Les Merveilles de la science/Les Phares
CHAPITRE PREMIER
L’origine des phares remonte à l’antiquité. Dès que l’art de la navigation commença à prendre quelque importance, on dut se préoccuper des moyens de signaler aux vaisseaux arrivant du large, le voisinage des côtes, ou les écueils qui en rendent les abords difficiles. Ce n’est point, en effet, en pleine mer, ce n’est pas quand on ne voit que le ciel et l’eau, selon l’expression consacrée, que les plus grands dangers menacent le navigateur. Pour lui, les accidents sont à craindre surtout à proximité des terres et à l’entrée des ports. Il importe donc que le marin soit averti, à une assez grande distance, de l’existence d’un promontoire, d’une ligne de récifs, ou d’un banc de sable, sur lesquels il peut aller se briser ou s’échouer, faute d’une indication préalable. Les embouchures des fleuves, les passes qui donnent accès dans certains ports, doivent également être éclairées, pour qu’un navire puisse s’y engager hardiment après la chute du jour, avec le concours d’un pilote du lieu. Il y a enfin nécessité impérieuse à ce que l’entrée du port soit indiquée, de jour et de nuit, par un signal bien visible.
Dans l’antiquité, de simples fanaux signalaient les ports ou les écueils, ce qui s’explique par le peu d’importance que présentait alors la navigation. À cette époque, le Pirée, rade ou port d’Athènes, était pourvu, ainsi que beaucoup d’autres ports de la Grèce, de tours à feu, qui remplissaient le double rôle de bastions défensifs et de guides pour les navigateurs.
Les écrivains de l’antiquité nous ont transmis des renseignements sur les tours à fanaux placées à l’entrée des ports, mais leurs récits sont trop contradictoires pour servir de base à une description sérieuse. Comme il n’existe plus aucun vestige, aucunes ruines de ces petits édifices, on ne peut contrôler l’exactitude des récits des anciens auteurs. Il faut donc avouer que nous ne savons rien, où presque rien, sur les tours à feu dont faisaient usage les Grecs, les Romains, les habitants de la Phénicie, et les autres peuples des bords de la Méditerranée qui se livraient à la navigation.
Selon toute apparence, ces édifices durent être d’abord très-simples : une tour avec un feu au sommet. Pour qu’elles fussent visibles pendant le jour, ces tours étaient bâties en pierres blanches, qui sollicitaient le regard. Le mode d’éclairage était tout primitif ; il consistait en un feu de bois brûlant à l’air libre, et que l’on entretenait constamment. Mais un tel foyer devait souvent s’éteindre par les gros temps, c’est-à-dire au moment où il était le plus nécessaire.
Ces phares, tout imparfaits qu’ils fussent, rendirent d’incontestables services à la navigation.
La première tour à feu dont il soit fait mention dans l’histoire de l’antiquité grecque, est celle dont parle Leschès, poëte qui vivait dans la 30e olympiade. Cette tour que Leschès place au promontoire de Sigée, a été représentée dans la table Iliaque, d’après la description de Leschès. Le savant Montfaucon, dans son grand ouvrage, l’Antiquité expliquée, en a donné, d’après ce document, la figure que nous reproduisons ici.
Mais le plus célèbre et, pour ainsi dire, le prince des phares de l’antiquité, est celui que Ptolémée Philadelphe, roi d’Égypte, fit élever à Pharos, petite île voisine du port d’Alexandrie.
Selon Ammien Marcellin et Tzetzès, ce monument serait l’œuvre de Cléopâtre. Cependant, d’après les témoignages de Strabon, de Pline, de Lucien, d’Eusèbe, de Suidas et de quelques autres historiens, on ne saurait contester à Ptolémée Philadelphe l’honneur d’avoir érigé ce monument célèbre. Montfaucon, dans son Antiquité expliquée, rapporte à ce sujet, une anecdote qui prouve que les architectes égyptiens savaient concilier le soin de leur gloire devant la postérité, avec le respect ou la crainte que leur inspiraient les rois leurs maîtres.
Sostrate de Cnide fut l’architecte du phare d’Alexandrie. Voulant faire passer son nom à la postérité la plus reculée, il employa un ingénieux artifice pour supprimer le nom du souverain qui avait ordonné ce grand travail, et y substituer le sien, qui sans cela eût été complétement éclipsé. Il fit d’abord graver sur la pierre de la tour, en caractères profondément creusés, cette inscription :
Ensuite, il recouvrit cette inscription d’un léger enduit, sur lequel il fit écrire le nom du roi Ptolémée. Au bout de quelques années, l’enduit tomba, comme l’avait prévu Sostrate, et le nom de Ptolémée disparut, laissant à découvert celui de l’astucieux architecte.
On ne sera plus étonné maintenant d’apprendre que les opinions des auteurs anciens diffèrent quant au nom du véritable fondateur de la tour d’Alexandrie !
Quelle est la véritable origine du mot phare ? On a voulu le faire venir du mot grec, φῶς lumière, ou de φἀω, je brille. C’était chercher bien loin une explication toute naturelle. La tour de Ptolémée s’élevait dans l’île de Pharos ; la tour prit le nom de l’île : on l’appela Pharos, et ce mot, devenu plus tard générique, servit à désigner les monuments de ce genre. Il en a été du mot phare comme du mot mausolée, qui, après avoir servi spécialement à désigner le tombeau élevé par Artémise, au roi Mausole, son époux, fut appliqué ensuite à tous les monuments funéraires de quelque importance.
C’est en détournant ce mot de sa première acception, que, dans la langue, encore mal formée de nos premiers écrivains français, on trouve le mot phare pris dans le sens de simple feu.
Grégoire de Tours dit quelque part, qu’un phare de feu vint fondre sur le roi Clovis. Le même historien emploie ailleurs le mot phare comme synonyme d’incendie : « Ils mirent, dit-il, le feu à l’église de Saint-Hilaire, et firent un grand phare. »
Plus tard, on désigna par le même mot les lustres d’église.
Mais arrivons à la description du phare d’Alexandrie.
L’île de Pharos n’était éloignée de la terre d’Égypte que de sept stades (un quart de lieue). Du temps de Strabon, cette île était rattachée au rivage d’Alexandrie par une jetée et un pont. Elle se terminait, du côté de la mer, par un promontoire que battaient incessamment les flots. C’est sur cette pointe de l’île que fut édifiée la tour qui devait signaler aux navigateurs la terre des Pharaons.
On sait que les anciens plaçaient la tour d’Alexandrie parmi les sept merveilles du monde. Elle devait sa célébrité autant à ses dimensions colossales qu’à sa remarquable solidité. D’après Strabon, elle se composait de plusieurs étages. Pline raconte que sa construction coûta huit cents talents. Selon Lucien, elle était de forme carrée, ou polygonale, et de son sommet l’œil pouvait découvrir une étendue de trente lieues en mer.
Edrisi, auteur arabe du xiie siècle, a décrit ce monument, qui était encore debout de son temps. Il nous apprend que toutes les pierres étaient scellées les unes aux autres par du plomb fondu, de sorte que les vagues ne pouvaient rien contre l’ensemble de la construction. L’édifice mesurait, dit Edrisi, cent statures d’homme, chaque taille d’homme étant supposée de trois coudées. À soixante-dix brasses au-dessus du sol, régnait une galerie, prise sur l’épaisseur des murs, de telle façon que le diamètre de la tour se rétrécissait à cet endroit. La diminution continuait, ensuite jusqu’au sommet.
Un escalier intérieur conduisait de la base au sommet du phare. De plus en plus étroit à mesure qu’on s’élevait, l’escalier était percé de fenêtres, pour éclairer les personnes qui s’y aventuraient. Dans la partie inférieure du monument et sous l’escalier même, étaient disposés des logements, destinés sans doute aux hommes de service.
C’est d’après ces données que l’on peut se représenter le célèbre monument égyptien, comme nous l’avons fait dans la figure 265.
Un feu continuel brûlait sur la plate-forme supérieure, et s’apercevait, dit-on, à une distance de cent milles, ce qui équivaut à plus d’une journée de marche des navires de l’antiquité. Pendant le jour, on ne voyait que de la fumée ; mais, le soir venu, le feu ressemblait de loin à une étoile qui serait peu élevée au-dessus de l’horizon.
D’après Montfaucon, cette apparence aurait été fatale à bien des navigateurs, qui, ne reconnaissant pas le phare et croyant faire fausse route, se dirigeaient d’un autre côté, et allaient échouer sur les sables de la Marmarique.
Les auteurs arabes ont débité beaucoup de fables sur le phare d’Alexandrie. C’est d’après ces auteurs que Martin Crusius a prétendu qu’Alexandre le Grand aurait fait placer au sommet de cette tour un miroir tellement puissant et merveilleux qu’il montrait les flottes ennemies à cent lieues de distance. Martin Crusius ajoute qu’après la mort d’Alexandre, ce miroir fut brisé par un Grec, nommé Sodore, qui choisit, pour accomplir cet exploit, le moment du sommeil des soldats commis à la garde de la tour.
Pour croire à ce récit, il faudrait admettre que le phare égyptien était bâti du temps d’Alexandre, ce qui est inexact.
Tous les phares postérieurs à la tour d’Alexandrie, furent construits sur le même plan. On tenait à honneur d’imiter ce parfait modèle. C’est, du moins, ce qui est bien établi pour le phare d’Ostie, véritable port de l’ancienne Rome.
L’empereur Claude fit élever ce phare à l’embouchure du Tibre, et l’historien Suétone en parle en ces termes :
« Claude fit faire au port d’Ostie une très-haute tour sur le modèle du phare d’Alexandrie, afin que les feux qu’on y faisait pussent guider la nuit les navires qui se trouvaient en mer. »
Cette affirmation est corroborée par un passage d’Hérodien. Cet auteur décrivant les catafalques en usage pour les funérailles des empereurs, s’exprime ainsi :
« Au-dessus du premier carré, il y a un autre étage plus petit, orné de même, et qui a des portes ouvertes ; sur celui-là il y en a un autre, et sur celui-ci encore un autre, c’est-à dire jusqu’à trois ou quatre, dont les plus hauts sont toujours de moindre enceinte que les plus bas ; de sorte que le plus haut est le plus petit de tous. Tout le catafalque est semblable à ces tours qu’on voit dans les ports et qu’on appelle phares, où l’on met des feux pour éclairer les vaisseaux, et leur donner moyen de se retirer en lieu sûr. »
Il ressort de ce passage que, du temps d’Hérodien, les phares se composaient ordinairement de plusieurs étages, d’autant plus étroits qu’ils étaient situés plus haut. On avait ainsi autant de galeries qui permettaient de circuler tout autour de l’édifice, à moins que leur trop peu de largeur ne s’y opposât.
Toutefois, la forme carrée n’était pas la seule adoptée pour les phares, comme pourrait le donner à penser la description d’Hérodien. On en trouve la preuve dans une médaille tirée du cabinet du maréchal d’Estrées, et que Montfaucon a reproduite dans son ouvrage. La figure 266 reproduit l’empreinte de cette médaille. Le phare, comme on le voit, est circulaire et à quatre étages, décroissant en diamètre avec la hauteur.
Une autre médaille, trouvée à Apamée, dans la Bithynie, et qui appartenait, du temps de Montfaucon, à Baudelot de Dairval, nous montre (fig. 267) une tour placée sur un rocher, avec la même forme ronde et la même disposition de galeries[1].
Nous verrons, en outre, tout à l’heure, en parlant des phares de Boulogne et de Douvres, que la forme octogonale était également usitée pour ces sortes de constructions.
Ainsi, aucune forme spéciale n’était affectée aux tours qui servaient de phares chez les anciens.
Outre le phare d’Ostie, dont Suétone nous a conservé le souvenir, l’Italie ancienne en possédait quelques-uns, qui méritent d’être signalés. Nous citerons ceux de Ravenne et de Pouzzoles, mentionnés par Pline, — celui de Messine, situé sur le détroit de ce nom, entre l’Italie et la Sicile, près des rochers, tristement célèbres, de Charybde et de Scylla, — enfin celui de l’île de Capri, où l’empereur Tibère s’était retiré, qui s’écroula dans un tremblement de terre, quelques jours avant la mort de cet empereur.
Nous ne suivrons pas l’exemple des auteurs qui, ayant à traiter de l’histoire des phares, ont cru pouvoir ranger parmi ces édifices la tour Magne de Nîmes. Ce monument colossal, aujourd’hui en ruines, et d’un aspect si pittoresque, couronne une colline verdoyante, qui domine la promenade publique nommée la Fontaine. Mais évidemment la tour Magne n’était pas un phare, puisqu’elle est distante de sept à huit lieues de la mer. On a voulu y voir, d’abord un temple, puis un aerarium, ou tour des vents ; plus tard enfin une trésorerie, c’est-à-dire un monument destiné à conserver, sous la domination romaine, le numéraire de la province ou, selon d’autres, le denier de l’impôt qui frappait, au profit des Romains, les habitants de ces contrées. Aujourd’hui, les antiquaires se rangent à cette opinion que la tour Magne fut un monument élevé par les Romains, en l’honneur des soldats morts pour la patrie, ou selon l’expression latine, un septizonium.
Le mémoire dans lequel le savant antiquaire nîmois, Auguste Pelet, a restitué la véritable destination de la tour Magne, est un des plus beaux que compte l’archéologie moderne, et il a coupé court à des discussions qui divisaient les savants depuis des siècles. Nous devons donc écarter complétement de la question des phares, la vieille tour qui dresse ses imposantes ruines sur la colline de la Fontaine de Nîmes.
Si nous passons de l’Europe à l’Asie, nous trouverons qu’il existait un phare très-remarquable à l’embouchure du fleuve Chrysorrhoas, tributaire du Bosphore de Thrace Denys de Byzance nous en a laissé la description suivante :
« Au sommet de la colline au bas de laquelle coule le Chrysorrhoas, dit cet écrivain, on voit la tour Timée, d’une hauteur extraordinaire, d’où l’on découvre une grande plage de mer, et que l’on a bâtie pour la sûreté de ceux qui naviguaient, en allumant des feux à son sommet pour les guider ; ce qui était d’autant plus nécessaire que l’un et l’autre bord de cette mer est sans ports, et que les ancres ne sauraient prendre sur son fond. Mais les barbares de la côte allumaient d’autres feux aux endroits les plus élevés des bords de la mer, pour tromper les mariniers et profiter de leur naufrage, lorsque se guidant par ces faux signaux ils allaient se briser sur la côte. À présent, ajoute l’auteur, la tour est à demi ruinée, et l’on n’y met plus de fanal. »
Un phare qui, pour remonter un peu moins haut que les précédents, n’en est pas moins un monument de l’antiquité, est celui qui fut élevé sur la côte septentrionale des Gaules. Nous voulons parler de la tour de Boulogne (fig. 268), dont de beaux restes existaient encore au milieu du xviie siècle.
La tour de Boulogne servait à éclairer le détroit qui porte aujourd’hui le nom de Pas-de-Calais. D’après les historiens latins, et particulièrement d’après Suétone, voici dans quelles circonstances la tour de Boulogne aurait été construite.
À la suite d’un semblant d’expédition contre les Bretons (habitants de l’Angleterre actuelle) l’empereur Caligula, pour perpétuer le souvenir de sa victoire imaginaire, résolut d’édifier un monument gigantesque, près de Gessoriacum (Boulogne), lieu ordinaire de l’embarquement des troupes romaines pour la Grande-Bretagne. Il commanda donc à ses soldats de se mettre à l’œuvre ; et bientôt s’éleva sur les falaises qui dominent la ville actuelle de Boulogne, une tour colossale, portant un feu à son sommet. Cette construction ne servit peut-être pas immédiatement pour signaler la côte aux navigateurs, mais on ne tarda guère à lui donner cette destination. C’est ce que prouve une médaille en bronze, du temps de l’empereur Commode, sur laquelle est représentée cette tour, couverte de feux, à côté d’une flotte romaine prête à mettre à la voile.
Tant que dura, dans les Gaules, l’occupation romaine, la tour de Boulogne remplit son office tutélaire. Mais après l’invasion des barbares, elle fut singulièrement négligée. Ce ne fut qu’au commencement du ixe siècle, qu’elle éclaira de nouveau l’entrée du détroit.
En 810, Charlemagne s’était rendu à Boulogne, pour y passer en revue une flotte qu’il rassemblait contre les Normands. Il comprit toute l’importance de cette tour, et comme son sommet s’était effondré, il la fit restaurer. Il ordonna, en même temps, qu’on y entretînt constamment des feux pendant la nuit.
Beaucoup plus tard, c’est-à-dire vers 1540, les Anglais s’étant emparés de Boulogne, flanquèrent le phare de donjons et de créneaux ; de sorte qu’il devint partie intégrante d’une forteresse qui défendait la ville.
Cent ans s’étaient écoulés depuis cette restauration et cette incorporation de la tour d’Ordre à la forteresse de Boulogne, lorsque l’ouvrage tout entier s’écroula, et voici comment.
Les habitants de Boulogne avaient creusé dans la falaise de larges excavations, pour l’exploitation des carrières de pierre qu’elle renfermait. Ils creusèrent tant et si bien, qu’à la fin les flots vinrent battre la base même de la tour, et en miner les fondements. Le résultat était facile à prévoir. En 1640, un premier éboulement se produisit. Il fut suivi, quatre ans après, d’un autre qui compléta la destruction du fort et de la tour.
Les échevins de Boulogne montrèrent dans cette circonstance une négligence impardonnable. Dans l’intervalle des deux chutes, ils ne prirent aucune mesure pour conserver ce qui restait d’un monument si intéressant pour l’histoire. Heureusement on en possédait le dessin, ce qui permit à Montfaucon de le décrire dans son Antiquité expliquée, et de le représenter comme nous l’avons fait plus haut (fig. 268), en s’aidant de quelques renseignements puisés dans le pays.
La tour d’Ordre était de forme octogonale. Selon Bucherius, elle mesurait environ à la base 200 pieds de périmètre, ce qui donne 25 pieds pour chaque côté. Elle se composait de douze parties en retrait les unes sur les autres, mais d’un pied et demi seulement. Les galeries, ainsi formées, étaient donc trop étroites pour qu’on pût s’y promener ; on ne s’y engageait que lorsque l’édifice avait besoin de réparations extérieures. Ce qu’il y avait de curieux, c’est que chaque entablement était pris sur l’épaisseur du mur immédiatement situé au-dessous, de sorte que les fondations devaient avoir une épaisseur considérable. Au sommet était allumé le fanal.
Montfaucon se demande si le feu brûlait en plein air, ou s’il était défendu contre la violence du vent, et il décide que la seconde hypothèse est la seule admissible. Selon lui, le fanal était placé dans une chambre, et n’éclairait qu’à travers les fenêtres ; car, « si on l’avait mis, dit Montfaucon, sur la plus haute surface du phare et en plein air, les tempêtes et les vents qui devaient souffler d’une horrible force dans un lieu si haut, auraient tout emporté. »
L’aspect de l’édifice entier n’était pas sans charmes. Pour satisfaire l’œil, on avait mis quelque variété dans la couleur et la disposition des pierres.
« On voyait d’abord, dit Montfaucon, trois rangs d’une pierre de la côte, qui est de couleur de gris de fer ; ensuite deux lits d’une pierre jaune plus molle, et au-dessus de ceux-là deux lits de brique très-rouge et très-ferme, épaisse de deux doigts, longue d’un peu plus d’un pied, et large de plus d’un demi-pied : la fabrique continuait toujours de même. »
On ne sait pas au juste quelle était la hauteur de la tour de Boulogne. D’après une étude sur ce monument, publiée par M. Egger, dans la Revue archéologique, elle avait 200 pieds de hauteur, c’est-à-dire autant que de circonférence à sa base. M. Egger ajoute pourtant qu’il trouve ce chiffre exagéré, d’autant plus que le phare se dressait sur une falaise déjà élevée de 100 pieds au-dessus du niveau de la mer. Chaque étage était percé d’une ouverture regardant le midi. Dans les premières années du xviie siècle, on pouvait voir encore les trois étages inférieurs formant trois chambres voûtées, mises en communication par un escalier intérieur.
Quelle est l’étymologie du nom Tour d’Ordre donné à la tour de Boulogne ? Il existe une explication assez ingénieuse de ce nom. De Turris ardens (tour ardente), on aurait fait Turris ardans, qui fut, en effet, l’appellation de l’édifice pendant plusieurs siècles. Cette dernière expression, traduite en français, aurait produit la dénomination dont on recherche l’origine.
Montfaucon, d’après les études qu’il put faire sur les lieux, a donné le dessin que nous reproduisons plus haut (fig. 269, page 421), comme représentant les situations respectives du phare, du port et de la ville de Boulogne.
Il suffit de réfléchir un instant pour se convaincre que, vis-à-vis de la tour de Boulogne, il a dû exister autrefois, sur la côte de la Grande-Bretagne, un second phare, destiné à éclairer les vaisseaux qui, venant des Gaules, voulaient entrer dans les fleuves de la Grande-Bretagne, ou débarquer sur cette côte. Le phare de Boulogne ayant été fondé par les Romains, il est à croire que le phare opposé avait été construit par le même peuple, qui avait, d’ailleurs, le plus grand intérêt à l’établir.
Voilà ce que se dit Montfaucon, au siècle dernier, et pour vérifier ses conjectures, le savant bénédictin alla recueillir en Angleterre des renseignements qui confirmèrent son opinion.
Montfaucon trouva sur la côte de Douvres, un édifice effondré, qui lui parut être ce qu’il cherchait. Il faut avouer, toutefois, que la description qu’il donne de ces ruines, n’inspire pas grande confiance. Un vaste amoncellement de pierres, que l’on appelait, en anglais, la goutte de malice du diable, et d’après lequel on dressa, aussi exactement que possible, le plan de l’édifice primitif, voilà l’unique source où le savant antiquaire puisa les détails qu’il nous a transmis sur le phare de Douvres.
D’après la description que donne Montfaucon, la tour de Douvres était à huit pans, comme celle de Boulogne. Elle allait en diminuant de la base au sommet, mais n’offrait point d’étages en retrait les uns sur les autres. Elle avait d’après cela, la forme d’une pyramide tronquée. Le vide intérieur était quadrangulaire, et d’égal diamètre à toutes les hauteurs. La diminution du périmètre intérieur portait donc exclusivement sur les murs, lesquels avaient une épaisseur considérable en bas, mais beaucoup moindre au sommet. Des ouvertures étaient percées, de distance en distance, sur une même ligne verticale.
Ce qui jette une grande obscurité sur l’histoire de cet édifice, c’est qu’on n’a pas la certitude qu’il soit identique avec l’ancien phare romain. Du temps de Montfaucon, bien des gens estimaient que la tour qui avait dû servir de phare à Douvres, à l’époque romaine et du temps de leurs successeurs, était tout simplement une tour carrée, bâtie au milieu du château de Douvres, et qui mesurait 72 pieds de haut. De cette élévation, en effet, on apercevait les côtes de France, et l’on dominait la mer sur une grande étendue.
Ce qui porte à croire que cette tour était un phare, c’est qu’elle était percée de fenêtres rondes sur les trois faces qui regardaient la mer, tandis que le côté tourné vers la terre était dépourvu de fenêtres.
Montfaucon se fonde sur la forme carrée de cette dernière tour pour prétendre qu’elle n’est pas d’origine romaine. Selon lui, elle n’aurait été utilisée, comme phare, qu’après que la tour octogonale fut tombée en ruines, ou bien lorsqu’on eut jugé sa position meilleure pour le but qu’on voulait atteindre.
On voit, en résumé, qu’il reste des doutes sérieux sur la véritable tour romaine de la côte de Douvres. La question ne peut être tranchée avec confiance ni dans un sens ni dans l’autre.
La figure 270 représente, d’après Montfaucon, la tour octogonale de Douvres, que le savant bénédictin considérait comme le phare romain, et au premier plan la tour carrée enclavée dans les fortifications. Comme nous l’avons dit, cette dernière tour, d’après d’autres écrivains, serait le véritable phare de l’antiquité. Le lecteur choisira entre ces deux versions.
Ajoutons qu’au moyen âge, la tour carrée de Douvres fut transformée en église, qui prit la forme d’une croix, par l’adjonction de quelques bâtiments.
Au moyen âge, on donnait le nom de phares à de petites tourelles que l’on élevait dans les cimetières, et dont quelques-unes subsistent encore ; mais personne, à cette époque, ne s’inquiétait de l’éclairage maritime. Il fallut le grand mouvement du xvie siècle pour faire revivre sous ce rapport, comme sous tant d’autres, les saines traditions des anciens dont on s’était si malheureusement écarté.
Un monument qui, au moyen âge, eut une grande célébrité, et qui a beaucoup piqué la curiosité des antiquaires, est la tour de Cordouan, qui s’élevait à l’embouchure de la Gironde, pour éclairer l’entrée, toujours dangereuse, de ce fleuve.
Rien n’est plus mystérieux que l’histoire de la tour de Cordouan. Son nom même est une énigme. On s’accorde à penser que ce nom lui fut donné parce que les négociants d’Espagne, en particulier ceux de la ville de Cordoue, qui venaient charger des vins à Bordeaux, et y importer, en échange, des peaux et des cuirs, demandèrent et finirent par obtenir l’établissement de ce phare à l’entrée de la Gironde. De 1362 à 1370, s’éleva, sur un roc solitaire, situé près de la côte du Médoc, une tour qui, d’après beaucoup d’historiens de la province, n’était pas la première, mais remplaçait un autre édifice, encore plus ancien.
Quoi qu’il en soit, la tour de Cordouan fut bâtie au xive siècle, par les ordres du prince Noir (Edouard prince de Galles), chef de l’armée anglaise, qui occupait alors la Guyenne et régnait en souverain dans ce pays. Haute de 48 pieds, elle se terminait par une plateforme sur laquelle on allumait un feu de bois. Un ermite était chargé d’entretenir ce feu. Il percevait, pour sa peine, un droit sur chaque navire qui entrait dans la Gironde.
Le phare bâti par le prince Noir n’était pas tout à fait solitaire sur son roc. Tout auprès était une chapelle, dédiée à la Vierge. Plusieurs maisons, qui furent construites à la même époque, autour de cette chapelle, finirent par former un petit hameau. C’est là qu’habitaient l’ermite et ses aides, accompagnés sans doute de quelques pêcheurs.
Ajoutons, pour amener cette histoire des phares, depuis l’antiquité jusqu’aux temps modernes, que la république de Gênes fit construire, à l’entrée du port de cette ville, un phare, qui est encore rangé aujourd’hui au nombre des plus beaux. Cet édifice se compose de deux tours superposées, dont la hauteur totale atteint 63 mètres environ. Les deux tours sont établies sur un plan carré ; la première a 9 mètres de côté et la seconde 7 mètres.
CHAPITRE II.
On a vu, dans le précédent chapitre, qu’au point de vue architectural, les phares des anciens n’étaient point inférieurs aux nôtres. On peut même dire qu’ils péchaient quelquefois par trop de magnificence. Mais leur éclairage — le point essentiel dans un phare — laissait beaucoup à désirer. Le moyen âge ne réalisa, sous ce rapport, aucun progrès, et l’on se contenta, jusqu’à la fin du xviie siècle, de suivre les errements du passé.
On employait comme combustibles le bois, la houille, les résines, que l’on faisait brûler, soit à l’air, sur la plate-forme de la tour, soit dans une chambre couverte et percée de fenêtres. On cherchait déjà à diversifier les feux, c’est-à-dire à donner des apparences différentes à la série de feux échelonnés le long des côtes, afin de bien renseigner les navigateurs ; mais les moyens auxquels on avait recours dans ce but étaient tout à fait insuffisants. Tel phare, par exemple, brûlait du charbon de terre ; tel autre, du charbon de bois ; un troisième, du bois. C’était aux marins à prononcer, d’après la différence de l’aspect des flammes, sur la position du fanal en vue. On comprend à combien d’erreurs devait conduire une si vicieuse méthode. En premier lieu, les nuances des feux ne se distinguaient qu’à de petites distances. Elles subissaient, en outre, l’influence des circonstances atmosphériques, au point de se transformer complétement dans certains cas. Ainsi, par un brouillard quelque peu intense, la flamme blanche du bois devenait une lueur rougeâtre, analogue à celle de la houille en combustion. De là de nombreuses et fatales erreurs, que l’on s’explique sans peine.
Le premier perfectionnement qui fut apporté dans l’éclairage des phares, consista à substituer aux divers combustibles employés jusqu’alors, un certain nombre de chandelles groupées ensemble. Ces chandelles étaient placées dans une lanterne garnie de vitres de tous les côtés. Ce progrès, bien faible, était pourtant incontestable, car il soustrayait le fanal aux chances d’extinction par le vent et la pluie.
Vers 1780, une amélioration beaucoup plus importante fut réalisée sur divers points du littoral de la France. On remplaça les chandelles par des lampes à huile, et l’on disposa derrière ces lampes, des réflecteurs en métal bien poli, qui renvoyaient la lumière au large.
Les phares des caps de l’Ailly et de la Hève, ceux des îles de Ré et d’Oléron, furent pourvus de ce système perfectionné d’éclairage. En 1782, ce même système de fanaux fut établi sur la tour de Cordouan, située, comme nous l’avons dit, à l’embouchure de la Gironde. L’appareil d’éclairage ne comptait pas moins de quatre-vingts lampes, munies d’autant de réflecteurs. La plate-forme qui surmontait alors la tour de Cordouan, fut couronnée elle-même d’une coupole vitrée. Le monument de la côte du Médoc présenta alors l’aspect que retrace la figure 271.
L’édifice, comme on le voit, était de forme octogonale. Jusqu’au premier étage, la tour était renforcée par un revêtement extérieur, en pierre. Le tout portait sur un soubassement circulaire. Dans la lanterne vitrée placée au sommet de l’édifice, étaient installées les quatre-vingts lampes à huile, munies de leurs réflecteurs.
Cet éclairage, qui devait être si puissant, en apparence, était pourtant insuffisant, en raison de la très-faible portée de la lumière qui provient de la combustion de l’huile. Pourvues de mèches plates, les lampes donnaient peu de lumière et beaucoup de fumée.
Les navigateurs ayant élevé des plaintes unanimes contre le nouveau système, il fallut en revenir à l’ancien mode d’éclairage, c’est-à-dire à la combustion du charbon de terre.
Peut-être les résultats eussent-ils été moins défavorables, si les réflecteurs eussent présenté une autre forme que la courbure sphérique. Mais ainsi construits, les miroirs ne renvoyaient qu’une faible partie des rayons lumineux, et le phare éclairait encore moins qu’avec les anciens fanaux composés de chandelles.
Les nombreuses réclamations des marins français eurent pour effet de provoquer un examen approfondi de la question. L’ingénieur en chef de la province de Guyenne fut chargé de remédier aux inconvénients du système des réflecteurs métalliques, système qui paraissait, malgré tout, devoir être supérieur à celui dont les marins demandaient le retour. On pensait que des modifications bien entendues apportées à la forme des réflecteurs, permettraient de les conserver.
L’ingénieur en chef de la province de Guyenne, s’appelait Teulère. C’était un homme d’un grand mérite, et il le prouva par le perfectionnement qu’il apporta aux miroirs réfléchissants employés dans les phares.
En 1783, Teulère fit paraître un mémoire très-remarquable, dans lequel il indiquait les principales dispositions qui constituent encore aujourd’hui nos appareils dits photophores. Depuis l’apparition du mémoire de Teulère, on n’a presque rien changé à la combinaison proposée par l’ingénieur bordelais : on a donc le droit d’affirmer qu’il est le véritable inventeur de ce système.
Teulère changea la courbure des réflecteurs. Au lieu de la forme sphérique, il leur donna la forme parabolique. La lampe étant placée au foyer du miroir, tous les rayons lumineux étaient réfléchis parallèlement à l’axe de ce miroir. Le cylindre de lumière ainsi formé, était dirigé vers tous les points de l’horizon, au moyen de rouages d’horlogerie, qui imprimaient à l’appareil un mouvement de rotation continu.
Ainsi furent créés par l’ingénieur de Bordeaux, les phares à éclipses.
Pour augmenter, quand on le voulait, l’étendue de la zone éclairée, Teulère plaça à côté les uns des autres, et sur une même ligne droite, plusieurs lampes munies de leurs réflecteurs paraboliques. Le faisceau éclairant prit ainsi des proportions assez grandes pour qu’une surface très-étendue de l’horizon fût illuminée.
On a attribué au physicien Borda l’invention de ce système, et cette opinion est exprimée dans beaucoup d’ouvrages. Quelques mots suffiront pour montrer que Borda, physicien d’ailleurs recommandable à bien des titres, n’eut d’autre mérite que d’exécuter ce que Teulère avait inventé.
En 1784, le maréchal de Broglie, ministre de la marine, communiqua le travail de Teulère à Borda, alors professeur à l’école navale, en le chargeant d’appliquer les excellentes idées qui s’y trouvaient exposées. Ce ne fut pas à Cordouan que fut tentée la première expérience des réflecteurs paraboliques et des phares à éclipses. Il était question, en ce moment, d’exhausser la tour, et l’on voulut attendre que cette opération fût achevée pour installer au sommet du phare le nouveau système d’éclairage, après l’avoir expérimenté sur un autre point de la côte.
Ce fut dans le port de Dieppe, que Borda plaça le premier appareil à miroirs paraboliques et à éclipses, construit d’après les vues de Teulère. L’appareil était composé de cinq lampes à réflecteurs paraboliques, et tournant autour de l’axe du support. Les résultats de cet essai furent de tous points concluants.
Quelques années plus tard, c’est-à-dire en 1790, la tour de Cordouan ayant été exhaussée par Teulère, — qui s’illustra encore dans ce travail difficile, — on établit au sommet de la tour surélevée, un appareil d’éclairage à réflecteurs paraboliques.
Cet appareil comprenait trois groupes réfléchissants, composés de quatre miroirs chacun, et espacés de 120 degrés, de manière à partager la circonférence en trois parties égales. Le tout recevait un mouvement de rotation par l’effet d’un ressort et de rouages d’horlogerie. Les réflecteurs avaient 812 millimètres d’ouverture (30 pouces en mesures du temps). Les éclats lumineux se succédaient de deux en deux minutes, avec une durée de dix secondes.
Si l’on ne peut accorder à Borda l’invention des miroirs paraboliques, malgré l’opinion émise par Arago, dans sa Notice sur les Phares[2], et qui a été reproduite ensuite sans autre examen, par la plupart des auteurs, on ne peut, du moins, refuser au même Borda l’idée d’avoir appliqué à l’éclairage des phares, la lampe à double courant d’air, inventée par Argand, en 1784. Disons, toutefois, qu’après la découverte d’Argand, qui avait révolutionné l’art de l’éclairage en général, cette idée se présentait pour ainsi dire d’elle-même. Il est donc heureux pour Borda, que des travaux plus sérieux en physique et en mécanique, assurent à son nom une gloire non contestable.
Le système d’éclairage au moyen des réflecteurs paraboliques, constituait un progrès considérable dans la science des feux côtiers. Aussi presque tous les peuples maritimes se hâtèrent-ils de l’adopter. L’Angleterre et les autres nations du nord de l’Europe, sont même restées exclusivement fidèles aux réflecteurs métalliques, alors que la France était depuis longtemps en possession des appareils lenticulaires, dus au génie de Fresnel.
Aujourd’hui, d’ailleurs, on trouve encore avantage à employer les appareils catoptriques (réfléchissants) dans certains cas déterminés, tant à cause de la légèreté de ces appareils, que du peu de frais qu’entraînent leur installation et leur entretien. Ils conviennent, par exemple, pour l’éclairage des passes étroites, — pour former l’un des feux de direction d’un chenal ; — pour renforcer, dans une direction déterminée, un feu dont la portée est suffisante quant au reste de l’horizon maritime ; — pour illuminer les feux flottants ; — pour constituer des appareils d’éclairage provisoires, etc.[3].
La figure 272 représente un appareil catoptrique. Il se compose de neuf réflecteurs métalliques A, B, C, disposés par groupes de trois, dans l’ordre triangulaire. Le mouvement de rotation est imprimé par des rouages d’horlogerie enfermés dans la boîte E, et mis en action par un poids attaché au bas de la corde D. On augmente plus ou moins la vitesse de rotation de tout ce système, suivant qu’on désire des éclipses plus ou moins rapprochées. La portée de ce fanal est d’environ 15 milles maritimes.
Pour simplifier l’explication première, nous avons dit que les rayons émanés du foyer lumineux sont tous parallèles à l’axe du miroir parabolique quand ils se sont réfléchis sur ce miroir. Cela serait rigoureusement vrai, si la flamme de la lampe était réduite à un point mathématique ; mais cette condition n’existe pas. Il en résulte qu’une bonne partie des rayons ne partent pas du foyer, et dès lors divergent dans l’espace. Le faisceau renvoyé par le miroir n’est donc pas cylindrique, mais conique, de sorte qu’une portion de la lumière réfléchie va se perdre au-dessus de l’horizon, sans profit pour la visibilité du feu.
Toutefois, il est possible de ne rien perdre de la lumière et de la diriger bien exactement sur la partie de l’espace à éclairer. Cette partie, c’est l’horizon, c’est-à-dire la direction de la vue du navigateur. Il faut diriger le milieu du faisceau réfléchi, c’est-à-dire le point où la lumière est le plus intense, tangentiellement à l’horizon. En général, la hauteur des phares est assez grande pour que cette tangente soit sensiblement horizontale, Il suffit donc, pour obtenir l’effet cherché, de placer la portion la plus brillante de la flamme exactement au foyer du miroir. Quand la lanterne est très-élevée, on incline le réflecteur, de manière que son axe soit tangent à l’horizon, et l’on rentre ainsi dans les conditions ordinaires.
Il existe deux sortes de réflecteurs paraboliques : les réflecteurs à une nappe, ou photophores, qu’employait Teulère, et qui sont engendrés par la révolution d’un arc de parabole autour de son axe, et ceux à deux nappes, imaginés par Bordier-Marcet, et connus sous le nom d’appareils sidéraux. Ces derniers miroirs sont formés par la révolution d’une parabole autour de l’axe vertical passant par son foyer. Ils ont l’avantage d’éclairer, sans aucun mouvement de rotation, la totalité de l’horizon maritime, mais ils ne donnent que des feux de faible portée, et l’on a aujourd’hui complétement renoncé à leur emploi.
Nous représentons ici à part (fig. 273) le réflecteur ou photophore de Teulère, tel qu’on l’emploie de nos jours. La lampe dont on fait usage est à niveau constant.
Les miroirs paraboliques offrent peu d’avantages, lorsqu’il s’agit d’établir un feu fixe. S’il faut en effet éclairer une zone assez étendue, on est contraint d’en multiplier le nombre outre mesure, et de donner ainsi beaucoup de poids aux appareils. Il faut alors les grouper circulairement à côté les uns des autres, en laissant des intervalles aussi faibles que possible. Ils sont utiles surtout dans les phares flottants à feu fixe, qui doivent, en général, éclairer tout l’horizon. Comme nous le verrons en parlant des phares flottants, l’appareil se compose, dans ce cas, de dix photophores, placés dans une lanterne, que le mât du vaisseau traverse en son milieu. On obtient ainsi une lumière équivalente au maximum à trente-huit becs Carcel, et au minimum à dix-huit ; ce qui veut dire que les parties les plus éclairées reçoivent une quantité de lumière qui équivaut à celle que fourniraient trente-huit lampes Carcel, tandis que pour les parties les moins brillantes, le nombre de becs correspondants est de dix-huit seulement. Ce résultat suffit ordinairement au but qu’on poursuit.
Les réflecteurs métalliques sont faits de cuivre argenté. Il faut les polir avec le plus grand soin, car de l’état de leur surface dépend entièrement leur vertu réfléchissante. Aussi est-il nécessaire de les tenir toujours parfaitement brillants, si l’on veut en tirer le maximum d’effet utile. Les gardiens des phares reçoivent, à cet égard, les instructions les plus détaillées.
CHAPITRE III
Les miroirs réflecteurs, ou appareils catoptriques, étaient d’un usage général, en Europe, lorsque, en 1811, le gouvernement français organisa une commission, qui reçut le nom de Commission permanente des phares et qui fut chargée de soumettre au contrôle de la science toutes les questions qui se rattachaient à l’éclairage de notre littoral.
Le premier acte de cette commission fut de réduire considérablement les dimensions des mèches adoptées par Borda. Après des expériences concluantes, on reconnut qu’une mèche de 14 millimètres de diamètre, donne infiniment plus de lumière et dépense beaucoup moins d’huile, que celles de 80 millimètres, qui avaient été employées jusqu’alors. La substitution fut opérée avec grand avantage.
François Arago faisait partie de la Commission des phares, et il avait été chargé par ses collègues de diriger les expériences. Mais Arago se laissait absorber par d’autres soins, et le travail avançait peu. En 1819, il chercha un homme capable de l’aider dans ce travail difficile. Son choix tomba sur un jeune ingénieur des ponts et chaussées, qui s’était déjà fait connaître par quelques belles recherches d’optique, mais qui n’occupait qu’une position très-inférieure, en province.
Cet ingénieur s’appelait Augustin Fresnel. Arago le fit nommer secrétaire de la commission des phares. Quand nous aurons exposé la grande découverte dont Fresnel a doté la science et l’humanité, on comprendra qu’Arago ait écrit plus tard :
« Je dois regarder comme un des bonheurs de ma vie d’avoir, dans cette circonstance, soupçonné qu’un ingénieur, alors presque inconnu, serait un des hommes dont les découvertes illustreraient notre patrie. »
Augustin-Jean Fresnel était né le 10 mai 1788, à Broglie, près de Bernay (département de l’Eure). Son père, qui était architecte, dirigeait la construction d’un fort, dans la rade de Cherbourg, lorsque la Révolution arriva. Forcé d’abandonner cette entreprise, il se retira, avec toute sa famille, dans une petite propriété, située au village de Mathieu, près de Caen. Dans cette humble retraite, il se voua à l’éducation de ses quatre enfants, — deux garçons et deux filles. Il fut bien secondé dans cette tâche par sa femme, dont l’esprit était orné et le cœur excellent. Le nom de famille de madame Fresnel était Mérimée. L’écrivain français qui porte ce nom, littérateur officiel sous tous les régimes, et à qui deux volumes de contes et de romans ont valu le Sénat et l’Académie française, appartient à la même souche.
Le jeune Fresnel ne donna pas tout d’abord de grandes espérances. Une constitution faible lui interdisait un travail assidu. Il aimait peu, d’ailleurs, l’étude du latin. Aussi resta-t-il bien loin derrière son frère aîné, dont les progrès, dans la carrière des lettres, étaient rapides.
À huit ans, Augustin Fresnel savait à peine lire. Cependant ce garçon de huit ans, ses petits camarades l’appelaient l’homme de génie. Expliquons cette contradiction apparente. Augustin Fresnel avait mérité ce titre, assez plaisant dans la bouche de bambins, par l’étrange perfectionnement qu’il avait apporté à la fabrication des arcs, ainsi qu’à la portée de ces canonnières d’enfants que l’on fabrique avec une branche de sureau. Grâce à notre petit artilleur, ces armes étaient devenues quelque peu dangereuses. Les parents s’en alarmèrent, et après une assemblée solennellement tenue, l’usage de ces engins de guerre fut interdit à la troupe de nos écoliers militants.
À l’âge de treize ans, Augustin Fresnel quitta la maison de son père, pour aller continuer ses études à l’école centrale de Caen. Ses aptitudes pour les mathématiques, commencèrent alors à se révéler. En 1804, il entra à l’École polytechnique, où son frère avait été admis une année auparavant.
Augustin Fresnel eut, peu de temps après, le bonheur de fixer l’attention du mathématicien Legendre. Ayant donné une solution originale d’un problème de géométrie, il reçut les compliments les plus flatteurs de son maître. Dès lors il douta moins de lui-même, et il osa s’avouer tout bas qu’il n’était point sans quelque mérite.
De l’École polytechnique, Fresnel passa à l’École des ponts et chaussées. Au sortir de cette école d’application, il fut envoyé, avec le titre d’ingénieur ordinaire, dans le département de la Vendée, puis dans les départements de la Drôme et d’Ille-et-Villaine.
Les travaux insignifiants qu’il avait à diriger dans ces diverses résidences, ne pouvaient promettre à son avenir de vastes horizons. Plus d’une fois Fresnel dut souffrir d’être condamné à un travail vulgaire, lui qui se sentait capable de reculer, par ses méditations, les bornes du savoir humain. Cependant il s’acquitta toujours de ses devoirs avec une entière conscience. Ayant accepté le poste d’ingénieur de département, il comprenait qu’il devait en remplir les obligations, quel que fut son désir de s’en affranchir et de s’élancer dans les régions élevées de la science.
Un événement politique inattendu, — le retour de Napoléon de l’île d’Elbe, — vint changer le cours de la destinée de Fresnel. Notre jeune savant était partisan du régime des Bourbons : il croyait y voir la satisfaction des légitimes désirs de la France. Le débarquement de l’Empereur à Cannes indigna son cœur royaliste. Il se trouvait alors dans le département de la Drôme, non loin, par conséquent, du théâtre de cet événement si extraordinaire et si brillant de notre histoire nationale. Il partit aussitôt, pour se joindre à la petite armée royaliste envoyée contre le souverain découronné qui venait réclamer un trône. Fresnel eût mieux fait assurément de se tenir tranquille à son poste d’ingénieur.
On sait ce qui arriva.
Après la marche triomphale de l’Empereur au milieu des populations enthousiasmées, et sa rentrée solennelle dans la capitale de la France, notre pauvre ingénieur, si malheureusement fourvoyé au milieu d’une armée déjà en déroute sans avoir livré bataille, était fort empêché de sa personne. Il revint à Nyons, faible, malade, exténué, et qui plus est, en butte aux outrages des vainqueurs.
Son incartade devait lui coûter plus cher encore, car il ne tarda pas à être destitué, et même à être placé sous la surveillance de la police.
Dans cette situation déplorable, Augustin Fresnel demanda et obtint la permission de se rendre à Paris, pour s’y livrer à des études de science.
Sur ces entrefaites, la seconde restauration bourbonienne arriva. Fresnel aurait pu être réintégré au corps des ingénieurs de l’État. Mais il préféra se fixer à Paris. Il prit ses dispositions pour passer dans la capitale de la France le reste de ses jours, occupé, tout entier, à des travaux scientifiques.
La suite de la vie d’Augustin Fresnel n’est remplie que de ses découvertes et de ses travaux dans la physique expérimentale et mathématique.
Presque toutes ses recherches sont relatives à l’optique, théorique ou appliquée. Son premier mémoire date de 1814 : il roule sur le phénomène connu en astronomie sous le nom d’aberration annuelle des étoiles. Fresnel donnait une explication différente de celle généralement adoptée ; mais elle se trouva presque identique à celles de Bradley et de Clairaut, qui lui étaient totalement inconnues. Cette coïncidence le rendit circonspect pour toute la suite de sa carrière. Depuis ce moment, de peur d’être accusé de plagiat, il ne publia rien sans s’être préalablement assuré que telle solution de son cru n’avait pas encore été indiquée.
À partir de 1815, les mémoires de Fresnel sur l’optique, se succèdent avec une rapidité extraordinaire. Ils concernent les phénomènes de la double réfraction, de la diffraction, des interférences et de la polarisation de la lumière. Ce sont là des questions de physique très-délicates, et qui, pour être bien comprises, demanderaient à être traitées avec détail. Nous ne pourrions le faire sans nous écarter considérablement de notre sujet. Force nous est donc de garder le silence sur la part qui revient à Augustin Fresnel dans l’ensemble des faits et des théories qui constituent les diverses branches de l’optique nouvelle.
Ce que nous pouvons dire, toutefois, c’est que les découvertes de Fresnel ont eu pour résultat de mettre fin à une controverse qui depuis longtemps séparait les physiciens en deux camps. Des deux hypothèses imaginées pour expliquer le mode de propagation de la lumière, celle de l’émission, soutenue par Newton, et celle des ondulations, défendue par Descartes, Huyghens, Euler, Thomas Young, Malus, etc., la dernière a été reconnue la seule admissible, depuis les travaux de Fresnel. La valeur des théories se mesure à la quantité de faits dont elles rendent compte, et celle-là doit être préférée qui en explique un plus grand nombre. Or, les phénomènes de la diffraction et des interférences, par exemple, incompréhensibles dans le système de l’émission, s’expliquent très-bien par la théorie des ondulations. Voilà pourquoi cette dernière a prévalu de nos jours, malgré l’appui que lui prêtait l’autorité de Newton.
Les travaux que nous venons d’énumérer, publiés coup sur coup, et avec une fougue qui tenait un peu de la fièvre, avaient placé Fresnel au rang des premiers physiciens de son temps. Sa renommée s’augmenta encore des belles expériences qu’il fit sur l’éclairage maritime, expériences qui remontent, comme nous l’avons dit, à l’année 1823. Aussi, dès 1823, l’Académie des sciences l’admit-elle dans son sein, à l’unanimité des suffrages : il avait alors trente-cinq ans.
Peu de temps après, la Société royale de Londres lui décernait le titre de membre associé.
Le bonheur de Fresnel eût été complet, s’il ne se fût trouvé contraint, pour subvenir à l’achat d’appareils très-coûteux, de se livrer à des occupations fatigantes, qui compromettaient sa santé. Telles étaient, par exemple, les fonctions qu’il exerçait comme examinateur d’entrée à l’École polytechnique. Cet emploi, mal rétribué d’ailleurs, le fatiguait tellement que ses amis conçurent des inquiétudes pour sa vie.
Sur ces entrefaites, la place d’examinateur des élèves de l’École navale, qui était alors l’une des plus enviées dans l’ordre scientifique, devint vacante. Fresnel se porta candidat. Son mérite, aussi bien que de chaudes recommandations, semblaient assurer sa nomination ; mais il échoua, par suite de passions politiques et de mesquines considérations de parti. Lui qui avait perdu sa place d’ingénieur des ponts et chaussées, par son attachement à la famille des Bourbons, ne fut pas jugé assez ami de cette même dynastie, pour obtenir le poste d’examinateur à l’École navale ! Il est vraiment déplorable de voir constamment, dans notre pays, d’inutiles et éphémères questions politiques venir se mêler à l’existence des savants et gêner l’évolution naturelle de leurs idées. Cet épisode de la vie de Fresnel est, d’ailleurs, trop singulier, et en même temps trop triste, pour que nous le passions sous silence.
Avant d’accorder à Fresnel la place qu’il sollicitait, le ministre, de qui dépendait l’emploi vacant, voulut connaître le futur titulaire, et causer avec lui. Dans l’audience qu’il lui accorda, le ministre posa cette question à Fresnel, en l’avertissant qu’il serait, selon sa réponse, agréé ou évincé :
« Monsieur Fresnel, êtes-vous véritablement des nôtres ?
— Si je vous ai bien compris, Monseigneur, répondit le physicien, je vous dirai qu’il n’existe personne qui soit plus dévoué que moi à l’auguste famille de nos rois et aux sages institutions dont la France leur est redevable.
— Tout cela est vague, Monsieur ; nous nous entendrons mieux avec des noms propres. À côté de quels membres de la Chambre siégeriez-vous, si, par hasard, vous deveniez député ?
— Monseigneur, répondit Fresnel, à la place de Camille Jordan, si j’en étais digne.
— Grand merci de votre franchise, répliqua le ministre. »
Et au sortir de l’audience, l’intelligent ministre signa la nomination d’un inconnu au poste que Fresnel ambitionnait[4].
Forcé de s’en tenir à ses anciennes fonctions, Fresnel reprit son fatigant métier d’examinateur à l’École polytechnique, et bientôt on reconnut que par l’excès de ses fatigues sa santé était altérée sans retour. À la suite des examens de 1824, il fut forcé de prendre sa retraite, et de se condamner à une inaction presque absolue. Le mal empirant de jour en jour, son médecin lui conseilla, comme dernière ressource, d’aller habiter la campagne. Au mois de juin 1827, il se transporta à Ville-d’Avray, plutôt pour céder aux sollicitations de sa famille que dans l’espoir de guérir.
Huit jours avant le terme fatal, il reçut la visite de François Arago, qui était chargé par la Société royale de Londres de lui remettre la médaille de Rumford :
« Je vous remercie, lui dit Fresnel, d’avoir accepté cette mission. Je devine combien elle a dû vous coûter, car vous avez compris que la plus belle couronne est peu de chose, quand il faut la déposer sur la tombe d’un ami. »
Ainsi finit, à l’âge de trente-neuf ans, un savant qui aura des droits éternels à la reconnaissance des nations, car le système d’éclairage qu’il a introduit dans les phares, arrache chaque année des centaines, et peut-être des milliers de créatures humaines, à la plus affreuse mort.
Le moment est venu d’examiner le système de Fresnel pour l’éclairage des phares et les expériences qui en ont amené la réalisation pratique.
Arago et Fresnel portèrent d’abord leur attention sur la source lumineuse. Rumford avait essayé d’augmenter la puissance de la lampe d’Argand en y adaptant un bec à plusieurs mèches concentriques. Mais les résultats avaient mal répondu à son attente, par suite de la difficulté de régler ces flammes multiples, et de s’opposer à la rapide carbonisation des mèches ainsi rapprochées les unes des autres. Arago et Fresnel reprirent l’idée de Rumford, et ils parvinrent à la rendre pratique, grâce à l’emploi de la lampe Carcel, alors nouvellement inventée, qui permet d’abreuver la mèche d’une quantité d’huile surabondante, ce qui prévient sa carbonisation. Avec la lampe d’horlogerie de Carcel, le bec, constamment recouvert d’huile, n’est plus en contact avec la flamme, qui se localise à l’extrémité supérieure de la mèche. Dès lors on peut rapprocher, rassembler plusieurs mèches concentriques, et ajouter ainsi considérablement à la puissance de l’éclairage.
Arago et Fresnel déterminèrent ensuite la distance qu’il fallait laisser entre les mèches concentriques, pour obtenir le maximum de lumière. Quelques essais leur suffirent pour régler ce point important.
Restait à s’occuper de la hauteur du verre de la lampe Carcel appliquée aux mèches concentriques. Ce problème reçut également une solution satisfaisante. Une disposition ingénieuse, que nous indiquerons en décrivant les appareils, permit d’allonger à volonté la cheminée de verre.
Telles sont les premières innovations qui furent apportées par Fresnel et Arago, au système d’éclairage des phares. Fresnel n’a donc pas seulement, comme on le dit généralement, substitué les lentilles de verre aux réflecteurs métalliques employés avant lui ; il a encore, ainsi qu’on vient de le voir, perfectionné la source lumineuse. Cette remarque est essentielle ; nous aurons à la rappeler un peu plus loin, pour réduire à leur juste valeur les prétentions d’un savant étranger qui n’a pas craint de revendiquer pour lui-même la priorité des inventions de Fresnel.
Nous avons vu précédemment que tous les rayons lumineux émanés du foyer d’un miroir parabolique, sont réfléchis par ce miroir, en un faisceau parallèle. Le même phénomène se produit quand les rayons d’une source lumineuse traversent une lentille de verre biconvexe. Au sortir de la lentille les rayons sont tous parallèles. Seulement, dans ce cas, les rayons deviennent parallèles par réfraction à l’intérieur du verre, et non par réflexion ; c’est-à-dire qu’après avoir traversé la lentille, ils continuent leur chemin du côté opposé à son foyer, en étant parallèles entre eux.
En réfléchissant sur cette propriété fondamentale des lentilles, Fresnel vit tout le parti qu’on pourrait en tirer pour l’illumination des phares. Il pensa que l’on pourrait remplacer le réflecteur métallique par une lentille biconvexe, en plaçant au foyer de cette lentille une lampe unique, qui se substituerait avec avantage aux nombreuses lumières qui sont indispensables dans l’éclairage par réflexion. De là devait résulter une économie considérable de frais d’entretien et de combustible.
Mais il y avait ici un écueil, c’était l’aberration de sphéricité des lentilles.
Les physiciens expriment par aberration de sphéricité, mot concis et juste comme un terme d’algèbre, un fait assez compliqué. C’est qu’au delà de certaines dimensions, d’ailleurs fort exiguës, les lentilles biconvexes ne donnent plus que des images vagues et indéterminées. Si l’on fait usage de lentilles de grandes dimensions, tous les rayons qui viennent en frapper parallèlement la surface, ne sortent pas tous exactement parallèles entre eux. Le parallélisme n’est rigoureux que pour les portions de la lentille qui sont voisines du foyer. Plus les lentilles sont grandes, plus l’aberration de sphéricité est forte, et plus l’image perd en netteté. On ne pouvait donc songer à introduire les lentilles dans les phares, à moins d’avoir trouvé quelque remède à l’aberration de sphéricité.
Cette difficulté n’était pas la seule. Des lentilles de grandes dimensions, telles que celles que réclame le service des phares, sont nécessairement épaisses en leur milieu. De là doit résulter une absorption notable des rayons lumineux, ou, si l’on veut, une diminution considérable de transparence. Ajoutons qu’une lentille de grande dimension, est d’une construction très-difficile, tant pour assurer la régularité de sa courbure, que pour être certain de l’homogénéité du cristal. Des fabricants habiles sont parvenus aujourd’hui à vaincre en partie cette difficulté ; mais du temps de Fresnel, il fallait compter avec ce défaut. Enfin des lentilles de verre réunies en nombre convenable, auraient donné à tout l’appareil un poids excessif, et il aurait été difficile de manœuvrer et de faire tourner sur son axe tout ce système, avec la régularité nécessaire pour produire les éclipses des feux côtiers.
C’est d’après toutes ces considérations que Fresnel eut l’idée d’appliquer à l’illumination des phares un système particulier de lentilles, dont l’invention est due à Buffon, mais qui avaient été considérées jusqu’alors comme un simple objet de curiosité. Nous voulons parler des lentilles à échelons.
Faut-il croire que Fresnel ne connaissait point la description que Buffon a donnée de cet appareil optique, et que le physicien français du xixe siècle a réellement inventé une seconde fois, après Buffon, les lentilles à échelons ? Oui, car Fresnel le dit expressément dans son Mémoire sur un nouveau système d’éclairage des phares, publié en 1822, et ce serait lui faire injure que de douter de sa parole.
Au reste, Fresnel ne tirait aucune vanité de sa découverte. L’idée des lentilles à échelons était, selon lui, très-simple, et elle devait se présenter naturellement à quiconque, s’occupant d’optique, voulait obtenir de puissants effets calorifiques ou lumineux.
Quel est le principe physique qui a présidé à la construction des lentilles à échelons ? Ce principe, c’est que la position du foyer d’une lentille biconvexe dépend, non de l’épaisseur du verre, mais du degré de sa courbure. Si donc, dans une lentille de dimensions données, on parvient à diminuer cette épaisseur, sans modifier la courbure, la distance focale ne variera pas, et l’effet de la lentille restera le même.
Voici le moyen qu’imagina Buffon pour arriver à ce résultat.
Entaillons profondément un espace circulaire autour du centre d’une lentille biconvexe ou plan-convexe, en d’autres termes, enlevons une partie du verre à sa surface, parallèlement à elle-même, de façon à créer une dépression, a (fig. 275), au centre de la lentille : la courbure étant toujours la même, le foyer B n’aura point bougé. Répétons la même opération sur des espaces de plus en plus grands en nous approchant des bords de la lentille, le foyer restera toujours fixe ; seulement la masse du verre aura beaucoup diminué.
Nous obtiendrons ainsi une série de calottes de verre, b, c, d, dont la figure 275 représente la coupe verticale. Nous aurons transformé une lourde lentille en une autre beaucoup plus légère, produisant absolument le même effet, et qui ne se composera que d’une partie centrale, entourée d’une série d’anneaux concentriques, échelonnés les uns au-dessus des autres.
Voilà ce qu’avait imaginé Buffon, pour augmenter la puissance calorifique des lentilles ; car il ne songeait, en les entaillant d’une manière systématique, qu’à les employer comme verres ardents, c’est-à-dire pour fondre et volatiliser à leur foyer, B, certains corps peu fusibles.
Buffon construisait ce genre de lentilles avec une seule masse de verre convenablement entaillée. Mais la fabrication d’une lentille à échelons, ainsi comprise, était tellement difficile, avec les moyens dont l’industrie disposait au xviiie siècle, que Buffon n’avait pu encore en faire exécuter une seule, vingt-cinq ans après qu’il en avait conçu l’idée et publié la description.
C’est Condorcet qui, le premier, indiqua la possibilité de construire ces lentilles en les formant de pièces fabriquées séparément et rapportées ensuite à côté les unes des autres.
Voici comment Condorcet s’exprime à cet égard, dans son Éloge de Buffon, lu en 1788, à l’Académie des sciences :
« On pourrait même composer de plusieurs pièces ces loupes à échelons ; on y gagnerait plus de facilité dans la construction, une grande diminution de dépense, l’avantage de pouvoir leur donner plus d’étendue, et celui d’employer, suivant le besoin, un nombre de cercles plus ou moins grand, et d’obtenir ainsi d’un même instrument divers degrés de force. »
Ce que n’avaient vu ni Buffon ni Condorcet, et ce qu’aperçut fort bien Fresnel, c’est la possibilité de corriger, par la disposition en échelons, l’aberration de sphéricité des lentilles. Considérant une lentille terminée par une même surface sphérique, Buffon suppose qu’on déprime celle-ci par échelons, mais de manière que les nouvelles portions de surfaces sphériques demeurent concentriques à la première lentille, ce qui ne corrige nullement l’aberration. Il en est autrement si l’on donne un centre particulier à chaque segment ou anneau.
« Le calcul apprend, dit Fresnel, que les arcs générateurs des anneaux, non-seulement ne doivent pas avoir le même centre, mais encore que ces différents centres ne sont pas situés sur l’axe de la lentille, et qu’ils s’en éloignent d’autant plus que les arcs auxquels ils appartiennent sont eux-mêmes plus éloignés du centre de la lentille ; en sorte que ces arcs, en tournant autour de l’axe, n’engendrent pas des portions de surfaces sphériques concentriques, mais des surfaces du genre de celles que les géomètres appellent annulaires[5]. »
Il s’agit donc de calculer la courbure des divers segments annulaires, de telle façon que leurs foyers coïncident tous. L’aberration de sphéricité sera ainsi corrigée, à la condition toutefois que les segments soient suffisamment multipliés.
La figure 277 fait comprendre la marche des rayons lumineux dans une lentille à échelons dont les centres sont distincts pour chacun des anneaux qui la composent. La lampe étant placée au point B, foyer commun de tous les tronçons de lentilles, a, b, c, d, e, f, des rayons lumineux se réfractent en traversant ces lames de verre, et sortent de l’autre côté de la lentille, tous parallèles à l’axe AB.
Les lentilles ordinaires ne peuvent pas avoir plus de 10 à 11 degrés d’ouverture, sans que la lumière éprouve, en les traversant, une aberration considérable : avec une lentille à échelons du système Fresnel, on peut donner plus de 40 degrés à l’ouverture, ce qui donne neuf fois plus de lumière.
Voilà l’importante découverte qui appartient, d’une manière incontestable, à Augustin Fresnel, et qui représente l’avantage fondamental de son système. Au lieu des lentilles à échelons telles que Buffon les construisait, c’est-à-dire avec le même foyer pour chaque calotte, Fresnel employait des anneaux séparés, dont les foyers n’étaient pas les mêmes, mais qui venaient tous concourir au même point. À ce foyer commun on plaça la source de lumière.
Fresnel ne réussit pas tout d’abord à réaliser sa pensée d’une manière absolue. Les opticiens n’avaient pas alors le moyen d’exécuter des surfaces de cristal annulaires ; ils ne savaient faire que des surfaces sphériques. Il fut donc contraint, provisoirement, de substituer à chaque surface annulaire un assemblage de petites portions de surfaces sphériques, dont la courbure et l’inclinaison étaient calculées de manière que l’aberration de sphéricité fût la moindre possible dans tous les sens.
Au lieu de faire la lentille biconvexe, c’est-à-dire à double courbure, il la fit plan-convexe, c’est-à-dire plate d’un côté et courbe de l’autre. Cette disposition a été maintenue, car elle simplifie la fabrication, et rend plus facile le collage des différents morceaux de cristal.
L’ensemble des lentilles et tronçons lenticulaires d’un phare, s’appelle le tambour lenticulaire, ou plus simplement, le tambour.
Le premier appareil d’éclairage ainsi conçu, que Fresnel fit construire par l’opticien Soleil, ne comprenait pas moins de 97 morceaux de cristal, travaillés séparément. On les rapprochait solidement, au moyen de la colle de poisson, substance transparente et dont l’adhérence au verre est considérable.
Les expériences qui furent faites devant la Commission des phares, avec cette lentille à échelons, dont la longueur était de 76 centimètres, mirent si bien en évidence les avantages du nouveau système d’éclairage, que le Directeur général des ponts et chaussées et des mines, Becquey, ordonna aussitôt la construction d’un grand appareil semblable.
C’est alors que Fresnel imagina un procédé mécanique pour exécuter économiquement et facilement les surfaces annulaires. Il communiqua ce procédé à Soleil, qui le mit en pratique avec succès. On put ainsi réduire le nombre des morceaux de cristal dont chaque surface se compose, et qui ont toujours pour effet d’occasionner une petite perte de lumière, en même temps qu’ils nuisent à la solidité de l’appareil.
Cet exposé suffit pour montrer que, si Fresnel n’a point eu la première idée des lentilles à échelons, il est certainement le créateur du système lenticulaire. En effet, il a songé, le premier, à en faire l’application à l’éclairage des phares. En second lieu, il a vu tout le parti qu’on en pouvait tirer pour corriger l’aberration de sphéricité des lentilles. Enfin, il a fait descendre ce système du domaine de la pure théorie dans celui de la pratique en imaginant des procédés de fabrication sans lesquels l’invention de Buffon fût éternellement demeurée lettre morte.
Cela dit, examinons, pour en faire bonne justice, les prétentions à la même découverte qui furent émises par un physicien anglais, Sir David Brewster.
David Brewster a rendu à la science d’inestimables services, et l’Angleterre le cite avec orgueil parmi ses plus illustres enfants. C’est pour cela qu’on doit lui pardonner moins qu’à tout autre d’avoir tenté de ravir à Fresnel le fruit de ses travaux.
C’est en 1827 que Brewster revendiqua pour lui l’invention des phares lenticulaires, dans une dissertation qu’il lut à la Société royale d’Édimbourg, et qui a pour titre, Account of a new System of illumination for Light Houses (Description d’un nouveau système d’éclairage des phares). Brewster rappelle qu’il a publié en 1811, dans l’Encyclopédie écossaise, un article (Burning instruments), où se trouve exposée l’idée de construire par pièces les lentilles à échelons. À cela, il faut répondre que cette idée est de Condorcet, qui l’a émise dans son Éloge de Buffon, prononcé vingt-trois ans auparavant. On peut même dire à David Brewster : « Cet Éloge de Buffon par Condorcet, vous était connu, puisque vous avez inséré, dans l’Encyclopédie écossaise, l’article Buffon, qui précède l’article Burning selon l’ordre alphabétique, et que l’Éloge de Buffon par Condorcet, s’y trouve cité. Donc, vous vous appropriez sciemment une méthode qui ne vous appartient pas. »
Sir David Brewster n’a donc pas inventé les lentilles à échelons, qui avaient été décrites longtemps avant lui. Quant à prétendre qu’il ait inventé le système lenticulaire, appliqué à l’éclairage des phares, ce serait folie. En effet, dans l’article Burning instruments le mot phare n’est pas même prononcé. En décrivant son appareil, le savant anglais ne songeait qu’aux effets calorifiques de la lumière solaire concentrée au foyer d’une lentille ; il n’allait pas plus loin que Buffon et n’avait en vue que les applications calorifiques que Buffon avait voulu réaliser. Bien mieux, Brewster, éditeur de l’Encyclopédie écossaise, publia dans ce recueil, en 1819, un grand travail de Stevenson sur les phares, et il ne saisit pas cette occasion, toute naturelle, d’affirmer les droits qu’il pouvait avoir à la découverte du système lenticulaire. Une courte note aurait suffi pour consigner cette réclamation. Or, Brewster ne formula aucune prétention de ce genre. Il attendit que le système lenticulaire fût établi et fonctionnât sur nos côtes, pour élever la voix, et réclamer ce que le monde savant tout entier attribuait, à juste titre, à Augustin Fresnel.
Il est un dernier argument qui réfute complétement les prétentions de Brewster. Ce physicien donne à entendre que les appareils lenticulaires ne tirent tous leurs avantages que des lentilles à échelons. Ici nous rappellerons la remarque que nous avons faite en parlant des perfectionnements introduits par Fresnel et Arago dans la source lumineuse, c’est-à-dire les mèches concentriques. Sans cette importante modification de l’appareil d’éclairage, due aux deux savants français, les phares lenticulaires perdraient toute leur supériorité ; il faudrait même leur préférer les phares à simples réflecteurs métalliques. La lampe à mèche concentrique occupe donc dans l’invention des phares modernes, une place considérable. David Brewster l’a-t-il également inventée ? À cette condition seulement, et en admettant que ses réclamations concernant les lentilles fussent fondées, ce qui est inexact, on pourra reconnaître que l’invention des phares lenticulaires lui appartient.
Le tenace amour-propre britannique ne renonce qu’avec peine à faire de Sir David Brewster l’inventeur des lentilles à échelons. Dans les notices biographiques qui ont paru dans les revues anglaises, en 1868, à l’occasion de la mort de ce savant, on n’a pas manqué de le déclarer « le bienfaiteur des marins, » pour son invention des phares lenticulaires. Les Anglais prétendent que Brewster a inventé les lentilles à échelons, parce qu’il a publié, en 1827, le mémoire dont nous avons parlé, Description d’un nouveau système d’éclairage des phares. Mais, répétons-le, Brewster ne faisait, dans cet ouvrage, que décrire l’invention que les patients travaux de Fresnel avaient mise au jour en 1822, et proposer l’application de ce système aux côtes de l’Angleterre.
Toutefois, on serait mal venu à prêcher, sur ce point, la vérité à nos voisins. Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Jamais un Anglais ne consentira à reconnaître, ce qui est pourtant une vérité démontrée par tous les faits et documents inscrits dans l’histoire des sciences, que sa nation n’a été pour rien dans l’invention du système moderne d’éclairage des phares par les lampes à mèche concentrique et les lentilles à échelons.
CHAPITRE IV
Dans un appareil d’éclairage réduit à ce qui vient d’être dit, c’est-à-dire à une portion de lentille centrale, accompagnée de segments disposés sur la même ligne, tous les rayons émanés de la source lumineuse ne sont pas utilisés. Les uns passent au-dessous du tambour de cristal, et vont frapper le pied du phare, les autres passent au-dessus, et se répandent dans les régions supérieures de l’atmosphère. Les uns et les autres seraient donc perdus pour l’éclairage maritime, si l’on n’avait pas les moyens de les recueillir et de les envoyer sur l’horizon avec ceux qui traversent le tambour. C’est encore Fresnel qui a imaginé les dispositions à l’aide desquelles on atteint ce but.
L’illustre physicien français n’arriva pas du premier coup à ce résultat d’une manière irréprochable. Il fit d’abord usage de miroirs réflecteurs pour recueillir les rayons lumineux perdus. Dans le premier appareil de grandes dimensions qui fut exécuté d’après ses indications, et que l’on installa sur la tour de Cordouan, les rayons supérieurs étaient rassemblés par huit petites lentilles, placées au-dessus de la lampe, et projetés, en faisceaux parallèles, sur de grands miroirs plans, qui les renvoyaient à l’horizon.
Quant aux rayons inférieurs, Fresnel songea d’abord à les relever au moyen de petites glaces étamées, fixées au-dessous des grandes lentilles, et disposées d’une manière assez analogue aux feuilles d’une jalousie ; mais cette idée, appliquée dans quelques appareils, ne produisit pas tout ce qu’en attendait son auteur. C’est pourquoi l’on ne tarda pas à remplacer les petites glaces planes par des zones horizontales, composées de miroirs courbes étamés. Des zones semblables furent également installées au-dessus du tambour, à la place du système de lentilles et de miroirs plans décrit plus haut.
Tous ces miroirs courbes offraient bien des inconvénients. Ils absorbaient beaucoup plus de lumière que les lentilles, même lorsqu’ils n’étaient point ternis par l’usage. On pouvait craindre que les gardiens ne les remissent pas exactement en place, lorsqu’ils les dérangeaient pour les nettoyer. Enfin, ils étaient rarement bien exécutés, à cause des difficultés de leur fabrication.
En approfondissant de nouveau la question, Fresnel parvint à la résoudre de la manière la plus heureuse, grâce à l’invention des anneaux catadioptriques, c’est-à-dire des portions de lentilles réfringentes en forme d’anneaux. Mais la disposition qu’il imagina et qui est aujourd’hui adoptée dans tous les phares lenticulaires, ne put être appliquée de son vivant, par suite d’obstacles tout pratiques résultant d’un outillage insuffisant. C’est seulement lorsque l’industrie des phares dioptriques eut pris une grande extension, que les fabricants se déterminèrent à faire les frais nécessaires pour l’exécution des anneaux catadioptriques.
Comme l’indique leur nom, ces anneaux agissent à la fois comme réflecteurs et comme lentilles, c’est-à-dire par voie de réfraction et de réflexion totale. C’est ce que nous allons expliquer au moyen de la figure 278.
Soient RST, le profil de l’anneau, et B le foyer de la lentille dont cet anneau fait partie. Supposons qu’une lampe allumée soit placée à ce même foyer B. Le rayon BD se réfracte en D, subit sur la surface courbe RS ce que les physiciens appellent une réflexion totale, et sort du prisme suivant une direction EF, parallèle à l’axe horizontal CB.
Un appareil d’éclairage des phares étant composé de la réunion d’une lentille à échelons et d’un certain nombre d’anneaux lenticulaires, il est nécessaire d’expliquer la marche, dans un tel assemblage de cristal, de la lumière émanée de la lampe.
On se rendra compte, au moyen de la figure 279, de la marche des rayons lumineux dans un appareil d’éclairage maritime, composé d’une lentille à échelons et d’anneaux catadioptriques. Les rayons lumineux qui émanent de la lampe placée au foyer B, traversant les échelons a, b, c, d, du haut de la lentille, et les échelons e, f, g, du bas de la même lentille, et, grâce au degré convenablement calculé de leur courbure, se réfractant à l’intérieur du cristal, sortent tous de l’appareil parallèles entre eux. Le même effet se produit pour les rayons recueillis par les anneaux catadioptriques m, n, o, p, q, r, s ; de sorte que rien n’est perdu de la lumière de la lampe ; tous les rayons sont recueillis, et tous sont dirigés vers l’horizon en formant un immense faisceau, une gerbe unique d’une éblouissante clarté.
On voit par la figure 279, que le diamètre des anneaux catadioptriques va en diminuant à mesure qu’ils s’éloignent du centre de l’appareil. En outre, la quantité de lumière qui échappe au tambour par en bas, étant bien moins considérable que celle qui passe au-dessus, le nombre des anneaux inférieurs, e, f, g, est toujours moindre que celui des anneaux supérieurs, a, b, c, d.
La figure 280 montre la disposition des lentilles à échelons et des anneaux catadioptriques dans un phare de premier ordre.
280
La première application importante des anneaux catadioptriques se fit, en 1842, au phare à feu fixe de Gravelines ; mais ce n’est qu’en 1852 qu’on les introduisit dans les phares de premier ordre.
Avec les lentilles à échelons et les anneaux catadioptriques, on a le moyen de réunir, sans en perdre un seul, tous les rayons lumineux de la lampe. Mais cela ne suffit pas, il faut encore pouvoir diversifier l’apparence des feux. En effet, le navigateur ne doit jamais être exposé à confondre différents feux qui éclairent la même côte. On a rempli cet important élément du problème de l’éclairage maritime, en créant les phares à éclipses, c’est-à-dire en distinguant les feux des côtes en feux fixes et en feux à éclipses.
Les feux fixes s’obtiennent en faisant usage du système représenté par la figure 280. C’est une lentille de cristal à échelons, AA′, qui renvoie parallèlement les rayons émanés de la lampe. Au-dessus de ce segment de lentille sont des anneaux catadioptriques, BB′, CC′, recueillant les rayons de la lampe qui passeraient par-dessus ou par-dessous la lentille.
Pour obtenir des feux à éclipses, on prend huit grandes lentilles à échelons, et on en forme un tambour à huit côtés, AA′ (fig. 281). Ce système envoie parallèlement à l’horizon tous les rayons émanés de la lampe. On ajoute à cet ensemble de lentilles à échelons, des anneaux catadioptriques, BB′, CC′, par-dessus et par-dessous le tambour octogonal.
Si, maintenant, on imprime à tout cet ensemble un mouvement de rotation autour de la verticale passant par le foyer, on enverra successivement sur tous les points de l’horizon, des faisceaux lumineux recueillis par chaque lentille, et des moments d’obscurité correspondront aux intervalles de deux lentilles consécutives : on aura ainsi un phare à éclipses.
La figure 281 représente un phare donnant des éclipses de minute en minute. AA′ est la réunion des huit lentilles à échelons, BB′, la réunion des anneaux catadioptriques supérieurs, CC′, l’ensemble des anneaux catadioptriques inférieurs. D est la boîte qui contient les rouages d’horlogerie, qui déterminent la rotation de tout le système avec le degré de vitesse voulu. Une tige, a, transmet à ces rouages l’action du poids moteur, qui se trouve placé à 5 ou 6 métres plus bas. b, est la manivelle au moyen de laquelle on débraye le système moteur, pour faire agir le poids et faire tourner le tambour.
Les éclipses ont lieu, avons-nous dit, pendant l’intervalle du passage de deux faisceaux lumineux successifs au même point. C’est donc en faisant varier la vitesse de rotation du tambour que l’on détermine le temps qui doit séparer les différentes suspensions du feu.
Le lecteur connaît assez bien maintenant les appareils lenticulaires, pour comprendre les raisons de leur supériorité sur les simples réflecteurs métalliques que l’on employait avant les travaux de Fresnel.
En premier lieu, les lentilles à échelons absorbent une bien moins grande quantité de rayons lumineux que les réflecteurs métalliques. Ces derniers se ternissent très-rapidement, surtout par le voisinage de la mer. Pour peu qu’on néglige de les nettoyer, un cinquième au moins de la lumière focale est perdu.
Les rayons divergent beaucoup plus dans les appareils à réflecteurs que dans les appareils à lentilles : de là une nouvelle déperdition de lumière.
Les appareils à miroirs réfléchissants se prêtent fort mal à l’établissement de feux fixes devant éclairer une grande partie ou la totalité de l’horizon maritime ; car il faudrait multiplier à l’excès le nombre des réflecteurs, au préjudice de la stabilité de l’appareil et des frais d’entretien. Rien de plus aisé, au contraire, avec le système lenticulaire.
Enfin, la lumière émise est beaucoup plus intense dans le système dioptrique que dans le système catoptrique, et les éclats sont beaucoup plus vifs.
On peut alléguer, il est vrai, en faveur des appareils à réflexion, qu’ils coûtent moins cher à établir que les autres. Mais, outre que cet avantage ne saurait compenser les graves inconvénients ci-dessus énoncés, il est balancé par l’augmentation de dépenses annuelles exigée par l’emploi des miroirs, qu’il faut sans cesse nettoyer et polir, pour leur conserver leur puissance réfléchissante.
Il demeure donc certain que les phares lenticulaires sont éminemment supérieurs aux phares à réflecteurs paraboliques, et c’est un honneur pour la France d’avoir marché à la tête des nations, dans cette voie essentiellement humanitaire.
Nous terminerons ce chapitre par quelques renseignements sur le mode de fabrication des lentilles.
Trois maisons françaises se sont fait une réputation de premier ordre dans la construction des appareils lenticulaires. Avec M. Chance, de Birmingham, elles fournissent à peu près exclusivement toutes les contrées maritimes. Ces établissements sont ceux de MM. Henry Lepaute, — Sautter et Cie, — Barbier et Fenestre.
Tout le cristal employé pour la confection des lentilles, provient de la manufacture de Saint-Gobain. Ce cristal est composé de 72 parties de silice, 12 de soude et 16 de chaux, avec des traces d’alumine et d’oxyde de fer. D’après M. Léonce Reynaud, « ce cristal est incolore, dur, homogène, n’absorbe qu’une très-faible partie des rayons qui le traversent, prend un fort beau poli, résiste parfaitement aux actions de l’atmosphère, et ne contient qu’un bien petit nombre de bulles ou de stries. »
Les différentes pièces de cristal qui doivent former une même lentille, sont coulées séparément, dans des moules en fonte, dont la capacité intérieure est un peu exagérée, parce qu’il faut tenir compte du retrait qu’éprouve le verre en se refroidissant, et aussi de la matière qui doit disparaître par le travail subséquent. Elles sont ensuite portées sur le tour, où des ouvriers habiles leur donnent la forme et les dimensions voulues, ainsi qu’un poli irréprochable. Il ne reste plus qu’à les rapprocher par leurs tranches, à les sceller solidement, au moyen d’un mastic transparent, enfin à les réunir dans des cadres en bronze.
Les progrès de la fabrication doivent toujours tendre à diminuer l’épaisseur du verre ; mais il y a ici une limite qui n’a pu être dépassée jusqu’à présent, d’abord parce qu’il faut que la lentille conserve une solidité suffisante ; en second lieu, à cause de la difficulté de l’exécution par la méthode que nous venons d’exposer.
C’est ce qui a porté un ingénieur des ponts et chaussées, M. Degrand, à exécuter les lentilles à échelons en verre et non en cristal. Quelques essais ont été tentés dans cette voie. En coulant le verre dans des moules en fonte, construits avec une grande précision, on a obtenu des lentilles qui se sont bien comportées. Cependant l’expérience n’avait été faite que sur une petite échelle. Dès qu’on a voulu appliquer ce procédé à de grands appareils, on n’a obtenu que de médiocres résultats, à cause de l’irrégularité de la surface du verre. On en est donc revenu aux lentilles de cristal.
CHAPITRE V
L’intensité et la portée des feux maritimes varient suivant leur position et suivant le but spécial que l’on veut atteindre. On divise donc les phares où brillent ces feux en quatre groupes : phares de premier, de deuxième, de troisième et de quatrième ordre.
Ce qu’il importe avant tout, c’est de signaler aux navigateurs l’approche des côtes, à la plus grande distance possible. À cet effet, on a placé sur les points les plus avancés du littoral, c’est-à-dire sur les promontoires, des feux, dits de grand atterrage, dont la portée varie de 18 à 27 milles marins[6]. Ce sont là les phares de premier ordre. Leur espacement et leur portée sont calculés de telle sorte qu’il soit impossible d’approcher de la terre sans en apercevoir au moins un, tant que la transparence de l’atmosphère n’est pas troublée par la brume.
Ce premier avertissement étant donné au navigateur, il faut le mettre en garde contre les obstacles qui peuvent se trouver sur sa route, tels que bancs de sable, écueils, îles, caps secondaires, et lui fournir les indications nécessaires pour arriver sans encombre au but de son voyage. On fait alors intervenir les phares de deuxième et de troisième ordre.
Les phares de deuxième ordre illuminent tout l’horizon maritime ; les phares de troisième ordre, n’ayant pour but que d’éclairer des passes étroites et dangereuses, n’étendent pas leur action au delà d’un espace très-restreint : on les nomme souvent feux de direction.
Enfin, l’entrée du port est signalée par les phares de quatrième ordre, ou fanaux, que l’on dispose, soit sur les deux jetées, soit sur une jetée seulement. Quelquefois ces feux ne sont allumés que lorsque la mer a atteint une hauteur assez grande pour permettre l’accès du port aux navires venant du large.
La portée des phares de second, de troisième et de quatrième ordre, varie entre des limites considérables : de 2 milles à 20 milles.
Tous les caps importants ne portent pas des phares de premier ordre. Si un cap se trouve compris entre des points qu’on ne puisse se dispenser de signaler, comme des ports très-fréquentés, il y a intérêt à ne point l’éclairer et à reporter le feu de grand atterrage sur l’un de ces points, ou même à en établir un sur tous les deux. On a procédé de cette façon pour le cap d’Antifer, situé entre le Havre et Fécamp, et pour celui qui existe entre Dunkerque et Gravelines.
On voit par là qu’il est impossible d’établir des règles absolues en ce qui concerne la distribution des phares de différents ordres sur les côtes maritimes. On se conforme, en général, aux principes exposés dans le rapport de la Commission des phares, en date de 1825. Ces principes peuvent se résumer ainsi :
« Signaler l’approche du littoral, aussi loin qu’il est utile, au moyen de phares assez diversifiés pour caractériser nettement les positions qu’ils occupent, et placés de telle sorte que le navigateur ne puisse atterrir sans en avoir au moins un en vue, dans l’état ordinaire de l’atmosphère ; puis allumer entre eux des feux d’apparences variées, dont les portées soient réglées d’après les distances auxquelles il importe d’en prendre connaissance et qui puissent diriger en toute sûreté jusqu’à l’entrée du port[7]. »
La diversification des feux, le caractère propre à assigner à chacun, voilà un des éléments les plus importants du problème de l’éclairage maritime.
On le comprend sans peine, d’ailleurs. Si les marins n’avaient pas les moyens de distinguer, sans erreur possible, chacun des nombreux phares répandus aujourd’hui sur toutes les côtes maritimes des pays civilisés, il en résulterait des malheurs aussi graves que fréquents, Il faut donc que les feux placés dans une même région, présentent des apparences distinctes et bien faciles à saisir. Cela est surtout indispensable pour les phares de grand atterrage, qui se montrent les premiers aux yeux du navigateur. Le marin, avant de s’approcher de la côte, doit pouvoir rectifier les erreurs de son estime, et se remettre dans la bonne route. Or, la vue d’un feu bien caractérisé peut seule lui permettre d’éviter une erreur.
Dans le rapport de 1825, dont nous venons de parler, la Commission des phares n’avait proposé que trois caractères pour différencier les phares de premier ordre : le feu fixe, le feu à éclipses se succédant de minute en minute, et le feu à éclipses de demi-minute en demi-minute. Deux feux à éclipses, d’intervalles différents, devaient toujours être séparés par un feu fixe ; de cette façon les feux de même espèce étaient assez espacés pour que le navigateur ne pût se tromper sur leur véritable position.
Mais depuis l’année 1825, les phares se sont tellement multipliés sur notre littoral, qu’il a fallu former des combinaisons nouvelles, et augmenter le nombre des caractères distinctifs. À l’éclipse des feux, on a donc ajouté, comme signes distinctifs, leur coloration. Dès lors les caractères différentiels des phares ont augmenté. Ils sont au nombre de neuf au moins pour les phares de premier ordre, et ils comportent six feux blancs et trois colorés.
Les six feux blancs sont les suivants :
1o Feu fixe (fig. 282) ;
2o Feu à éclipses de minute en minute ;
3o Feu à éclipses de demi-minute en demi-minute (fig. 283) ;
4o Feu scintillant ;
5o Feu fixe, varié par des éclats ; 6o Deux feux fixes.
Les trois feux colorés sont ceux-ci :
1o Feu fixe blanc, varié par des éclats rouges ;
2o Feu à éclipses, avec éclats alternativement rouges et blancs ;
3o Feu à éclipses, avec deux éclats blancs succédant à un éclat rouge.
Ces neuf caractères servent également à différencier les phares de deuxième et de troisième ordre, auxquels on en a adjoint quelques autres, tels que le feu fixe rouge, le feu rouge à éclipses, le feu alternativement blanc et rouge avec ou sans éclipses, le feu alternativement blanc et rouge, blanc et vert.
Les phares de quatrième ordre ne se distinguent ordinairement que par leur position ou leur couleur. Ils sont presque tous fixes, par cette raison que le navigateur, très-rapproché de la terre au moment où il les aperçoit, ne saurait sans danger cesser de les voir, même pendant la courte durée des éclipses.
Il n’est pas nécessaire de fournir des explications sur la façon dont on obtient les trois premiers caractères de feux blancs. Nous avons vu qu’aux phares à feu fixe et aux phares à éclipses correspond un système particulier de lentilles, d’où résultent naturellement ces apparences. Quant à la rapidité plus ou moins grande avec laquelle se succèdent les éclipses, elle dépend de la vitesse de rotation qu’on imprime au tambour dioptrique.
Le feu scintillant est celui dans lequel les éclats, ou ce qui revient au même, les éclipses, se succèdent avec une extrême rapidité : il se produit alors une espèce de scintillation très-propre à caractériser un phare placé sur un point important. La Commission des phares a fait construire, il y a quelques années, un appareil de ce genre qui donne des éclipses espacées d’une seconde et demie seulement.
Une disposition inverse de celle-ci, est appliquée aux phares des trois premières classes, principalement à ceux de second et de troisième ordre. Dans ce cas, les éclipses se succèdent à intervalles relativement éloignés, par exemple de trois en trois ou de quatre en quatre minutes seulement (fig. 284). Des feux de cette espèce se distinguent fort nettement des feux à éclipses ordinaires.
Le feu fixe varié par des éclats, s’obtient au moyen d’un tambour lenticulaire qui renferme des lentilles cylindriques et des lentilles annulaires. Celles-ci fournissent les éclats, tandis que les premières, renforcées des anneaux catadioptriques supérieurs et inférieurs, donnent un feu fixe qui éclaire la totalité de l’horizon maritime. Ce système ne comporte point d’éclipses.
Nous représentons ici (fig. 285) l’appareil d’éclairage qui produit ce dernier résultat, c’est-à-dire un feu fixe varié par des éclats à chaque quatre minutes. AA′, BB′, sont la réunion de lentilles à échelons cylindriques et annulaires ; CC′, est l’ensemble des anneaux catadioptriques supérieurs ; DD′, la réunion des mêmes anneaux inférieurs. Le tout tourne au moyen de rouages d’horlogerie contenus dans le pied, E, de l’appareil, et produit, non pas des éclipses, mais des éclats. La succession de ces éclats dépend de la rapidité de rotation de l’appareil éclairant.
Quant au caractère distinctif qui consiste à allumer à côté l’un de l’autre deux feux fixes, mais pourtant assez espacés pour qu’ils ne se confondent pas à la limite de leur portée, il est tout à fait simple et d’une application facile, en même temps que bien reconnaissable ; mais comme il entraîne des frais d’établissement et d’entretien deux fois plus considérables que les autres, on l’emploie assez rarement. Les deux phares de la Hève, près du Havre, en sont un exemple.
Ce n’est pas sans hésitation que la Commission des phares a admis la coloration de la lumière comme caractère distinctif. Il y a, en effet, des inconvénients sérieux à l’adoption de cette méthode. En premier lieu, la lumière colorée est beaucoup moins intense que la lumière blanche, et par conséquent, elle a moins de portée. En second lieu, comme les circonstances atmosphériques, et surtout le brouillard, influent beaucoup sur la couleur des feux, il y a lieu quelquefois de craindre des méprises, si la lumière blanche n’est pas la seule usitée. Après des expériences décisives, la Commission des phares crut pourtant pouvoir permettre la coloration en rouge et celle en vert. Voici pourquoi.
Trois couleurs seulement se prêtent, avec le blanc, à un éclairage bien tranché : ce sont le rouge, le vert et le bleu. Mais tandis que le vert et le bleu s’éteignent plus rapidement que le blanc à mesure que la distance augmente, surtout lorsque l’atmosphère est embrumée, le rouge jouit de la propriété contraire : à intensité égale, il porte plus loin que le blanc, principalement par les temps brumeux, — ce qui se conçoit facilement, puisque le brouillard a pour effet de colorer la lumière blanche en rouge. Les feux rouges peuvent donc être employés avec avantage dans l’éclairage maritime.
On objectera peut-être que, les feux blancs devenant rouges sous l’influence du brouillard, le navigateur placé dans ces circonstances, ne saura reconnaître s’il a devant lui un feu blanc ou un feu rouge. Cette remarque serait fondée, si les feux rouges étaient employés isolément ; mais s’il existe des feux fixes blancs dans le voisinage, les premiers resteront bien caractérisés, parce qu’ils seront d’un rouge beaucoup plus accentué que ceux-ci. C’est dans ces conditions seulement qu’on fait usage des feux rouges ; aussi aucun feu fixe de premier ordre n’est-il coloré. Donc, point d’incertitude pour le navigateur qui vient du large et qui tombe dans la sphère d’action d’un phare de grand atterrage.
En revanche, il n’y a aucun inconvénient à colorer les phares de premier ordre à éclipses, puisqu’ils sont déjà caractérisés par la durée des intervalles qui séparent les éclipses. Tantôt des éclats blancs et rouges se succèdent alternativement, tantôt un éclat rouge succède à deux éclats blancs. Par les temps de brume, la couleur rouge est toujours reconnaissable, puisqu’elle vient immédiatement après une apparition de lumière blanche.
La coloration rouge est également applicable aux feux fixes variés par des éclats sans éclipses. Comme ces éclats ont pour but de caractériser le phare et non d’augmenter sa puissance, on les remplace avantageusement par des apparitions fréquentes de lumière rouge.
La couleur verte est admise comme moyen de signal dans quelques cas très-rares, mais jamais seule ; on la combine avec la couleur rouge. On l’applique exclusivement aux phares de faible portée, parce qu’elle passe au blanc et s’affaiblit très-rapidement sous l’influence du brouillard. La commission a récemment adopté ce caractère pour un phare de troisième ordre, qu’il fallait soustraire à toute erreur d’appréciation possible : feu fixe blanc, avec des éclats alternativement rouges et verts de 20 secondes en 20 secondes.
La coloration de la lumière d’un phare s’obtient d’une manière très-simple, soit en se servant, pour entourer la flamme, d’une cheminée colorée en rouge ou en vert, en d’autres termes en prenant un verre de lampe rouge ou vert, — c’est le procédé employé pour les feux fixes, — soit en plaçant des lames minces de verre coloré devant ou derrière les lentilles qui ont pour mission de fournir les éclats de couleur, — c’est la méthode employée pour les phares à éclipses.
Nous terminerons ces considérations générales, par quelques remarques sur la portée des feux.
La portée de la lumière d’un phare dépend de deux éléments : l’intensité de la source lumineuse, et sa hauteur au-dessus du niveau de la mer. De là deux sortes de portées : la portée lumineuse, et la portée géographique.
L’intensité d’un feu se détermine par des mesures photométriques ; l’unité de mesure adoptée est la lumière d’une lampe Carcel, dont le bec a 20 millimètres de diamètre, et qui brûle 40 grammes d’huile de colza, par heure.
Si les rayons émanés des phares se propageaient dans le vide, il serait facile de calculer la portée d’un feu quelconque. Il suffirait de savoir à quelle distance un feu, d’une intensité donnée, peut être aperçu par une personne douée d’une vue ordinaire, pour évaluer la distance correspondant à un feu d’une intensité différente. Mais l’atmosphère concourant avec la distance à l’affaiblissement des rayons lumineux, et cela plus ou moins suivant la quantité de vapeur d’eau qu’elle contient, l’évaluation de la portée d’un feu devient beaucoup plus difficile. Elle échappe même à toute mesure précise, par suite de l’extrême variabilité de l’atmosphère, combinée avec une variabilité non moins grande de la puissance visuelle chez les différents observateurs.
Par des procédés de calcul et des constructions graphiques qu’il serait oiseux d’approfondir, on est cependant parvenu à dresser un tableau qui donne les intensités lumineuses sur lesquelles on peut compter dans la pratique, et les portées correspondantes, dans trois états de l’atmosphère, définis par des coefficients numériques.
Quant à la portée géographique d’un feu maritime, elle dépend, non-seulement de sa hauteur au-dessus du niveau de la mer, mais encore de la valeur de la réfraction atmosphérique.
À mesure qu’on s’élève dans l’atmosphère, les couches d’air deviennent plus légères. Les rayons lumineux émanés du phare sont donc successivement réfractés : au lieu de se propager en ligne droite, ils décrivent des courbes dont la concavité regarde la terre. Le résultat de cette circonstance, c’est que la portée géographique des rayons est augmentée.
En adoptant une moyenne pour la réfraction atmosphérique et pour le rayon de courbure du méridien sur toute l’étendue de nos côtes, on a déduit d’une formule simple toutes les portées correspondant à des feux élevés depuis 1 jusqu’à 300 mètres au-dessus du niveau de la mer. Ces portées diffèrent suivant l’altitude de l’observateur ; elles ont été calculées pour les diverses altitudes de 3, 6, 9, 12, 15 et 20 mètres.
En consultant le tableau dressé à cet effet, on voit, par exemple, que la portée d’un feu situé à 200 mètres au-dessus du niveau de la mer est de 68 551 mètres, ou environ dix-sept lieues, pour un observateur placé à une altitude de 12 mètres. Si celui-ci s’élève à 20 mètres, la portée augmente de près de 4 kilomètres.
CHAPITRE VI
Il résulte des expériences qui ont été entreprises en 1851 et 1862, à l’Établissement central des phares, à Paris, que l’huile de colza est le meilleur de tous les combustibles applicables à l’éclairage maritime. Aussi cette huile est-elle en usage dans la plupart des phares français. Ce liquide oléagineux se tire, comme on le sait, du colza (brassica campestris), plante cultivée sur une grande échelle dans les départements du Nord, du Calvados, etc. En Angleterre, on se sert pour l’éclairage des phares de l’huile de colza de l’Inde, qui paraît jouir d’excellentes qualités éclairantes, dans les circonstances les plus variées.
Cette dernière mention est essentielle, car les huiles se classent diversement, suivant qu’on les considère par rapport à telle ou telle qualité. L’huile d’olive, par exemple, est préférable à celle de colza, au point de vue de l’intensité de la lumière, dans les lampes à une seule mèche ; mais elle lui est très-inférieure dans les lampes à mèches multiples. L’huile de coco donne une flamme plus belle que l’huile de colza, dans les lampes à une mèche, comme dans les lampes à mèches multiples ; mais elle a l’inconvénient de coûter plus cher et de se congeler à une température beaucoup plus élevée ; elle devient pâteuse à 19°, tandis que l’huile de colza ne se solidifie qu’à 3°. Il faut tenir compte dans la pratique de cette propriété relative.
Au reste, le tableau suivant, donné par M. Léonce Reynaud dans son ouvrage sur l’Éclairage et le balisage des côtes de France, indique l’ordre dans lequel les diverses espèces d’huiles doivent être classées, par rapport aux différentes qualités qu’on leur demande pour l’éclairage maritime.
RÉSISTANCE à la congélation. |
ORDRE DE DÉCROISSANCE du prix des huiles (en France). |
Huile anglaise de colza. | Huile de baleine. |
Huile française de colza. | Huile de colza. |
Huile de baleine. | Huile de coco. |
Huile d’olive. | Huile d’arachide. |
Spermaceti. | Huile d’olive. |
Huile d’arachide. | Spermaceti. |
Huile de coco. |
Ce tableau montre que l’huile de colza, française ou anglaise, est supérieure à toutes les autres, sous le rapport de l’intensité lumineuse, dans les lampes à mèches multiples, — l’huile de coco exceptée, — et sous celui de l’abaissement du point de congélation. Au point de vue de l’intensité lumineuse et de la durée de la combustion dans les lampes à une mèche, elle occupe une bonne moyenne, et quant au prix d’achat, elle est préférable aux autres, sauf l’huile de baleine, qui doit d’ailleurs être rejetée, à cause du peu de durée de sa combustion.
Depuis quelque temps, les phares de quatrième ordre sont éclairés au moyen d’huiles minérales, soit celle de schiste, soit celle de pétrole, qui présentent certains avantages sur les huiles grasses. Elles sont d’abord moins dispendieuses. Tandis que l’unité de lumière revient à 6 centimes avec l’huile de colza, elle ne coûte que 3 centimes 1/2 avec les huiles minérales. Cela ne tient pas seulement à ce que le prix d’achat de ces huiles est moins élevé ; elles ont cet autre avantage, de donner une flamme plus lumineuse, pour un même poids de combustible consommé.
Un autre mérite des huiles minérales, c’est que la flamme qu’elles fournissent est moins haute que celle de l’huile, et conséquemment, s’écarte moins du foyer théorique.
Elles ont pourtant l’inconvénient de fumer, pour peu que le courant d’air soit trop vif ou trop faible ; de sorte que le réglage des lampes exige des soins très-attentifs.
Nous avons fait connaître précédemment le principe des lampes imaginées par Arago et Fresnel pour l’éclairage des phares. On n’a presque rien changé, depuis leurs travaux, aux dispositions adoptées par ces deux savants.
Les lampes actuelles comportent un nombre variable de mèches concentriques, suivant l’ordre des phares. Celles des phares de premier ordre ont quatre mèches, celles du second ordre en ont trois, celles du troisième ordre ont deux mèches, et celles des fanaux, une seule.
Une longue expérience a montré que la surabondance de l’huile qui vient baigner et refroidir le bec des lampes Carcel employées à l’éclairage des phares, doit atteindre le triple de la consommation. Il est donc prescrit aux gardiens de régler les lampes de façon qu’il passe par bec et par heure :
Dans les | phares de 1er ordre |
3kil,04 d’huile | |
— | 2e ordre |
2 ,00 | |
— | 3e ordre | grand modèle |
0 ,70 |
petit modèle |
0 ,44 |
Le tableau suivant, extrait de l’ouvrage de M. Léonce Reynaud, Mémoire sur l’éclairage et le balisage des côtes de France[8], donne, pour les phares de divers ordres, le nombre et les dimensions des mèches, la consommation d’huile par heure, ainsi que l’intensité et les dimensions de la flamme.
La comparaison des deux dernières colonnes prouve clairement que les becs à mèches multiples sont relativement plus économiques que les autres, puisqu’en s’élevant progressivement de degré en degré, les consommations croissent moins vite que les intensités lumineuses.
La figure 286 donne une coupe verticale et une élévation de la lampe des phares de premier ordre. A′B′est le tube amenant l’huile du réservoir placé inférieurement ; AB est la coupe verticale de ce même conduit montrant les mèches, soutenues par des tringles de cuivre, et plongeant dans le godet C.
La figure 287 donne une coupe horizontale du porte-mèche de la lampe d’un phare de premier ordre. Les mèches concentriques sont au nombre de 5.
Chaque mèche est traversée par un double courant d’air, qui donne à la combustion toute l’activité possible. L’espacement des mèches a été, comme nous l’avons dit, déterminé par Arago et Fresnel, de manière à fournir le maximum de lumière.
Les différentes mèches sont parfaitement indépendantes les unes des autres ; elles peuvent s’élever ou s’abaisser séparément à l’aide d’une crémaillère qui porte l’anneau sur lequel elles sont fixées. La figure 286, qui représente la mèche du bec de la lampe d’un phare de premier ordre en élévation et en coupe, montre cette disposition pour deux mèches seulement.
La cheminée de la lampe est en cristal, et, comme dans les verres ordinaires de nos lampes, elle se rétrécit à une faible hauteur au-dessus du bec, afin d’activer la combustion. Le porte-verre MM est mobile, comme dans nos lampes, afin que le coude puisse être placé dans la position la plus favorable.
Pour faire varier à volonté, suivant les circonstances atmosphériques, la hauteur du verre de la lampe, Arago et Fresnel avaient imaginé d’adapter à ce verre une rallonge en tôle, composée de deux pièces rentrant l’une dans l’autre, et dont l’une était fixe, tandis que la seconde, située au-dessus, était susceptible de s’élever ou de s’abaisser à l’aide d’une crémaillère. Mais la partie mobile de la rallonge s’inclinait très-facilement et venait frotter contre la partie fixe. On a complété ce système en plaçant au-dessus du verre de la lampe un obturateur en tôle, qui glisse dans une gaine de même métal. Cet obturateur, assez semblable à une valve de poêle, active ou modère la combustion de l’huile selon l’inclinaison qu’on lui donne. Les produits de la combustion de l’huile s’échappent par la partie supérieure de cette gaîne, puis se répandent dans l’atmosphère par les ouvertures de la cheminée de la coupole.
Quelquefois la gaîne est fermée par en haut, et les produits de la combustion sont conduits par trois petits tuyaux en tôle dans la cheminée de la coupole. De cette façon, la fumée ne peut se répandre dans la lanterne.
Les lampes qui servent à l’éclairage des phares de premier ordre, sont des lampes mécaniques, dites du système Wagner. Ce sont des lampes Carcel réalisées sur une grande échelle, et dans lesquelles le ressort d’horlogerie est remplacé par un poids. Attaché à une longue corde qui s’enroule et se déroule autour d’un treuil, ce poids met en action quatre petites pompes de cuir, qui, selon le système Carcel, aspirent et refoulent constamment l’huile du réservoir, dans un tuyau. Arrivé à une certaine hauteur, ce tuyau se bifurque pour se rendre à la mèche.
La bifurcation du tuyau de l’huile est indiquée dans la figure 286 par les lettres AB, A′B′, le premier étant vu en coupe.
Un volant à ailes métalliques régularise le mouvement fourni par la chute du poids. On peut, d’ailleurs, modérer l’arrivée de l’huile dans le bec en tournant une vis placée sur le corps des pompes, et qui, en s’avançant dans cet espace, réduit l’ouverture qui donne accès à l’huile, et par conséquent, diminue son afflux au bec.
Les rouages d’horlogerie qui actionnent cette pompe et tout l’appareil constituant la lampe, sont enfermés dans une boîte en cuivre, de sorte que la lampe, à l’extérieur, ressemble à une caisse plutôt qu’à un appareil d’éclairage.
Telles sont les lampes destinées aux phares de premier ordre, qui doivent produire l’éclairage le plus puissant. Pour les phares de deuxième et de troisième ordre, le même système de lampes est employé, seulement l’appareil est plus petit.
Pour les phares de quatrième ordre, c’est-à-dire les fanaux, on se sert de simples lampes Carcel ou à modérateur, prises dans le commerce.
Depuis quelques années, les lampes à huile sont remplacées, pour l’éclairage des fanaux, par des lampes à schiste. Ces dernières lampes présentent cette particularité, qu’elles sont munies d’un verre lenticulaire à échelons reproduisant sur une petite échelle l’appareil optique des phares.
La figure 288 donnera une idée des lampes des fanaux. Ces lampes, que construit à Paris M. Masson, sont munies de verres lenticulaires de 225° d’amplitude. Le combustible est le schiste brûlé au moyen de deux mèches plates concentriques, comme le montre la figure 289, dans laquelle le verre lenticulaire a été enlevé pour laisser voir la lampe à schiste.
Nous ajouterons que le même fanal est employé pour éclairer les navires. On les place au mât, et elles éclairent tout l’horizon.
Les figures 290 et 291 représentent, l’une en élévation, l’autre en coupe, les lampes à pétrole construites par M. Masson pour l’éclairage des fanaux, et en même temps pour l’éclairage des navires.
Ces fanaux sont armés de verres lenticulaires de 5 éléments et de 225° d’amplitude. La lampe brûlant du pétrole, le bec est métallique et la flamme entourée d’un verre. Ce fanal s’éteint seul à heure fixe, quand on y met la quantité de pétrole nécessaire au temps de l’éclairage que l’on veut maintenir.
La portée de ces fanaux est de 6 à 8 milles. Ils suffisent pour indiquer l’entrée d’un fleuve, l’extrémité d’une jetée, etc.
Le schiste est aujourd’hui généralement substitué à l’huile pour l’éclairage des fanaux. Nous avons vu à l’atelier central des Phares de Paris, une lampe nouvelle destinée à l’éclairage des fanaux au moyen du pétrole. Cette lampe a été soumise, en 1868, à de nombreux et longs essais, qui ont donné les meilleurs résultats. Elle offre cette particularité, que le pétrole est envoyé à la mèche par un ressort, comme dans les lampes Carcel. C’est la première fois que nous avons vu le système Carcel appliqué au pétrole.
Depuis quelques années, un nouvel agent d’éclairage a été introduit dans les phares. Nous voulons parler de la lumière électrique, qui tout d’abord semble devoir si bien se prêter à cette application. Le 14 juillet 1863, M. Béhic, ministre du commerce et des travaux publics, ordonna de faire l’essai de l’éclairage par l’électricité, dans un phare de premier ordre, celui du cap de la Hève, près du Havre. Cette décision avait été prise à la suite d’un avis émis par la Commission des phares, et sur un rapport de M. Léonce Reynaud, dont nous allons faire connaître les résultats généraux.
La Commission des phares s’occupait depuis plusieurs années de l’étude de cette question fondamentale. Depuis l’année 1848, jusqu’en 1857, on avait fait dans l’atelier central des Phares, de nombreuses études pratiques sur l’éclairage électrique. L’intensité lumineuse de l’arc éclairant ne laissait rien à désirer, mais on ne connaissait alors que les piles voltaïques, comme moyen de produire de l’électricité. Or, ces appareils nécessitaient des manipulations peu commodes ; les courants n’étaient jamais constants, et l’on n’était même pas à l’abri d’une extinction subite. Ces divers inconvénients avaient conduit à abandonner momentanément l’idée de l’éclairage électrique pour les phares de notre littoral. Mais, en 1857, l’idée vint aux physiciens d’appliquer à la production de l’éclairage électrique, les courants d’induction, découverts par Faraday, et l’on vit ainsi s’ouvrir une voie nouvelle pour l’éclairage des phares. Dans les premiers mois de 1859, ce nouveau système avait été appliqué, à titre d’essai, en Angleterre, à l’éclairage du phare de South-Foreland.
Les ingénieurs de notre administration des phares, s’empressèrent de suivre cet exemple, et d’expérimenter la machine magnéto-électrique construite à Paris, par la Compagnie l’Alliance, qui permet de produire l’électricité et un arc éclairant, sans aucune pile voltaïque, à l’aide des courants d’induction engendrés par le mouvement d’une machine à vapeur.
La machine magnéto-électrique qui sert à produire l’électricité éclairante, a été déjà décrite dans ce recueil.
Cet appareil a été construit, avons-nous dit, pour la première fois, par M. Nollet, professeur de physique à l’école militaire de Bruxelles, l’un des descendants du célèbre abbé Nollet, qui a tant contribué, pendant le dernier siècle, aux progrès de l’électricité. Devenue la propriété de la Compagnie l’Alliance, cette machine a été perfectionnée par M. Joseph Van Malderen, ancien aide du professeur Nollet, et elle répond aujourd’hui si bien à son objet, qu’on peut la regarder comme la solution du problème de la production industrielle des courants électriques sans piles. La machine proprement dite engendre le courant ; une lampe électrique, dans laquelle le régulateur de M. Serrin rend fixe la position relative de deux pointes de charbon, sert à la production de la lumière électrique, la plus vive des lumières artificielles, puisqu’elle peut aller jusqu’à représenter un quarantième de la lumière du soleil.
La machine magnéto-électrique qui fut employée à l’atelier central des Phares, se compose de cinquante-six aimants naturels très-puissants, disposés verticalement, sur les huit arêtes d’un prisme droit, à base octogonale. Entre deux groupes d’aimants sont toujours fixées des bobines, qui sont mises en mouvement par une machine à vapeur de la force de deux chevaux. Les aimants sont distribués de telle sorte, que les pôles voisins ou qui se regardent immédiatement dans le sens horizontal, comme dans le sens vertical, sont de noms contraires. Le nombre des bobines d’induction fixées sur chaque disque, est de seize, c’est-à-dire égal au nombre des pôles contenus dans chaque série verticale de faisceaux aimantés.
Lorsque, dans leur mouvement de rotation, les bobines s’approchent du pôle d’un aimant, il s’établit en elles un courant, qui se renverse lorsqu’elles s’éloignent du même pôle ; par conséquent, seize changements de direction correspondent à chaque révolution de l’axe central. Le maximum d’intensité s’obtient quand la machine exécute de 350 à 400 tours par minute, et dans ce cas, le courant s’intervertit près de 100 fois dans l’espace d’une seconde.
Les courants partiels de même nom se réunissent en un seul, et aboutissent à un conducteur commun, qui va tantôt à l’axe central de la machine, tantôt à un manchon métallique isolé de cet axe. On met, en outre, l’axe et le manchon en communication, par deux gros fils, avec deux tiges courtes et de gros diamètre appelées bornes, implantées sur le bâti en fonte, et auxquelles arrivent sans cesse les électricités de noms contraires engendrées par la machine. Ces deux bornes forment comme les deux pôles de la pile magnéto-électrique ; elles sont percées de trous dans lesquels s’engagent ou sont fixés, par des vis de pression, les gros fils conducteurs qui vont aboutir à la lampe électrique. Par le jeu de la machine, l’électricité qui arrive aux deux bornes est alternativement positive et négative, mais ce renversement continuel du courant, loin de nuire à l’effet qu’on se propose d’obtenir, a un avantage très-réel, celui d’égaliser l’usure des deux charbons entre lesquels jaillit la lumière [9].
Le régulateur de la lampe électrique sert à rapprocher les charbons l’un de l’autre, à mesure qu’ils se consument, sans leur permettre jamais de se toucher, car la lumière s’éteindrait si les deux pôles arrivaient au contact. Le meilleur système de régulateur paraît être celui de M. Serrin. Nous avons décrit cet appareil dans le présent volume [10] nous n’aurons pas, par conséquent, à le décrire de nouveau.
La figure 292 représente la lampe électrique appliquée à l’illumination des phares. Les deux pointes de charbon, guidées par le régulateur Serrin, E, qui forme le pied de l’appareil, sont placées au foyer du système optique BMN, composé d’une lentille à échelons et d’anneaux lenticulaires. La machine magnéto-électrique, A, que met en action, par l’intermédiaire de la courroie, C, une machine à vapeur, produit l’électricité d’induction. Le courant électrique, suivant les fils a, b, provoque le jaillissement de l’arc lumineux entre les deux pointes de charbon, que le régulateur Serrin se charge lui-même de tenir au degré d’écartement voulu pour la production de la lumière et pour sa fixité.
Les charbons entre lesquels s’élance l’arc lumineux, sont de forme prismatique et de 6 à 8 millimètres de côté ; ils peuvent avoir jusqu’à 60 centimètres de longueur. Leur qualité est un élément de succès très-important. Le meilleur charbon pour la confection des pôles de la lampe électrique est le charbon de cornue de gaz, qui se forme dans les cornues pendant la distillation de la houille. Celui que fournit le commerce, n’est pas toujours suffisamment pur, et l’on est en droit d’espérer des améliorations sous ce rapport. Il faut, en attendant, se contenter des charbons actuels, dont le défaut d’homogénéité, joint à quelques variations dans leur écartement, et au déplacement continuel de l’arc voltaïque, lequel se porte tantôt d’un côté des pointes, tantôt de l’autre, donne lieu à de petites intermittences de la lumière. Ces intermittences ne sont toutefois sensibles que lorsqu’on regarde le point lumineux, ou lorsqu’on essaye de mesurer l’intensité de l’éclairage au moyen du photomètre.
Pour cette dernière évaluation, on a adopté comme unité de lumière, celle d’une lampe Carcel ayant un bec de 2 centimètres de diamètre, et consommant par heure 40 grammes d’huile de colza. Dans l’état actuel des choses, on peut attribuer à l’intensité de la lumière électrique obtenue à l’atelier central des Phares, une puissance moyenne de 200 becs de Carcel, avec un maximum de 280 et un minimum de 100 becs environ.
La consommation du charbon est d’environ 5 centimètres par pôle, dans l’espace d’une heure. On peut conclure de là que l’éclairage électro-magnétique tel qu’il vient d’être décrit est cinq ou six fois moins cher que l’éclairage à l’huile ou au gaz.
Malgré les grands avantages du nouveau mode d’éclairage, les irrégularités qu’il peut comporter nécessitent quelques précautions spéciales.
Il ne serait pas prudent, selon M. Reynaud, de desservir un phare par une seule machine magnéto-électrique. Il faudra employer deux machines, afin d’éviter les chances d’extinction subite. Il conviendrait même d’avoir deux appareils optiques, afin de pouvoir remédier aux accidents qu’éprouverait une des deux lampes électriques, de pouvoir renouveler les charbons sans interrompre l’éclairage, et même pour pouvoir doubler l’intensité du feu quand le besoin s’en ferait sentir. Un commutateur, placé à portée du gardien, permettrait de faire passer instantanément la lumière d’un appareil à l’autre.
Passons maintenant à l’examen particulier des appareils optiques, aux dépenses, à l’intensité lumineuse, à la portée de la lumière électrique et aux chances d’accident.
Ce qu’il y a de frappant dans l’emploi de la nouvelle lumière, c’est qu’elle n’exige qu’un appareil optique de la plus petite dimension, et pour parler avec précision, qu’un appareil optique d’un diamètre six fois moindre que celui de l’appareil éclairé par l’huile de colza. Un appareil à feu fixe, de 30 centimètres, éclairé par une lumière de 160 à 180 becs, donne dans l’axe, une intensité moyenne de 4 000 becs, et à deux degrés au-dessus ou au-dessous de l’axe, encore une intensité de 600 à 700 becs, qui est l’intensité maximum du feu fixe de premier ordre.
Ainsi avec un appareil optique de très-petite dimension, et à peine du volume d’un appareil de phare de troisième ordre, on peut remplacer les énormes lanternes de cristal des phares de premier ordre. C’est là l’avantage qui a le plus frappé le vulgaire depuis que le nouveau système fonctionne en France, sous les yeux du public, au Havre et au cap Gris-Nez.
On peut se demander maintenant quel sera l’avantage de la grande intensité lumineuse fournie par le nouveau système de phares. Par une atmosphère ordinaire, la plupart de nos phares de premier ordre portent aussi loin que le permet leur élévation. Un excès de lumière, dit M. Reynaud, dans son rapport adressé, en 1863, au Ministre des travaux publics, ne servirait qu’à éblouir les navires et les empêcherait d’apercevoir les écueils. Mais, par une atmosphère brumeuse, il serait très-important de disposer de feux plus puissants, car alors l’absorption atmosphérique diminue considérablement la portée des feux. C’est dans ce dernier cas que la lumière électrique deviendra précieuse.
Pour apprécier la rapidité avec laquelle l’opacité de l’air diminue la portée de la lumière d’un phare, il suffira de dire qu’un feu fixe de premier ordre, qui s’aperçoit à 35 kilomètres, dans les circonstances ordinaires n’éclaire plus qu’à 8 kilomètres et demi en temps de brume. La portée d’un phare à éclipses, à intensité de 25 000 becs Carcel, se réduit de 29 kilomètres à 1 200 mètres, par une brume très-médiocre.
La remarquable intensité de l’éclairage électrique, qui augmente tant sa portée, sera très-utile dans certaines circonstances atmosphériques. Il est même possible que, dans la pratique, cet avantage prenne une grande prépondérance. D’abord, comme le nouveau système convient surtout aux temps brumeux, on pourra diriger le faisceau lumineux un peu au-dessus de l’horizon, de manière à donner plus d’éclat aux rayons plongeants. Cette disposition ne saurait être demandée aux phares actuels, sous peine de réduire leur portée utile dans l’état moyen de l’atmosphère. De plus, l’obligation où l’on se trouve d’employer deux lampes électriques, permettra de doubler, quand il le faudra, l’intensité du feu, sans accroître sensiblement la dépense. Le phare électrique à feu fixe, par exemple, au lieu de ne s’apercevoir qu’à 16 kilomètres, lorsque l’unité porte à 4 kilomètres, s’apercevrait encore alors à une distance de 17 kilomètres, tandis qu’un phare ordinaire ne porterait qu’à 13.
Une autre question très-importante pour les phares, c’est la régularité du service. Sous ce rapport, le mode actuel d’éclairage à l’huile l’emporte, il faut l’avouer, sur l’éclairage électrique. Les machines à vapeur, dit M. Reynaud, sont exposées à éclater ; — la lampe électrique est un appareil fragile et délicat, qu’on osera à peine confier aux gardiens ; — un crayon de charbon peut se briser près de son point d’attache, et un assez long temps s’écouler avant que le mécanisme du régulateur ait rapproché ce fragment de l’autre ; — les charbons s’usent, car, chaque cinq à six heures environ, il faut les renouveler ; — enfin, la position du foyer lumineux n’est pas bien fixe, et l’expérience semble prouver que ce point s’abaisse peu à peu, quand les deux charbons présentent la même résistance.
Tels sont les reproches que l’on est en droit d’adresser à la lumière électrique appliquée à l’éclairage des phares. Ces inconvénients, toutefois, sont plus apparents que réels. Comme la machine à vapeur ne doit fonctionner que pendant la nuit, on pourra, pendant le jour, la visiter et la nettoyer ; la machine de rechange sera toujours prête à la remplacer. Quant aux lampes, on pourra en avoir toujours plusieurs en réserve, et s’il se produit accidentellement une extinction de lumière, le commutateur permettra de faire passer le feu au second appareil. Enfin, le déplacement du foyer lumineux n’a pas encore été au delà de 3 millimètres, dans les expériences faites jusqu’ici, ce qui est de peu d’importance pour la direction du faisceau éclairant.
La machine magnéto-électrique installée à l’atelier des Phares, à Paris, a marché pendant 104 heures, et le nombre des accidents survenus pendant ce temps n’a été que de 15 ; deux seulement arrivés à la machine à vapeur ont déterminé une extinction prolongée. Disons enfin que, dans les temps de brume, on pourrait faire servir la seconde machine à vapeur à mettre en jeu des sifflets, semblables à ceux des locomotives qui porteraient bien plus loin que les cloches en usage aujourd’hui. Ainsi les inconvénients que l’on peut redouter de l’électricité pour l’éclairage des phares, ont en eux-mêmes peu de gravité. Ses avantages sont, au contraire, de toute évidence.
En résumé, la lumière électrique appliquée à l’illumination des phares, donne une intensité de beaucoup supérieure à celle des appareils à huile ; le prix de l’unité de lumière est notablement réduit ; les dépenses d’entretien seront peu élevées (30 p. 100 dans les phares de premier ordre), et elles auront pour effet de quintupler au moins l’intensité de l’éclairage. L’intensité considérable de l’arc lumineux sera sans utilité réelle dans les circonstances atmosphériques ordinaires, et dans le cas de brume très-épaisse, mais elle offrira de grands avantages dans les états intermédiaires de l’atmosphère. Sous le rapport de la régularité, l’éclairage électrique n’offre pas pour le service autant de garantie que le système actuel, mais les chances d’extinction ne paraissent pas nombreuses, et il y a lieu de compter sur des perfectionnements à venir.
Telles sont les impartiales conclusions auxquelles s’était arrêtée, en 1863, la Commission des phares, dans le rapport que nous venons d’analyser.
En Angleterre, l’éclairage électrique fonctionnait déjà, depuis plusieurs années, à titre d’essai, au phare de Dungerness, mais les résultats de cette application provisoire n’avaient pas été rendus publics. Il était donc temps de faire, parmi nous, l’essai du nouveau mode d’éclairage. C’est ce qui avait motivé le premier rapport de M. Reynaud dont il vient d’être parlé. Une décision du Ministre des travaux publics, datée du 14 juillet 1863, ordonna l’essai de la lumière électrique dans l’un des phares de premier ordre du cap de la Hève, près du Havre.
C’est à partir du 26 décembre 1863, que la lumière électrique engendrée par des courants d’induction, a été appliquée, à l’un des deux phares de premier ordre à feu fixe, qui signalent le cap de la Hève.
Le choix de cette position a été déterminé par plusieurs motifs. Le Havre est assez près de Paris pour qu’une surveillance assidue puisse être exercée par les ingénieurs et l’administration. L’existence de deux phares voisins au cap de la Hève rend les essais moins périlleux. Grâce au phare alimenté par l’huile, les navigateurs ne devaient pas rester sans guide, en cas d’une extinction momentanée de la lumière électrique. Enfin, il était possible de faire des observations suivies sur les mérites comparatifs des deux systèmes d’éclairage, en observant concurremment les deux phares voisins.
Les phares de la Hève (fig. 293) ne sont séparés que par un intervalle d’une centaine de mètres : ils sont situés sur une ligne orientée à peu près du sud au nord. Leurs foyers dominent de 121 mètres le niveau des plus hautes mers. C’est le phare du sud, c’est-à-dire celui qui est le plus rapproché de la côte, qui a été éclairé à la lumière électrique. Voici, en peu de mots, les dispositions qui ont été adoptées pour l’installation de cet éclairage.
Les deux machines magnéto-électriques à quatre disques et seize bobines, qui sont mises en mouvement chacune par une petite machine à vapeur, ont été établies dans un bâtiment construit au pied du phare. Deux petits appareils optiques lenticulaires, portant, au lieu de lampes, le régulateur électrique, ont été superposés dans une lanterne adossée contre l’angle sud-ouest d’un pavillon de forme carrée, de construction spéciale. Tous ces appareils ont été établis en double, pour mettre le service à l’abri d’une interruption accidentelle. De plus, on a ainsi le moyen de doubler à volonté l’intensité de l’éclairage.
En faisant fonctionner une seule des deux machines, on obtint une lumière équivalant à 3 500 becs Carcel. C’était cinq fois et demie l’intensité de la lumière du phare du nord, qui continuait d’être éclairé à l’huile de colza. L’intensité de cette dernière lumière n’est, en effet, que 630 becs de lampe Carcel.
Les principales questions qu’il s’agissait de résoudre par de fréquentes comparaisons des deux phares, portaient sur la régularité de l’éclairage, sur l’influence des temps de brume, et sur les frais d’entretien. À cet effet, les deux feux ont été observés trois fois par nuit, et à la même heure, par les gardiens des phares de Honfleur, de Fatouville et de la pointe de Ver, distants respectivement de 15, de 21 et de 46 kilomètres. D’après les résultats de ces observations comparatives, c’est-à-dire les proportions de visibilité sur 100 observations, pour le feu électrique et le feu à l’huile, on est arrivé aux conclusions suivantes.
À des distances de 15 à 20 kilomètres (8 à 10 milles marins), la visibilité des deux feux est à peu près la même ; la supériorité du feu électrique n’est que de 2 à 4 pour 100. Sur 100 observations faites à Fatouville, le feu à huile a été éteint 23 fois par la brume, le feu électrique 21 fois, et encore les deux machines étaient-elles alors en mouvement, de sorte que l’éclat du phare électrique était de 7 000 becs, tandis que celui de l’autre phare ne s’élevait qu’à 630 becs. À la pointe de Ver, le feu à l’huile a été invisible 67 fois sur 100, tandis que le feu électrique n’a disparu dans la brume que 59 fois. À cette distance, l’avantage est donc plus prononcé.
En résumé, la différence de portée entre les deux feux alimentés par l’huile et par l’électricité, est d’autant plus grande que la distance à laquelle on peut les apercevoir est plus considérable, c’est-à-dire que l’atmosphère est transparente ; c’est surtout au loin que le feu électrique s’est montré plus souvent que l’autre. Quelques navigateurs ont déclaré, en outre, qu’ils ont encore reconnu la position du cap de la Hève à une lueur qui enveloppait le phare électrique, alors que la brume était assez épaisse pour masquer complétement les deux feux.
Auprès des marins, le succès de l’éclairage électrique a été complet. Ils ont déclaré avoir toujours aperçu le phare du sud avant celui du nord. C’est que le feu électrique a toujours une portée supérieure à celle du feu à l’huile.
Quant à la question de la régularité de l’éclairage, il est survenu, pendant une période de quinze mois, dix accidents. Cinq provenaient de la machine à vapeur, et ont amené des extinctions, dont la durée a varié de trois à quinze minutes ; ils étaient dus à un défaut de surveillance de la part d’un des mécaniciens, et ne se sont plus renouvelés qu’une seule fois en huit mois après le remplacement de cet agent. Les appareils magnéto-électriques ont donné lieu, à leur tour, à deux accidents : le premier a causé une extinction de dix minutes, l’autre seulement une légère oscillation de la flamme. Des mesures ont été prises pour en prévenir le retour. Les trois autres accidents ont porté sur les régulateurs et n’ont pas produit d’extinction. Ainsi, malgré la complication des mécanismes, les accidents ont été relativement rares, ce qui est un argument en faveur de la valeur pratique du nouveau mode d’éclairage.
Arrivant à la question des frais d’entretien, M. Reynaud la résout à l’avantage de la lumière électrique.
« Les dépenses annuelles du phare électrique, dit M. Léonce Reynaud, dans un second rapport au Ministre, se sont élevées un peu plus haut que celles du phare alimenté à l’huile ; mais l’intensité du premier l’emportant de beaucoup sur celle du second, le prix de l’unité de lumière envoyée à l’horizon s’est trouvé réduit dans une très-forte proportion. »
À la suite des expériences comparatives faites au cap de la Hève, la Commission des phares se prononça en faveur de la nouvelle lumière. Elle proposa d’éclairer définitivement à la lumière électrique les deux phares de la Hève, en employant des machines plus puissantes que celles qui avaient été essayées.
Une décision ministérielle, en date du 23 mars 1865, sanctionna ce projet. Les nouveaux appareils fonctionnent au cap de la Hève, depuis le 2 novembre 1865. L’action motrice est fournie par deux machines à vapeur, de la force de cinq chevaux, qui mettent en mouvement quatre machines magnéto-électriques à six disques de seize bobines. Cet appareil est installé dans un bâtiment spécial situé à mi-chemin entre les deux phares. En temps ordinaire, une seule machine à vapeur fonctionne et fait marcher une machine magnéto-électrique pour chaque phare. En temps de brume, tous les appareils sont doublés.
Les régulateurs de la lumière ont été fournis par M. Serrin. L’intensité du faisceau lumineux émané de l’appareil lenticulaire est de près de 5 000 becs Carcel. Deux machines fonctionnant simultanément produisent donc une lumière qui équivaut à l’énorme puissance éclairante de 10 000 becs Carcel ! Cette intensité exceptionnelle sera, dit-on, nécessaire pendant près de 400 heures par an (1/10e de l’année, en ne comptant que les heures de la nuit).
Les frais de premier établissement des appareils d’éclairage, sont, sans aucun doute, plus considérables pour la lumière électrique que pour les lampes à huile. Il faut deux salles de plus pour établir les machines ; et le personnel est augmenté de deux hommes. L’eau douce, nécessaire pour la machine à vapeur, manquant presque toujours, doit être demandée à de vastes citernes qui recueillent les eaux pluviales. De là des dépenses supplémentaires ; au cap de la Hève, elles se sont élevées à 46 000 francs.
En ce qui concerne les appareils optiques, l’avantage est du côté de la lumière électrique. Pour les deux phares de la Hève, on a dépensé 72 800 fr., tandis qu’on en aurait dépensé 94 000, si l’on y avait installé des lanternes à l’huile. L’économie serait pourtant moins prononcée, s’il s’agissait d’un phare ne comportant qu’un seul feu.
En comptant 3 900 heures d’éclairage utile par an, on trouve, dit M. Reynaud, que l’heure d’éclairage électrique coûte 2 francs 18 centimes pour chacun des deux phares de la Hève, et que l’heure d’éclairage à l’huile coûtait seulement 1 franc 94 centimes. Mais en considérant que l’intensité de la lumière électrique est aujourd’hui huit fois plus grande que celle du feu à l’huile, on trouve que le prix de l’unité de lumière est, toute proportion gardée, sept à huit fois moins élevé lorsqu’on emploie l’électricité.
Le succès de l’éclairage électrique du phare de la Hève a déterminé l’application de ce système à un autre phare de premier ordre. Depuis le mois de décembre 1868, l’éclairage électrique a été installé au phare du cap Gris-Nez sur la côte de la Manche. Dans l’état actuel, nous possédons, on le voit, deux phares importants desservis par la nouvelle source lumineuse.
La lumière électrique n’a encore été employée que dans les phares à feux fixes ; mais des études ont été faites dans le but de l’appliquer également à la production des feux à éclipses. La Commission des phares français, à laquelle les résultats de ces études ont été soumis, est d’avis que le problème est complétement résolu, et la construction d’appareils qui produiront des feux électriques mobiles, est déjà chose décidée.
Toutefois, il faut le dire, l’éclairage électrique ne paraît pas devoir prendre une bien grande extension sur notre littoral. Il n’offre pas d’économie sensible quand les feux doivent être d’un faible éclat, et c’est justement le cas le plus fréquent. D’un autre côté, l’entretien de la lumière électrique est difficile et réclame souvent la main d’un physicien expérimenté. Comment pouvoir songer à établir ce système dans les stations isolées en mer, et peu accessibles ? L’avenir seul pourra nous apprendre à surmonter les difficultés qui s’opposent encore à l’usage général de ce remarquable système d’illumination des phares.
CHAPITRE VII
Les phares modernes ne comportent pas cette richesse d’ornementation qui distinguait les phares anciens et qui en faisait, pour ainsi dire, des œuvres d’art. Ce qu’on recherche surtout aujourd’hui dans ces monuments, c’est la simplicité, la stabilité de la construction, l’harmonie des proportions, et une bonne distribution intérieure. Les phares sont, avant tout, des établissements d’utilité publique, il n’y a donc pas lieu d’en faire des merveilles d’architecture, d’autant plus qu’ils sont généralement situés loin de tout centre de population, M. Léonce Reynaud nous apprend que sur 44 phares de premier ordre allumés sur les côtes de France, le 1er janvier 1864, deux seulement se trouvaient dans des villes : ceux de Dunkerque et de Calais.
Après l’appareil proprement dit, les principales choses à considérer dans un phare, sont : la tour et son escalier, la chambre de l’appareil, les magasins, les logements des gardiens et les pièces affectées aux ingénieurs en surveillance. Nous les passerons successivement en revue.
Les phares devant être, par leur destination même, aussi élevés que possible, on les place ordinairement sur des éminences, des falaises, ce qui permet de maintenir leurs dimensions dans des limites raisonnables. Il est clair, en effet, que plus le sol est bas, plus il faut que l’édifice soit lui-même surélevé. La hauteur de la tour varie, d’ailleurs, avec un autre élément, savoir, la portée qu’on veut attribuer au feu, ou, — ce qui est la même chose, — l’ordre du phare. Le foyer d’un phare de premier ordre, doit être élevé au moins de 40 ou 45 mètres au-dessus du niveau de la haute mer, car cette altitude correspond à une portée de 30 kilomètres seulement. Le phare le plus élevé du littoral français est celui de Cordouan, dont la hauteur n’est pas moindre de 63 mètres.
Lorsque la position d’un phare est telle, qu’il domine suffisamment l’espace maritime, on se borne à lui donner assez de hauteur pour que les glaces de la lanterne n’aient rien à craindre des tentatives malveillantes, ou du choc des pierres que soulèvent les vents tempétueux. Une hauteur de 12 mètres, mesurée depuis la base jusqu’à la plateforme supérieure de la tour, suffit, dans la plupart des cas, à prévenir ces accidents ; mais l’action du vent se fait quelquefois sentir plus haut.
À l’extérieur, les tours sont carrées, octogonales ou circulaires, selon les circonstances. La forme carrée prévaut pour les tours de faible hauteur, situées en terre ferme. Les deux autres formes sont réservées pour la construction des phares que baigne la mer, et pour les tours de grande hauteur, parce qu’elles offrent moins de prise au choc des vagues et à l’action du vent.
Nous signalerons à ce propos un phénomène très-curieux : c’est l’oscillation des tours, sous l’influence du vent. Cette oscillation se reconnaît facilement dans presque tous les phares dont la hauteur dépasse 40 mètres, car elle se traduit par des effets très-appréciables sur les personnes et les choses. Dû à l’élasticité de la maçonnerie, ce balancement ne nuit en aucune façon à la solidité de l’édifice, vu la grande épaisseur de ses murailles. Cependant, si cette épaisseur était moindre, il pourrait en résulter l’écroulement de la tour. Il serait intéressant de savoir jusqu’à quel point l’épaisseur de la maçonnerie pourrait être réduite, sans que la stabilité de l’édifice fût compromise ; mais ce problème présente certaines difficultés, et d’ailleurs sa solution n’est pas indispensable, puisque nos phares, tels qu’ils sont construits, supportent parfaitement les effets des vents et de la tempête.
La cavité intérieure des tours est généralement cylindrique, et presque toujours égale, en diamètre, à celle de la lanterne. Elle ne mesure jamais moins de 3m,50 dans les phares de premier ordre, de 3 mètres dans ceux du second, de 2m,50 dans ceux du troisième, et de 1m,40 dans ceux du quatrième ordre. Elle dépasse même fréquemment ces limites. Le diamètre intérieur de la tour, qui est de 3m,70 dans le phare de Calais, atteint 4 mètres dans celui du cap la Hague et 4m,20 dans celui des Héaux de Bréhat.
La tour d’un phare est toujours couronnée par une plate-forme, autour de laquelle règne une balustrade, en fer galvanisé, en bronze, en pierre ou en brique, suivant les dépenses qu’on veut faire et la place dont on dispose. Au milieu de cette plate-forme s’élève une construction cylindrique, dont l’intérieur constitue la chambre de l’appareil, et dans laquelle sont scellés les montants de la lanterne. Autour de ce soubassement reste ainsi ménagée une galerie, plus ou moins large, qui permet aux gardiens de nettoyer extérieurement les glaces de la lanterne.
Il est d’une grande importance que la chambre de l’appareil soit tenue avec la plus rigoureuse propreté, et que la poussière n’y séjourne point. Dans ce but, on emploie le marbre pour former le dallage et les parois de la chambre de l’appareil.
La figure 294 représente la coupe de la lanterne d’un phare de premier ordre.
Dans les phares des trois premiers ordres, les armatures des appareils optiques sont supportées par une colonne creuse en fonte, A, scellée, à son pied, dans la voûte qui soutient la chambre, et terminée, à son extrémité supérieure, par la table de l’appareil, qui est également en fonte. Des montants en fer partent de cette table et vont se réunir au-dessus du tambour optique, en un cercle sur lequel reposent les lentilles.
Quant au tambour optique lui-même, c’est-à-dire à la réunion des lentilles à échelons et des anneaux lenticulaires, B, C, H, B′, C′, H′, son mouvement de rotation s’opère sur un chariot à galets verticaux, qui roulent entre deux plateaux, l’un supportant l’appareil mobile, l’autre reposant sur le chapiteau de la colonne en fonte. Ce dernier plateau est en acier, et les galets sont en bronze.
Les parties mobiles des appareils optiques reçoivent leur mouvement de rotation d’une machine d’horlogerie M, que met en action un poids de 75 kilogrammes environ, dans les phares de premier ordre. Une corde a se réfléchissant sur deux poulies b, c, transmet aux rouages d’horlogerie l’action de ce poids.
Le mouvement d’horlogerie est ordinairement placé à côté de l’appareil d’éclairage, et communique avec lui par l’intermédiaire d’une roue dentée sur laquelle on agit à volonté au moyen d’une manivelle, m.
La lanterne LL, est toujours polygonale, et le nombre de ses côtés varie suivant l’ordre du phare. On y compte 16 côtés dans les phares du premier ordre, 12 dans ceux du second, 10 dans ceux du troisième, et 8 dans ceux du quatrième ordre.
Les glaces du vitrage ont 8 millimètres d’épaisseur, et cependant elles sont quelquefois brisées par le choc des oiseaux de mer qu’attire l’éclat de la lumière. Dans une nuit, neuf des glaces du phare du cap Ferret furent mises en pièces. Au phare de Bréhat, comme nous le raconterons plus loin, une oie sauvage vint s’abattre sur la lampe, qu’elle brisa, après avoir passé à travers les glaces de la lanterne.
L’expérience ayant prouvé que certains phares sont plus exposés que d’autres aux attaques des oiseaux de mer, on entoure leur lanterne d’un grillage en fil de laiton, qui a l’inconvénient d’affaiblir l’intensité de la lumière, cependant ce grillage devient inutile au bout de quelques années ; car le nombre des oiseaux dévastateurs décroît progressivement depuis le moment de l’établissement du phare.
La lanterne est surmontée d’une coupole, NN′, formée de feuilles de cuivre rouge, assemblées par des boulons. Au sommet de cette coupole est établie une petite cheminée, par laquelle se dégagent l’air qui circule dans la lampe, ainsi que les produits de la combustion ; au-dessus est une sphère DD′ traversée par un petit tube d’évacuation e. Cette sphère est elle-même surmontée d’un paratonnerre avec pointe en platine et conducteur en cuivre rouge.
Dans les phares très-élevés, il existe au-dessous de la chambre de l’appareil, une chambre dite de service, S, où couche l’un des deux gardiens qui sont de quart pendant la nuit. Si son collègue a besoin de lui à un moment donné, il peut ainsi se rendre immédiatement à son appel. Cette chambre sert également de magasin pour divers objets relatifs à l’éclairage, tels que lampes de rechange, verres, vases à huile, etc. Elle manque dans les phares de quatrième ordre, qui exigent une moins grande surveillance pendant la nuit.
La plupart des phares, construits en terre ferme, sont occupés dans presque toute leur hauteur, par un escalier intérieur. Cet escalier ne part pas toujours de la base du phare, où se trouve quelquefois établi un vestibule ; il ne commence alors qu’au premier étage. Il ne pénètre pas dans la chambre de service, attendu qu’il y prendrait trop de place ; il s’arrête à 2 ou 3 mètres au-dessous, et se prolonge par un petit escalier en fonte, étroit et rapide. Un autre escalier semblable G conduit de la chambre de service, S, dans celle de l’appareil. Des tambours en menuiserie recouvrent les paliers de ces escaliers afin de mettre obstacle à la violente introduction de l’air dans la lanterne.
La disposition de l’escalier n’est pas la même dans les phares qui sont baignés par la mer, ou dans ceux qui s’élèvent sur des rochers isolés. Les chambres, qui s’étagent sur toute la hauteur de la tour, sont quelquefois reliées entre elles par de petits escaliers en fonte. D’autres fois l’escalier est pratiqué dans une tourelle adossée à la tour principale, ou dans une cage cylindrique prise dans l’épaisseur de la maçonnerie.
La salle destinée aux ingénieurs en tournée d’inspection, est parquetée, lambrissée et meublée avec tout le confortable qu’on peut désirer. Elle se trouve à des hauteurs diverses, suivant les dispositions de l’édifice.
Le nombre et les dimensions des magasins varient avec l’importance du phare. Dans les phares du premier et du second ordre, on compte deux pièces réservées pour cette fin ; dans ceux du troisième et du quatrième ordre, il n’y en a qu’une seule. Les huiles sont renfermées dans des caisses en chêne, doublées en fer-blanc. Tous les accessoires des lampes sont rangés dans des armoires vitrées, à l’abri de la poussière et de l’humidité.
Dans les phares qui s’élèvent sur le continent, les magasins se composent souvent de constructions accessoires, qui flanquent la base de la tour. Mais dans les phares isolés en mer, ils sont logés au sein de la tour même, et le peu de place dont on dispose conduit à les faire aussi exigus que possible.
La figure 295, qui montre, grâce à une coupe verticale, l’intérieur de l’un des plus beaux phares français, celui de Bréhat, dont nous parlerons plus loin, permet de comprendre toutes les dispositions que nous venons de décrire concernant l’intérieur d’un phare.
Il y a toujours au moins trois gardiens dans les phares du premier ordre et deux dans ceux du second et du troisième ordre. Un seul suffit pour les fanaux. C’est ordinairement un homme marié, qui est logé avec sa famille dans l’établissement.
Le logement est toujours situé près de la tour, de telle sorte que de l’une des fenêtres on puisse apercevoir la lumière du phare. Quelquefois il y est attenant. Il se compose d’une ou deux pièces avec cheminée, d’un grenier, et dans certains cas, d’un caveau, le tout accompagné d’une cour et d’un petit jardin.
Les familles des gardiens étaient autrefois logées, dans les phares des trois premiers ordres ; mais on dut renoncer à cette coutume, à cause des divisions auxquelles elle donnait lieu et des négligences qui en résultaient dans le service. Les logements des gardiens se composèrent donc dorénavant d’une seule chambre et d’une cuisine commune.
Cependant on ne tarda pas à reconnaître les inconvénients de ce système. Il y avait d’ailleurs de la cruauté à séparer de leurs familles des hommes complétement privés de distractions, en même temps que, par ce fait même, on augmentait leurs dépenses. On s’est donc arrêté à ceci : les logements sont situés hors de la tour, et possèdent chacun une entrée spéciale, ce qui les rend tout à fait indépendants les uns des autres. Ils sont adjoints au monument, ou absolument isolés. Aux phares de la Hève, ils sont placés, comme on l’a vu (fig. 293), entre les deux tours.
Chaque logement se compose de deux chambres, avec cheminée, et d’un ou deux cabinets ; une petite cour se trouve derrière. Quand cela est possible, on accorde à chaque gardien une portion de terrain, qu’il cultive selon sa convenance. Il se distrait ainsi, et en même temps il améliore ses moyens d’existence.
Le choix de l’exposition d’un phare n’est pas indifférent. On doit s’arranger de façon que les grandes ouvertures soient tournées du côté opposé aux vents régnants, et que les logements reçoivent les rayons du soleil.
En France, les meilleures expositions sont comprises entre le sud et l’est.
Nous terminerons ce chapitre en citant quelques articles du règlement des gardiens des phares et fanaux des côtes de France.
Le personnel des agents du service des phares et fanaux, se compose de maîtres de phare et de gardiens, placés sous les ordres des ingénieurs et conducteurs des ponts et chaussées. Ils sont nommés par le préfet du département, sur la proposition de l’ingénieur en chef.
Le traitement annuel des maîtres de phares est fixé à 1 000 francs.
Il y a six classes de gardiens, auxquelles correspondent les appointements suivants :
1re classe, 850 francs ; | 4e classe, 625 francs ; |
2e classe, 775 francs ; | 5e classe, 530 francs ; |
3e classe, 700 francs ; | 6e classe, 475 francs. |
Il est alloué, en outre, à chaque maître ou gardien, une certaine quantité de bois de chauffage ou de charbon de terre.
Les maîtres et les gardiens des phares isolés en mer, reçoivent des indemnités pour vivres de mer, lesquelles sont fixées par l’Administration suivant les circonstances.
Les maîtres de phares sont chargés de la direction du service de plusieurs phares ou fanaux. Ce titre peut être accordé aux chefs-gardiens qui l’ont mérité par des services exceptionnels.
Les maîtres de phares et les chefs-gardiens sont responsables de l’ensemble du service et de la réception des huiles. Ils sont principalement chargés de la tenue des registres et de la correspondance.
Les gardiens attachés aux phares des trois premiers ordres, sont astreints à surveiller la flamme de l’appareil, pendant toute la durée des nuits. À cet effet, ils sont successivement de quart. Ils sont tenus de rester dans le phare pendant toute la nuit, et il doit toujours y en avoir au moins un dans la chambre de service, pour venir, en cas de besoin, au secours de celui qui est de quart.
L’allumage des lampes doit être commencé un quart d’heure après le coucher du soleil, de manière que la flamme soit en plein effet à la chute du jour.
Durant le jour, les gardiens ne doivent jamais s’absenter du phare tous à la fois. Ils ne peuvent admettre de visiteurs que lorsque le service du matin est complétement terminé, et lorsqu’il doit s’écouler encore une heure au moins avant le coucher du soleil. Ils doivent les accompagner partout, ne point les laisser toucher à l’appareil, et leur faire préalablement inscrire leurs noms et adresses sur un registre spécial. Deux personnes seulement peuvent pénétrer à la fois dans la lanterne.
Les gardiens sont tenus de prêter tous les secours en leur pouvoir aux navigateurs ainsi qu’aux naufragés, et de leur offrir asile en cas de besoin ; mais sans jamais interrompre la surveillance du feu.
En cas de négligence dans le service ou d’actes répréhensibles, les punitions encourues sont : la retenue d’une partie du traitement et la révocation.
Telles sont les principales dispositions réglementaires du service des phares et fanaux des côtes de France.
CHAPITRE VIII
L’immense développement qu’a pris l’éclairage maritime chez les diverses nations du monde civilisé, ne date guère que de l’année 1830 environ. À cette époque, à l’exception de la Grande-Bretagne, où existaient déjà des phares nombreux, le littoral européen était encore très-imparfaitement éclairé. D’après M. Léonce Reynaud[11], on ne comptait alors en France, que 63 phares, en Espagne 15, en Russie 18, aux États-Unis, 130, la Hollande et l’Italie n’en possédaient qu’un nombre fort restreint ; la Turquie n’en avait pas un seul ; en outre, presque tous ces feux étaient de portée médiocre.
À partir de cette époque, la France ayant appliqué sur toute l’étendue de ses côtes, le système lenticulaire, exécuta, dans cette direction, des travaux considérables. Bientôt les autres nations européennes se mirent en devoir de l’imiter. L’activité fut si grande, qu’au 1er janvier 1867, on comptait sur le littoral anglais, 556 phares de divers ordres ; 291 sur le nôtre, l’Algérie non comprise ; 151 en Espagne, 145 en Italie, 115 en Hollande, 103 en Russie, 114 en Turquie et 413 aux États-Unis.
Dans l’espace de cinq années, de 1862 à 1867, le nombre des feux nouvellement installés s’est élevé à 68 pour l’Angleterre, à 37 pour la France, à 58 pour l’Espagne, à 53 pour l’Italie, à 21 pour la Hollande, à 31 pour la Russie et à 55 pour la Turquie.
NOM de la puissance maritime. |
NOMBRE DE FEUX de divers ordres
au 1er janvier 1867. |
DÉVELOPPEMENT
du littoral en kilomètres. |
ESPACEMENT MOYEN
des feux en kilomètres. |
France |
291 | 3 806 | 13,08 |
Grande Bretagne |
556 | 9 204 | 16,55 |
Espagne |
151 | 3 130 | 20,73 |
Italie |
145 | 5 473 | 37,74 |
Hollande 1 |
175 | 1 685 | 14,65 |
Russie d’Europe |
97 | 11 955 | 123,24 |
Russie d’Asie |
6 | 16 798 | 2 799,61 |
Turquie d’Europe |
41 | 4 195 | 102,31 |
Turquie d’Asie |
73 | 6 251 | 85,62 |
États-Unis |
413 | 13 057 | 31,61 |
1 La plupart des feux de la Hollande, éclairant des canaux intérieurs, sont de très-faible portée. |
D’après ces chiffres, il semble que le pays le mieux pourvu de phares, ce soit l’Angleterre. Cette illusion disparaîtra, si l’on compare la quantité des feux établis dans l’une et l’autre contrée, avec l’étendue des côtes qu’ils éclairent ; et c’est là évidemment le seul moyen d’apprécier exactement le développement comparatif de l’éclairage maritime chez les différentes nations. On verra par le tableau ci-joint, dressé par M. Léonce Reynaud, que la France occupe, sous ce rapport, le premier rang ; l’Angleterre ne vient qu’en seconde ligne.
Dans son Mémoire sur l’éclairage et le balisage des côtes de France, M. Reynaud a donné un état fort détaillé de nos feux maritimes au 1er janvier 1864. Il en résulte qu’à la date indiquée, le nombre de ces feux s’élevait à 275, dont 43 phares de premier ordre, 6 de second ordre, 35 de troisième ordre et 186 de quatrième ordre. Le nombre de 275 était complété par 5 feux flottants ; nous parlerons plus tard des feux de cette espèce.
Nous n’entreprendrons pas l’énumération de ces 275 phares, avec l’indication de leur position, du caractère des feux, de leur portée lumineuse, de la hauteur du foyer au-dessus du sol et des hautes mers, etc. Un pareil travail dépasserait le cadre de cette Notice. Nous nous contenterons de dire comment sont distribués les quarante-trois phares de premier ordre, sur toute l’étendue du littoral français.
En descendant du nord au sud, nous rencontrons d’abord le phare de Dunkerque, dans le département du Nord ; — le phare de Calais, — celui du cap Gris Nez, à 9 milles au nord de Boulogne, — les deux phares de l’embouchure de la Canche (Pas-de-Calais) ; — le phare de l’Ailly, sur le cap de ce nom, — le phare de Fécamp, — les deux phares de la Hève (Seine-Inférieure) ; — le phare de Fatouville (Eure) ; — le phare de la pointe de Barfleur, — celui du cap de la Hague (Manche ) ; — le phare du cap Fréhel, — celui des Héaux de Bréhat (Côtes-du-Nord) ; — le phare de l’île de Bar, — celui du Stiff, sur la pointe N.-E. de l’île d’Ouessant, — celui de la pointe de Créac’h, à l’extrémité N.-O. de la même île, — celui de l’île de Sein, celui du bec de Raz de Sein, et celui de Penmarc’h, sur la pointe de ce nom (Finistère) ; — le phare de l’île de Groix (Morbihan) ; — le phare de l’île d’Yeu (Loire-Inférieure) ; — le phare des Baleines, sur la pointe N.-O. de l’île de Ré ; — celui de Chassiron, sur la pointe N.-O. de l’île d’Oléron (Charente-Inférieure) ; le phare de Cordouan, — les deux phares des dunes de Hourtin, entre l’embouchure de la Gironde et le cap Ferret ; — celui du bassin d’Arcachon, sur le cap Ferret (Gironde) ; — le phare des dunes de Contis, entre le même cap et l’embouchure de l’Adour, (Landes) ; le phare de Biarritz (Basses-Pyrénées) ; — le phare du cap Béarn, près Port-Vendres (Pyrénées-Orientales) ; — le phare d’Agde, à 5 200 mètres au N.-E. de l’embouchure de l’Hérault (Hérault) ; — le phare de la Camargue ou de Pharaman, — celui de Planier, à 8 milles S.-O. de l’entrée du port de Marseille ; — celui de l’île de Porquerolles ; — celui du cap Camarat (Bouches-du-Rhône) ; — le phare d’Antibes ou de la Garouppe (Alpes Maritimes) ; le phare du cap Corse ou de l’île de Giraglia, — celui du golfe de Calvi, celui du golfe d’Ajaccio ou de la grande île Sanguinaire ; — celui du mont Pertusato, à 2 milles S.-E. de Bonifacio, — et celui de Porto-Vecchio, à l’entrée du golfe du même nom (Corse).
La carte qui occupe les deux pages précédentes, est la reproduction de la grande carte publiée en 1864, d’après l’ordre de l’Empereur, par les soins et les études de l’administration des Phares.
CHAPITRE IX
Nous pouvons maintenant passer à la description des principaux types des phares français. Cette revue nous permettra de vérifier par des exemples particuliers ce que nous avons précédemment indiqué d’une manière générale, touchant les dispositions intérieures de ces édifices.
Les phares français se divisent en quatre groupes : phares de premier, de deuxième, de troisième et de quatrième ordre. Cette division entre les phares de premier, deuxième et troisième ordre, a moins d’importance qu’elle ne le paraît au premier abord, puisque la différence entre ces types ne tient qu’à la portée de leurs feux, et que pour faire varier cette portée, il suffit de modifier d’une manière très-simple, et d’ailleurs méconnaissable de l’extérieur, l’appareil d’éclairage. Aussi comprendrons-nous dans la même description les phares des premier, deuxième et troisième ordres.
Pour faciliter cet exposé, nous considérerons les phares français selon qu’ils sont construits, 1o en maçonnerie, 2o en charpente de bois, 3o en fer.
Phares en maçonnerie. — Parmi les phares en maçonnerie, nous citerons celui de Cordouan, ceux de la Hève, celui des Héaux de Bréhat et celui de Triagoz.
Le phare de Cordouan est situé à l’embouchure de la Gironde, sur un rocher émergeant, que 3 mètres d’eau viennent recouvrir à la haute mer. Au point de vue de l’ampleur des proportions, de la majesté de l’aspect, de la richesse de l’ornementation et de l’excellence de la distribution intérieure, ce phare occupe le premier rang, non-seulement parmi les monuments analogues de la France, mais encore parmi ceux du monde entier.
Commencé sous le règne de Henri III, en 1584, il ne fut terminé qu’en 1610, l’année même de la mort de Henri IV ; mais on l’a restauré et agrandi à diverses reprises.
À l’origine, il se composait, comme on l’a vu (fig. 271) d’une plate-forme circulaire, défendue par un large parapet, au milieu de laquelle s’élevait la tour, divisée elle-même en quatre étages, non compris la lanterne. Un grand vestibule carré et quatre petites chambres servant de logements et de magasins, occupaient la totalité du rez-de-chaussée. On arrivait au premier étage par un vaste escalier placé vis-à-vis de la porte d’entrée, et l’on se trouvait dans une salle semblable au vestibule, décorée, on ne sait trop pourquoi, du titre d’appartement du roi. On sortait de cette pièce sur une première galerie extérieure, reproduite au second étage, dont l’emplacement avait été utilisé pour l’installation d’une chapelle. Cette chapelle, de forme circulaire et terminée en dôme, était ornée à l’extérieur, d’élégants pilastres corinthiens et de fines sculptures. Un portail et des entre-colonnements décoraient également la façade et tout le pourtour du rez-de-chaussée.
Quoique ayant été restaurées, ces diverses parties, encore debout aujourd’hui, n’ont pas subi de modifications importantes depuis l’époque de leur construction ; mais le reste de l’édifice a été refait et considérablement augmenté vers la fin du xviiie siècle, lors de l’exhaussement de la tour par Teulère, inventeur des réflecteurs paraboliques et des appareils à éclipses. Déjà en 1727, sous Louis XV, une lanterne en fer avait été substituée à la lanterne primitive, qui alors était tout entière en maçonnerie, et qui, par cela même, présentait le grave défaut d’intercepter une partie des rayons lumineux. Ce ne fut qu’en 1786 qu’on se décida à augmenter la hauteur de la tour, afin de donner au feu une plus grande portée. L’élévation du foyer au-dessus des plus hautes mers, qui n’était jusqu’alors que de 37 mètres, fut portée ainsi à 63 mètres.
Au point de vue de l’art, le monument y perdit. Comme on peut s’en convaincre par l’inspection de notre gravure (fig. 296), il y a discordance entre les anciennes parties de la construction et les nouvelles, et les étages supérieurs de l’édifice contrastent singulièrement, par leur nudité, avec ce qui subsiste au bas de l’édifice, de l’architecture du xvie siècle. Néanmoins le phare de Cordouan conserve un caractère de grandeur, auquel on ne peut s’empêcher de rendre hommage, lorsque ce magnifique monument surgit du sein de la mer, aux yeux étonnés du spectateur.
Au-dessus de la porte de la chapelle, on a placé le buste de l’architecte Louis de Foix, avec une inscription que nous nous dispenserons de reproduire, car elle n’est qu’un parfait galimatias, digne reflet de la littérature de ce temps.
Dans la figure 296, qui représente l’extérieur du phare actuel, on a supposé la plateforme inférieure coupée par un plan vertical, afin de laisser à découvert la partie inférieure de la façade de la tour, et de la montrer ici dans toute sa hauteur.
On voit au rez-de-chaussée l’entrée du phare, ou porte de mer, précédée d’un large escalier, puis le vestibule. Autour de ce vestibule sont différentes pièces, à savoir : le magasin, la cuisine des gardiens, l’office, les chambres des gardiens, le bûcher, la forge, une chambre d’ouvriers, et des chambres réservées.
Au premier étage est la chambre de service. Un escalier à paliers conduit de là à la chambre de la lanterne.
Le phare de Cordouan a été complétement restauré dans ces dernières années. On l’a doté, en même temps, de caractères qui le distinguent de ses voisins. Il fait briller un feu blanc et rouge, à éclipses de minute en minute, dont la portée est de 27 milles.
Les deux phares de la Hève s’élèvent sur le cap de ce nom, près du Havre. Il n’est pas de touriste parcourant cette partie de la Normandie, qui ne soit allé les visiter, La construction de ces phares remonte à 1774. Tous les systèmes d’éclairage y ont été successivement appliqués. Après y avoir simplement brûlé de la houille, on plaça, en 1781, ainsi que nous l’avons déjà dit dans l’histoire des phares, au sommet de chacun de ces édifices, un appareil d’éclairage, formé de seize réflecteurs sphériques, illuminés par quarante lampes à mèches plates.
En 1811 et 1814, des appareils sidéraux de Bordier-Marcet, composés de six réflecteurs, remplacèrent les précédents. En 1819, le nombre des réflecteurs fut porté à dix. En 1845, eut lieu la restauration des deux tours et l’agrandissement de la lanterne, dans laquelle fut installé un appareil de Fresnel. Enfin, tout récemment, en 1863, l’une des tours a été de nouveau modifiée à sa partie supérieure, pour recevoir une lampe électrique. Les phares de la Hève ont ainsi parcouru l’échelle tout entière des perfectionnements qui ont été apportés depuis près d’un siècle, à l’éclairage des côtes maritimes.
Au point de vue architectural, ces phares sont assez remarquables. Ils se composent d’une tour carrée, avec soubassement et élégante balustrade au sommet. Seulement leur distribution intérieure laisse à désirer.
Nous avons déjà représenté, en parlant de l’éclairage des phares par la lumière électrique, l’ensemble des deux phares du cap de la Hève, qui sont reliés l’un à l’autre par le logement des gardiens (fig. 293). La figure 297 représente un de ces phares, pris isolément.
Les deux tours sont distantes l’une de l’autre de 81 mètres ; entre elles et un peu en arrière, s’élèvent, complétement indépendants, les logements des gardiens. Chaque gardien a deux chambres à feu, un cabinet, un grenier et un bûcher établi dans une cour de service. Au-devant de l’ensemble des constructions, s’étend une vaste surface, plantée d’arbres et gazonnée.
Les foyers lumineux de chaque phare s’élèvent à 20 mètres au-dessus du sol et à 120 mètres au-dessus des hautes mers. Le feu est fixe, et sa portée est de 20 milles dans la tour éclairée à l’huile, de 27 milles dans celle où l’on a introduit la lumière électrique.
Ajoutons que depuis des siècles, la mer ronge incessamment la falaise qui supporte les deux phares ; chaque année, elle avance de 2 mètres environ. Aussi prévoit-on le moment où l’on sera forcé de reconstruire les deux édifices à une certaine distance en arrière.
Le phare des Héaux de Bréhat est l’un de ceux dont l’édification a rencontré le plus de difficultés. À ce titre, il mérite de fixer tout particulièrement notre attention, d’autant plus qu’il présente toute la majesté, toute l’harmonie et tout le comfort désirables.
Le phare de Bréhat se dresse en pleine mer, au nord de la côte de Bretagne, sur un banc de rochers de près de 500 mètres de diamètre, que recouvre presque entièrement l’Océan à la marée haute. Autour de ce plateau de rochers, qui a nom les Héaux de Bréhat, les courants de marée atteignent une vitesse de huit nœuds (4m,11 par seconde), et quand les vents soufflent en tempête, les lames y déferlent avec une violence extraordinaire. On comprend que ce ne fut pas chose aisée que d’élever en pareil lieu un monument inébranlable.
Ce sera l’honneur de M. Léonce Reynaud, alors simple ingénieur des ponts et chaussées, aujourd’hui directeur du service des phares, et de l’École des Ponts et Chaussées, d’avoir mené à bonne fin un travail qui fait depuis trente ans l’étonnement du vulgaire et l’admiration des hommes de l’art.
Nous trouvons dans le Magasin pittoresque, une lettre qui renferme une description très-intéressante du phare de Bréhat. Nous la reproduirons comme la peinture la plus exacte de ce monument admirable, véritable triomphe du génie de l’homme sur la nature.
« J’avais, écrit l’auteur de l’article du Magasin pittoresque, une lettre de recommandation pour M. Bourdeau, conducteur des ponts et chaussées à Tréguier, un de ces hommes modestes, probes, dévoués au devoir, comme nos administrations en cachent tant, et qui, après avoir habité cinq ans sur ces affreux rochers, avec son ingénieur, pour la construction du phare, est demeuré chargé de sa surveillance. Au nom du phare, son regard s’anima, et il voulut lui-même me conduire. Le temps était assez beau ; nous descendîmes tranquillement le Tréguier sur un bateau avec le flot de jusant, et arrivâmes à la pointe d’Enfer, à l’embouchure de la rivière. Nous trouvâmes enfin le pilote. La mer commençait à se relever, et le canot échoué sur la plage, allait bientôt se trouver à flot. Le pilote cependant, n’avait pas l’air trop en train. Il regardait la mer et ne disait rien. À toutes mes questions : « Mais enfin, n’y a-t-il pas moyen de partir ? Ne pouvons-nous pas atteindre le phare avant la nuit ? » il se contentait de répondre des « si fait, si fait, » un peu brefs. Je savais par expérience qu’il ne faut jamais trop presser les pilotes, car il suffit souvent de leur commander une chose pour qu’ils la fassent, dès qu’il n’y a pas impossibilité manifeste qu’elle réussisse. J’allai donc prendre dans les alentours quelques informations, et comme j’appris que le bonhomme faisait en ce moment sa moisson, je m’imaginai que de là venait le peu de faveur que trouvaient près de lui mes goûts nautiques. Je lui dis donc nettement : « Eh bien, s’il y a moyen d’arriver, partons. » Il me demanda la permission de prendre son frère, gaillard robuste, et nous partîmes.
« Une heure et demie après, nous arrivions à la tour. Je n’oublierai jamais ce spectacle. En même temps que le flot, le vent s’était élevé ; les courants chargés de grosses vagues se précipitaient entre les rochers comme des cataractes ; les dentelures que l’eau n’avait pas encore recouvertes, frappées de coups terribles, faisaient un fracas à ne pouvoir s’entendre ; tout était en ébullition : il faut que vous sachiez que, sur ce point, le flux, dans ses six heures, fait monter la mer d’environ quarante pieds. Figurez-vous donc, quand le vent s’en mêle, ce qui peut résulter d’un pareil phénomène en présence d’une rangée de rochers qui barrent le passage. Mais le plus extraordinaire, c’était cette tour, qui de loin nous paraissait une aiguille, et qui maintenant nous écrasait sous son énorme masse dont nous contemplions, la tête renversée en arrière, le riche et ferme couronnement. Son pied trempait déjà, et les lames, déferlant contre la base, semblaient ensuite ramper tout du long en la léchant, jusqu’à ce que, parvenues à une certaine hauteur, le vent les projetât en avant par grandes écumes blanches. Les gardiens qui, à notre approche, s’étaient montrés sur la porte avec des rouleaux d’amarres à nous lancer, avaient bientôt été obligés de battre en retraite et de fermer leur panneau de bronze que la mer faisait mine de vouloir enfoncer, tant elle y frappait à chaque fois qu’elle jaillissait jusque-là. Pour le moment il n’y avait pas moyen de songer à entrer. Autant aurait valu essayer d’accoster une de ces horribles dents que nous apercevions autour de nous, et que la mer, dans ses oscillations, couvrait et découvrait alternativement. Notre pauvre barque, si solide qu’elle fût, se serait brisée comme un pot de terre. Au fond, la tour n’était en effet qu’un rocher artificiel. « Pour celui-là, me dit le pilote, il durera, je vous assure, plus longtemps que les autres. » Il disait vrai, car les rochers ont toujours quelques fissures dans lesquelles la mer frappe comme un coin, jusqu’à ce qu’elle ébranle enfin toute la masse et la démolisse, tandis que la surface du phare, parfaitement lisse, ne lui laissait à mordre nulle part. Le pilote, qui connaissait toutes les passes de ces parages comme les ruelles d’un quartier, et qui gouvernait à côté des roches dont nous découvrions à chaque instant la pointe noire dans le creux de la vague, au-dessous de nous, avec la même tranquillité qu’un cocher de cabriolet qui tourne une borne au coin de la rue, nous amena dans un petit canal un peu plus abrité que le reste, à une centaine de pas du monument, et nous mouillâmes. Mais son ancre chassait à mesure que l’eau montait, et il me déclara bientôt que la position n’était pas tenable. Mon mécontentement contre cette force majeure était visible. Il me proposa alors de tenter une dernière ressource qui était d’approcher un peu davantage, de manière à pouvoir jeter une amarre sur un poteau qui avait servi, je crois, pour une grue, dans la construction du phare, et qui avait été si bien planté dans le rocher qu’on en voyait encore la tête au-dessus des vagues.
« C’est dans cette position que nous attendîmes environ deux heures le moment où la mer ayant fini de monter, et les courants par conséquent s’apaisant, il nous serait peut-être possible d’accoster, au risque de tomber à l’eau en faisant le saut périlleux. Mais encore eût-il fallu que la brise consentît à mollir, et c’est ce qu’elle ne voulut point. Pour ma part, je m’en consolais sans peine. Le spectacle auquel j’assistais était si nouveau, si imposant, si étrange, que je ne me lassais pas. Je me disais d’ailleurs que peu de curieux en avaient aussi bien joui, et que puisque j’avais tenu à voir le phare, c’était là en définitive le vrai point de vue. La finesse des lignes, l’élégance sévère des corniches, la grâce de l’ensemble se saisissaient encore mieux par l’effet du contraste avec les formes dures et heurtées de l’Océan. Je regrettais de n’être pas poëte : j’aurais fait les plus beaux vers du monde sur cette lutte magnifique entre la puissance de la nature, symbolisée par ce sauvage Océan, et celle de l’homme, par cette imprenable forteresse. L’ingénieur, qui a très-bien compris ce qu’il y avait d’artiste dans une telle situation, en a tiré parti d’une main heureuse. La tour qui reçoit les assauts de la mer est construite comme celle d’un château fort, et c’est de sa plateforme, loin des coups, que s’élance, avec une proportion svelte et hardie, la seconde tour au sommet de laquelle repose la lanterne. Je vous en envoie un croquis fait d’après une esquisse bien tremblée, dans laquelle j’avais cependant réussi à consigner à peu près le sommaire de mes impressions. Mais ce que l’imagination seule peut reproduire, puisque la perspective y échoue, c’est l’effet de cette masse sublime, vue sur le ciel du milieu de la foule des flots accumulée à sa base. C’est une des belles scènes de ma vie, et je ne l’oublierai jamais.
« Mon compagnon, moins enthousiaste que moi, et pour qui d’ailleurs le phare était une ancienne connaissance, était désolé. « Ah ! monsieur, me disait-il, quel dommage que nous ne puissions entrer, vous verriez comme tout cela est appareillé ! Monsieur l’ingénieur ne voulait pas que je reçusse une pierre qui aurait eu une écaillure de la grosseur de l’ongle. Quel ennui d’être venu, comme ça, pour rien ! Tenez, cependant, regardez un peu, vers le cinquième étage, une grosse pierre un peu plus noire que les autres : c’est celle-là qui nous a donné du mal. » J’abrége son récit : il savait ainsi, pierre par pierre, toute l’histoire de cette tour : à celle-ci, il était arrivé tel événement ; à celle-là, il avait eu telle idée ; à telle autre, monsieur l’ingénieur avait dit telle chose. Qu’on se figure ce que c’est que d’avoir passé cinq ans de sa vie à ne voir que l’eau, le ciel et des pierres qu’on met en place : chacune de ces pierres demeure un souvenir. Enfin la nuit venait, il fallut se résigner et partir. Nous avions contre nous vent et marée. Malgré les bordées que nous courions dans l’ombre, entre la lumière du phare qui n’avait pas tardé à s’allumer, et celle du fanal des Sept-Îles, il nous fut impossible de rentrer en rivière, et nous nous estimâmes heureux, lorsqu’à minuit nous reprîmes terre dans une petite anse au delà de la pointe d’Enfer. Nous étions partis de Tréguier à midi : nous y rentrâmes quatorze heures après, trempés encore par l’eau des lames que nous avions embarquées, haletants de notre course de nuit dans les plus abominables chemins creux, et trouvant, je m’en souviens, l’heure du dîner un peu tardive. Notre pilote avait bien prévu que nous aurions du mal ; mais, comme il le disait au retour, « avant d’avoir tenté, on ne pouvait pas dire que ce que monsieur voulait fût impossible. »
« J’eus cependant mon dédommagement, mais malheureusement sans le bon M. Bourdeau. Le surlendemain, après une nuit passée à Paimpol, dans la plus affreuse auberge que la géographie pittoresque puisse signaler sur le sol de la Bretagne, je gagnai de bon matin la charmante île de Bréhat. C’est une oasis dans ces rochers. Tous les hommes y sont marins, beaucoup officiers. Ils viennent y passer leurs congés, s’y marient, et plus tard, quand ils ont conquis leur retraite, ils s’y fixent et y achèvent paisiblement leurs jours. Aussi est-on bien étonné de trouver dans cette île si ignorée, si petite, si écartée du reste du monde, la meilleure compagnie. Je ne le fus pourtant pas, j’étais prévenu. Mais comment vous raconter la singularité de l’occasion, sans paraître vous amuser d’un récit fait à plaisir ? J’avais rencontré, près de la baie de débarquement, quelques servantes chargées de paniers, auxquelles je m’étais informé de la maison que je cherchais ; j’y avais été accueilli à merveille, mais avec un embarras visible. « Tenez, me dit après quelques instants le maître de la maison, je vais vous avouer le fait : c’est que nous étions tous au moment de partir. Depuis que le phare est terminé, aucune de ces dames n’est encore allée le visiter. Pouvons-nous, sans cérémonie, vous proposer de vous mettre de la partie ? » Vous devinez ma réponse. Les paniers qui avaient si bien frappé mes yeux en arrivant étaient déjà chargés ; ils cachaient un excellent dîner. La mer était bleue et tranquille comme un beau fleuve ; et, favorisés par le courant, en trois quarts d’heure nous abordâmes au pied du phare. Du reste, nous aurions pu braver tous les éléments déchaînés : nous étions conduits par le premier loup de mer de ces parages, le fameux Gouaster, redevenu pilote, après avoir servi de capitaine de vaisseau à l’ingénieur pendant la plus grande partie des travaux. Dans ce pays-là, se trouver devant la porte, ce n’est pas être entré. Figurez-vous, à une vingtaine de pieds au-dessus de votre tête, une petite ouverture à laquelle il faut monter par une échelle de bronze encastrée dans la muraille : on voit assez que le logis n’a pas été préparé pour les dames. Mais une fois hissé, on rencontre un joli escalier tournant qui donne, d’étage en étage, dans de petites chambrettes, servant de magasin, d’atelier, de cuisine, de chambre à coucher, jusqu’au couronnement où se découvre enfin la majestueuse lampe, logée dans un véritable boudoir, tant il y a de luxe autour d’elle. C’est la déesse du lieu, et l’éclat de son sanctuaire a pour but d’imposer aux gardiens, en l’absence de toute autorité supérieure, en leur rappelant continuellement avec quels égards elle doit être traitée.
« Nous dînâmes au huitième étage. La chambre était petite et la compagnie nombreuse, si bien qu’une partie notable de la salle à manger se prolongeait en forme de queue tournante, je ne sais jusqu’à quelle profondeur, dans l’escalier. Le repas n’en fut que plus gai. Le contraste avec la scène de l’avant-veille était complet, et je manquerais peut-être à la galanterie, si j’osais balancer entre les deux journées. D’ailleurs, du haut du phare, le spectacle était vraiment magnifique. Je vis la mer, s’élevant lentement, noyer peu à peu tout l’archipel, jusqu’à ce qu’enfin je demeurai seul, dans ce vaste déluge, au sommet de cette Babel. L’impression était grande, mais singulièrement triste, et, d’instinct, toute la compagnie était allée retrouver le goût de la conversation dans l’intérieur. Je me suis souvent trouvé en pleine mer à bord d’un vaisseau ; mais ici, ce genre de solitude me semblait tout autre. La nature même de l’édifice en augmentait l’effet ; car il se sent toujours que l’isolement d’un navire n’est que momentané, et son sillage et ses voiles montrent assez qu’il fait continuellement effort pour en sortir. Mais ici l’isolement est éternel. Nulle part je n’ai mieux compris la majesté de la grande inondation de l’océan que du haut de cette frêle colonne où je m’en voyais si régulièrement enveloppé ! J’apercevais au loin les lignes brumeuses de la terre de France ; à gauche, à l’horizon, l’archipel de Bréhat ; à droite, celui des Sept-Îles ; au large, l’immensité des flots, sur lesquels mon imagination planait jusqu’à la côte d’Angleterre. La mer était silencieuse, et son calme ajoutait encore à sa puissance. Quelle affreuse prison ! me disais-je ; avec toute sa sublimité, elle forcerait bientôt à soupirer après la noirceur des cachots.
« Toutefois les gardiens s’y habituent fort bien, sans doute parce qu’ils sentent qu’au fond ils sont libres. On a pourtant senti la nécessité de leur faire passer, chaque trimestre, un mois parmi les hommes. Ce sont, en général, d’anciens marins, et ils se regardent comme embarqués pour un voyage aux Grandes-Indes. Du reste, sans sortir de leur île, car, de peur des infidélités, toute embarcation leur est absolument interdite, ils ont cependant l’avantage de se procurer les principaux plaisirs de la campagne ; je veux dire la pêche et la chasse. À une certaine hauteur, au-dessous de la porte d’entrée, ils ont eu l’idée de nouer une corde autour de la tour, à laquelle ils ont attaché une cinquantaine de lignes de la longueur du bras : quand la mer monte, le poisson vient rôder le long du mur, il s’attrape, et quand l’eau baisse, on l’aperçoit accroché aux hameçons, à hauteur d’homme, comme une guirlande. Comme il y en a de trop, on le fait sécher. Quant aux produits de la chasse, cette dernière ressource n’existe malheureusement pas, bien que souvent aussi il y ait excès. Il se prend en effet quelquefois une grande quantité d’oiseaux. Éblouis pendant la nuit par le feu du phare, ils viennent se jeter contre la lanterne, comme des papillons, et attendu qu’il était arrivé plusieurs fois que des halbrans ou des oies sauvages en avaient rompu les glaces, on a été obligé de l’entourer d’un grillage à larges mailles, où ils s’attrapent par le cou. Peut-être, si l’ingénieur avait pu prévoir tant de plaisirs, aurait-il cru devoir se dispenser de donner à ses gardiens un promenoir ; mais l’élégance de sa tour y aurait trop perdu.
« J’aurais eu assurément, cette fois, tout le temps d’étudier en détail les délicatesses de la construction ; mais M. Bourdeau me manquait, et je dus me contenter d’admirer en artiste. La perfection d’architecture d’un monument tellement solitaire m’aurait peut-être surpris, si je n’y avais deviné une condition de durée en harmonie avec celle du roc de porphyre sur lequel il repose. Ces pierres, cyclopéennes par leur masse, mais presque polies et d’un granit bleuâtre à pâte fine, qui mériterait de faire ornement dans un salon, étaient ajustées les unes sur les autres avec une précision que je ne saurais mieux comparer qu’à celle d’un ouvrage de marqueterie. On sentait qu’on aurait pu les enlever une à une, pour remonter, sans aucun dommage, l’édifice partout où l’on aurait voulu. Mais, à moins que, dans les siècles lointains, on ne le démonte un jour de la sorte, pour le transporter dans quelque musée comme un échantillon du savoir-faire de notre âge, on ne s’imagine pas quelle cause de ruine pourrait jamais le faire disparaître, je ne dirai pas de la surface de la terre, mais de celle de l’Océan. C’est ce qu’il faut pour se rassurer tout à fait sur le sort des malheureux lampistes qui se succéderont sur cette tour jusqu’aux dernières limites de la postérité.
« Voilà, monsieur, tout ce que je suis en état de vous envoyer sur le phare de Bréhat. Je l’ai bien vu à l’intérieur comme à l’extérieur, mais je ne l’ai point vu faire, et n’aurais guère été compétent pour entreprendre, à l’égard de sa construction, les enquêtes nécessaires. C’est néanmoins, je dois le dire, un modèle de construction si remarquable que son histoire mériterait assurément de trouver place dans votre excellent recueil, de préférence à celle que je viens de prendre la liberté de vous écrire : aussi usez en, je vous prie, tout à votre aise avec ma lettre, si, comme je n’en doute pas, vous trouvez moyen de vous procurer des renseignements plus sérieux[12]. »
L’histoire de la difficile construction de ce phare fait tant d’honneur à la science française, que nous ne pouvons résister au désir de la retracer ici.
La première difficulté consistait dans le choix de l’emplacement. Il s’agissait de trouver, au milieu des rochers, un point que les navires pussent accoster assez facilement pendant toute la durée de la construction. M. Léonce Reynaud jeta ses vues sur une pointe de rochers située dans une échancrure du bord sud du plateau, et assez bien abritée contre les vents du large. Une plateforme voisine, d’une étendue suffisante, mais malheureusement recouverte de 4m,50 d’eau à la haute mer, fut désignée pour supporter l’édifice. Après mûr examen, il avait été reconnu que cet emplacement correspondait au minimum de dépenses.
L’île de Bréhat, distante du rocher d’environ 10 kilomètres, fut choisie comme lieu d’embarquement. C’est là qu’on prépara les matériaux, et que furent taillées toutes les pierres de l’édifice. Des bâtiments du port de quarante tonneaux partaient de l’île, de façon à aborder le rocher avant la basse mer. Une grue, solidement fixée au point de débarquement, élevait les pierres de la cale du bâtiment, et les déposait sur un chemin de fer, qui les conduisait auprès d’autres machines. Grâce à la multiplicité des engins mécaniques, qui devinrent plus nombreux à mesure que les travaux avançaient, la mise en place des matériaux s’effectua très-rapidement.
La partie la plus importante et la plus difficile de l’entreprise, résidait dans la construction du massif plein de la base, sans cesse exposé aux coups de mer. De là dépendait la solidité du monument tout entier. Afin que le pied de la tour ne pût jamais être déchaussé, on l’enfonça jusqu’à une profondeur de 40 ou 50 centimètres, dans la masse du rocher. Une rainure de 11m,70 de diamètre fut pratiquée dans le porphyre, — opération très-longue à cause de la dureté de cette matière, — et c’est là, à l’abri d’un mur continu et inébranlable de porphyre, que furent déposées les premières assises de la construction.
Ordinairement, lorsqu’il s’agit d’élever des phares en pleine mer, on s’attache à rendre toutes les pierres solidaires, afin qu’elles ne soient entraînées par la mer, ni pendant ni après l’exécution des travaux. Dans les phares d’Eddystone, en Angleterre, et de Bell-Rock, en Écosse, toutes les pierres de la partie submergée sont, comme nous le verrons plus loin, enchevêtrées les unes dans les autres, et maintenues par des goujons en fer ou en bois : de là un surcroît de dépenses considérable. M. Reynaud crut pouvoir l’éviter en se bornant à arrêter solidement par quelques points, la quantité de maçonnerie susceptible d’être mise en place dans le cours d’une marée. L’expérience justifia parfaitement ses prévisions, et le résultat de cette nouvelle méthode fut un travail à la fois plus économique et plus rapide.
Les ouvriers, au nombre de soixante environ, devaient naturellement être logés sur le rocher ; mais la place manquait. Il fallut donc créer une surface artificielle. À cet effet, on construisit, entre deux aiguilles très-élancées, élevées de 6 mètres au-dessus du niveau des hautes mers, un massif, composé de pierres sèches et de gros blocs maçonnés en ciment. Sur la plate-forme de ce massif, située à 4 mètres au-dessus du niveau des hautes mers et d’une superficie de 9 mètres carrés environ, on établit une construction en charpente, qui renfermait une petite forge, des magasins et des chambres pour l’ingénieur, le conducteur des travaux et les ouvriers. Au sommet, se dressait une tourelle qui reçut un appareil d’éclairage provisoire.
Bien que chaque homme n’eût à sa disposition qu’un emplacement très-restreint (0m,67 sur 2 mètres), la santé des ouvriers resta toujours bonne ; ce qu’il faut attribuer aux excellentes mesures sanitaires prises par l’ingénieur. Dès que la mer découvrait le rocher, les travailleurs se rendaient à l’ouvrage ; ils regagnaient leur asile quand la cloche d’alarme annonçait le retour du flot.
Le phare de Bréhat (fig. 298) se compose de deux parties : la première, mesure 13m,70 de diamètre à la base et 8m,60 au sommet ; elle est en maçonnerie pleine jusqu’à un mètre au-dessus du niveau des hautes mers, et se termine par une galerie, qui sert de promenoir aux gardiens. La partie supérieure est beaucoup plus svelte et plus légère : la muraille, épaisse de 1m,30 au bas, n’a plus que 0m,85 dans le haut. Toute la construction est en granit moins les voûtes, qui sont en briques.
On pénètre dans l’édifice par une porte percée au sud, à 1 mètre au-dessus du niveau des plus hautes mers, et précédée d’une échelle en bronze, enclavée dans la maçonnerie. Après avoir traversé un petit vestibule, on se trouve en face d’un escalier, droit d’abord, puis circulaire, qui monte jusqu’à la chambre de service, et dont la cage est placée, non dans l’axe de la tour, mais le long du mur. On compte neuf étages dans toute la hauteur du phare. Les deux premiers sont réservés à des magasins ; les quatre suivants forment la cuisine et les chambres des gardiens ; au septième, se trouve la chambre des ingénieurs ; au huitième, la chambre de service ; vient enfin la chambre de la lanterne.
Nous avons déjà donné (fig. 294) la coupe verticale du phare de Bréhat, sur laquelle il est facile de reconnaître toutes les dispositions qui viennent d’être indiquées.
Commencé en 1836, après trois années d’études et de travaux préalables, le phare des Héaux de Bréhat fut terminé en 1839. Les dépenses s’élevèrent à 531 679 francs, non compris la lanterne et l’appareil d’éclairage. La hauteur du foyer au-dessus du rocher est de 48m,50, et la portée du feu de près de 18 milles.
Le phare des Triagoz est établi, comme le précédent, en pleine mer. Il est destiné à signaler l’écueil des Triagoz, situé dans la Manche, à l’est des Sept-Îles. Le rocher qui lui sert de base, se dresse au-dessus du niveau des plus hautes mers. Les difficultés qu’a rencontrées la construction de ce système, tenaient à la violence de la mer, qui rendait souvent l’accostage impossible aux ouvriers et aux barques qui apportaient les matériaux.
L’édifice se compose d’une plate-forme et d’une tour carrée, dont l’une des faces porte en saillie la cage de l’escalier. On arrive sur la plate-forme par une série d’escaliers qui serpentent sur le rocher, après être partis du point le plus abordable. Au-dessous existent des magasins pour le bois et autres matières ; en arrière de la tour, se trouvent encore des dépendances qu’on voit figurer sur le plan.
Le rez-de-chaussée de la tour est occupé par un vestibule, avec magasin de chaque côté. Trois chambres à feu, dont une pour les ingénieurs, se présentent successivement à mesure qu’on s’élève ; on arrive ensuite à la chambre de service, puis à la lanterne.
La plate-forme qui entoure l’édifice, épouse la forme du rocher. On arrive à cette plateforme par une série d’escaliers qui se développent sur le flanc de la roche, et ont leur point de départ du côté où l’accostage est le plus facile. Sous sa partie antérieure sont ménagés des magasins pour dépôt de bois et autres matières, et un petit réduit, établi à son extrémité, vient ajouter encore au phare d’utiles dépendances.
Le plateau des Triagoz est très-étendu ; il a près de quatre milles de longueur, de l’est à l’ouest, sur environ un mille de largeur ; mais on n’en voit émerger que des têtes isolées, même par les plus basses mers. Le rocher choisi pour recevoir la construction, est la pointe la plus élevée du côté sud, et limite, par conséquent, vers le nord, le chenal que suit la navigation côtière. Il présente au midi une paroi presque verticale, et il se prolonge, en s’abaissant à l’opposé, de manière à former à mer basse une petite crique ouverte à l’est. C’est par là et pendant trois à quatre heures de mer basse, qu’il est le plus accessible. La profondeur d’eau, qui est de 20 mètres, dans les plus basses mers, au pied du rocher du côté du sud, augmente rapidement à mesure qu’on s’éloigne ; le fond est de roche et les courants de marée sont d’une grande violence sur ce point. Quand on s’occupa des travaux de construction de ce phare, on avait espéré pouvoir maintenir dans ce point un navire au mouillage pendant la belle saison, pour servir au logement des ouvriers ; mais on fut obligé d’y renoncer.
On conçoit les difficultés qu’a dû présenter la construction de ce monument sur la pointe d’un rocher. Nous allons donner une idée de la manière dont les travaux purent s’exécuter.
On installa une cabane dans la partie répondant au vide de la tour, immédiatement après avoir dérasé le sommet de la roche. Elle entourait un mât vertical, placé au centre de la construction et armé d’une corne à sa partie supérieure pour le montage des pierres. Le débarquement des matériaux s’opérait au moyen de mâts de charge semblables installés sur le rocher, l’un à l’entrée de la petite crique du nord, l’autre sur l’extrémité sud-est de la roche. Il s’opérait avec promptitude toutes les fois que l’état de la mer permettait l’accostage.
La construction fut exécutée en moellons avec chaînes, socles, encadrements et corniche en pierres de taille de granit. Les parements de ces pierres présentent de vigoureux bossages rustiqués.
Les moellons de parements entre les angles en pierres de taille sont en granit rouge de Ploumanac’h. La pierre de taille provient de l’Île-Grande. Elle est d’un gris bleuâtre et d’un grain fin. Ce contraste de couleurs fait ressortir vigoureusement les lignes de la construction que bien peu de personnes sont appelées à voir de près.
Les travaux, commencés en 1861, furent terminés en 1864. Ils présentèrent de sérieuses difficultés, surtout dans la première campagne, où, chaque jour, l’atelier devait être ramené du chantier à terre, à 21 kilomètres de distance.
La violence de la mer est telle que, depuis l’achèvement de l’édifice, les lames ont plusieurs fois couvert en grand toute la plateforme inférieure et projeté l’embrun jusqu’à la hauteur de la plate-forme supérieure. Néanmoins la construction a pu être terminée sans accident, et sans qu’aucun des ouvriers ait été blessé.
Le phare de Triagoz est de troisième ordre. Nous donnerons plus loin la figure de ce phare que sa situation au haut d’un rocher nu et abrupt rend très-pittoresque.
Phares en charpente. — Comme exemple de phare en charpente, nous citerons celui de Pontaillac, placé à l’entrée de la Gironde, et pour lequel on a adopté ce mode de construction, à cause du mouvement des sables et du déplacement possible de l’édifice.
Le phare de Pontaillac (fig. 299) a la forme d’une pyramide quadrangulaire, tronquée à la hauteur de la lanterne, et composée de quatre solides poteaux, que relient des entretoises et des croix de Saint-André. Des boulons en fer assemblent les pièces ; la cage de l’escalier est renfermée entre quatre poteaux verticaux, qui contribuent à la stabilité de l’ensemble. L’échafaudage repose sur un petit mur en maçonnerie, qui lui constitue une base immuable, et en même temps le met à l’abri de l’humidité du sol. La chambre de service est située au-dessous de la lanterne, sur la plateforme qui couronne le monument.
Le phare de Pontaillac est de troisième ordre ; la hauteur de son foyer au-dessus du sol est de 36 mètres. Il a été exécuté en 1856 et 1857, et les dépenses de construction se sont élevées à 54 067 francs, y compris celles qui correspondent à une maison de gardien, bâtie à proximité du phare.
Phares en fer. — Les phares en fer sont d’invention toute récente. Tout le monde a remarqué, à l’Exposition universelle de 1867, le magnifique phare de fer qui s’élevait en dehors du palais, sur le bord du lac, à peu de distance de la Seine. Il était destiné à signaler l’écueil des Roches-Douvres, situé sur la côte de Bretagne.
Ce phare se compose d’une carcasse, ou ossature intérieure, recouverte de feuilles de tôle, qui la protégent contre l’oxydation dont les causes sont très-énergiques dans le voisinage de la mer. Seize montants, comprenant chacun quinze panneaux, constituent la carcasse ; ces panneaux, formés de fers à T solidement rivés, se boulonnent les uns sur les autres, et s’appuient sur des entretoises horizontales. Le revêtement en tôle est boulonné à son tour sur les montants et les entretoises. Cet édifice de fer devait reposer sur un massif de maçonnerie, au moyen de boulons de scellement fixés à chacun des montants.
Au centre de la tour, est un escalier en fonte, qu’ont franchi bien des visiteurs, à l’Exposition universelle. Des logements et des magasins en occupent la base. Sa hauteur, comptée à partir du sol jusqu’à la galerie supérieure, était de 48m,30.
Aujourd’hui le phare de fer que l’on a admiré à l’Exposition de 1867, est installé au banc des Roches-Douvres. Dans cette situation, le foyer lumineux se dresse à 33 mètres au-dessus du niveau des plus hautes mers.
Le plateau des Roches-Douvres est le plus avancé, au nord, des innombrables écueils qui rendent si dangereuse la navigation des côtes de Bretagne, Il est situé à peu près à égale distance entre l’île de Bréhat et l’île de Guernesey, à 27 milles marins environ au large du port de Portrieux.
La nécessité d’établir un phare sur ce point, était reconnue depuis longtemps ; mais la construction d’une haute tour en maçonnerie, dans des parages où la mer est habituellement très-grosse, parce que les courants de marée y sont de grande intensité, devait présenter beaucoup de difficultés. Elle aurait exigé des dépenses considérables, parce qu’on ne pouvait disposer que de bateaux à voile, et que ces bateaux, obligés de prendre par le travers, à l’aller comme au retour, des courants qu’ils n’auraient pu surmonter, eussent été fréquemment condamnés à des voyages infructueux. Les constructions en fer et la navigation paraissaient devoir résoudre le problème, et, sur la proposition de la Commission des phares, le Ministre de l’agriculture, du commerce et des travaux publics, décida que les Roches-Douvres seraient signalées par un phare de premier ordre à feu scintillant et composé entièrement de métal.
C’est en 1868 qu’a été exécuté le travail pour l’édification du phare métallique de l’Exposition sur cet emplacement.
La roche qui a reçu ce monument de fer, est située à peu près au milieu du côté sud du plateau ; elle s’élève au niveau des hautes mers, et le soubassement en maçonnerie de l’édifice a 2m,10 de hauteur. La tour métallique a 48m,30 de hauteur depuis son pied jusqu’au niveau de la plate-forme supérieure, et 56m,15 jusqu’au sommet de la lanterne. Son diamètre, qui est de 11m,10 à la base pour le cercle inscrit, est réduit à 4 mètres au sommet.
Les figures 300 et 301 montrent l’élévation et la coupe du phare des Roches-Douvres.
Fig. 300. — Phare des Roches-Douvres, construit en fer (élévation). | Fig. 301. — Phare des Roches-Douvres, construit en fer (coupe). |
Un escalier en fonte occupe le centre de l’édifice, les magasins et logements de gardiens sont distribués au pied de la construction, et sont surmontés de deux galeries intérieures où pourraient être recueillis des naufragés et où coucheront les ouvriers que des circonstances exceptionnelles pourront appeler à passer quelques jours dans le phare.
Les logements se composent d’un vestibule, dans lequel sont arrimées les caisses à eau, d’un magasin, d’une cuisine, de trois chambres de gardiens et d’une chambre réservée pour les ingénieurs en tournée d’inspection.
Une soute à charbon est ménagée dans l’épaisseur du massif, au-dessous de la cage de l’escalier.
La plupart des phares métalliques exécutés jusqu’à présent, sont formés de feuilles de tôle plus ou moins épaisses, qui sont rivées entre elles. Ce système n’a pas paru devoir être adopté ici : en premier lieu, parce qu’il fait reposer la solidité de l’édifice sur une enveloppe qui, grandement exposée à l’oxydation, ne peut être de longue durée, surtout si l’entretien est négligé ; en second lieu, parce que la pose des rivets et le mode de construction exigent des ouvriers spéciaux et des échafaudages difficiles à établir sur une roche de dimensions restreintes. On s’est donné pour conditions :
1o De rendre l’ossature de l’édifice indépendante de l’enveloppe extérieure, de la mettre à l’abri des embruns de mer, qui sont une cause énergique d’oxydation, d’en faciliter la visite et l’entretien, et de réduire autant que possible l’étendue des surfaces qui pourraient retenir l’humidité ;
2o De disposer la construction de telle sorte que la tour pût s’installer sans échafaudages montant de fond, et sans qu’il fût nécessaire de poser un seul rivet sur place.
On s’est attaché d’ailleurs à ne pas admettre de pièces de telles dimensions qu’il en résultât des difficultés d’embarquement, d’arrimage à bord ou de montage.
Seize grands montants, composés chacun de quinze panneaux sur la hauteur, constituent l’ossature de la construction. Chaque panneau est formé de fers à T, assemblés, consolidés et rivés de manière à être parfaitement solidaires et à ne pas se prêter à la déformation sous les plus fortes actions qu’on puisse prévoir. Ces panneaux se boulonnent les uns sur les autres, et des entretoises, appliquées tant au dedans qu’au dehors et également boulonnées, maintiennent les montants dans leurs positions. Enfin, sur ces dernières entretoises et sur les faces extérieures des montants, s’appuient les feuilles de tôle constituant l’enveloppe, dont les joints sont couverts par des plates-bandes en fer, et qui sont fixées par des boulons.
Chaque montant porte à son sommet une console en fonte, au-dessus de laquelle est établie, en encorbellement, la plate-forme qu’exige le service extérieur de la lanterne ; et il repose à son pied sur un grand patin également en fonte, que saisissent six boulons de scellement en fer, noyé dans un massif de béton.
Des cloisons en briques entourent les chambres. Les cloisons de l’extérieur sont tenues à 0m,05 de l’enveloppe en tôle, de manière à l’abriter efficacement. Une aire en béton élève le sol de ces chambres à 0m,40 au-dessus du couronnement du patin en fonte, et un plancher en maçonnerie, reposant sur de petites solives en fer, forme le plafond.
Une chambre de service est ménagée au sommet de la tour ; elle communique avec la chambre de la lanterne par une échelle en fonte, ainsi qu’il est d’usage.
L’escalier de la tour est en fonte, avec limons en fer. Le limon extérieur est boulonné contre les montants qu’il rencontre et il contribue ainsi à la rigidité du système.
La porte d’entrée est en chêne avec ferrements en bronze ; tous les châssis des fenêtres sont en fer laminé.
Les fers à T, pliés suivant les angles du polygone, pour former l’arête extérieure des panneaux, ont 0m,18 sur 0m,10. Ils pèsent 31 kilogrammes le mètre. Ceux qui constituent les trois autres côtés des panneaux, ont 0m,20 sur 0m,10 et pèsent 35 kilogrammes par mètre. Les panneaux des trois premiers rangs ont chacun une écharpe en diagonale, laquelle est composée d’un fer méplat de 0m,14 sur 0m,014 assemblé, au moyen de rivets, avec deux fers à T de 0m,130 sur 0m,065. Cette écharpe, rivets compris, pèse 44 kilogrammes par mètre.
Les entretoises sont formées de fer méplat de 0m,080 sur 0m,016, du poids de 9k,689 par mètre.
L’épaisseur de la tôle diminue depuis l’étage inférieur, où elle est de 0m,010, jusqu’au sommet, où elle est réduite à 0m,007.
Les couvre-joints sont exécutés en fer plat de 0m,011 d’épaisseur.
Les dépenses de la construction métallique de ce phare, y compris le montage et le démontage dans le Champ-de-Mars, ont été évaluées à 250 000 francs.
M. Léonce Reynaud, directeur du service des phares, et M. Allard, ingénieur en chef des ponts et chaussées, ont été les ingénieurs à qui l’on doit ce beau travail. M. Rigolet a construit l’édifice métallique.
Un autre type de phare en fer est celui dont il existe un spécimen à la pointe de Walde, près de Calais. L’édifice est établi sur un fond de sable constamment couvert par les eaux, et cette particularité nécessitait un mode spécial de construction. On voit par notre gravure (fig. 302) qu’il consiste en une plate-forme soutenue par six longs pieux en fer, s’élevant obliquement des sommets d’un hexagone régulier ; au centre, est un pieu vertical. Ces piquets sont reliés par des entretoises et des croix de Saint-André, dont les branches sont pourvues de vis de tirage ; ils se terminent à leur extrémité inférieure par des vis qui pénètrent profondément dans le sable.
Au centre de la plate-forme se dresse la chambre des gardiens, garnie de tôle au dehors, boisée en chêne au dedans, et divisée en plusieurs compartiments. On y voit un petit vestibule, des cabinets, des magasins pour l’huile, l’eau, les vivres, le charbon, un réduit contenant deux lits qu’on relève et qu’on renferme dans des armoires pendant le jour, enfin un fourneau pour faire la cuisine. Un escalier circulaire en fonte, conduit dans la chambre de la lanterne.
Le foyer du phare de Walde domine de 18 mètres environ la plage environnante, et de 11 mètres le niveau des plus hautes mers. Sa construction date de 1859 ; il en a coûté, pour l’édifier, 107 665 francs.
Phares de quatrième ordre, ou fanaux. — Les dispositions adoptées pour l’établissement des fanaux, ou phares de quatrième ordre, varient beaucoup, suivant les circonstances et les nécessités qu’il faut satisfaire. Les édifices sont construits tantôt en pierre, tantôt en tôle. Tantôt ils renferment un logement de gardien, tantôt ils n’en comportent pas. Ils sont surmontés, tantôt par une lanterne fixe, tantôt par une lanterne mobile, qui se hisse entre deux tringles directrices. Quelquefois même les phares de quatrième ordre se composent d’un simple candélabre de fonte, ou d’une lanterne portative, suspendue au haut d’une potence.
Nous donnons (fig. 303 et 304) l’élévation et la coupe d’un phare de quatrième ordre, ou fanal, qui figurait à l’Exposition universelle de 1867, et qui a été construit par M. Rigolet.
303, 304
La section est octogonale. Les arêtes ne sont pas formées par des couvre-joints ; ce sont les branches convenablement pliées, des fers à T qui les constituent. Les panneaux en tôle sont rivés ou boulonnés sur ces branches de fer.Ces tourelles se posent sur des jetées en maçonnerie ou sur des estacades en charpente. Elles ont l’avantage d’y occuper moins de place que les tourelles en maçonnerie, et d’être faciles à transporter, en cas de prolongement des jetées qu’elles signalent.
Les fers à T formant les montants ont 0m,18 sur 0m,10, et pèsent 30 kilogrammes par mètre courant. Les feuilles de tôle ont 0m,006 d’épaisseur.
Le prix d’une construction de ce genre peut être évalué à 10 000 fr., non compris le transport et la mise en place.
La figure 305 rend compte d’une disposition des phares de quatrième ordre qui a été adoptée pour ceux qui doivent contenir des logements et qu’il faut pourtant élever sur des roches isolées, dominant de plus de 10 mètres le niveau des hautes mers, mais qui sont d’un accès tellement difficile que des constructions en maçonnerie y seraient très-dispendieuses ou exigeraient trop de temps pour leur exécution. L’édifice est tout en fer. Ce mode de construction est analogue, sur une plus petite échelle, à celui du phare de la Nouvelle-Calédonie, dont nous parlerons plus bas (fig. 310).
Une ossature intérieure, exécutée en fers à T, supporte une enveloppe en feuilles de tôle. Cette enveloppe est accompagnée de couvre-joints qui sont rivés avec elle sur les montants et traverses. Les fers à T occupant les angles du soubassement sont pliés, ainsi que les couvre-joints, de manière que leurs branches s’appliquent sur les faces auxquelles elles appartiennent.
Les logements sont établis au pied de la tour, laquelle est occupée par un escalier circulaire à noyau plein ; ils sont divisés par de grands châssis qui supportent les plafonds et épaulent les montants de la tourelle. Des cloisons, exécutées en briques et mortier de Portland, mettent les chambres à l’abri de l’humidité et des variations de la température extérieure.
Les fers à T de la tour ont 0m,20 sur 0m,10 et pèsent 34 kilogrammes le mètre. La tôle du soubassement a 0m,008 d’épaisseur, et celle de la partie supérieure de la tour est réduite à 0m,005. Les consoles de la corniche et le socle du soubassement sont exécutés en fonte.
La figure 306 donne le dessin d’un phare de quatrième ordre, ou fanal construit en maçonnerie, que l’on place à l’entrée de la plupart de nos ports, et qui ne renferme pas de logements. Le diamètre intérieur est fixé à 1m,40, et l’escalier est disposé comme celui des tourelles accompagnées de logements, dont il a été parlé tout à l’heure.
Les dépenses d’une construction de ce genre varient, suivant les circonstances locales, de 6 000 à 10 000 francs.
Il nous reste à dire, pour terminer ce qui concerne les phares français, que tout ce qui les concerne est concentré dans une administration, parfaitement organisée, qui dépend du Ministère de l’agriculture, du commerce et des travaux publics. Un administrateur supérieur, qui a le titre de directeur du service des phares et balises, dirige, sous l’autorité du ministre, tous les travaux qui se rapportent à l’éclairage de nos côtes. M. Léonce Reynaud, inspecteur général des ponts et chaussées, occupe aujourd’hui le poste de directeur du service des phares.
L’établissement central de l’administration des phares, placé sous la direction d’un ingénieur en chef, M. Émile Allard, est établi, depuis l’année 1869, sur les hauteurs de la place du Trocadéro. L’édifice, nouvellement construit, domine le cours de la Seine et le Champ-de-Mars. Une haute et élégante tour, rappelant la forme habituelle des phares, désigne de loin aux regards ce bel établissement national.
CHAPITRE X
Si la France a eu la gloire d’inventer les lentilles et échelons, c’est à l’Angleterre que revient l’honneur d’avoir, la première en Europe, garni ses côtes de feux nombreux, et cela dans des circonstances parfois difficiles. L’Angleterre cite avec orgueil les noms de Smeaton, de Robert Stevenson et d’Alan Stevenson. Ces hommes ont, en effet, exécuté avec beaucoup de courage et de patience, des constructions en mer qui présentaient de grandes difficultés. Il ne faut pas oublier pourtant que les Stevenson n’ont fait que mettre en pratique les idées de Fresnel, qui avait inventé les phares à échelons. Sans la découverte du physicien français et les études approfondies de notre administration des Phares, les ingénieurs anglais n’auraient jamais pu mener à bien leur projet de couvrir de feux les côtes maritimes de leur pays.
L’organisation des phares, en Angleterre, est fort différente de celle de notre pays. Elle repose sur des bases étranges, presque excentriques, et qui se ressentent des us et coutumes de la vieille Angleterre.
Trois administrations, correspondant aux trois royaumes d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, sont chargées de la direction des phares britanniques. La première, qui administre les feux anglais proprement dits, se nomme Corporation of the Trinity-House of Deptford Strand ; la seconde, celle des feux écossais, a nom Corporation of the commissionners of Northern Light-Houses ; la troisième, préposée à l’éclairage des côtes d’Irlande, s’appelle Corporation for preserving and improving the Port of Dublin.
La Trinity-House est de beaucoup la plus importante ; elle exerce même, dans certains cas, un contrôle sur les deux autres. Fondée en 1512, en vertu d’une charte que lui conféra Henri VIII, elle ne constituait, à l’origine, qu’une sorte de confrérie, dont la mission se bornait à prier pour les navigateurs et pour l’âme des naufragés. Mais des chartes d’Élisabeth, de Jacques Ier, de Charles II et de Jacques II, augmentèrent considérablement ses attributions, et lui donnèrent la surveillance de la marine marchande. L’éclairage des côtes rentrait dans cet office. Les phares se multiplièrent alors très-rapidement sur le littoral anglais, d’autant plus qu’ils étaient dus à l’initiative privée, et que les propriétaires frappaient de droits très-élevés tous les navires qui recevaient le bienfait de leur lumière. On commençait par acheter à beaux deniers comptants, de la Trinity-House, le privilége d’établir un phare sur un écueil quelconque, puis on réalisait de gros bénéfices en prélevant des droits sur tous les navires qui en approchaient.
Il vint un moment où la couronne éleva la prétention de s’arroger le privilége de la Trinity-House, privilége usurpé, disait-elle, et que la loi n’autorisait point. De là, résulta un procès, puis une transaction, d’après laquelle le droit d’élever des phares fut partagé entre la Trinity-House et la couronne.
Alors ce fut à qui obtiendrait du roi l’autorisation de bâtir un phare. Un ancien ministre d’État, lord Granville, écrivait cette note sur son journal : « Saisir le moment où le roi sera de bonne humeur, pour lui demander un phare. »
Un pareil régime ne pouvait produire que de fâcheuses conséquences. Les privilégiés songeaient beaucoup plus à gagner de l’argent qu’à guider les navigateurs ; de sorte que l’éclairage des fanaux se faisait très-mal. Enfin, un acte du Parlement, rendu sous Guillaume IV, réduisit les droits de péage, et décida que la couronne abandonnerait ses droits à la Trinity-House, moyennant une somme de 7 500 000 francs. Cette compagnie fut également autorisée à racheter tous les phares, ou light-houses, possédés par des particuliers. Ces acquisitions lui coûtèrent de fortes sommes. Cependant elle prospéra toujours, grâce aux droits qu’elle continua de prélever et qu’elle prélève encore sur les navigateurs.
La Trinity-House comprend deux classes d’associés : les Frères aînés (Elder Brothers), et les Frères cadets (Younger Brothers), Ces derniers n’ont pas voix délibérative dans le conseil de la Société ; ils sont choisis sur la proposition d’un des frères aînés. Ils sont aujourd’hui au nombre de 360 ; mais le nombre n’en est point limité.
Les frères aînés, au nombre de 31, sont pris parmi les frères cadets. Pour être admis, ils doivent avoir subi un examen, et servi au moins quatre ans comme capitaine, dans la marine marchande ou dans celle de l’État. Ils se divisent en membres honoraires et en membres actifs. Les premiers sont des hommes étrangers à la navigation, mais qui, par leur naissance ou leur illustration, sont susceptibles de jeter de l’éclat sur la Société. Parmi les plus connus autrefois, nous citerons Guillaume IV, Pitt, Wellington, le prince Albert, lord Palmerston et, de nos jours, lord John Russel et lord Derby. Le conseil de Trinity-House se compose de six comités, dont les attributions sont très-diverses ; nous n’entrerons pas dans ce détail.
Si l’on compare l’organisation française pour le service des phares et fanaux, à l’administration anglaise, on ne pourra s’empêcher de conclure que l’avantage est tout entier de notre côté. Exclusivement formée d’hommes spéciaux, et surtout d’ingénieurs des ponts et chaussées, la Commission française des phares traite les questions scientifiquement, fait des expériences, entreprend des essais, et réalise toutes les améliorations qui lui paraissent utiles. Il est probable que sans cette commission scientifique, Fresnel n’eût point doté le monde de lentilles à échelons. La centralisation administrative française, qui a tant d’inconvénients dans la plupart des circonstances, est ici non-seulement justifiée, mais nécessaire. L’autorité confiée à un directeur résidant à Paris, de donner les ordres pour l’exécution de règlements concernant les phares sur toute l’étendue de nos côtes, cette sorte de despotisme administratif, qui n’a d’autre but que d’assurer des existences humaines et de préserver de la destruction des propriétés et des biens, est évidemment bien préférable à l’organisation surannée, divisée et compliquée de la Trinity-House.
Jetons maintenant un coup d’œil sur quelques-uns des phares les plus célèbres de la Grande-Bretagne.
Saluons d’abord celui d’Eddystone (fig. 307). C’est le premier que l’homme ait élevé en pleine mer, et qui soit resté inébranlable sous les coups de la tempête. Il se dresse dans la baie de Plymouth, sur l’un des nombreux récifs qui surgissent à fleur d’eau en cet endroit. Antérieurement on en avait construit deux sur le même écueil ; mais ils furent détruits, l’un par la mer et les vents, l’autre par le feu[13].
Le premier de ces deux édifices fut bâti par un riche habitant du comté de Sussex, Henri Wistanley, qui possédait une sorte de vocation pour les travaux mécaniques. Élevée en 1696, cette tour était de la forme la plus bizarre. C’était une espèce de pagode chinoise, couverte de clochetons et de toutes sortes d’appendices de fantaisie, couronnée de galeries ouvertes, hérissée d’angles et de saillies à l’aspect fantastique, le tout accompagné de devises et d’inscriptions. L’architecte de ce monument hétéroclite l’a représenté dans une gravure qui nous a été conservée, et qui montre Henri Wistanley pêchant à la ligne du haut de sa tour maritime.
Cette construction bizarre n’avait aucune solidité, quoi qu’en pensât Henri Wistanley, qui se plaisait, dans son orgueil, à appeler et à défier la tempête. On l’entendait souvent s’écrier : « Soufflez, vents ! mer, révolte-toi ! Déchaînez-vous, éléments, et venez mettre à l’épreuve mon ouvrage ! » L’ouragan et la tempête répondirent à ce défi. Le 26 novembre 1703, éclata un orage d’une violence telle qu’on n’avait pas eu depuis longtemps son pareil sur les côtes d’Angleterre. L’édifice d’Eddystone fut balayé par la mer. Henri Wistanley, qui se trouvait en ce moment dans la tour, pour quelques réparations, fut englouti avec les gardiens du phare. Il ne resta de toutes les constructions qu’une chaîne de fer rivée au rocher.
Cependant l’écueil redoutable d’Eddystone ne pouvait plus être privé de ses feux tutélaires. Par suite de l’absence des fanaux qui le signalaient auparavant, un vaisseau de guerre, le Winchelsea, se brisa contre les rochers, et la moitié de l’équipage périt. On décida qu’il fallait au plus vite rebâtir le phare emporté.
Celui qui se présenta, en 1706, pour entreprendre cette construction difficile, était un simple marchand de soieries, nommé John Rudyerd. Il n’était pas plus ingénieur que Wistanley ; mais il avait, comme lui, le goût de la construction. John Rudyerd se mit à élever une tour en bois sur le récif d’Eddystone. Il donna à cette tour la forme d’un tronc de cône tout uni, solidement fixé sur le rocher, de manière que les vents et les flots n’eussent sur lui aucune prise.
Le second phare d’Eddystone fut inauguré au mois de juillet 1706. Pendant quinze ans, il brilla et protégea la navigation. Une tempête terrible, qui ravagea, en 1744, les côtes d’Angleterre, fut impuissante à ébranler l’édifice.
La tour en bois construite par John Rudyerd, subsisterait peut-être encore de nos jours, sans un événement imprévu et funeste. Dans la nuit du 1er décembre 1755, lorsque tout était calme dans le phare, le gardien, ayant monté pour moucher les chandelles, trouva la lanterne pleine de fumée. Dès qu’il eut ouvert la porte, l’air donnant au feu l’aliment, les flammes firent irruption dans l’escalier. Le gardien appela ses deux compagnons, qui, malheureusement, étaient endormis, et ne purent lui porter secours à temps. Rudyerd chercha à éteindre le feu au moyen d’une provision d’eau qui existait au plus haut étage de la tour ; mais l’eau manqua bientôt, et ses compagnons étant enfin accourus, ne purent la renouveler à temps, parce qu’il fallait descendre et remonter un escalier de 23 mètres de hauteur. Ils se retirèrent d’étage en étage devant l’incendie, qui ne cessait de les gagner, et qui les poursuivit jusqu’au bas de l’édifice. Comme la marée était basse, ils purent se réfugier sous une chaîne de rochers, et assister de là, à la destruction totale de l’édifice.
À la pointe du jour, des pêcheurs aperçurent les dernières lueurs de l’incendie, et vinrent, avec leurs barques, recueillir les malheureux gardiens.
Quant à la tour, comme elle était tout en bois, il n’en resta que quelques débris fumants.
La tempête avait détruit le premier phare d’Eddystone ; le feu avait eu raison du second.
Un ingénieur de grand mérite, Smeaton, fut chargé d’ériger un troisième phare sur l’emplacement des précédents. Smeaton construisit le phare qui existe encore de nos jours. La première pierre fut posée le 12 juin 1757, et la dernière le 24 août 1759. Durant cet intervalle, on ne put aborder le rocher que quatre cent vingt et une fois, et l’on ne travailla que pendant cent douze jours. Smeaton surmonta toutes les difficultés. Grâce à la disposition qui consiste à assembler toutes les pierres d’une même assise à queue d’aronde, c’est-à-dire à les enchevêtrer les unes dans les autres, ainsi que le représente la figure 308 ; grâce aussi à la précaution de relier les différentes assises par des dés en marbre qui les traversent de part en part, l’édifice fut fait, pour ainsi dire, d’un seul morceau. Il put ainsi braver sans faiblir le choc des vagues, qui, dans certains moments, montent en tourbillonnant à 8 ou 10 mètres au-dessus de la coupole lumineuse. Les chocs sont d’ailleurs amortis par le relief particulier de la tour. Au lieu de se briser contre une surface rectiligne, les flots rencontrent une surface courbe qu’ils remontent en glissant, sans aucun dommage pour l’édifice.
Un fait qui est à l’honneur de Louis XIV, se rattache à l’histoire de ce phare. Pendant que Smeaton le construisait, la guerre existait entre la France et la Grande-Bretagne. Un corsaire français, qui eut connaissance de ce qui se passait sur l’îlot d’Eddystone, y débarqua, s’empara des ouvriers et les emmena prisonniers en France. En apprenant cette capture, Louis XIV montra une grande colère. Il ordonna que les ouvriers fussent délivrés : « Je suis en guerre avec l’Angleterre, dit le roi, mais non avec le genre humain. »
Si le phare d’Eddystone est un monument national dont l’Angleterre s’honore, celui qui s’élève sur le rocher de Bell-Rock, en Écosse, est justement célèbre. Aussi le nom de Robert Stevenson, l’ingénieur à qui l’on doit le phare de Bell-Rock, est-il aussi célèbre en Écosse, que l’est en Angleterre celui de Smeaton.
Le rocher de Bell-Rock se dresse en mer, dans une position aussi difficile que celui d’Eddystone. C’est un banc rocailleux, d’environ 130 mètres de long sur 70 de large, qui se trouve sur la côte d’Écosse, dans le Forfashire. On l’appela longtemps le Rocher de la cloche, parce que les moines de l’abbaye d’Arbroath, pour le signaler aux navigateurs, y avaient placé une cloche portée sur un radeau. Les flots mettaient cette cloche en branle, au moment de la tempête.
Cependant ce mode d’avertissement était illusoire. Les naufrages succédaient aux naufrages, aux alentours de ce récif dangereux. Un vaisseau de guerre de soixante-quatorze canons, l’York, périt avec tout son équipage, en se brisant contre cet écueil. Dès lors la Commission des phares du Nord (Northern Commissionners) décida qu’il fallait ériger sur le récif de Bell-Rock un phare, construit sur le même principe que celui d’Eddystone. Un ingénieur, encore obscur, mais dont les talents étaient reconnus, Robert Stevenson, fut chargé de ce travail.
Robert Stevenson débarqua avec ses ouvriers sur le rocher désert de Bell-Rock, le 16 août 1807. Le récif est couvert de 4 mètres d’eau à la marée haute ; les hommes ne pouvaient donc travailler que quelques heures chaque jour, entre le flux et le reflux. Au retour de la marée, ils remontaient dans le navire de service, attaché par ses ancres.
Un jour, le navire brisa ses ancres, et Robert Stevenson, avec ses trente-deux maçons, fut entraîné à la dérive. Ils n’échappèrent à la mort que par miracle, un bateau de pêcheur envoyé à leur poursuite ayant réussi à atteindre le navire en détresse.
Nous ne redirons pas les obstacles que Stevenson eut à vaincre, pour mener à bien cette tâche épineuse. Dans les constructions de ce genre, les difficultés et les périls sont toujours les mêmes. Les travaux préparatoires, — création des baraquements destinés aux ouvriers, — creusement du rocher pour y loger les fondations, etc., ne durèrent pas moins d’une année. On utilisait tous les moments où la mer ne couvrait pas le rocher, et l’on travaillait souvent la nuit à la lueur des torches.
La première pierre fut posée, avec solennité, le 10 juillet 1808, et le phare fut allumé le 11 février 1811. Depuis cette époque, il n’a jamais été nécessaire de le réparer.
Le phare de Bell-Rock est un feu de premier ordre ; il est élevé de 35 mètres au-dessus du sol et de 28 mètres au-dessus du niveau des hautes mers. Son appareil est catoptrique, c’est-à-dire composé de simples réflecteurs, et sa lumière porte à 15 milles par les temps clairs.
Le phare de Skerryvore est situé en Écosse, à la hauteur du précédent, sur la côte opposée.
Skerryvore est un banc considérable de récifs polis, que les vagues recouvrent presque entièrement à la marée haute. En 1814, la commission écossaise des phares résolut d’y établir un feu ; mais diverses causes retardèrent ce projet, qui ne fut repris qu’en 1835.
Robert Stevenson était mort ; son fils, Alan Stevenson, fut chargé de construire le phare. Il poussa les travaux avec la plus grande ardeur.
Le 1er septembre 1838, la baraque qu’Alan Stevenson avait fait élever sur le rocher, pour caserner les travailleurs, fut emportée par un coup de mer. Alan ne se découragea pas. Il fit élever une baraque nouvelle, beaucoup plus haute, car elle n’avait pas moins de 9 mètres d’élévation. C’est au haut de ce frêle édifice de bois, que Robert Stevenson et ses trente maçons se tenaient perchés quand la mer arrivait ; c’est là qu’ils passaient les nuits, dans un sommeil qui ne devait pas assurément être toujours paisible. Plus d’une fois, ils furent réveillés par de terribles secousses ; les vagues, s’élançant par-dessus la baraque, inondaient la toiture et pénétraient dans le réduit, qui tremblait sur ses piliers. Quelquefois la mer était si mauvaise que les barques chargées de porter les provisions de bouche, ne pouvaient accoster pendant plusieurs jours ce rocher inhospitalier.
Quatre mois furent employés à creuser la tranchée de fondation, qui n’avait pas moins de 13 mètres de diamètre. Il fallut pour la creuser, extraire un poids de 2 000 tonnes de matériaux. Enfin, le 10 août 1842, on hissa la lanterne sur le sommet de la tour. Le 1er février 1844, le fanal de Skerryvore illuminait l’horizon.
Le phare de Skerryvore forme un bloc de maçonnerie cinq fois plus considérable que celui d’Eddystone. La tour implantée sur le roc, est tout en granit.
Ce magnifique lampadaire de l’Océan est éclairé par un appareil de lentilles à échelons. Son foyer s’élève à 48 mètres au-dessus du sol et à 45 mètres au-dessus du niveau des hautes mers. La portée de sa lumière est de 18 milles.
En 1861, on éleva un beau phare sur les rochers de Smalls, situés au milieu de la mer, en face de l’île Skoner, dans le sud de la principauté de Galles. Ce phare remplaçait une vieille tour, qui remontait au dernier siècle, comme celle d’Eddystone, et dont la construction avait également coûté bien des peines.
Vers la fin du siècle dernier, un philanthrope anglais, nommé Phillips, avait pris la résolution de faire dresser un phare sur les rochers de Smalls, qui étaient le théâtre de fréquents sinistres. La tâche était difficile, car les rochers de Smalls sont complétement submergés à la marée haute, et s’élèvent à 4 mètres au-dessus de l’eau, à la marée basse. Il n’y avait pas alors, comme aujourd’hui, surabondance d’ingénieurs éclairés ; Phillips s’estima heureux de confier le travail de l’édification du phare à un jeune homme, nommé Whiteside, simple luthier de Liverpool, mais qui était doué de quelques talents dans les arts mécaniques.
Un marchand de soieries avait bâti le phare d’Eddystone, un marchand de violons devait édifier celui de Smalls.
Au mois de juillet 1772, Whiteside débarquait sur les rochers de Smalls, accompagné seulement de quelques mineurs de Cornouailles et de deux charpentiers de navire qu’il associait à son entreprise.
Les difficultés qu’ils rencontrèrent tout d’abord furent au moment de les détourner de leur projet.
Les premiers travaux étaient commencés lorsqu’une tempête vint à éclater. Le navire qui avait amené les ouvriers étant forcé de fuir devant l’ouragan, les ouvriers demeurèrent seuls sur l’écueil, presque entièrement recouvert par l’eau. En s’accrochant le mieux qu’ils purent aux éminences des rocs, ils échappèrent à la mort ; mais ils passèrent deux jours et deux nuits dans cette situation navrante.
Les malheurs de ces courageux ouvriers n’étaient pas finis. Le travail était en bonne voie, et tout faisait présager une heureuse issue de l’entreprise hardie de Whiteside et de ses compagnons, quand la tempête emporta le cutter qui leur servait d’asile dans les intervalles du travail. Par suite de la perte du navire et de l’absence de communications avec le continent, les vivres leur manquaient totalement.
Un jour, les pêcheurs de l’île Skoner ramassèrent sur le sable ce que les Anglais appellent un message de l’abîme, c’est-à-dire un papier enfermé dans une bouteille soigneusement cachetée, et enveloppée elle-même dans un baril. Sur le baril étaient inscrits ces mots :
« Ouvrez ceci, et vous trouverez une lettre. »
La lettre était ainsi conçue :
- « Monsieur,
« Nous trouvant en ce moment dans la position la plus critique et la plus dangereuse, nous espérons que la Providence vous fera parvenir cette lettre et que vous viendrez immédiatement à notre secours. Envoyez-nous chercher avant le printemps, ou nous périrons, je le crains ; notre provision d’eau et de bois est presque épuisée, et notre maison est dans l’état le plus triste. Nous ne doutons pas que vous ne veniez nous chercher le plus promptement possible. On peut arriver près de nous à la marée par n’importe quel temps. Je n’ai pas besoin d’en dire davantage, vous comprendrez notre détresse, et je reste
Au-dessous de cette signature, on lisait encore ces mots :
« Nous avons été surpris le 23 janvier par une tempête. Depuis ce moment nous n’avons pu allumer le phare provisoire, faute d’huile et de chandelles. Nous craignons qu’on ne nous ait oubliés.
« P. S. Nous ne doutons pas que la personne entre les mains de laquelle ceci tombera, ne soit assez charitable pour le faire envoyer à Th. Williams esq. Trelethin, près de Saint-David, dans le pays de Galles. »
Grâce à ce hasard providentiel, les malheureux ouvriers furent secourus à temps, et ils purent achever leur œuvre.
Du reste, la philanthropie de Phillips, qui avait fait bâtir ce phare sur les rochers de Smalls, fut récompensée dans la personne de ses héritiers. Soixante ans plus tard (en 1827), la Trinity-House s’étant fait céder la propriété de ce phare, versa au propriétaire une indemnité de 4 250 000 francs.
Construit sur le même principe que les tours d’Eddystone et de Skerryvore, le nouveau phare de granit qui a été bâti en 1861, sur les roches de Smalls, laisse bien loin la baraque érigée en 1776 par les mineurs de Cornouailles, mais elle ne l’a pas fait oublier.
Nous ne terminerons pas cette revue sommaire des phares anglais, sans parler d’une opération extrêmement curieuse qui fut accomplie en 1841, sur le phare de Sunderland.
Sunderland est une ville du nord de l’Angleterre. Le commerce et la population de ce port s’étant notablement accrus depuis le commencement du siècle, on dut, en 1841, y établir une longue jetée, pour remplacer un ancien quai devenu insuffisant. Ce quai supportait un phare construit depuis vingt ans. On pensa d’abord qu’il faudrait nécessairement démolir le phare, en même temps que le quai, et réédifier le monument au bout de la jetée, à une distance de 160 mètres environ de sa première place. Cependant une proposition inattendue vint à surgir. Un ingénieur, John Murray, proposa de transporter le phare, sans le démolir, au nouvel emplacement qu’on lui destinait, avec le seul secours des engins mécaniques. Cette offre fut acceptée.
L’entreprise était hardie ; car la tour avait 5 mètres seulement de diamètre à la base, et 25 mètres de hauteur ; elle pesait 757 000 livres. En outre, la jetée était plus élevée d’un pied sept pouces que l’ancien quai, et se trouvait dans une direction tout autre. Il fallait donc que l’édifice parcourût une ligne brisée ; il fallait en outre le faire pivoter sur lui-même, et le remonter le long d’une pente.
On procéda de la manière suivante, pour arriver à ce résultat extraordinaire. Des ouvertures furent pratiquées dans les murs, à la base de la tour, et l’on y enfonça des poutres, que l’on relia par des traverses, de manière à former une espèce de plate-forme située à une petite distance du sol. Après avoir fixé sous les poutres 144 roues en fonte, creusées d’une gorge, on détruisit la partie inférieure des murs, et l’édifice se trouva assis sur la plateforme, portée elle-même sur les galets en fonte. De nombreux étais soutenaient la tour dans toute sa hauteur.
Les choses étant ainsi disposées, le colosse fut tiré sur des rails, au moyen de chaînes de fer, que des hommes enroulaient sur des treuils. Afin de réduire la dépense à son minimum, on enlevait les rails à mesure que le monument avançait, et on les portait plus loin. Le trajet dura treize heures, et l’opération s’accomplit sans accident. Elle fut très-économique ; car elle ne coûta que 27 000 francs, tandis que la construction d’un nouveau phare aurait entraîné une dépense de 50 000 francs.
CHAPITRE XI
Nous parlerons maintenant de quelques phares situés hors de l’Europe, dans des régions diverses et plus ou moins éloignées.
Sur la côte du Maroc, à l’entrée du détroit de Gibraltar, existe un cap où sont venus se briser de nombreux navires : c’est le cap Spartel. Cette côte dangereuse constituait une source de revenus assez importante pour les Marocains, qui s’appropriaient les épaves rejetées par la mer, et qui, d’ailleurs, n’ayant point de marine, ne redoutaient point pour eux-mêmes les écueils du rivage africain. On ne pouvait donc compter sur les indigènes pour élever un phare dans ces parages.
En 1852, M. Jagerschmidt, gérant de notre consulat à Tanger, proposa d’élever un phare sur ce point de la côte d’Afrique. Il paraissait difficile de demander un travail de cette nature au gouvernement marocain, qui pouvait ne s’y reconnaître aucun intérêt, et même aurait pu se montrer disposé à mal accueillir une mesure dont l’effet devait être de priver ses sujets du bénéfice, fort immoral assurément, mais assez considérable, qu’ils retiraient des épaves roulées sur leurs plages. L’intervention des puissances européennes les plus intéressées dans la question, était nécessaire pour surmonter les résistances prévues, subvenir aux dépenses de l’entreprise, et assurer plus tard l’entretien du feu.
Soumise à la Commission française des phares, cette idée y fut accueillie avec chaleur, et énergiquement appuyée.
Malheureusement le concert préalable qu’il s’agissait d’établir, souleva des difficultés, et le succès paraissait douteux, sinon impossible, lorsqu’en 1860, de nuit et par une grosse mer, la frégate brésilienne, Doña Isabel, montée par un nombreux équipage et par les élèves de la marine de l’État du Brésil, vint échouer près du cap Spartel, qu’elle n’avait pu reconnaître. Le navire se brisa, et 250 hommes trouvèrent la mort dans ce sinistre.
Cet événement douloureux émut profondément l’opinion publique, et fit reprendre le projet de l’édification d’un phare sur le cap Spartel.
Grâce aux représentations du gouvernement français, l’empereur du Maroc, non-seulement donna son assentiment au projet de construire ce phare, mais encore il s’engagea à subvenir aux dépenses de la construction, sous la seule condition que la France chargerait un de ses ingénieurs de la direction des travaux.
Cette mission, qui était jugée difficile et devait rencontrer plus d’obstacles encore qu’on ne l’avait prévu, fut confiée à M. Jacquet, conducteur des ponts et chaussées, attaché au service des phares, qui se rendit immédiatement sur les lieux.
Dès le mois de juin 1861, une exploration faite à bord du bâtiment de la marine française, le Coligny, avait permis à M. Jacquet de déterminer l’emplacement à assigner au phare. D’accord avec le commandant de ce navire, il fixa son choix sur un petit plateau s’élevant à 70 mètres à pic du côté de la mer, à 500 mètres environ dans le nord-est de la pointe du cap, d’où l’on découvre un horizon étendu, tant du côté du large que dans la direction du détroit, et où l’on n’a point à redouter les brumes intenses qui couronnent parfois le sommet de la montagne.
Le lieu se trouvait offrir quelques ressources en fait de matériaux de construction, et ces ressources furent d’autant plus précieuses que des sentiers abrupts et à peine tracés étant le seul moyen de communiquer avec Tanger, le centre de population le plus rapproché, les transports ne pouvaient s’effectuer qu’à dos d’âne, et n’admettaient pas d’objets d’un poids un peu considérable.
Le plateau est entouré de roches d’un grès fin, d’une dureté suffisante et facile à travailler. À peu de distance au-dessous on découvrit un dépôt calcaire, apte à fournir d’excellente chaux. À proximité encore on a rencontré de l’argile plastique et un amas de sable siliceux ; enfin deux sources légèrement ferrugineuses, qui paraissent ne jamais tarir, sortaient de la roche à quelques mètres au-dessus de la plate-forme.
Mais pour tirer parti de ces ressources, il fallait installer, dans ce désert, une exploitation de carrières, une chaufournerie, une briqueterie, des logements pour l’ingénieur et les ouvriers, un service de vivres, etc. Or, l’ingénieur n’avait à sa disposition que des indigènes pris dans la campagne, réunis et retenus de force, fréquemment renouvelés, peu habiles, et surtout peu désireux de concourir au succès d’une œuvre qu’ils ne comprenaient pas, et qui était dirigée par un infidèle, dont les ordres leur étaient transmis par des interprètes sans autorité.
On trouve sans doute au Maroc des maçons qui ne manquent pas d’un certain art, qui exécutent assez habilement cette ornementation pleine de gracieuses fantaisies, d’où l’architecture mauresque tire ses principaux effets ; mais on ne pouvait attendre de ces ouvriers la solidité de construction qu’exigeait un phare exposé à des pluies diluviennes et aux plus violentes tempêtes. Les tailleurs de pierre, à Tanger, ignoraient l’usage de l’équerre et n’admettaient pas qu’on pût mettre en œuvre des morceaux de telle dimension qu’un homme ne pût les transporter. Enfin les charpentiers marocains n’emploient jamais que des madriers, et ils ne se doutent pas de ce qu’est un assemblage.
On aurait pu se procurer des ouvriers en Espagne ; mais la main-d’œuvre est à trop bas prix au Maroc, pour que le haut fonctionnaire qui avait les travaux dans ses attributions, pût se résoudre à accorder des salaires comparativement exorbitants.
Le gouvernement français vint au secours de l’ingénieur, en lui envoyant, à la fin de 1861, un appareilleur et un tailleur de pierre, et plus tard deux autres ouvriers.
Enfin, grâce au dévouement et à l’énergie de l’ingénieur, cet important travail, exécuté dans des conditions si défavorables, était complétement terminé en 1864, et le 15 octobre de la même année, un feu fixe, de premier ordre, était allumé au sommet de la tour.
Afin d’assurer la régularité de l’entretien du feu, une convention a été passée entre le Maroc, d’une part, et d’autre part les représentants des puissances, au nombre de dix, qui s’y sont reconnues intéressées, à savoir : la France, l’Angleterre, l’Espagne, l’Italie, l’Autriche, la Belgique, la Hollande, le Portugal, la Suède et les États-Unis d’Amérique.
Ces puissances contribuent aux dépenses, chacune pour 1 500 francs par an. Leurs représentants à Tanger, réunis en commission, statuent sur toutes les mesures à prendre dans l’intérêt du service. Les gardiens du phare sont Européens ; ils ont une garde marocaine, composée de quatre hommes et d’un caïd, et qui est à la solde de la commission consulaire.
L’édifice consiste en une tour carrée au dehors, circulaire au dedans, située sur l’un des côtés d’une cour entourée de portiques, sous lesquels sont ouverts et éclairés les logements et magasins. Ces salles sont voûtées et couvertes en terrasse. Elles ne sont percées au dehors que de très-étroites ouvertures, de sorte que la porte étant fermée, les gardiens sont à l’abri des surprises nocturnes, et pourraient même résister aux attaques des indigènes, de manière à permettre aux secours d’arriver de Tanger en temps utile.
Le phare du Maroc fait le plus grand honneur à la France ; M. Jacquet est l’ingénieur qui en a dirigé tous les travaux.
La figure 309 représente le phare du cap Spartel, d’après une photographie qu’a bien voulu mettre à notre disposition M. Léonce Reynaud, directeur du service des phares français.
Si nous nous transportons maintenant dans l’Inde, sur la côte de Coromandel, nous y rencontrerons un phare de construction plus ancienne, qui a été également dressé par des mains françaises : c’est celui de Pondichéry, bâti en 1836.
La ville de Pondichéry est le chef-lieu des établissements français dans l’Inde. Pondichéry n’a point de port, mais seulement une rade ouverte, où la mer forme un remous continuel, qui rend le débarquement difficile.
La côte de Coromandel est extrêmement basse, parsemée d’écueils et de bancs, qui s’étendent à plusieurs milles au large. L’approche de cette côte est dangereuse. Souvent les navires, dépassant Pondichéry de nuit, et se trouvant trop éloignés, restaient plusieurs jours sous le vent de la rade avant de pouvoir s’en approcher.
C’est pour cette dernière considération que les négociants de Pondichéry demandèrent, en 1834, l’établissement d’un phare.
Le phare qui fut élevé à Pondichéry, est de troisième ordre ; il n’est destiné qu’à indiquer le mouillage aux navires venant du large. Cependant, par sa position élevée et sa blancheur éclatante, il peut fonctionner comme phare d’atterrage ou de premier ordre, car on l’aperçoit de 12 à 15 milles de distance en mer.
Cet édifice (fig. 310) se compose d’une tour qui s’élève au-dessus d’un soubassement rectangulaire contenant le logement du gardien et les magasins. Sa hauteur au-dessus du sol est de 26 mètres et de 29 mètres au-dessus du niveau de la mer.
Ce phare a été construit en maçonnerie de briques. La promptitude et la simplicité des moyens employés pour sa construction, sont dignes de remarque. Commencés en 1836, les travaux étaient entièrement terminés avant la fin de la même année. Pendant ce temps toute la charpente avait été confectionnée, ainsi que 654 mètres cubes de maçonnerie, pour la construction des neuf puits sur lesquels repose le soubassement de la tour, et des autres parties en élévation. La dépense qu’ont occasionnée ces travaux, en y comprenant les enduits avec stuc, dont les murs sont revêtus, ne s’est élevée qu’à la somme de 7 702 francs.
Ces travaux, dirigés par M. Louis Guerre, chargé, en 1836, du service des ponts et chaussées dans nos établissements de l’Inde, furent exécutés d’après son projet et ses dessins.
Un phare en fer, construit à Paris, par M. Rigolet, et tout à fait semblable à celui placé récemment sur l’écueil des Roches-Douvres, dû au même constructeur et dont nous avons donné plus haut le dessin (fig. 300), a été transporté, par pièces, à la Nouvelle-Calédonie, sur un îlot de sable, situé en pleine mer, au sud-ouest de Nouméa, à 13 milles de Port-de-France. Sa hauteur totale est de 55 mètres. Sa lumière porte à 22 milles, et son appareil est de premier ordre, à feu fixe blanc.
On ne pouvait songer à élever une construction en maçonnerie sur un îlot désert, dans une colonie dépourvue de ressources. L’installation de la tour métallique a même présenté d’assez grandes difficultés ; mais elles ont été très-habilement surmontées par M. Bertin, conducteur des ponts et chaussées, chargé de la direction du travail. Le nouveau feu, qui est appelé à rendre de grands services à la navigation, a été allumé pour la première fois le 13 novembre 1865.
Pour avoir l’image exacte du phare de la Nouvelle-Calédonie, il suffit de se reporter à la figure 300 qui représente celui des Roches-Douvres.
La civilisation pénétrant peu à peu dans les régions océaniennes, nous aurions à signaler la création récente de phares sur les côtes du Japon, de la Cochinchine, etc. Mais ces phares, toujours construits en France ou en Angleterre, et expédiés d’Europe aux rivages de l’Asie, sont en tout semblables à ceux dont nous avons donné la description. Nous nous abstiendrons, en conséquence, d’entrer à ce propos dans des détails qui ne pourraient être que les redites de ce qui précède.
Nous nous bornerons à reproduire ici, (fig. 311), d’après une photographie qu’a bien voulu nous confier M. Léonce Reynaud, le phare de Saïgon, en Cochinchine, élevé en 1866. Ce phare est de premier ordre et à feu fixe. La balustrade qui enveloppe la lanterne, a pour but de défendre le vitrage contre les chocs des bandes d’oiseaux de mer.
Un phare de fer, construit sur les mêmes principes que celui de Walde, a été édifié, en 1863, à la Guyane française, sur le roc de l’Enfant perdu.
L’Enfant perdu est un écueil isolé, qui domine la mer de quelques mètres, et sur lequel les lames déferlent sans cesse. Le père et la mère de cet enfant se voient à l’horizon : ce sont les îles Rémire.
Le phare qui se dresse aujourd’hui sur le roc de l’Enfant perdu, signale le rivage de Cayenne. Le port de Cayenne n’est pas d’un accès facile ; beaucoup de navires doivent attendre l’heure de la haute mer pour y pénétrer, et une forte barre y ferme souvent le passage. Quand les navires sont d’un fort tonnage, ils ne peuvent même entrer dans le port, qui n’a que 3 mètres de profondeur d’eau. Ils vont alors mouiller à l’Enfant perdu, et plus souvent, aujourd’hui, aux îles du Salut.
Depuis que la loi du 8 avril 1852 a placé dans les îles de la Guyane française la résidence des forçats transportés, et a fait de Cayenne, pour la France, ce que Botany-Bay est pour l’Angleterre, le port de cette dernière ville a pris une véritable importance, et le phare placé sur les rochers de l’Enfant perdu rend de grands services à la navigation. Le transit présente, en effet, une certaine activité dans ces parages, à raison des convois de condamnés qui sont évacués des bagnes de Toulon, de Brest et de Rochefort, dans les îles de la côte de la Guyane, si étrangement découpées, et qui se prêtent si bien à servir de vaste établissement pénitentiaire.
Le phare de l’Enfant perdu (fig. 312), consiste en pieux de fer qui sont munis de vis en fonte à leur partie inférieure, maintenus par des entre-toises et des croix de Saint-André, et surmontés, à une distance convenable du niveau de la mer, d’un plancher sur lequel s’établit le logement des gardiens. La lanterne couronne cet échafaudage.
Puisque nous parlons du phare de la côte de la Guyane française, nous dirons combien son édification fut difficile. « Plus d’une fois, écrivait M. Vivian, conducteur des ponts et chaussées à Cayenne, il a fallu, pour établir un va-et-vient de débarquement, que des hommes robustes et courageux se missent résolument à la mer et portassent une amarre à la nage. Le risque d’être brisé sur les rochers n’était pas le moindre, car les squales abondent dans ces parages, Le ressac et les remous rendaient la navigation très-pénible ; plus d’un de nos hommes en est sorti blessé, et l’on peut dire que tous ont joué leur vie. »
CHAPITRE XII
On se figure aisément à quel degré doit être monotone la vie des gardiens des phares. Enfermés dans une tour solitaire, sans cesse occupés des mêmes soins et d’une besogne fastidieuse, combien tristes doivent être leurs journées et tristes leurs nuits ! Nous avons rapporté les règlements des gardiens des ports français ; ce sont à peu près les mêmes qui sont en vigueur chez les autres nations.
Dans les phares situés sur les côtes, les gardiens vivant avec leur famille, logés non dans la tour même, il est vrai, mais aux environs, peuvent se donner quelques distractions. La maison des gardiens est située, comme nous l’avons dit, à proximité du phare, sur le point le plus rapproché du littoral. Elle a une cour, un petit jardin, un caveau. La vie du gardien peut donc participer des douceurs de la vie de famille et du chez soi. Mais les phares situés en mer, ne se composant que d’une tour, ne peuvent recevoir que trois hommes. Les logements des gardiens sont alors établis à une certaine distance, c’est-à-dire dans le port le plus rapproché. C’est de ce port que s’établissent les communications avec les gardiens ; c’est de là qu’on leur amène, avec des barques, les provisions de bouche et l’eau potable. Combien, dans ces stations solitaires, les heures doivent s’écouler longues et monotones ! Les trois gardiens passent le jour et la nuit, enfermés dans un édifice branlant, presque toujours obscurci par un sombre brouillard, ou enveloppé par l’écume des vagues, qui se brisent à ses pieds. Toutes leurs occupations consistent dans le soin et l’entretien des lampes, qu’il faut allumer à l’arrivée de la nuit et éteindre au lever du soleil.
Dans les beaux jours de l’été, les gardiens des phares ont la distraction de la pêche. Si la tour est baignée par la mer, ils nouent autour de l’édifice, une corde circulaire, à laquelle ils attachent une cinquantaine de lignes. Quand la mer monte, le poisson qui rôde autour des murs, se prend aux hameçons, et à la marée basse, on voit toute une guirlande de poissons accrochés aux fils des lignes suspendues autour du phare.
Cependant cette existence, si peu variée qu’elle soit, paraît avoir quelquefois ses charmes. Smeaton raconte, dans son Histoire de la tour d’Eddystone, qu’un gardien avait conçu pour sa prison un tel attachement, qu’il y passa quatorze ans sans vouloir demander aucun congé. Enfin, on le pressa tellement qu’il se décida à accepter un congé de deux mois. Mais à terre il se trouva dépaysé. Tout lui manquait : il avait la nostalgie du phare. Pour noyer son chagrin, il se mit à boire outre mesure. On dut le ramener à sa chère résidence ; et il y rentra abattu et comme abruti. Il languit pendant quelques jours, et finit par mourir d’épuisement.
Smeaton cite un mot assez curieux d’un de ces mêmes hommes. C’était un cordonnier de Plymouth, qui s’était engagé comme allumeur de lampes, dans le phare d’Eddystone. Pendant la traversée le patron du bateau lui dit :
« Comment se fait-il, maître Jacob, que vous alliez vous enfermer là, quand sur la côte vous pouvez gagner une demi-couronne ou trois shillings par jour, tandis qu’un light-keeper ne reçoit qu’un shilling par jour ?
— À chacun son goût, répondit Jacob. J’ai toujours aimé l’indépendance. »
L’indépendance d’un gardien de phare, enfermé nuit et jour dans une tour étroite, et obligé de monter et descendre constamment un escalier de soixante à quatre-vingts marches, au milieu des solitudes de l’Océan, ressemble assez à l’emprisonnement cellulaire. Mais le cordonnier de Plymouth, qui avait passé vingt ans dans son échoppe, avait, dans sa tour de l’Océan, la liberté morale. Dès qu’une captivité est volontaire, dès que l’isolement est considéré comme une faveur, le morne donjon perd tous ses caractères de servitude, et se colore du prisme joyeux de la liberté.
Il ne faut pas croire pourtant que cette existence se présente toujours sous d’aussi riantes couleurs. Des gardiens de phares sont devenus fous, par suite de la trop constante uniformité de leurs sensations et occupations.
En 1862, un drapeau noir, signal de détresse, flottait en haut du phare de Long Ship’s. L’un des trois gardiens du phare s’était ouvert la poitrine d’un coup de couteau. Ses camarades avaient essayé d’étancher, avec des morceaux d’étoupe, le sang qui coulait de sa blessure ; puis ils avaient arboré le drapeau noir, pour appeler les secours du port. Mais la mer était si mauvaise, qu’il s’écoula trois jours avant qu’une barque pût parvenir au pied du phare. Lorsqu’une barque arriva enfin, l’agitation de la mer était encore si grande que tout atterrage était impossible. On fut obligé de faire descendre le blessé dans l’embarcation en l’attachant, comme on put, au bout d’une corde. On l’amena ainsi au port, où les soins nécessaires lui furent prodigués ; mais il mourut de sa blessure.
Ce qui ajoute à la tristesse de cet emprisonnement au milieu des flots, c’est qu’il réunit parfois des individus dont les goûts sont loin de s’accorder entre eux. Un jour, des curieux visitant la tour d’Eddystone demandaient à l’un des gardiens s’il se trouvait heureux dans cette retraite.
« Je le serais sans doute, répondit cet homme, si je pouvais avoir le plaisir de la conversation. Mais voilà six semaines que mon camarade et moi, nous n’avons pas échangé un mot ! »
La communauté du domicile et l’ennui de la captivité, joints au frottement perpétuel entre certains caractères anguleux, peuvent finir par engendrer des aversions profondes. Il y a quelques années, l’administration du Trinity-House eut à se prononcer entre deux gardiens, qui avaient conçu tant de haine l’un pour l’autre qu’ils ne pouvaient se regarder en face. Il fallut, pour mettre d’accord ces deux esclaves rivés à la même chaîne, donner congé à l’un d’eux.
C’est à la suite de quelques divisions de ce genre que le phare de Smalls fut, au siècle dernier, le théâtre d’une sombre tragédie.
Le phare de Smalls était alors desservi par deux gardiens seulement. Un soir, on vit flotter sur la tour un drapeau de détresse. Des barques furent aussitôt envoyées du port, mais elles ne purent s’approcher assez pour parler au gardien, tant la mer était rude. Le mauvais temps continuant, près d’un mois se passa sans qu’on pût songer à débarquer sur le récif. Quand on regardait avec une longue-vue, on croyait voir un homme immobile, dressé, comme un cadavre, contre un des côtés de la lanterne de la tour. On se livrait aux conjectures les plus alarmantes, et l’on ne savait d’ailleurs que penser, car la lumière du phare continuait de briller pendant les nuits.
Lorsqu’on put enfin débarquer sur l’écueil, on fut témoin d’un spectacle affreux. Des deux gardiens, un seul était vivant, et presque moribond, si l’on en jugeait à sa pâleur, à son morne silence et à ses membres amaigris.
Qu’était-il arrivé ?
L’un des gardiens était mort. La première idée de son compagnon avait été de jeter le cadavre à la mer, mais au moment de s’y déterminer, il avait été retenu par une réflexion terrible. Ne l’accuserait-on pas d’avoir assassiné son camarade ? Dans cette sombre et muette demeure, aucun témoin n’aurait pu déposer en sa faveur. La solitude et le silence de cette tour sans écho, une certaine inimitié qui régnait entre ces deux hommes, pouvaient accuser le survivant. Il s’était donc résigné à vivre en tête-à-tête avec le cadavre. Il avait construit, avec quelques planches, un grossier cercueil, dans lequel il avait couché son compagnon ; et, il avait dressé le triste cénotaphe contre les vitres de la lanterne, la face tournée vers le rivage. Puis il avait continué, seul, à entretenir les chandelles du phare. Les efforts que le malheureux s’était imposés pour continuer son service dans la tour, constamment en face du corps de son camarade, qui remplissait tout l’édifice d’une épouvantable odeur cadavéreuse, l’avaient épuisé.
Quand on trouva ces deux hommes, l’un déjà décomposé par la putréfaction, l’autre hagard et livide, on s’imagina voir un mort gardé par un fantôme.
Le survivant assura que son camarade était mort subitement et naturellement. On le crut ; mais à partir de ce moment, il fut décidé qu’il y aurait dans le phare de Smalls, trois gardiens, au lieu de deux, et cette mesure fut ensuite étendue aux autres phares de la Grande-Bretagne.
Faut-il parler enfin des dangers qui menacent les gardiens de ces tours solitaires, exposés à toutes les furies de l’Océan ? Au phare d’Eddystone, au phare de Bréhat, et en général, dans tous les phares bâtis en mer, l’existence des gardiens est souvent exposée. Un jour, dans le phare d’Eddystone, un coup de mer emporta le vitrage supérieur de la lanterne. L’eau y pénétra, éteignit la lampe, et ce ne fut qu’à force de travail et de présence d’esprit qu’on put remettre les choses en état.
Il y a sur le rocher où est bâti ce même phare, une caverne qui s’ouvre à l’extrémité de l’écueil. Par les grosses mers, le bruit produit par l’air s’engouffrant dans cette crevasse, est si violent, que les hommes peuvent à peine dormir. Dans une nuit de tempête, l’un des gardiens de ce phare fut frappé d’une telle frayeur par ce bruit, que ses cheveux blanchirent en quelques heures.
« En 1860, dit M. Esquiros, un phare qui s’élevait sur un point appelé les Double-Stanners, entre Lytham et Blackpool, menaçait ruine depuis quelque temps, à cause des envahissements de la vague, qui ronge peu à peu les côtes en cet endroit. Vainement les ouvriers travaillèrent à consolider l’édifice en élevant de nouveaux piliers autour de la base et en fortifiant surtout la partie qui regardait la mer. Les gardiens s’aperçurent une nuit que la tour vibrait encore plus qu’à l’ordinaire. Le lendemain matin, ils découvrirent qu’une portion de la façade s’était écroulée, et que presque tous les fondements du phare étaient minés par les eaux. Ils emportèrent leurs meubles, mais ils laissèrent les instruments nécessaires pour allumer les lampes. Au tomber des ténèbres, la marée haute les enveloppa ; le vent soufflait avec une telle violence qu’il y avait très-peu d’espoir que le bâtiment résistât jusqu’à l’aube, et pourtant la lumière ne brilla jamais plus éclatante que cette nuit-là. Le lendemain un coup de vent abattit tout à fait l’édifice, mais les hommes se retiraient avec les honneurs de la guerre : le feu avait brûlé jusqu’au dernier moment[14]. »
Nous avons dit, en parlant de la construction des tours, que lorsqu’elles sont très-élevées, toute la maçonnerie plie par l’effort du vent, de sorte que la tour oscille sur sa base, comme un vaisseau secoué par la tempête. Il faut une certaine force d’âme et une grande habitude pour résister à l’impression de terreur causée par ce phénomène.
Une anecdote qui a eu pour théâtre le phare de Bréhat, et qui nous a été racontée par M. Léonce Reynaud, le savant directeur du service des phares français, aura ici naturellement sa place.
C’était par une terrible nuit de tempête. La tour du phare de Bréhat oscillait comme un navire secoué par la fureur des vagues, ainsi qu’il arrive à tous les phares très-élevés. Tout à coup une oie sauvage, sans doute emportée par le tourbillon furieux des vents, brise l’une des glaces de la lanterne, épaisse pourtant de 8 millimètres, passe entre les deux plans de lentilles à échelons, et vient tomber sur la lampe qu’elle fait voler en éclats.
Aussitôt le phare s’éteint !
Le malheureux gardien, au milieu de cette épouvantable furie des éléments, sentant la tour osciller d’une manière effrayante, et voyant la lumière du phare subitement éteinte, crut que l’édifice était emporté par les vagues. Plongé dans ces ténèbres subites, il s’imagina tomber à la mer, avec les débris de l’édifice, et il perdit connaissance.
Lorsque son camarade, après l’apaisement de la tempête, monta dans la lanterne, avec une lampe allumée, il trouva le malheureux gardien encore évanoui. Il essaya de le faire revenir de cet état, et n’y parvint qu’à grand’peine.
Revenu de son évanouissement, le pauvre homme ne pouvait articuler une parole, et il demeura huit heures sans parler. Il raconta alors qu’il s’était cru au fond de la mer ; et pendant plusieurs jours il ne put effacer de son esprit l’horrible état dans lequel il était demeuré pendant ce long intervalle.
CHAPITRE XIII
Les phares, tels que nous venons de les décrire, ont paru longtemps suffire à tous les besoins de l’éclairage et du relèvement des côtes maritimes. Mais de nos jours on a cru devoir compléter ce système par la création des phares flottants, ou bateaux phares (light-vessel, en anglais), qui ont pour but d’éclairer pendant la nuit certains parages dangereux, dans lesquels il est impossible de construire des édifices de maçonnerie, de fer ou de bois. Tels sont les bancs de sable, les tourbillons sous-marins, et les groupes de petits écueils cachés par les eaux.
L’utilité de ce système n’a pas paru très-évidente en France, ou du moins, nos côtes étant presque partout dans des conditions qui permettent une construction fixe, les phares flottants sont peu nombreux sur notre littoral. En Angleterre, au contraire, ils sont répandus avec une profusion qui touche à la superfluité.
L’idée des bateaux-phares est d’ailleurs, il faut le reconnaître, d’origine anglaise. Si l’Angleterre n’a fait que se traîner à la remorque de la France, pour tout ce qui concerne l’invention de l’éclairage par les lentilles à échelons et les anneaux lenticulaires, base fondamentale du système qui a sauvé tant d’existences humaines ; si elle n’a fait que copier et reproduire servilement le modèle des phares lenticulaires, dû au génie de Fresnel, il faut reconnaître qu’elle nous a devancés dans l’emploi général, d’ailleurs beaucoup moins important, des bateaux-phares, ou feux flottants.
D’après M. Esquiros, l’idée des feux flottants appartiendrait à deux Anglais qui vivaient au siècle dernier, Robert Hamlin et David Avery. Le premier était maître d’équipage ; le second, d’une condition tout aussi médiocre, rêvait pourtant de grands projets. Ces deux hommes s’entendirent pour installer à l’embouchure de la Tamise, un ponton surmonté d’une lumière ; puis ils frappèrent de certains droits les navires qui passaient dans le voisinage. Mais la Trinity-House, atteinte dans ses priviléges, réclama auprès du roi, et les deux associés furent contraints de lui céder le brevet et la propriété du fanal. Comme compensation, la Trinity-House leur laissa la jouissance du bail pendant soixante et un ans, sous condition de payer une redevance annuelle de 2 500 francs.
Telle serait, d’après M. Esquiros, l’origine des feux flottants.
Les phares flottants sont assez nombreux dans la Grande-Bretagne ; on en compte jusqu’à 47, tous parfaitement distincts les uns des autres. Les frais de construction et d’équipement d’un bateau-phare varient de 90 000 à 155 000 francs. Les frais d’entretien s’élèvent à 27 575 francs.
L’équipage d’un light-vessel se compose d’un maître ou capitaine, d’un aide et de neuf hommes, parmi lesquels trois sont spécialement affectés au service des lampes. Il n’y a jamais que les deux tiers de l’équipage à bord ; l’autre tiers demeure à terre. Ce serait, en effet, un supplice trop cruel, que celui qui consisterait à vivre continuellement sur le même point, au milieu des agitations de la mer et du sifflement des vents. Les marins passent donc alternativement deux mois sur le vaisseau et un mois sur le continent. Le capitaine et l’aide se relayent chaque mois, dans le commandement. Quelquefois l’état de la mer s’oppose, pendant plusieurs semaines, à toute communication avec le rivage, force est bien alors d’attendre patiemment sur le ponton une période de calme.
Un bateau à vapeur, ou un bon voilier, apporte chaque mois les vivres nécessaires à la subsistance de l’équipage. Le mauvais temps peut, il est vrai, retarder sa venue ; mais six semaines ne s’écoulent jamais ainsi, et les provisions des bateaux-phares sont plus que suffisantes pour mettre, pendant ce laps de temps, les équipages à l’abri du besoin.
Dans son ouvrage sur l’Angleterre et la Vie anglaise publié en 1869, M. Esquiros a donné la description d’un bateau-phare anglais, qui nous fait, pour ainsi dire, assister à la vie des marins logés dans les phares flottants. Nous emprunterons à cet écrivain cet intéressant tableau.
« À première vue et de loin, dit M. Esquiros, un light-vessel ressemble beaucoup pendant la journée à un vaisseau ordinaire. Si l’on y regarde de plus près, on trouve entre eux une bien grande différence. Le vaisseau-lumière flotte, mais il ne remue point : ses mâts épais et courts sont dénués de voiles et couronnés de grosses boules. Les autres navires représentent le mouvement, celui-ci représente l’immobilité. Ce qu’on demande d’ordinaire à un bâtiment est d’être sensible au vent, à la mer ; ce qu’on exige du light-ship est de résister aux éléments. Qu’arriverait-il, en effet, si, chassé par la tempête, il venait à dériver ? Pareil à un météore, ce fanal errant tromperait les pilotes au lieu de les avertir. Un navire qui ne navigue point, un vaisseau-borne, tel est donc l’idéal que se propose le constructeur d’un light-vessel, et cet idéal a naturellement exercé dans plus d’un sens l’imagination des architectes nautiques. Les formes varient selon les localités : la coque du navire est plus allongée en Irlande qu’en Angleterre ; mais dans tous les cas on s’est proposé un même but, la résistance à la force des vents et des vagues. On a voulu que par les plus violentes marées, au milieu des eaux les plus bouleversées et dans les situations les plus exposées à la puissance des courants, il chassât sur son ancre en s’agitant le moins possible. Pour qu’il restât par tous les temps dans la même situation maritime, il a été nécessaire de l’attacher. Galérien rivé à une chaîne et à des câbles de fer, il ne peut s’éloigner ni à droite ni à gauche. L’étendue de cette chaîne varie selon les localités : aux Seven-Stones, où le vaisseau repose sur deux cent quarante pieds d’eau, elle mesure un quart de mille de longueur. On y a depuis quelques années ajouté des entraves qui subjuguent les mouvements du navire, et encore a-t-on obtenu que, tout esclave qu’il fût, il pesât le moins possible sur ses amarres. Il y a très-peu d’exemples d’un light-vessel ayant rompu ses liens, et il n’y en a point jusqu’ici qui ait fait naufrage. On n’a jamais vu non plus les marins de l’équipage changer volontairement de position, quelle que fût la fureur de la tempête. Si pourtant le vaisseau se trouve déplacé par l’irrésistible force des éléments au point que sa lumière puisse devenir une source d’erreurs pour la navigation, on arbore un signal de couleur rouge, on tire le canon, et généralement il se trouve bientôt réintégré dans sa situation normale. Le danger de dériver et la présence d’esprit qu’exigent en pareil cas les différentes manœuvres proclament néanmoins assez haut le courage des hommes qui vivent toute l’année sous une pareille menace. Comme il faut d’ailleurs tout prévoir, un vaisseau de rechange (spare-vessel) se tient prêt dans les quartiers généraux du district à n’importe quelle éventualité ; grâce aux télégraphes établis sur les côtes, la nouvelle est bientôt connue, et souvent, avant le coucher du soleil, le bâtiment de réserve, remorqué à toute vapeur, occupe déjà la place du navire forcé et arraché par la tourmente. Les light-vessels de Trinity-House sont peints en rouge, ceux d’Irlande sont noirs. On a reconnu que le rouge et le noir étaient les deux couleurs qui contrastaient le mieux avec la nuance générale de la mer. Sur les flancs du vaisseau est écrit son nom en grosses lettres. Un drapeau portant une croix écartelée de quatre navires, flotte contrarié et tordu par la brise : ce sont les armes de la maison de la Trinité.
« L’équipage du light-vessel se compose d’un maître ou capitaine (master), d’un aide (mate) et de neuf hommes.
« Parmi ces neuf hommes, trois sont chargés du service des lampes, tandis que les six autres, parmi lesquels est un habile charpentier, entretiennent l’ordre et la propreté dans le vaisseau fanal, il ne faudrait d’ailleurs point s’attendre à trouver l’équipage au complet ; deux tiers seulement des marins sont à bord, tandis que leurs camarades vivent pour un temps sur le rivage. L’expérience a démontré que le séjour perpétuel sur un tel vaisseau était au-dessus des forces morales et physiques de la nature humaine. L’écrasante monotonie des mêmes scènes, la vue des mêmes eaux toutes blanches d’écume aussi loin que s’étend le regard, le bruit du sifflement éternel de la brise et le tonnerre des vagues, si retentissant que parfois les hommes ne s’entendent point parler entre eux, tout cela doit exercer sur l’esprit une influence sinistre. J’oubliais l’écueil des Seven-Stones, morne voisin toujours englouti, toujours menaçant, avec ses deux pointes de rochers qui se montrent comme deux dents par la marée basse. Si quelque chose étonne, c’est qu’il se rencontre des hommes pour braver une existence entourée de conditions si sévères ; les Anglais eux-mêmes ont rangé les équipages des light-vessels parmi les « curiosités de la civilisation ». Afin d’adoucir néanmoins les rigueurs d’une profession si étrange, on a décidé que les marins passeraient deux mois sur le vaisseau et un mois à terre. Le capitaine et l’aide alternent de mois en mois entre la mer et le rivage. Encore faut-il que l’Océan permette aux hommes de se relever ainsi à tour de rôle : tel n’est pas toujours son bon plaisir. Il arrive assez souvent pendant l’hiver que la tempête et la marée s’opposent à toute espèce de débarquement, et que des semaines s’écoulent sans que les communications puissent être rétablies entre le light-ship et les îles Scilly. Les marins à terre sont occupés par l’administration à nettoyer les chaînes, à peindre les bouées, à remplir d’huile les canules (oil tins) ou à d’autres ouvrages du même genre. Ceux des Seven-Stones demeurent alors à Tresco.
« Un light-vessel, ne l’oublions pas, a deux missions. Il doit signaler un danger et servir de flambeau sur les mers. Le danger ici est l’écueil des Seven-Stones, et le vaisseau a été placé aussi près du récif qu’il pouvait l’être, sans trop exposer la sûreté du bâtiment. Quant au système d’éclairage, il a été déterminé par les conditions mêmes où la lumière est appelée à vivre. Si bien enchaîné que soit un navire il remue toujours un peu avec la mer qui s’élève et qui s’abaisse. En pareil cas, on n’a pu se servir de ces grandes lanternes fixes, massives ruches de cristal, que l’on voit souvent dans les phares. L’appareil consiste en lampes dites lampes d’Argand, qui se balancent et sautillent en l’air jusqu’à ce qu’elles aient atteint une position verticale. Tout cela est tenu avec une extrême propreté, et les réflecteurs d’argent sont si bien polis que l’œil n’y découvrirait point la moindre rayure. Les lanternes dans lesquelles se trouvent fixées les lampes entourent le mât ; on les descend pendant la journée sur le pont pour les nettoyer et les alimenter d’huile ; la nuit, on élève, au moyen d’une corde, cette couronne de lumières. Le vaisseau est en outre pourvu de canons et d’un gong. On tire le canon lorsqu’on voit des navires s’approcher inconsidérément de l’écueil des Seven-Stones. Le gong est un instrument en cuivre et sonore, sorte de tam-tam sur lequel on frappe durant les temps de brouillard ou dans les tempêtes de neige pour avertir de la présence du péril. Malheureusement les navires étrangers ne comprennent pas toujours ces signaux. Les marins du light-vessel n’ont vu que deux naufrages contre le récif : dans le premier cas, ils sauvèrent un homme ; dans le second, tous les passagers, à l’exception de la femme d’un missionnaire. Le sauvetage n’entre pourtant point dans leur service, et l’administration admire sans les encourager de tels actes d’héroïsme. Leur devoir est de veiller sur la lumière, et c’est à elle seule qu’ils ont juré de se dévouer. La discipline est sévère, et nul homme ne doit quitter son poste sous quelque prétexte que ce soit. Un marin, ayant appris en 1854 la mort de sa femme, déserta le vaisseau-fanal pour se rendre à Londres, où devait avoir lieu l’enterrement. Il fut réprimandé ; mais, en considération du motif pour lequel il s’était absenté, on voulut bien ne pas le destituer.
« La vie des hommes de l’équipage est à peu près la même sur tous les light-vessels. Le dimanche, au lever du soleil, on abaisse la lanterne ; l’allumeur (lamplighter) nettoie et prépare les lampes pour le soir. À 8 heures, tout le monde doit être levé ; on suspend les hamacs, et l’on sert le déjeuner. Après cela, les marins font leur toilette et revêtent leur uniforme, dont ils sont fiers, car sur les boutons figurent les armes de Trinity-House. À 10 heures et demie, ils se rassemblent dans une cabine pour célébrer le service religieux. Au coucher du soleil, on hisse, et arbore la lanterne allumée, véritable étendard du vaisseau, puis on se réunit encore pour prier Dieu et lire la Bible. À part les services du matin et du soir, les autres jours de la semaine ressemblent beaucoup au dimanche. Le mercredi et le vendredi sont les grandes fêtes du nettoyage ; il faut alors que le vaisseau reluise de propreté. Surveiller et entretenir les appareils d’éclairage, faire le guet sur le pont, noter sept fois toutes les vingt-quatre heures les conditions du vent et de l’atmosphère, s’assurer aux changements de lune que les chaînes du vaisseau sont en bon état, tel est à peu près le cercle invariable des occupations. Ces travaux laissent néanmoins des moments de loisir, que l’on occupe par la lecture.
« Les marins se livrent, en outre, à toute sorte d’ouvrages de patience et de fantaisie ; quelques-uns exercent un état tel que celui de cordonnier ou de menuisier. Certains épisodes de mer viennent parfois interrompre l’effrayante monotonie de cette existence taciturne. De même qu’une chandelle allumée attire les phalènes, la lumière du navire appelle de temps en temps au milieu de la nuit des nuées d’oiseaux. Plusieurs d’entre eux tombent morts sur le pont ou étourdis par le choc, d’autres s’attachent à la lanterne, trop épuisés pour échapper à la main des matelots. On raconte que mille de ces oiseaux furent ainsi pris en une nuit par l’équipage d’un light-vessel, et que les hommes en firent un gigantesque pâté de mer (sea-pie). Ces marins reçoivent un salaire d’à peu près 55 shillings par mois, qui s’accroît d’ailleurs à mesure qu’on s’élève vers les rangs supérieurs. Le capitaine touche 80 livres sterling (2 000 fr.) par an. Ils sont presque tous mariés et pères de famille. À terre, ils soignent volontiers un petit jardin paré de fleurs et de légumes ; sur mer, ils ont le sentiment d’être utiles, et cette conviction n’est point étrangère à l’espèce de courage stoïque avec lequel ils supportent la solitude de l’Océan. Leur destinée ressemble à celle du vaisseau qu’ils habitent durant la plus grande partie de l’année ; enchaîné, obligé de résister aux tentations de la vague et de la brise, mordant en quelque sorte son frein, il souffre, mais il éclaire.
« Le Royaume-Uni possède quarante-sept lumières flottantes, dont trente-quatre appartiennent en Angleterre à Trinity-House, quatre en Irlande au Ballast-Board, et le reste à des autorités locales. La construction et l’équipement d’un de ces vaisseaux coûtent de 3 622 liv. sterl. (90 550 fr.) à 6224 liv. sterl. (155 600 fr.). L’entretien de chaque bâtiment, en comptant la consommation de l’huile, le salaire, l’habillement et la nourriture des hommes, entraîne pour Trinity-House une dépense annuelle de 103 liv. sterl. (27 575 fr.). Les light-vessels rendent à coup sûr de grands services. Ils s’adaptent merveilleusement à la configuration d’une partie des côtes britanniques, et cette circonstance explique assez qu’ils aient pris naissance en Angleterre ; mais leur lumière ne saurait s’élever à une grande puissance. Aussi leur préfère-t-on de beaucoup le feu des phares dans tous les endroits où la nature a permis d’élever certains ouvrages de maçonnerie.
« L’éclairage des mers par le moyen des vaisseaux est soumis à certaines conditions géologiques. On compte maintenant quarante et une lumières flottantes en Angleterre, tandis qu’il n’en existe qu’une en Écosse et cinq en Irlande. Ne doit-il point y avoir une raison, ou, comme disent les naturalistes, une loi géographique déterminant la distribution des vaisseaux lumineux à la surface de l’Océan ? Cette loi, la voici : les rivages de l’Écosse et de l’Irlande se composent principalement de rochers de granit et de porphyre ; désagrégées depuis des siècles, ces masses ont bien formé dans certains endroits des accumulations de bancs de sable donnant naissance à des détroits et à des défilés de mer d’un accès dangereux ; mais il reste toujours des blocs solides sur lesquels on peut bâtir des phares. Il n’en est plus du tout de même dans le sud et à l’est de l’Angleterre : là, presque toute la ligne du littoral consiste en falaises de craie ou d’autres roches friables, tandis que le fond de la mer est un lit de sable : dans de telles circonstances, où trouver une base assez ferme pour y jeter les fondements d’une tour destinée à braver le vent, la tempête, quelquefois même les injures des vagues ? C’est dans de pareilles localités que le vaisseau-fanal rend surtout des services. Un des endroits les plus redoutés des marins est, sur les côtes du Kent, ce qu’on appelle les Sables du Goodwin (Goodwin Sands), qui ont, s’il faut en croire certains récits, la propriété de dévorer les navires. Différentes tentatives pour y élever un phare ayant échoué, on a établi sur ces sinistres parages trois lumières flottantes qui avertissent les vaisseaux, et qui ont certainement empêché plus d’un naufrage. De semblables signaux sont employés à Yarmouth, dans Lowestoft-Boads et ailleurs, à peu près pour les mêmes causes, enfin le light-ship, dans d’autres localités bien différentes, sert à mettre en garde les matelots contre les courants perfides des tourbillons sous-marins et des écueils sournoisement cachés à certaines heures par les grandes eaux. C’est surtout à cette dernière intention que répond la lumière flottante des îles Scilly[15]. »
Nous avons représenté plus haut (fig. 314) une nouvelle disposition de phare flottant qui a été installée en Angleterre en 1869. Ce nouveau phare, dont l’inventeur est M. A. Freyer, a été placé à l’entrée du port de Liverpool.
L’impossibilité de construire un phare ordinaire en ce point, et la nécessité de signaler les dangers de l’entrée du port de Liverpool, ont décidé l’Amirauté anglaise à se servir de cette disposition particulière. Ici le bateau est supprimé ; ou plutôt il est submergé. Une simple colonne verticale flottante, supporte le fanal à son sommet. Le vide qui se trouve dans le soubassement de la colonne, la fait surnager.
Le feu se trouve à environ 40 mètres au-dessus de la mer, et le centre de gravité de tout ce système à environ 10 mètres au-dessous du niveau de la mer, de manière à éviter tout balancement.
Indépendamment des feux, le phare est muni d’une cloche, qu’on met en branle pour guider les navires vers l’entrée du port, lorsque les brouillards sont trop épais.
La France ne possède sur son littoral que cinq feux flottants, car jusqu’à présent l’on n’a pas reconnu la nécessité d’en augmenter le nombre ; ce sont ceux de Ruytingen, au large de Gravelines ; — des Minquiers, dans la Manche ; — de Rochebonne, au large du golfe de Gascogne ; — de Talais, près de l’embouchure de la Gironde ; — de Mapon, à l’intérieur du même fleuve. Ces phares flottants ont coûté à établir, le premier 110 000 francs, le second 155 000 francs, le troisième 265 000, le quatrième 84 000 et le dernier 30 400 francs, non compris les appareils d’éclairage. Le plus petit, celui de Mapon, n’est que de 70 tonneaux ; le plus grand, celui de Rochebonne, est de 350 tonneaux.
Les dimensions des bateaux-phares français varient suivant le lieu du mouillage et la hauteur du foyer de l’appareil. Elles sont d’autant plus considérables que la mer est plus profonde et plus furieuse pendant les gros temps, et que le foyer d’éclairage est plus élevé au-dessus de la ligne de flottaison.
La forme des pontons qui portent des feux flottants, n’est pas celle des navires ordinaires. Ils sont très-étroits à leur partie inférieure ; afin d’offrir peu de prise à la lame quand elle arrive debout ; mais ils sont évasés par le haut, de manière à repousser l’eau qui tenterait d’envahir le pont. Enfin ils sont munis de fausses quilles, qui ont pour effet de rendre le roulis moins sensible.
Ils doivent être d’une solidité exceptionnelle, car ils sont destinés à supporter le choc des plus violentes tempêtes. Quelle que soit la force de la mer, il faut qu’ils restent debout, pour faire briller la lumière indicatrice aux yeux des navigateurs en péril. Comparaison faite du fer et du bois, il a été reconnu que les coques en bois sont plus avantageuses que celles en fer.
Les bateaux-phares sont maintenus en place, ou par une seule ancre, ou par deux ancres affourchées, c’est-à-dire deux ancres à une patte, réunies par une lourde chaîne, dont la longueur atteint, jusqu’à 2 ou 300 mètres. Des bouées et une chaîne flottante complètent le système d’ancrage.
On diversifie les feux flottants de la même manière que les phares proprement dits. Ils sont fixes ou à éclipses, blancs ou colorés. On a encore la ressource d’en varier le nombre, et d’en mettre un ici, deux là, trois même quelquefois, mais rarement.
Nous donnons ici (fig. 315 et 316), en élévation et en plan, le dessin de l’appareil d’éclairage des phares flottants français. Il se compose, comme on voit, de dix réflecteurs paraboliques, éclairés chacun par une lampe à niveau constant. Le système de suspension des réflecteurs est tel, que ceux-ci peuvent osciller dans toutes les directions, lorsque le navire s’incline par l’effet des vagues, et garder la position horizontale que leur donne un poids en plomb suspendu sous le godet de chaque lampe.
La lanterne ABCD a dix côtés. Elle mesure 1m,44 de diamètre sur 1 mètre de hauteur. Elle est vitrée à sa partie supérieure, et fermée en bas, par des feuilles de cuivre, qui, de deux en deux panneaux, sont percées de portes à double battant. C’est par ces portes qu’on introduit le bras dans la lanterne, pour nettoyer les parois intérieures des glaces. Dans les cinq panneaux qui en sont dépourvus, les glaces peuvent glisser de haut en bas entre des rainures latérales, et ces ouvertures servent à enlever et à replacer les réflecteurs et les lampes.
L’air arrive dans la lanterne par dix ventilateurs fonctionnant dans la paroi du fond, et les produits de la combustion se dégagent par des cheminées, E, E, mises à l’abri d’une rentrée trop impétueuse de l’air extérieur.
Au centre de la lanterne se trouve le mât, MM, sur lequel elle glisse, en appuyant ses quatre montants intérieurs sur quatre tasseaux directeurs. On hisse l’appareil au moyen d’une double chaîne, cc, fixée à deux tringles verticales en fer qui sont boulonnées sur le cercle inférieur de la lanterne et la traversent dans toute sa hauteur. L’appareil et la lanterne réunis, pèsent environ 830 kilogrammes.
Il existe ordinairement au pied du mât, une cabane destinée à recevoir la lanterne pendant le jour, et à la protéger contre les intempéries, lorsqu’il est nécessaire d’y toucher, soit pour le nettoyage, soit pour l’allumage.
Dans l’entre-pont sont disposés les logements et les magasins. À l’arrière se trouve le salon, avec quatre cabines, l’une pour le capitaine, une autre pour son second, et les deux dernières pour les ingénieurs qui peuvent se trouver contraints de coucher à bord. À l’avant sont les cabines des matelots ; au centre, les divers magasins.
On aura une idée plus exacte de la distribution intérieure d’un ponton de feu flottant par l’inspection des figures 317 et 318 qui représentent celui du Ruytingen. La figure 318 est une élévation latérale du vaisseau ; la figure 317, un plan de l’entre-pont. Voici la légende de ce dernier dessin :
A, salon ; B, B, cabines du capitaine et du second ; C, C, cabines réservées ; D, soute aux biscuits ; E, office ; F, magasin pour le service de l’éclairage ; G, cambuse ; H, magasin ; I, poste de l’équipage ; J, J, cabines des gardiens ; K, magasin pour l’entretien du navire ; L, atelier de charpentier ; M, M, dépôts ; N, machine de rotation ; P, escalier.
Le modèle de ce feu flottant figurait à l’Exposition universelle de 1867.
Nous emprunterons la description du Ruytingen, véritable type des phares flottants français, à M. Léonce Reynaud. Le savant directeur du service des Phares donne sur ce bateau-phare les détails circonstanciés qui vont suivre, dans le Catalogue des produits envoyés à l’Exposition universelle de 1867, par le Ministère de l’agriculture, du commerce et des travaux publics.
« Deux feux flottants, dit M. Léonce Reynaud, sont mouillés dans la rade de Dunkerque : le premier en venant du nord, celui de Mardick, est à feu fixe rouge ; le second, désigné sous le nom de Ruytingen, présente un feu également rouge, mais à éclipses qui se succèdent à des intervalles de 30 secondes. Vus l’un par l’autre, ils donnent le gisement de la rade de Dunkerque, depuis son entrée à l’ouest jusqu’à une certaine distance à l’est du port ; vu par le phare de Dunkerque, le feu de Ruytingen signale aux navigateurs venant de l’ouest la direction à suivre pour arriver à l’entrée de la rade, et vu par celui de Gravelines, il jalonne un chenal large et profond que suivent les navires venant du nord.
« Ces deux feux sont allumés depuis le 15 novembre 1863.
« Le modèle exposé est celui du feu flottant de Ruytingen.
« Les dimensions principales du navire sont :
« Longueur totale sur le pont en dedans de la contre-étrave et des jambettes de l’arrière, 25 mètres ;
« Largeur totale sur le pont, au maître bau, de dedans en dedans de la membrure, 6m,50 ;
« Creux au maître bau, du dessous du pont à la virure de vaigrage contre la carlingue, 3m,75 ;
« Hauteur d’entre-pont, 2m,30.
« Le tonnage est d’environ 150 tonneaux.
« Le bâtiment est mouillé sur fond de sable par 11 mètres d’eau de basse mer.
« On a adopté, pour l’ancrage, le système dit d’affourchage, comme offrant plus de sécurité, vu la station du navire, au droit d’un plateau sous-marin peu profond, où la mer se démonte très-vite dans les gros temps, et comme le plus favorable pour les cas où il s’agit de signaler des directions, attendu que ce mode de mouillage permet de limiter davantage le rayon d’évitement du navire. Il faut en effet allonger la touée dans les gros temps ; et dans ce système chaque branche d’affourche venant s’y ajouter, il n’est pas nécessaire de donner à la chaîne d’itague autant de développement que si elle était amarrée sur une ancre isolée. Le navire fait ainsi ses manœuvres successives d’évitement, sous l’action alternative des courants de flot et de jusant, en tournant autour de l’émerillon d’affourche sur lequel viennent se réunir, d’une part, la chaîne d’itague, et, d’autre part, les deux branches de l’affourche.
« Les ancres sont à une patte et du poids de 1 200 kilogrammes chacune, placées dans la direction du maximum d’intensité des courants de marée, à 125 brasses de distance l’une de l’autre, et réunies par des chaînes d’affourche de 0m,038, de longueur telle que l’on puisse amener l’emérillon à l’écubier du navire et le visiter pendant le temps des basses mers de vives eaux ; la chaîne d’itague, de même calibre, est susceptible d’être filée dans les tempêtes sur 55 à 60 brasses de longueur et d’être abraquée à bord presque tout entière dans les beaux temps, de manière que les évitages se produisent sûrement sur l’émérillon, sans déterminer dans la chaîne des coques compromettantes pour la sûreté du navire ; chaque ancre est empennelée avec un corps mort de bouée mouillé dans le sens et en dehors de l’affourche, à 50 brasses de distance, avec chaîne de 0m,02 et surmonté d’une bouée dont la chaîne flottante est de 0m,03 sur 18 brasses de longueur.
« La feuille de dessins, jointe au modèle, donne l’ensemble et les détails de ce système d’ancrage, à l’échelle de 0m,00375 par mètre pour l’ensemble, et de 0m,05 et 0m,10 par mètre pour les détails.
« Les formes du navire, un peu allongées, sont combinées de manière à offrir peu de prise quand il est debout à la lame ; à l’avant, très-fines par le bas, elles sont évasées par le haut, de manière à rejeter les eaux qui s’élanceraient sur le pont ; la section au droit du maître couple est presque rectangulaire ; la quille principale, plus saillante que dans les navires ordinaires, et des quilles latérales de petit fond, placées de chaque côté sur la majeure partie de la longueur du navire, ont pour objet de réduire l’amplitude du roulis.
« Les logements et magasins sont établis dans l’entre-pont, qui est disposé de manière à satisfaire convenablement au séjour de l’équipage, à la conservation des approvisionnements du bord, au service du feu et à celui du bâtiment.
« À l’arrière se trouve la corderie, puis le salon, dit carré des officiers, dans lequel donnent l’office, une petite pièce renfermant la pharmacie et les articles de timonerie, quatre cabines, l’une pour le capitaine une autre pour le second et deux pour les ingénieurs et conducteurs, qui peuvent être obligés de coucher à bord suivant les circonstances de temps et de service.
« Au centre sont distribués, de part et d’autre d’un vestibule dans lequel débouche l’escalier, les divers magasins ainsi répartis, savoir :
« À tribord, de l’arrière vers l’avant : la cambuse, une petite salle à manger pour le service ordinaire des officiers, puis le magasin aux approvisionnements de peinture et outils de nettoyage ;
« À bâbord, de l’arrière vers l’avant, la lampisterie, renfermant les caisses à l’huile, balances, armoires et tous ustensiles et approvisionnements nécessaires au service de l’éclairage, puis l’atelier du charpentier.
« Dans le vestibule central, au pied du mât, se trouve la machine de rotation, solidement fixée au point inférieur et aux barrots du pont supérieur, commandant un arbre vertical qui transmet le mouvement à l’appareil d’éclairage hissé vers le haut du mât pendant la nuit.
« À l’avant est le poste de l’équipage sur lequel s’ouvrent les cabines des matelots ; puis, dans les formes extrêmes de l’avant, sont arrimés les poulies et apparaux nécessaires aux manœuvres du navire.
« Sur le pont, au pied du mât qui porte la lanterne, est une cabane, qui la reçoit pendant le jour et permet de faire à couvert le service de l’appareil. Une petite écoutille, ménagée dans le pont sous cette cabane, sert à faire arriver les lampes et les réflecteurs du magasin de l’éclairage et du vestibule jusqu’à l’appareil, ou réciproquement, sans passer par l’escalier et sur le pont, de manière à éviter les chances d’avaries dans les temps de pluie ou les coups de mer.
« Le reste du pont est garni, à l’avant, par le vireveau, les écubiers, les orifices des puits à chaînes et les bittes de retenue ; au centre, par les pompes, les charniers, le capot de l’escalier ; à l’arrière, par le treuil de hissage de l’appareil d’éclairage, un petit mât d’artimon pour aider, au moyen d’une voile correspondante, à l’orientation du navire dans les mauvais temps, et enfin le gouvernail et sa barre.
« Les bouteilles sont à l’avant, dans des cabanes placées à tribord et à bâbord contre les lisses de batayoles.
« Les puits à chaînes sont à peu près au centre du navire, dans la cale, en dessous de l’entre-pont, l’un à tribord destiné à la chaîne d’itague, l’autre à bâbord destiné à une troisième ancre de sûreté, qui est toujours tenue en veille, amarrée au droit du bossoir de bâbord et toujours prête à mouiller, la chaîne correspondante étant de 0m,035 et parée à filer à tout instant par l’écubier de bâbord.
« Les caisses à eau, en tôle, sont arrimées dans la cale, sous l’entre-pont, à l’arrière des puits à chaînes, épousant les formes inférieures du navire. Leur capacité ensemble est de 2 500 litres.
« Le reste de la cale est garni de la quantité de lest nécessaire aux bonnes conditions de stabilité du bâtiment.
« Les quilles principales et latérales, avec les fausses quilles, sont en orme, ainsi que les pièces du bordé extérieur de petit fond et la lisse supérieure de batayoles.
« Les ponts supérieur et inférieur sont en sapin rouge de Riga, ainsi que les menuiseries et les détails de distribution et d’aménagement d’entre-pont.
« Tout le reste de la coque est en chêne.
« L’ensemble de la membrure se compose de trente-cinq couples (non compris le couple d’arcasse), dont sept à l’avant et onze à l’arrière sont dévoyés.
« Les équarrissages des membrures correspondent aux échantillons généralement adoptés, dans les constructions maritimes du commerce, pour des navires de 500 à 600 tonneaux, bien que le tonnage de celui-ci ne soit que de 150 tonneaux.
« Les mailles ont 0m,60 d’axe en axe des membrures.
« La coque est doublée en cuivre rouge et feutrée entre bordage et cuivre.
« Tous les clous et chevilles du bordé extérieur, depuis la quille jusqu’un peu au-dessus de la flottaison, sont en cuivre rouge ; les clous du pont sont en cuivre jaune fondu ; tous les autres clous et chevilles, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, sont en fer galvanisé. Toutes les chevilles frappées de dehors à aller en dedans, sont rivées, savoir : celles qui arrivent dans l’entre-pont, sur plaques, celles qui arrivent dans la cale, sur viroles. Les chevilles à bout perdu sont barbelées.
« Le navire est gournablé en cœur de chêne jusqu’à hauteur des préceintes.
« Le mât a une hauteur totale d’environ 17 mètres au-dessus de la ligne de flottaison ; il est de fortes dimensions, de forme cylindrique pour la partie correspondant à la course de la lanterne, solidement haubanné et étayé.
« L’inventaire du navire comprend une voilure simple en proportion avec la mâture, destinée à l’appareillage en cas d’accidents pour chercher refuge dans les ports voisins ou pousser les navires au plus haut des plages, s’il est jeté à la côte par quelque tempête soufflant du large.
« L’appareil d’éclairage se compose de huit photophores de 0m,37 d’ouverture, illuminés par des lampes à niveau constant, consommant 60 grammes d’huile de colza par heure, et dont la flamme est placée au foyer du paraboloïde. Le maximum d’intensité du faisceau lumineux émané d’un de ces appareils peut être évalué à 100 becs dans la pratique ; la divergence dans le plan horizontal est de 30 degrés environ. La portée lumineuse dans l’axe est de 14 milles 2/10 dans les circonstances ordinaires de l’atmosphère.
« Chaque lampe repose sur une petite chaise en fer à laquelle elle est assujettie par deux agrafes, et porte son réflecteur qui lui est fixé de la même manière. Elle est disposée de telle sorte que le centre de gravité du réservoir supérieur se trouve sur la même verticale que celui du godet inférieur, lorsque le réflecteur est dans sa position normale. Cette position, c’est-à-dire l’horizontalité de l’axe, est assurée au moyen d’un poids en plomb placé sous le godet. Afin qu’elle se maintienne dans les mouvements du navire, chaque réflecteur est suspendu de manière à pouvoir osciller dans toutes les directions ; la chaise qui le supporte peut tourner autour de deux axes placés dans le même plan, dont l’un est parallèle et l’autre normal à celui du paraboloïde. L’amplitude du mouvement dans l’une ou l’autre direction ne peut pas dépasser 60 degrés.
« Les colliers de suspension des huit appareils sont fixés sur un cercle horizontal en bronze, qui roule au moyen de galets sur un cercle fixe en même matière, dont la section est en forme de cornière. Les frottements latéraux qui tendraient à se produire sont réduits par de petits galets horizontaux. Le cercle fixe est supporté par les quatre montants qui constituent l’ossature de la lanterne du côté du mât. Le cercle mobile est mis en mouvement par une grande roue dentée fixée sur sa face supérieure. Cette roue, dont les dents sont tournées du côté du mât, engrène avec un pignon placé au sommet d’une tringle verticale en fer creux que fait tourner la machine de rotation par l’intermédiaire d’une roue dentée et d’un autre pignon. Cette machine est mue par un poids qui descend à frottement doux entre quatre cornières directrices en fer. Elle est placée sous le pont, au pied du mât, comme il a été dit plus haut.
« La tringle de transmission du mouvement est enveloppée sur toute sa hauteur, à partir du pont, par un demi-cylindre en cuivre rouge, qui est fixé à un tasseau cloué sur le mât. Elle porte à son pied une tige en acier qui tourne sur une pierre d’agate, encastrée au sommet d’un verrin, lequel permet de l’élever ou de l’abaisser d’une petite quantité. Elle est divisée en plusieurs parties sur sa hauteur, et ses fragments sont réunis par des boîtes qui les rendent solidaires, en ce qui est du mouvement de rotation, mais leur permettent de se dilater ou de se contracter, sans qu’il en résulte de modification dans la hauteur totale, et de suivre le mât, sans arrêter le mouvement, quand il se courbe un peu, sous l’action d’une tempête. Une petite porte s’ouvre dans l’enveloppe cylindrique de la tringle, en face de chacune des boîtes de dilatation.
« Lorsqu’on hisse la lanterne, sa roue dentée peut ne pas engrener immédiatement avec le pignon : cette dernière roue est alors soulevée par la première, et est appuyée sur elle par un ressort à boudin, qui l’oblige à redescendre dès que, par suite du mouvement de la machine, les dents de l’une et de l’autre roue se trouvent en position convenable.
« Il importait de se réserver la faculté de ne pas élever la lanterne à toute hauteur pendant les très-gros temps, et on se l’est assurée de la manière suivante : un pignon semblable à celui du sommet est fixé à mi-hauteur de la tringle, et cette dernière pièce, ainsi que la grande roue dentée de l’appareil, est maintenue dans une position déterminée, quand on veut monter ou descendre la lanterne, de telle sorte que rien ne s’oppose au passage et qu’on peut s’arrêter à l’un ou à l’autre des pignons. On enlève les arrêts avant de mettre la machine en mouvement.
« La lanterne est de forme octogonale ; elle a 0m,977 de diamètre, entre deux montants opposés, sur 1m,64 de hauteur, la corniche non comprise. Vitrée à sa partie supérieure sur 0m,48 de hauteur, elle est formée partout ailleurs en feuilles de cuivre, et, de deux en deux panneaux, elle est ouverte dans le bas par une porte à deux vantaux. Les glaces des panneaux dépourvus de portes peuvent s’abaisser en dehors ; leurs encadrements glissent à cet effet dans des rainures latérales ménagées sur les montants. C’est par les portes que s’effectue le nettoyage intérieur des glaces ; on abaisse une glace pour allumer, enlever ou remettre les réflecteurs et les lampes, etc.
« Le renouvellement de l’air est assuré au moyen de huit ventilateurs pratiqués dans le fond de la lanterne, que des opercules mobiles ouvrent plus ou moins ; le dégagement des produits de la combustion a lieu par des cheminées encapuchonnées, disposées de telle sorte que l’air extérieur ne puisse pénétrer dans la lanterne avec assez d’impétuosité pour nuire à la tenue des flammes. Les capuchons sphéroïdaux de ces cheminées sont, à cet effet, percés de trous, que des opercules annulaires mobiles ouvrent plus ou moins suivant les conditions de l’atmosphère.
« La lanterne glisse sur le mât, en appuyant ses quatre montants intérieurs sur autant de tasseaux directeurs, et deux de ces montants portent des joues qui embrassent le tasseau correspondant. Deux tringles verticales en fer traversent la lanterne ; ces tringles sont maintenues par un écrou sur le cercle inférieur et sont saisies à leur sommet par la chaîne de suspension. La lanterne est entièrement exécutée en bronze, sauf les panneaux qui sont en cuivre rouge.
« Le poids total de l’appareil et de sa lanterne peut être évalué à environ 900 kilogrammes.
« La machine de rotation, qui met en mouvement la partie mobile de l’appareil, est analogue à celles qui sont employées dans les phares à terre ; elle est mue par des poids, et sa marche est régularisée par un volant pendule.
« Les dépenses de premier établissement, y compris l’appareil d’éclairage et divers frais accessoires, se sont élevées à 125 000 francs.
« Les dépenses annuelles d’entretien sont évaluées 26 500 francs.
« Les travaux de construction et d’établissement ont été dirigés par MM. Gojard, ingénieur en chef, et Plocq, ingénieur ordinaire, rédacteur du projet, et ils ont été surveillés par MM. Brandt et Debacker, conducteurs des ponts et chaussées, et Wittevrenghel, capitaine du navire. Le navire a été exécuté par M. G. Malo, et l’appareil d’éclairage l’a été par M. Henry Lepaute[16]. »
Le personnel des feux flottants est plus ou moins nombreux, suivant le tonnage du vaisseau et les difficultés de la position. Ceux de Mapon et Talair, dans la Gironde, ont un capitaine, un second, quatre matelots et un mousse ; celui de Minquier a deux officiers et neuf matelots. Le ponton de Rochebonne, est monté par un capitaine, un second, un lieutenant, seize matelots et deux mousses.
Le service des feux flottants est réglé, comme celui des phares, d’une manière très-détaillée.
Les équipages sont placés sous les ordres des ingénieurs et des conducteurs des ponts et chaussées. Le capitaine est responsable du service, et il a sur son équipage tous les droits qui appartiennent aux capitaines du commerce. Il est chargé de la tenue des registres et de la correspondance. Le second le supplée, lorsqu’il est absent.
Le capitaine et le second ont alternativement quinze jours de service et quinze jours de congé ; les matelots passent alternativement un mois à bord et quinze jours à terre.
Le personnel présent à bord, doit se composer toujours du capitaine ou du second, et des deux tiers au moins du surplus de l’équipage.
Nul ne peut quitter le navire avant l’arrivée de son remplaçant. Tout homme qui, sans motif légitime, ne s’est pas rendu à bord, à l’expiration de son congé, subit une retenue de dix jours de solde, pour la première fois, une retenue double pour la seconde et les suivantes, et il peut être révoqué à la deuxième infraction. Les officiers et matelots ne peuvent quitter sans autorisation le lieu de leur résidence, et ils doivent toujours être à la disposition de l’ingénieur pendant leur séjour à terre.
Il est expressément défendu aux hommes de l’équipage de se servir des canots du bord, soit pour pêcher, soit pour se rendre à terre. Le capitaine peut cependant l’autoriser en cas de force majeure et sous sa responsabilité.
Le capitaine doit venir de tout son pouvoir en aide aux naufragés, mais sans compromettre la vie de ses hommes. Il doit recevoir à bord les naufragés et les soigner.
Il n’est admis de visiteur à bord qu’après l’achèvement du service du matin et jusqu’à une heure avant le coucher du soleil. Sauf les cas de naufrage, aucune personne étrangère au service n’est autorisée à coucher à bord.
CHAPITRE XIV
Nous avons terminé, avec l’étude des phares flottants, tout ce qui se rapportait à l’objet de cette Notice, c’est-à-dire aux phares. Cependant ce travail serait incomplet, si nous n’y adjoignions quelques détails sur le Balisage.
Les phares servent à signaler pendant la nuit, la côte ou les écueils, au moyen de feux brillant à de grandes distances. Ils sont surtout pour le navigateur des points de repère, qui guident sa route. Le balisage est l’ensemble des moyens qui servent à donner, pendant le jour, aux marins les renseignements sur les points dangereux des mêmes côtes.
Le balisage du littoral s’exécute au moyen d’appareils assez nombreux, assez différents, mais que l’on peut ramener à trois types, à savoir : les amers, les balises et les bouées.
Qu’est-ce qu’un amer ?
On appelle ainsi, tout objet naturel ou artificiel apte à caractériser, pendant le jour, pour le navigateur, telle ou telle partie de la côte. Des clochers, des moulins à vent, de grands arbres, des rochers de forme bizarre, peuvent servir d’amer pour le navigateur. Les amers sont donc, en général, les points de repère sur lesquels se guident les marins pendant le jour, pour reconnaître ou rectifier leur position géographique.
L’antiquité nous a légué un magnifique amer, qui est encore debout aujourd’hui : c’est la colonne de Pompée, à Alexandrie. D’après une inscription que nos savants ont su déchiffrer, cette colonne aurait été élevée à l’empereur Dioclétien, par un préfet romain de l’Égypte, nommé Pompée ou Pomponius, en souvenir des bontés de Dioclétien pour la cité d’Alexandrie. Cette colonne ne fut donc nullement érigée pour servir d’amer ; seulement elle remplit depuis longtemps cet office, et lorsqu’un navire s’approche de la côte égyptienne, les passagers aperçoivent avant tout autre édifice, la colonne de Pompée. Sa hauteur est de 29 mètres.
Les amers spécialement construits pour être utilisés comme tels, sont ou en charpente ou en maçonnerie. Dans le premier cas, ils présentent des formes très-variées. Ils se composent d’un échafaudage surmonté, tantôt d’un cadre rectangulaire, tantôt d’un disque, tantôt d’une pyramide supportant elle-même un voyant, c’est-à-dire une sphère creuse à claire-voie. Nous donnons ici (fig. 319, 320, 321, 322) les dessins de quelques-uns de ces amers en bois.
Quant aux amers en maçonnerie, ils consistent, suivant les circonstances, ou en un simple mur, appuyé par derrière à l’aide de contre-forts, ou en un bloc quadrangulaire. La forme cylindrique est rarement employée, parce qu’une partie du monument reste dans l’ombre, et qu’on l’aperçoit plus difficilement.
Pour la coloration des amers, on a adopté la règle suivante, fruit de l’expérience et de la pratique. Tous ceux qui se détachent sur le ciel, ou sur quelque autre fond clair, doivent être peints en noir, ou en couleur foncée. Au contraire, tous ceux qui se détachent sur les terres, c’est-à-dire sur un fond sombre, doivent être peints en blanc.
Après les amers, viennent les balises. On nomme ainsi, en langage maritime, des objets destinés à signaler des écueils sous-marins.
Il y en a de différentes sortes : en bois, en fer et en maçonnerie.
Balises en bois. — Les balises en bois sont des gaules, de 25 à 40 centimètres de diamètre. La manière de les fixer est très-variable, elle dépend essentiellement de la nature du fond.
Les balises en bois ont l’avantage de coûter peu à établir ; mais elles ne s’aperçoivent pas de loin, bien qu’elles soient généralement surmontées de ballons ou de voyants. Ajoutons qu’elles sont souvent emportées par la mer, ou par les abordages. Aussi ne pose-t-on plus aujourd’hui de balises en bois, et remplace-t-on successivement par des ouvrages plus solides, toutes celles qui existaient autrefois sur quelque point de nos côtes.
On désigne sous le nom de balises flottantes, des gaules en bois de sapin, dont l’une des extrémités est fixée, au moyen d’une chaîne en fer, à un poids gisant au fond de la mer, ou corps mort, et dont l’autre se dresse au-dessus des flots. Ces balises valent moins encore que les précédentes, et ne présentent quelque opportunité que dans les passes intérieures à fond mobile et dangereux.
Balises en fer. — Les balises en fer sont à une seule tige ou à tiges multiples.
Les premières sont rarement employées, attendu qu’elles ne sont guère supérieures aux balises en bois, si ce n’est sous le rapport de la durée.
Les balises à branches multiples se composent de trois, quatre ou cinq tiges en fer, scellées dans le rocher, et reliées par des entretoises et des croix de Saint-André. Elles sont ordinairement surmontées d’une claire-voie en tôle et d’un voyant. Elles ont le double mérite d’être beaucoup plus visibles et plus durables que les précédentes.
L’une de ces balises est représentée ici (fig. 323). Elle a été établie au nord de l’île d’Oléron, sur un rocher élevé de 2m,77 au-dessus du niveau des plus basses mers et de 3m,43 au-dessous de celui des plus hautes. Le sommet de la construction domine le rocher de 13m,80. En moins d’un mois, le travail a été terminé, et les dépenses ont atteint la somme de 20 948 francs. L’édifice, peint en rouge, s’aperçoit à une grande distance, et depuis douze ans qu’il est installé, il s’est maintenu intact.
Balises en maçonnerie. — Le nombre des tours-balises, ou balises en maçonnerie, s’est considérablement multiplié sur notre littoral depuis quelques années. En 1867, à l’époque de l’Exposition, on n’en comptait pas moins de 175. Ce progrès est dû à une transformation capitale qui s’est opérée dans le mode de construction de ces ouvrages.
Autrefois, on les faisait tout entiers en pierres de taille de forme compliquée, maintenues par des armatures en fer, ce qui les rendait fort dispendieuses. Aujourd’hui on emploie simplement de petits moellons maçonnés avec du ciment de Portland, qui a la propriété de durcir très-rapidement. Il en résulte une notable économie de temps et d’argent.
La plupart des tours-balises sont couronnées par une balustrade. Elles portent des anneaux de sauvetage et des échelles, qui permettent, le cas échéant, aux naufragés, de se réfugier à leur sommet, lorsqu’ils parviennent à s’y accrocher. Il est même des balises en maçonnerie qui sont surmontées d’une petite chambre.
Les tours-balises (fig. 324) dominent toujours d’au moins 3 mètres, le niveau des plus hautes mers, et ce minimum est dépassé dans bien des circonstances. Pour leur donner plus de hauteur, on les couronne souvent d’un mât terminé par un voyant, comme le représente la figure ci-dessus. La diversité d’apparence des voyants placés sur ces tourelles sert également à différencier celles qui pourraient prêter à quelque confusion.
Les difficultés, et par conséquent les dépenses de construction des tours-balises dépendent de la position du rocher, de son éloignement de la côte, et surtout de l’état de la mer pendant toute la durée du travail ; elles varient donc entre des limites assez considérables. Le prix du mètre cube de bâtisse coûte depuis 30 francs jusqu’à 200 francs.
Il serait d’une grande utilité qu’on pût être renseigné par les balises, non-seulement pendant le jour, mais aussi pendant la nuit. Pour réaliser ce desideratum, on a eu l’idée d’y placer des cloches mises en branle par le mouvement même des flots. Ce n’est plus l’œil qui est averti, c’est l’oreille ; mais le résultat est le même.
On a appliqué ce système à une tourelle construite à l’entrée du port de la Rochelle. Dans la paroi de l’édifice, est scellé un tube vertical, dans lequel un flotteur se meut librement. Ce flotteur agit sur deux leviers coudés qui supportent les battants de la cloche. Les résultats obtenus ont été assez satisfaisants.
Pour donner une idée du mode de construction d’une tour-balise, nous rapporterons la description que donne M. Léonce Reynaud, dans le catalogue des objets présentés à l’Exposition universelle de 1867, de la tour-balise de l’île de Noirmoutiers, établie en 1866, pour signaler l’écueil nommé le Bavard.
« La tour-balise du Bavard, dit M. Léonce Reynaud, commencée le 29 avril 1865 et terminée le 30 août 1866, est située au sud-ouest de la pointe du Devin (île de Noirmoutiers), à 5 600 mètres environ de la côte, à l’extrémité la plus au large du plateau des Bœufs.
« Les courants de marée sont assez forts sur ce point, et leur direction est très-variable par suite de la proximité de l’île d’Yeu, du goulet de Fromantine, de l’îlot du Pilier et de l’entrée de la Loire, qui tendent à modifier les courants principaux de flot et de jusant.
« La mer y est parfois d’une violence extrême, parce que les grandes lames de l’Atlantique arrivent sur le plateau sans avoir rencontré jusque-là aucun obstacle de nature à diminuer leur puissance. On en donnera une idée en citant ce fait que souvent, dans les gros temps, les paquets de mer s’élèvent au-dessus de la coupole du phare du Pilier, qui domine de 32 mètres le niveau des plus hautes mers.
« Aussi le plateau des Bœufs est-il un écueil des plus dangereux sur lequel on a à déplorer chaque année de nombreux sinistres, et il était important d’en signaler la pointe la plus avancée en mer.
« Le niveau moyen de l’aiguille du Bavard sur laquelle on a dû s’établir ne dépasse que de 0m,30 les basses mers de vives eaux ordinaires.
« La construction est entièrement exécutée en moellons. Elle est en maçonnerie pleine, a 9m,25 de hauteur sur 5m,60 de diamètre à la base et 4m,40 au sommet, est surmontée d’une balise en fer de 3m,25 de hauteur, se terminant par une sphère de 0m,70 de diamètre, et porte quatre échelles de sauvetage.
« Elle est munie d’une sonnerie de l’invention de M. Foucault-Gallois, mécanicien à l’île de Ré, qui avait déjà été appliquée avec succès à la tour de Richelieu, à l’entrée du port de La Rochelle et dont le système est très-simple. Voici en quoi il consiste :
« Un flotteur en cuivre porte une longue crémaillère en bois, avec armatures en cuivre, dont les dents ou cames agissent sur les extrémités inférieures de deux bras de levier dont les extrémités supérieures sont des marteaux frappant sur une cloche fixée au sommet de la tour, toutes les fois que les extrémités inférieures des bras de levier sont soustraites à l’influence des cames de la crémaillère.
« Le flotteur, qui se meut dans un puisard ménagé dans les maçonneries et qui est fermé par des portes en forte tôle galvanisée, est mis en mouvement par les ondulations constantes de la mer dont la transmission est facilitée par de nombreuses ouvertures ménagées dans la porte inférieure.
« Le flotteur est cylindrique et terminé par deux calottes sphériques ; il porte un système de trois galets se mouvant dans des glissières de fer galvanisé encastrées dans les maçonneries, et dont un est placé normalement aux deux autres, afin que le frottement de glissement soit toujours remplacé par celui de roulement, quelle que soit la face des glissières avec laquelle ces appendices soient en contact.
« Dans le même but, les dents de la crémaillère sont remplacées par des galets roulant sur ceux que portent aussi les extrémités inférieures des bras de levier marteaux.
« La crémaillère est formée de deux tiges reliées à leurs extrémités par des traverses horizontales et entre lesquelles passe un double système de galets à plans normaux portés par un chariot encastré dans la maçonnerie et destiné à diriger les mouvements de la crémaillère qui, lorsqu’elle s’élève au-dessus de la tour, y est soutenue par une plaque en fer galvanisé munie de galets pour diminuer le plus possible les frottements.
« Pour arrêter le mouvement ascensionnel de la crémaillère, le chariot est muni d’un taquet avec matelas en caoutchouc, placé de manière que le flotteur puisse s’élever à 0m,95 au-dessus des plus hautes mers de vives eaux d’équinoxe.
« La cloche, qui complète le système de sonnerie et qui pèse 250 kilogrammes, est supportée par un pied à trois branches scellées dans le couronnement de la tour. Ce pied porte en son milieu un axe autour duquel on peut faire tourner la cloche, afin qu’elle ne soit pas toujours frappée aux mêmes points.
« Conformément aux instructions qui régissent la matière, la tour est peinte en rouge au-dessus du niveau des hautes mers, avec couronne blanche portant le nom de l’écueil.
« Cette tour a été exécutée en régie en même temps que trois autres établies dans la baie de Bourgneuf sur les écueils dits le Grand Sécé, les Pères et Pierre-Moine.
« Le seul point de départ qu’offrit la localité pour l’embarquement des ouvriers et des matériaux était le port de Noirmoutiers, distant du Bavard de près de 50 kilomètres, et la durée du voyage, qui a été souvent de quatre heures et demie, n’a jamais été inférieure à trois heures.
« Le matériel maritime dont on disposait se composait de cinq embarcations du pays, appelées yoles, tenant parfaitement la mer, pouvant porter de cinq à six tonneaux et montées par un matelot et un patron.
« Ces yoles, chargées des matériaux, outils, apparaux et ouvriers nécessaires, étaient remorquées par un petit bateau à vapeur appartenant à l’administration.
« Les rochers sur lesquels devaient être établies les quatre tours ayant des hauteurs différentes par rapport au niveau de la mer, on avait organisé le travail de manière à aller :
« Au Bavard, dans les grandes marées ;
« Au grand Sécé, dans les états intermédiaires de la marée ;
« À Pierre-Moine, pendant les mortes eaux ;
« Et enfin aux Pères, dont l’accès était le plus facile, toutes les fois qu’on ne pouvait pas aller ailleurs.
« Chaque yole a été affectée pendant toute la durée des travaux au même service ; elle portait toujours la même nature de matériaux, les mêmes apparaux et les mêmes ouvriers ; elle occupait enfin toujours la même place dans les convois comme dans les mouillages, si bien que chacun des marins et ouvriers avait été très-promptement au courant de ce qu’il avait à faire et qu’il n’y avait de possible ni confusion, ni perte de temps, chose si précieuse quand on n’a, comme dans l’espèce, que quelques heures au plus pour débarquer, organiser un chantier, travailler, rembarquer personnel et matériel, et enfin partir en temps opportun.
« La tour du Bavard a été construite en quatre-vingts marées et deux cent quarante-cinq heures de travail, soit en moyenne trois heures quatre minutes par marée.
« Les dépenses de construction des quatre tours se sont élevées à 106 000 francs, et l’on estime que celle du Bavard entre environ pour 40 000 fr. dans cette dépense[17]. »
Les bouées sont des balises flottantes d’une espèce particulière. Leurs formes sont très-variées. Elles consistent essentiellement en un flotteur, plus ou moins volumineux, qui est maintenu en place au moyen d’une chaîne immergée au fond de l’eau, terminée par un poids de fer, que l’on désigne sous le nom de corps mort.
Autrefois, les bouées étaient toutes en bois, et il en reste un assez grand nombre sur plusieurs points de nos côtes. Les unes sont munies de voyants, les autres en sont privées.
On voit dans la figure 325, d’un côté l’élévation, et de l’autre la coupe, d’une des grandes bouées placée à l’entrée de la Gironde.
Sur cette figure A, est le voyant qui surmonte la bouée ; BB, le corps de la bouée ; C, la chaîne, que termine un corps mort, reposant au fond de l’eau, et dont la pesanteur tient tout ce système en équilibre.
Ces bouées ont 2m,56 de diamètre sur 7m,47 de longueur. À l’exception de la partie émergeante, qui est en sapin du Nord, elles sont tout entières en bois de chêne, doublé de cuivre au-dessous de la ligne de flottaison, et elles ne s’inclinent jamais au-dessous de 45°. Leurs corps morts sont du poids de 1 000 kilogrammes.
Un autre genre de bouées, très-usité, est celui que représente la figure 326 en coupe et en élévation. Elles sont cerclées de fer.
Ce modèle a 1m,40 de diamètre au sommet sur 2m,80 de longueur, en faisant abstraction du mât ; il ne coûte que 500 francs. Les corps morts qui soutiennent ce genre de bouée pèsent de 400 à 500 kilogrammes.
Ces bouées, cerclées de fer sont quelquefois disposées de façon à servir tout à la fois de balise pour signaler les écueils, et d’amarre pour attacher les vaisseaux ou les embarcations. Dans ce cas, le mât de la balise est remplacé par un anneau, qui fait l’office de boucle d’amarrage. Ces balises sont moins visibles que les précédentes ; mais elles suffisent très-bien pour les passes intérieures.
La figure 327 représente une véritable bouée d’amarrage pour les bâtiments de faible tonnage et en petite profondeur d’eau. Elle est de forme carrée, et mesure 1 mètre de côté sur 0m,80 de hauteur. Une ancre du poids de 300 à 500 kilogrammes, lui sert de corps mort.
Sur cette figure, A, est la boucle d’amarrage ; BB, le corps de la bouée ; C, la chaîne, que termine, au fond de l’eau, le corps mort. La ligne de flottaison est au-dessus du premier cercle de fer.
Les voyants que portent les bouées en général, servent de caractères distinctifs pour les bouées d’une même zone, sans préjudice des autres modes de différentiation. Les formes les plus usitées de ces voyants sont celles de la sphère, du cône et de rectangles ou triangles pleins ou évidés se croisant de diverses façons. Deux de ces derniers sont représentés ici (fig. 328 et 329).
Nous donnons aussi (fig. 330 et 331) les dessins de quelques corps morts.
Celui que montre la figure 332, est remarquable par sa grande étendue et sa faible épaisseur. Il est de forme circulaire, et creux en dessous. On a placé de semblables corps morts pour soutenir les bouées dans le bassin de Saint-Nazaire, dont le fond est très-plat et où l’on voulait éviter toute saillie ; ils y adhèrent d’une façon étonnante. On évalue leur poids, à 5 350 kilogrammes.
Toutes les bouées qui viennent d’être décrites, sont en bois, plus ou moins cerclées de fer. On préfère aujourd’hui les bouées en tôle aux bouées en bois, bien qu’elles coûtent davantage à établir, parce qu’elles durent plus longtemps et qu’elles sont d’un entretien moins dispendieux. Il en existe de différents modèles sur notre littoral.
La forme la plus fréquente est celle de la bouée hémisphérique par le bas et conique dans la partie émergeante, laquelle est surmontée d’un voyant, comme le représente la figure 333.
Cette bouée est divisée intérieurement en deux parties, par une cloison étanche, qui l’empêche de couler, lors même qu’elle serait crevée accidentellement, ou qu’elle recevrait des infiltrations d’eau. Un tuyau vertical, fermé en haut par un tampon, permet d’extraire par aspiration, l’eau qui pénétrerait dans le compartiment inférieur. Deux trous d’homme, l’un à la base, l’autre au faîte, sont pratiqués à la surface de la bouée. Elle porte un lest dont le poids varie avec la profondeur d’eau et la force du courant, mais qui ne va jamais au delà de 750 kilogrammes.
Dans les conditions ordinaires, elle se maintient à peu près verticale, et ne s’incline pas au-dessous de 45° dans les circonstances les plus défavorables.
La bouée de ce modèle a 2m,38 de diamètre sur 3m,20 de hauteur de coffre ; elle pèse environ 2 000 kilogrammes, lest non compris.
On appelle bouée à cloche une bouée qui a la même forme que la précédente ; mais dont la partie supérieure, au lieu d’être pleine, est à claire-voie. Dans l’intérieur de cette claire-voie, est suspendue une cloche en bronze, accompagnée de marteaux mobiles. Le voyant de cette bouée est surmonté d’un prisme triangulaire garni de miroirs qui ont pour objet de réfléchir les rayons du soleil ou la lumière des phares voisins.
Certaines bouées à cloche affectent la forme d’un bateau. Elles offrent moins de prise aux courants et sont remorquées plus aisément ; mais leur prix de revient est plus élevé.
La figure 334 représente une bouée à cloche qui existe à l’entrée du port de Honfleur.
Pour distinguer les unes des autres, les balises et les bouées situées dans les mêmes parages, on a, outre les voyants, la ressource de la coloration. La règle rigoureusement appliquée est celle-ci : Toutes les bouées et balises qui doivent être laissées à tribord, en venant du large, sont peintes en rouge, avec couronne blanche au-dessous du sommet ; celles qui doivent être laissées à bâbord, sont peintes en noir ; enfin celles qui peuvent être indifféremment laissées de l’un ou de l’autre côté, sont peintes en bandes horizontales, alternativement rouges et noires.
Chaque bouée porte le nom du banc ou de l’écueil qu’elle signale, et celles qui appartiennent à une même passe sont numérotées.
Nous terminerons ce chapitre par quelques renseignements sur les signaux en usage par les temps de brume. Pour indiquer aux navigateurs l’entrée d’un port ou l’existence d’un écueil, quand l’état du ciel empêche la visibilité des balises et des bouées, on fait usage de signaux sonores.
Les instruments les plus répandus et qui répondent à cette indication, sont les cloches, les trompettes et les sifflets. On a dû renoncer, après des expériences répétées faites par notre administration des Phares, à faire usage, comme signaux sonores, des armes à feu, des timbres, des gongs et d’une sorte de grande crécelle de bois, en usage en Orient. Les cloches, les trompettes et le sifflet sont restés les seuls moyens acoustiques adoptés en France pour les signaux de brume.
Cloches d’alarme. — Sur les jetées de presque tous nos ports, et même dans certains phares isolés en mer, il existe une cloche, que l’on met en branle à des intervalles déterminés, lorsque le brouillard enlève aux feux des fanaux ou des phares toute efficacité pendant la nuit, et annule, pendant le jour, l’utilité des balises et bouées. La portée des sons augmente avec le poids de la cloche et avec la hauteur du ton. On a reconnu qu’une bonne cloche de 100 kilogrammes se fait entendre, par une brise assez forte, à 1 200 mètres environ quand le vent est debout, à 2 000 mètres par vent de travers et à 4 000 mètres par vent arrière. En plaçant la cloche au foyer d’un réflecteur parabolique qui renvoie les sons dans une direction donnée, on accroît notablement leur portée.
De même qu’on diversifie les feux du littoral, il a fallu caractériser les sonneries. On a atteint facilement ce but en variant les intervalles des coups et des séries de coups. Par exemple huit coups sont séparés par des intervalles de deux secondes ; puis vient un repos de dix secondes, et la série des huit coups recommence. Ailleurs le groupe sera de dix coups, et le repos de quinze ou vingt secondes, et ainsi de suite. Pour être parfaitement distincts, les sons doivent être espacés d’au moins une seconde.
Sifflets d’alarme. — Les sifflets ont l’inconvénient de rendre un son aigu, qui peut être confondu avec les mugissements du vent. Les cloches leur sont préférables sous ce rapport, comme sous celui de l’intensité du son.
Trompettes d’alarme. — Les trompettes d’alarme doivent fonctionner, ainsi que les sifflets, par une insufflation d’air comprimé. Ce mode d’avertissement nécessitant une machine qui comprime l’air est très-coûteux, et par conséquent peu répandu. Une trompette à air comprimé a cependant été récemment installée sur la pointe de Dungeness, en Angleterre, et en France, sur le cap de l’île d’Ouessant.
La trompette d’Ouessant tourne sur son axe, de manière à porter successivement les sons sur toute l’étendue de l’horizon maritime. Ce mouvement est produit par une machine à vapeur, de la force de 3 chevaux, qui comprime l’air et qui l’insuffle dans l’instrument. Par les temps calmes, la trompette d’Ouessant s’entend à 4 ou 5 milles marins. Elle retentit à des intervalles de dix secondes.
C’est un physicien anglais, M. Holmes, qui depuis longtemps s’occupait de travaux acoustiques, qui a proposé l’adoption de cet instrument après un mûr examen. Notre administration des travaux publics a accueilli cet avis, et a ordonné l’application du nouveau système sur plusieurs points de notre littoral.
Le mécanisme de cet appareil sonore se compose d’une pompe à air, d’un réservoir et de la trompette.
La pompe comprend deux cylindres à deux pistons, qui sont mis en mouvement par des roues dentées, non pas circulaires, mais elliptiques, et tournant autour de l’un de leurs foyers.
Le réservoir d’air comprimé consiste en deux cylindres verticaux en tôle. Il est muni d’une soupape de sûreté, d’un manomètre et d’un robinet pour l’échappement de l’air dans la trompette. L’air y est comprimé à la pression d’une atmosphère et trois quarts environ.
La trompette a 2 mètres de hauteur, se termine par un pavillon recourbé à angle droit, et est munie d’un vibrateur métallique qu’on règle à volonté entre certaines limites. Elle se place verticalement sur le tube de jonction des deux cylindres, et peut tourner librement autour de son axe. Une chaîne mue par un excentrique, lui imprime un mouvement circulaire de va-et-vient dans un espace angulaire de 180°. Le robinet d’introduction de l’air est alternativement ouvert et fermé par un mécanisme analogue. Dans l’appareil qui figurait à l’Exposition universelle de 1867, la durée du produit était de deux secondes et celle des intervalles silencieux était de dix secondes. La durée de la rotation de la trompette autour de son axe est calculée de manière que l’émission du son se fasse successivement dans diverses directions.
Le mécanisme peut être mis en mouvement par un manége à chevaux ou par une petite machine à vapeur. Dans ce dernier cas, la dépense de combustible s’élève de 5 à 6 kilogrammes par heure.
On a admis des interruptions dans le jeu de la trompette, afin de rendre les sons plus perceptibles, de réduire les dépenses, et de permettre d’adopter des notations assez tranchées pour prévenir les confusions entre les divers points qui auraient des signaux de ce genre.
Dans une expérience qui fut faite, à Paris, en présence de la commission des phares, la trompette à air comprimé fut entendue, par une petite brise de vent debout, à une distance de 6 kilomètres et demi, alors qu’une cloche en acier, du poids de 125 kilogrammes, n’envoyait des sons distincts qu’à 2 kilomètres environ.
Les pêcheurs de l’île de Molène ont affirmé avoir entendu par un temps calme, une trompette de ce genre, qui était essayée sur l’extrémité nord-ouest de l’île d’Ouessant, à près de 15 kilomètres de distance.
La prévoyance des marins ne s’arrête pas au moment où un navire entre dans le port. Il ne suffit pas de lui avoir signalé, à grande distance, par un phare d’atterrage, ou phare de premier ordre, l’approche d’un point déterminé de la côte ; — de lui avoir signalé, par un phare de deuxième ordre, le mouillage de la rade, — par un fanal, ou phare de troisième ordre, l’entrée du port. — Il ne suffit pas d’avoir semé sur sa route les balises et les feux flottants, les tours-balises, les bouées et les voyants. Il ne suffit pas de l’avertir, en temps de brume, par des signaux sonores, par la cloche, par les sifflets ou par la trompette retentissante. Le navigateur est accompagné, à l’entrée même, ou plutôt à l’intérieur du port, par un dernier avertissement. Quand, après avoir franchi les diverses zones éclairées et avoir reconnu le port à son feu, le marin se dispose à y entrer, il peut encore consulter les signaux qui lui sont faits pour lui indiquer la hauteur de l’eau dans le port. Ce sont là les signaux de marée.
Il n’est personne ayant passé quelques jours sur une plage de l’Océan, à Dieppe, à Trouville, à Cherbourg, à Brest, etc., qui n’ait vu faire les signaux de marée, au moyen de ballons placés le long d’un mât pourvu d’une vergue. Un ballon placé à l’intersection du mât et de la vergue, signale une profondeur d’eau de 3 mètres, dans tout le passage du chenal. Chaque ballon hissé sur le mât au-dessous du premier, ajoute un mètre à cette hauteur d’eau ; placé au-dessus, il en ajoute deux. S’il est placé tout à fait à l’extrémité de la vergue, il indique une profondeur de 0m,25, s’il est à gauche du mât, et 0m,50 s’il est à droite.
Les pavillons servent à confirmer les indications fournies par les ballons. Dès que l’eau atteint 2 mètres dans le chenal, on hisse un pavillon blanc avec croix noire et une flamme noire, en forme de guidon. On laisse la flamme au-dessus du pavillon pendant toute la durée du flot ; au moment de la pleine mer, la flamme est amenée ; enfin la flamme reste au-dessous du pavillon pendant le flux.
Si la violence de la mer doit interdire, par prudence, l’entrée du port aux vaisseaux, on signale cet état dangereux en remplaçant les signaux ordinaires par un pavillon rouge, que l’on hisse au sommet du mât.
Dans la figure 335, on voit représentés exactement les signaux de marée tels qu’on les exerce sur la tour placée à l’entrée de la jetée du Havre.
Les mêmes signaux se font de nuit ; seulement des fanaux sont substitués aux ballons.
Voilà donc le navire escorté, grâce à la continuelle prévoyance d’un art attentif et ingénieux, depuis le moment où il est visible à l’horizon, jusqu’à celui où il jette l’ancre dans le port. Le voilà arrivé au terme de sa course !
Nous aussi, nous arrivons au terme de ce long travail, et nous serons heureux s’il n’a pas ennuyé le lecteur ; s’il laisse dans son esprit quelques notions utiles, quelques renseignements intéressants ; si enfin il lui inspire quelque admiration reconnaissante pour le génie et la patience des hommes qui se sont consacrés à perfectionner tous ces moyens divers de préserver l’existence humaine des périls de la mer.
- ↑ Voici la traduction de l’exergue qui entoure cette médaille d’Apamée : Colonia Augusta Apamea, Colonia Julia Concordia decreto decurionum.
- ↑ Notices scientifiques. Tome III, page 4.
- ↑ Léonce Reynaud, Mémoire sur l’éclairage et le balisage des côtes de France, in-4. Paris, 1864, Imprimerie Impériale.
- ↑ Arago, Notices biographiques, Fresnel, t. Ier, p. 182.
- ↑ Mémoire de Fresnel.
- ↑ Le mille marin vaut 1 852 mètres en nombres ronds. Un degré géographique contient 60 milles.
- ↑ Léonce Reynaud, Mémoire sur l’éclairage et le balisage des côtes de France, Paris, 1864. Imprimerie impériale, in-4.
- ↑ Page 131.
- ↑ Le lecteur est prié de se reporter à la page 722 du tome Ier de cet ouvrage, où nous avons déjà représenté cette machine.
- ↑ Page 221.
- ↑ Rapports du Jury international de l’Exposition universelle de 1867. Paris, 1868, in-8. Tome X, page 337, article Phares.
- ↑ Magasin pittoresque, 1845, pages 242 et suivantes.
- ↑ L’histoire des phares d’Eddystone a été longuement développée par Smeaton, dans son ouvrage : A narrative of the building, and a description of the construction of the Eddystone light-house, by John Smeaton, civil engineer.
- ↑ L’Angleterre et la Vie anglaise, Paris, 1869, in-12, p. 298.
- ↑ L’Angleterre et la Vie anglaise, in-12. Paris, 1869, p. 275 et suivantes.
- ↑ Notices sur les modèles, cartes et dessins relatifs aux travaux publics, présentés à l’exposition de 1867 par les soins du Ministère de l’Agriculture, du commerce et des travaux publics, in-8. Paris, 1867. (Phares et Balises par M. Léonce Reynaud, pages 280 et suivantes.)
- ↑ Léonce Raynaud, Notice sur les ouvrages présentés à l’exposition de 1867, par les soins du ministère de l’agriculture, du commerce et des travaux publics.