épreuve ; ces terres allaient-elles retrouver dans le sang et le feu leur rôle éternel de marches, provinces destinées à être trois fois par siècle foulées, meurtries, bouleversées ? Le formidable assaut donné par le monde civilisé, enfin victorieux, à l’Empire infernal, n’était-ce pas le « glacis d’Empire » dont Bismarck avait parlé qui, fatalement, en supporterait le choc ? Déjà les Allemands, satisfaits de faire payer à des Alsaciens, à des Lorrains, d’avance, la peine de la défaite en France, affectant d’ailleurs l’humanité sans pouvoir dissimuler un rictus de joie mauvaise, prescrivaient l’évacuation subite et au besoin brutale des communes messines, des villages de la Seille, d’une part, et, d’autre part, de Mulhouse, de Colmar, de toute la Haute-Alsace. L’évacuation commençait en Lorraine ; elle était imminente en Alsace. Ainsi, avant même que le feu les vînt ruiner, les demeures d’Alsace-Lorraine allaient être livrées, vides de leurs habitants, à la soldatesque impériale, tandis que le lamentable exode s’organiserait de toute une population vers l’Allemagne.

Des patriotes déjà, le cœur ferme et l’âme pleine de feu, disaient que ce ne serait jamais payer de trop de maux la victoire qui les referait Français ; mais devant l’épreuve menaçante, — celle qui, suivant le mot atroce de Guillaume II, ne rendrait à la France l’Alsace-Lorraine que « chauve, » — le pays dans l’angoisse demandait au ciel un nouveau miracle.

Et voici que le miracle se faisait. « Or, Jéricho était, dit l’Écriture, fermée et fortifiée dans la crainte des enfants d’Israël et nul n’osait sortir ou entrer… Et lorsque, au septième jour, les prêtres sonnaient de la trompette, Josué dit à tout Israël : Poussez de grands cris, car le Seigneur vous a livré la ville… Tout le peuple donc poussant de grands cris et les trompettes sonnant, quand la voix et le son eurent retenti aux oreilles de la multitude, les murs soudain s’écroulèrent, chacun monta par le lieu qui était vis-à-vis de lui et ils prirent la ville. » (Josué, ch. VI.)

Sept fois Foch avait fait au loin retentir ses trompettes. Le septième jour, les murs de Jéricho s’écroulaient et « chacun montait par le lieu qui était vis-à-vis de lui. » Le 11 novembre, l’Allemagne, vaincue en France sur vingt champs de bataille en quatre mois, voyant son armée sur le point d’être encerclée par l’attaque attendue du général Mangin en Lorraine, minée d’ailleurs par la révolution que, dix-huit mois avant, elle avait traîtreusement déchaînée sur la Russie, et vraiment marquée pour sa perte par le doigt de Dieu, signait, sans plus combattre, la honteuse capitulation qui, sanctionnant non seulement nos dernières victoires, mais quatre ans et quatre mois d’un admirable effort, consentait, entre autres choses, à l’occupation par la France, à bref délai, de l’Alsace-Lorraine miraculeusement épargnée.

LA GRANDE AURORE

L’armistice avait été signé le 11, à six heures. La nouvelle s’en répandit comme une traînée de poudre et avant que midi sonnât, le monde presque tout entier en était averti. Une longue acclamation s’élevait de la terre vers le ciel.

L’Alsace-Lorraine était si soigneusement murée depuis des années du côté de la France et, s’il s’agissait des dépêches d’Europe, du côté de l’Allemagne, que nul pays n’était moins préparé à recevoir de sang-froid cette étonnante nouvelle. « Les habitants, écrira un soldat le 19 novembre, disent qu’ils ne savaient rien du recul des Boches, et même il y a un mois, on leur avait dit ainsi qu’à la troupe qu’on avait assassiné Poincaré et Clemenceau, et que nous avions refusé de marcher. Ils ont même fait sonner les cloches. »

J’ai dit ce qu’il en était. Sauf quelques privilégiés, qui en dépit de toutes les précautions de la police, étaient arrivés depuis deux mois à se procurer les feuilles de France, le pays était dans une ignorance presque totale des événements qui se déroulaient depuis juillet. À travers les mensonges allemands, on devinait bien que les affaires du Boche n’allaient pas bien ; à lire son communiqué même sur la carte, on constatait que partout il reculait ; enfin, les pressantes requêtes du nouveau gouvernement « impérial et démocratique » adressées au Président Wilson depuis quatre semaines faisaient soupçonner que la machine se détraquait. Mais qu’on dût voir les Français apparaître en Alsace et en Lorraine avant Noël ou même avant Pâques, bien peu le pensaient. Et soudain on apprenait qu’ils seraient là, sans qu’aucun coup de fusil fût désormais tiré, avant une semaine !

Il y eut un mouvement de stupeur folle comme devant un miracle prodigieux, — une de ces visions de Dieu que connurent des saints et auxquelles d’abord ils refusaient de croire. Et puis un grondement sourd de joie, quelque chose d’indescriptible : des âmes tenues courbées sous un joug de fer et qui soudain non seulement se redressent, mais s’envolent.

Telle était cependant l’ankylose infligée par le carcan aux esprits et aux cœurs que, dans son bonheur, l’Alsace-Lorraine tourbillonna d’abord comme éperdue. Devant elle se déroulaient, en attendant les grands spectacles, d’étranges scènes, plus imprévues peut-être que le retour des Français même, dans tous les temps espéré : l’armée allemande, cette armée allemande qu’ils avaient vue depuis quarante-huit ans compacte comme une masse d’acier bien trempé, cette armée allemande redoutable en tous les temps par sa discipline de fer et la pratique du respect hiérarchique, se dissolvait dans la sédition. On peut dire que pendant sept jours, — assez exactement du 6 au 13 novembre, — un vent de folie passa à travers l’Empire ; dans la hâte que venaient de mettre à signer une capitulation si complète les plénipotentiaires de Berlin, il y avait le sentiment très net que tout s’écroulait derrière eux et qu’ils n’avaient pas un instant à perdre. L’Alsace-Lorraine assistait, stupéfaite, à cet écroulement. Dans les rues, aux portes des casernes, des soldats abordaient brusquement des officiers, leur arrachaient les insignes du commandement sans que les victimes de ces agressions inouïes, la veille encore si férus de leur autorité et l’exerçant avec une si grande arrogance, opposassent la moindre résistance. Alors les soldats se répandaient dans les cités en criant : « Vive la liberté ! Vive la révolution ! » et, entraînant quelques ouvriers allemands, formaient avec eux un Conseil d’ouvriers et de soldats (Arbeiter und Soldatenrath) qui, avec plus de timidité, à la vérité, que les Soviets russes, déclarait se saisir de toute autorité militaire et civile, s’installait ici à la mairie en dépossédant le Conseil municipal, là à quelque palais gouvernemental, — siège d’un général ou d’un préfet, — on il tentait de s’ériger en gouvernement local. Le drapeau impérial abattu, ces gens érigeaient sur les monuments usurpés le drapeau rouge de la révolution. D’ailleurs révolutionnaires à la mode germanique, qui est aux antipodes de la slave, ils prenaient aussitôt des arrêtés destinés à créer l’ordre là même où ils incarnaient le désordre et déjà faisaient défense, — l’éternel Verboten, — à quiconque, sauf à eux, de piller. Reconnaissant en ces singuliers révolutionnaires des frères bâtards, mais des frères quand même et élevés par la même mère, les hauts fonctionnaires prussiens, comme les officiers, s’inclinaient devant cette situation qui paraissait plus monstrueuse à la population qu’à eux-mêmes ; et, s’accommodant par de secrets concordats avec les rouges, les hommes de l’aigle noir restaient en place, — tout en se faisant petits.

Telles furent les scènes dont Metz, Château-Salins, Haguenau, Strasbourg, Colmar, Mulhouse et autres cités, furent le théâtre. Les habitants se demandaient avec une nouvelle terreur où l’on allait : le joug du despotisme prussien ne se brisait-il que pour qu’ils fussent livrés à des bandes qui, le précédent russe remplissant les esprits, pouvaient soudain plonger le pays dans une anarchie peut-être sanglante ? Et, le 11, on apprenait que l’armistice, par son article 2, prescrivait l’occupation à bref délai de l’Alsace-Lorraine par l’armée française. Les circonstances étaient telles que cette armée allait être deux fois libératrice : ayant brisé le joug de l’Empire, elle allait étouffer par sa seule venue les ferments de la Révolution et apporter ainsi (jamais la formule ne fut plus exacte) l’Ordre avec la Liberté : jamais, dans l’histoire du monde et par le seul fait des combinaisons du Destin, nos soldats n’étaient apparus avec un caractère plus accusé d’insignes bienfaiteurs.

Ils allaient paraître.

C’était le mot qui courait. Quand ? Dès le 12, on croyait les voir arriver. Déjà les troupes allemandes du front prochain refluaient, en retraite et, en dépit du calme qu’eût pu leur rendre l’armistice, presque en déroute. Du bassin de Briey, de la Woëvre, des lignes de Lorraine, elles refluaient sur le pays messin et la région des étangs, en marche vers la Sarre ; des cols des Vosges, elles descendaient sur Saverne, sur Schirmeck, sur Sainte-Marie-aux-Mines ; de Munster, où quatre ans avant les Français les avaient déjà rejetées, elles gagnaient Colmar et, des limites du Sundgau, depuis 1914 reconquis, Mulhouse en route pour le Rhin. Ce n’était plus cette belle armée allemande que, même dans la retraite, on ne s’imaginait pas, depuis un demi-siècle, capable de débandade. Après cette longue et dure guerre terminée par une éclatante défaite, le physique et le moral étaient, — momentanément, — au plus bas. Depuis l’effroyable déroute qui avait suivi Iéna et Auerstædt, à aucun moment, soldats prussiens n’avaient paru si pitoyables. Je m’en rapporte, pour plus de sûreté, à un Allemand qui les allait voir arriver à Mayence quelques jours après. « Hélas ! écrit ce témoin, ils reviennent fatigués, misérables, fourbus. La belle armée d’Hindenburg, qu’est-elle devenue ? Foch l’a mise en pièces en moins de trois mois ! » Mais là où un Mayençais s’apitoie, l’Alsacien, le Lorrain, tremblants de joie, se gaussent. Cette armée en désordre, qui sème de ses munitions les routes parcourues, c’est la preuve enfin éclatante de la défaite allemande, de la victoire française. Comme elle était « belle » en effet, — dans l’acception qu’un Allemand peut donner au mot, — cette armée allemande ! On se rappelle à Metz, à Strasbourg, les grandes parades d’antan, quand l’empereur Guillaume, le casque à aigle d’or sur la tête, le bâton de maréchal en main, passait sur un front impeccable. Et depuis, en a-t-on vu passer, en route pour le front de France, de ces splendides bataillons, formidables et implacables, que nui ne semblait devoir rompre ! Qu’ils devaient être forts, ces Français qui les avaient rompus !

Comme les soldats des garnisons quelques jours auparavant, ils montraient une indiscipline, à la vérité triste et hargneuse, accusaient leurs officiers, acclamaient la paix, — cependant honteuse, — que Foch leur imposait et la liberté qu’ils n’apercevaient point, comme l’Alsace-Lorraine, souriante et sereine, mais pleine de trouble et génératrice de discorde. « Une cohue ! me dit un Alsacien. Les hommes assaillaient des camions, des fourgons. L’évacuation se faisait sans aucun ordre. Ils se précipitaient vers le Rhin comme s’ils eussent voulu le mettre un quart d’heure plus tôt entre eux et les Français qui, disaient-ils, étaient « sur leurs talons. »

On pense dans quel état d’esprit et d’âme étaient les habitants ! Avant que de savourer les joies de l’amour, la Providence leur permettait de goûter celles de la vengeance et la satisfaction de leurs plus légitimes rancunes. L’événement comblait leurs vœux au delà des espérances les plus audacieuses d’antan.

Déjà et sans attendre que les armées allemandes, qui défilèrent ainsi jusqu’au 16, eussent évacué le territoire, l’Alsace-Lorraine étalait sa joie. Il régnait dans la province une fièvre intense. Intense, elle devait l’être, car tout se réunissait à cette heure pour la surexciter. Avec l’armée allemande repassant en déroute dans ces rues foulées depuis quarante-huit ans par elle avec tant d’orgueil, ils voyaient s’écrouler l’odieuse administration prussienne. Dès le 11, la deuxième chambre du Landtag d’Alsace-Lorraine s’était érigée en Assemblée nationale et avait élu une sorte de comité exécutif où tous les groupes étaient représentés : le libéral avec M. Burger, le catholique avec M. Heinrich, le socialiste avec MM. Imbs et Peirotes, le lorrain avec M. Jung, tandis qu’un instant M. Ricklin cumulait la présidence de l’Assemblée avec des fonctions quasi ministérielles ; ce comité, proclamait l’Assemblée en une déclaration de style quelque peu incertain (le statthalter était encore dans le palais voisin), avait comme unique tâche de maintenir l’ordre public et d’expédier les affaires « jusqu’à ce que notre situation soit définitivement éclaircie. »

Mais, ainsi qu’il arrive dans ces périodes de révolution, la population débordant ses timides représentants, estimait, elle, que la situation était parfaitement « éclaircie : » on allait redevenir Français. Elle laissait, sans paraître le moins du monde s’en soucier, l’Assemblée réclamer le 13 au « chancelier de l’Empire » (mais qui donc était chancelier ?) l’élargissement de tous les Alsaciens-Lorrains détenus. L’Alsace-Lorraine, elle, ne demandait rien aux Allemands, — que de vider les lieux. En vain ceux-ci, essayant de jouer leur dernière carte, faisaient-ils campagne, appuyés par quelques Alsaciens nettement compromis, en faveur d’une autonomie qui ferait de l’Alsace-Lorraine une petite Belgique ; en vain, pour entraver l’élan déjà sensible du peuple vers la France, représentait-on aux catholiques comme aux protestants que celle-ci allait apporter, avec la séparation de l’Église et de l’État, la suppression du budget des cultes, « l’école sans Dieu, la déchristianisation et la corruption des mœurs, » aux ouvriers que leurs retraites seraient compromises, peut-être perdues, et les lois ouvrières réduites à néant, aux industriels que leurs affaires, toutes orientées vers l’Allemagne, étaient guettées par la ruine. Des curés répondaient par de beaux haussements d’épaules à ces suggestions, ouvriers et industriels y paraissaient insensibles. On aspirait à la liberté française, — sans chercher ce qu’il en serait, — et surtout on ricanait devant les appels à cet autonomisme, que, quelques semaines auparavant, les Allemands condamnaient au silence sous menace de déportation et que maintenant ils prônaient dans un langage qui puait, comme tout ce qui émanait d’eux, l’imposture et l’hypocrisie. Quant au plébiscite, — la « dernière position, » — des Alsaciens disaient tout haut : « Ils vont l’avoir, le plébiscite ! »

Strasbourg n’avait pas attendu l’armistice pour entrer en ébullition. Si près de Kehl, la grande ville avait été plus et mieux instruite que le reste du pays de la déconfiture allemande qui, dès les premières heures de novembre, s’affirmait. Dès le 7, l’agitation y avait été grande : les cocardes tricolores commencèrent à paraître à certaines boutonnières, dès le 8, sous l’œil consterné des policiers qui, mieux informés encore que qui que ce fût, renonçaient à sévir, sachant ce qu’un prochain avenir leur pouvait réserver. Les étudiants alsaciens avaient aussitôt couru s’assembler aux pieds de Kléber. Devant le monument où, sous la statue de bronze, repose le corps du héros d’Héliopolis, pendant quarante-quatre ans, des générations d’étudiants étaient venues, muette mais imposante manifestation, une fois par an défiler sans un cri ; mais depuis quatre ans, ce pèlerinage silencieux même leur était interdit. La jeunesse, le 8, se rua vers la statue : elle fut escaladée, parée des couleurs tricolores et d’une couronne de laurier ; des tribuns improvisés haranguèrent les camarades ; un cortège se forma qui, drapeaux tricolores en tête et, — en ce Strasbourg où la veille encore défense était faite, sous peine de prison, de parler français, — aux cris de « Vive la France ! » la jeunesse alla casser les vitres de la maison où résidait encore le prince Joachim de Hohenzollern, dernier fils de l’Empereur. C’était l’heure où, prêt à signer la capitulation, Erzberger arrivait avec sa troupe devant Foch. On pense si l’agitation n’ayant pas cessé du 9 au 11, elle augmenta le 12, le 13. Le Conseil des ouvriers et soldats faisait en vain promener le drapeau rouge ; ce n’était pas ce drapeau-là qui, pour les Strasbourgeois, devait remplacer l’autre, c’était « le Tricolore, » et il sortait de tous les trous, malgré les avertissements de prudentes personnes qui estimaient que la jeunesse allait un peu vite en besogne.

Cependant, ce frisson précurseur qui, à Strasbourg, avait jeté la jeunesse aux pieds de Kléber, agitait Metz aussi. Strasbourg est une ville ardente et violente ; on comprend que l’Hymne à l’armée du Rhin, — devenu la Marseillaise, — en ait jailli, brûlant, un soir, comme la lave tout naturellement jaillit du volcan. Metz, que les observateurs superficiels tiennent seuls pour froide, est une ville religieuse et grave, chez laquelle le sentiment est profond et l’émotion d’autant plus contenue qu’on la sent plus intense. Dans les journées qui précédèrent et suivirent les conclusions de l’armistice, il y eut, de l’Esplanade, où Ney attendait, à la place d’armes, où Fabert semblait frémir, un long mouvement sans un cri : les gens se rencontraient qui se serraient silencieusement la main et parfois s’embrassaient. Le Conseil municipal avait envoyé à Strasbourg le premier adjoint, M. Jung, député à la deuxième Chambre, et l’on attendait le retour de ce patriote. Mais on allait au tombeau de Dupont des Loges, au cimetière de Chambrière pour dire aux morts : « Ils vont arriver ! » Cependant, le Conseil des ouvriers et soldats qui s’était emparé du palais du Gouvernement, promenait, là aussi, ses drapeaux rouges au milieu d’une indifférence teintée d’un peu d’inquiétude. On aspirait à voir arriver les troupes : des émissaires partirent pour le quartier général du général Mangin établi à Champigneulle, et pour Nancy où l’on se voulait informer. Lorsque j’arrivai moi-même à Champigneulle, le général recevait cette première mission de Metz toutes portes closes, — ce qui n’allait pas sans causer une sorte d’émotion sacrée.

L’intérêt prodigieux de ce moment historique s’avivait de tout ce que le mystère développe d’émotion : car, au fait, si l’Alsace-Lorraine se demandait quand, où, comment, nos troupes entreraient, de Nancy à Remiremont, — si près des frères qui nous tendaient les bras, on en était encore à ignorer, sinon dans quels sentiments ils vivaient, du moins quel en était l’exact degré. Songeons qu’en ces journées des 12, 13, 14, le double mur qui depuis quatre ans nous séparait de la région du Rhin, à peine s’écroulait : les armées allemandes abandonnaient leurs lignes ; mais, outre qu’elles laissaient entre la France et l’Alsace-Lorraine de terribles coupures, il était formellement interdit de les franchir de part ni d’autre ; notre ligne à nous restait bien gardée, et c’était miracle que quelques Alsaciens ou Lorrains audacieux fussent, malgré tout, parvenus à la passer. Mais ils étaient trop impatients d’embrasser des Français, de mêler leur joie à la nôtre, — et subsidiairement, me confia l’un d’eux, de rapporter là-bas des stocks de drapeaux, — pour que, de Metz comme de Strasbourg, quelques-uns, en ce temps de miracle, n’eussent réalisé ce tour de force.

Dès le 15, certains apparurent, interrogeant et interrogés avec la même avidité et dans un état d’exaltation communicatif. Quels bruits de bocks dans les brasseries de Nancy où nous les rencontrâmes ! Quels propos pleins d’ivresse ! Ils révélaient le calvaire de leur pays en ces quatre années, la débandade des Boches en retraite, la joie intense des habitants, la fièvre avec laquelle ils se préparaient à nous recevoir ; ils demandaient aussi qu’on se hâtât parce que, les reîtres partis, les rouges menaçaient de s’emparer des cités. Ces propos déjà couraient notre province lorraine et y surexcitaient l’émotion. Je garde de mes quatre traversées de Nancy du 14 au 18 l’impression que, sous les drapeaux frissonnant aux fenêtres, les pavés de la capitale lorraine et jusqu’à ceux de la paisible place Stanislas frémissaient. Dès le 11, une retraite aux flambeaux monstre avait crié la joie de la grande ville de l’Est et de l’armée Mangin, et, depuis cette soirée historique, les sentiments ne cessaient de s’exalter. Quel forum agité que tel restaurant de Nancy, de 7 à 9 heures du soir, en ces moments sans précédents !

De Metz à Mulhouse, l’agitation, cependant, grandissait. On peut dire que la journée du 16 fut en Alsace-Lorraine une vigile étonnante : les nerfs étaient tendus à craquer. L’armistice autorisait nos troupes à franchir « le 17 à 0 heure » les lignes allemandes entre Nancy et Metz, entre Lunéville et Château-Salins, les sommets des Vosges, du col de Saverne au col du Bonhomme et, de la région de Munster à celle de Dannemarie, la ligne qui couvrait Colmar et Mulhouse, « On les attend avec des battements de cœur, — à faire mal. Et c’est si boni » écrit un Colmarien.

On en avait fini avec les Boches !

Les derniers avaient, — tout au moins dans la première zone que les Français allaient occuper, — vidé les lieux le 15 au soir. Mais dès ce jour-là, tandis que les soldats d’Allemagne s’éloignaient et que ceux de France approchaient, soudain on vit apparaître venant des ponts du Rhin, nouvel aliment à la surexcitation, une pitoyable, une tragique armée ; c’était celle des prisonniers de guerre brusquement congédiés par les Allemands « en exécution de l’armistice, » en réalité jetés hors des lignes allemandes avec une brutalité persistante, gens déjà épuisés par des années d’une douloureuse captivité, mais qui, par surcroît, deux jours auparavant, renvoyés sans nourriture, affluaient en bandes énormes dans le plus lamentable état. Ils étaient des milliers, appartenant à cinq ou six nations de l’Entente, mais en énorme majorité Français. Le cortège de ces malheureux eût tenté notre Callot, car dans leurs vêtements de fortune, faits de bric et de broc, depuis la tenue (qui déjà nous paraissait étrangement archaïque) des soldats de Charleroi et de Morhange, pantalon et képi rouges, capotes de drap bleu sombre, jusqu’au bleu horizon lavé par les pluies, en passant par l’étrange « uniforme » de 1915, les complets de velours multicolores, dans leurs accoutrements souvent composites et beaucoup en haillons, ils semblaient bien des « gueux. » Ce qui dominait (on sait ce que nous coûtèrent en prisonniers les premiers mois de guerre), c’était le pantalon rouge, et rien ne pouvait plus que cette circonstance, — le pantalon rouge étant pour eux manière de drapeau national, — achever de surexciter la tendresse apitoyée des Alsaciens et des Lorrains. Ils attendaient, pour le 17, et à l’Ouest, les soldats de France, et voici que, de l’Est, leur en arrivaient, dès le 15, des légions, soldats misérables et guenilleux, mais d’ailleurs pas geignards et qui déjà, en vrais Celtes, plaisantaient leurs misères et raillaient leurs haillons. Ce fut une première levée des cœurs, magnifique. « J’ai vu, me disait un Strasbourgeois, une colonne de trois mille prisonniers entrer dans les faubourgs, du côté de Kehl où ils avaient passé le Rhin. Après cinq cents pas, ils n’étaient déjà plus la moitié ; après mille, il n’y en avait pour ainsi dire plus : à peine s’ils arrivèrent cent sur la place Kléber ; chaque Alsacien en avait un, deux ou trois ; les pauvres, comme les riches, les avaient emmenés chez eux pour partager avec ces pauvres braves gens la maigre pitance de la table et leur donner un lit. » Et pendant des jours, l’exode des prisonniers continuant, partout à Huningue, à Mulhouse, à Neuf-Brisach, à Colmar, à Erstein, à Strasbourg, à Haguenau, à Wissembourg, ils furent ainsi hébergés ; nos troupes, arrivant après le 16, allaient, — je vis cette rencontre pathétique, — croiser bien des jours encore les camarades en colonnes ou plus généralement les trouver installés chez l’habitant bénévole et attendri. L’Alsace avait fait cet autre miracle, de fêter, de choyer, de bercer de son amour des Français avant que « les Français » ne fussent entrés.

Mais tout de même cette joie attendue, — si déjà elle éclatait, — restait en général au fond des cœurs et parfois ne se dépensait que dans le secret des foyers. Elle était universelle, profonde, mais on ne se déshabitue point en six jours de quarante-huit ans de contrainte, de quatre ans d’atroce compression. Chacun cependant en son particulier préparait « l’entrée ; » le père, un soir, montait au grenier, en descendait solennellement un morceau d’étoffe bleue ; le morceau rouge était tiré d’un placard par la mère : une serviette fournirait le blanc. Sans qu’on se fût donné le mot, dans une seule petite ville de mille feux, mille ménagères cousaient à la même heure les pièces d’un drapeau tricolore. Parfois c’était inutile. « Le mien était prêt depuis juillet, » me dit fièrement un brave homme, et un autre : « Depuis Verdun ! » — ce qui est caractéristique. Parfois même, le très vieux drapeau, échappé, Dieu sait au prix de quelles transes, aux perquisitions, était tiré de sa cachette, déterré parfois de son trou, dévoilé devant la famille au milieu d’une émotion qui mettait le sang au visage ou les larmes aux yeux. « Voici le tricolore. Le grand-père l’avait caché. Il l’avait dit au père avant de mourir. Le voici ! » et chacun de pleurer et de crier : « Vive la France ! » Ce récit-là, je l’ai entendu, — et lu, — cent fois. On avait d’ailleurs les drapeaux alsaciens, le rouge et blanc : « Chaque fois qu’on le mettait, — pour le Guillaume ou, depuis cette guerre, pour leurs victoires, en gémissant, — on se disait : « Quand est-ce qu’on y ajoutera le bleu ? » Mais où trouver de l’étamine bleue en ces temps de pénurie ? On se mit à teindre, chacun chez soi, les serviettes de table et de toilette, des morceaux des draps de lit. Il se trouva que dans certaines villes, encore occupées par le soldat boche, le ruisseau fut, au matin, tout bleu. « Et le Boche aussi, » ajoutait en riant un Mulhousien devant moi. Mais se contentera-t-on d’un seul drapeau ? il en faut dix, vingt à chaque logis, et des guirlandes et des banderoles tricolores ; on teignit en rouge, en bleu ce qui restait de linge de table ou de literie ; on découpa ; on tressa ; on cousit ; c’était « une fièvre de tricolore ; » on se grisait à assembler ces morceaux de drapeaux ; on eût dit que c’étaient les cœurs d’Alsace et de Lorraine que, avec les pièces du drapeau, on rattachait du même geste aux cœurs de la France.

C’était encore manière de drapeau que ces costumes alsaciens et Lorrains, arborés dans les cérémonies. Beaucoup de jupons verts, ponceau, bleus, roses ou bruns, de tabliers à fleurs, de fichus à ramages, de bonnets de linon à cocarde, — s’il s’agissait de la Lorraine, — de nœuds noirs, rouges ou chamarrés, — s’il s’agissait de l’Alsace, — attendaient depuis bien des années le grand jour. Mais maintenant que ce grand jour approchait, chaque jeune fille, chaque jeune femme voulait le sien. Il fallait que l’Alsace-Lorraine apparût aux Français vainqueurs et libérateurs dans l’uniforme où ceux-ci s’attendaient à la voir, — ce costume, légendaire pour la plupart de ceux qui allaient entrer, connus d’eux par les seuls dessins, photographies ou chromos, ou aperçu un jour sur le dos d’une Alsacienne, plus ou moins authentique, au cours d’une cérémonie patriotique. Oui, il fallait que la France retrouvât, même par ses atours, l’Alsace qu’elle attendait. Mais on n’avait que trois jours, quarante-huit heures. « Ces petites furent impitoyables pour nos tentures, nos rideaux, nos édredons, me disait en souriant une mère ; on éventrait les édredons rouges ; on taillait des nœuds dans toutes les robes de soie noire des grand’mères. C’était une folie. » Et, le 16, les costumes étaient prêts, l’Alsace sous les armes. Cependant, le brave curé ouvrait lui aussi son placard et, rejetant la redingote étriquée du Geistlich, reprenait la grosse soutane de drap noir la douillette ouatée, le rabat qu’en manière de revanche il eût voulu plus large, ample comme un drapeau reconquis. Des vétérans prenaient d’une main tremblante dans la cassette une pièce de ruban vert et noir, s’y taillaient une décoration énorme et, dans le désir de s’en parer plus encore, s’en confectionnaient une cravate criarde, mais touchante.

Des maires, des adjoints, allaient rechercher dans une armoire les écharpes de maille de soie tricolore au blanc jauni au bleu passé, au rouge atténué qui avaient été « celles du grand-père, » maire « d’avant 1870, » et parfois bien plus anciennement sous le « bon roi Louis Philippe, » sous « l’Empereur Premier. » Les pompiers jetaient avec mépris la coiffure allemande pour reprendre le vieux casque de cuivre du temps de Napoléon III et les étudiants la casquette des universités allemandes pour arborer un béret de velours « à la mode de Nancy. » On peut dire que soudain toute la France ressortait des placards, des caches, des trous. Les enfants se groupaient, encore en secret, car cela commença dès le 11, autour d’un « vieux à barbiche » qui leur apprenait la Marseillaise, paroles et musique, quand les parents n’y suffisaient point. Le « comité des fêtes du retour » de Schillick, faubourg de Strasbourg, se réunissait ainsi déjà depuis des semaines pour combiner des projets d’ornementation et y rapprendre, en sourdine, le chant national. Et tant d’autres !

Dans les petits bourgs, on ne savait si les soldats de France entreraient, s’ils ne laisseraient pas de côté, suivant la grande route, le modeste village. Mais on se satisfaisait personnellement en préparant pavois et costumes. C’était le cher pays de France qu’on faisait déjà renaître en Alsace, et si les Français n’entraient pas le 17, le 18, dans chaque petit bourg, toute la France allait entrer qui partout devait rencontrer sa fille retrouvée sous les couleurs françaises.

Et on l’attendait le cœur battant d’amour et avec un sourire où des larmes étaient en suspens.

Louis Madelin.
À suivre.