Michel-Lévy frères (p. 186-194).

XXII

dans la prison

Trois mois s’étaient écoulés.

Le printemps avait atteint ses plus splendides journées ; une lumière dorée se répandait sur les longues murailles de la prison de la Force, dont l’étendue, dépouillée de sa teinte sombre, se perdait dans l’atmosphère limpide.

Les habitants d’alentour, dans ce quartier paisible de l’ancien Paris, venaient sur leurs portes respirer un air tiède, ou se répandaient dans la rue éclairée du soleil.

Robinette, placée sous la niche antique d’une bonne vierge, chantait en s’accompagnant de la harpe, et attirait la petite population du voisinage, qui formait autour d’elle un cercle attentif et charmé. C’était le jour où la jeune fille pouvait voir Pasqual, dont le jugement approchait ; et, en attendant le moment, où sa permission lui donnerait l’entrée du parloir, elle vaquait à sa récolte journalière, en vraie bohémienne, légère et insouciante, même dans ses peines.

Midi sonna à l’horloge de la prison ; Robinette laissa son couplet inachevé, son public désappointé, et, ramassant à la hâte les gros sous de sa sébile, s’élança vers la porte de la maison d’arrêt.

En même temps que Robinette, entrait dans la cour d’attente un jeune homme brun et pâle, élégamment vêtu de noir. Mais tandis que la jeune fille se dirigeait vers le parloir, un gardien conduisait poliment le monsieur étranger vers une porte qui donnait dans l’intérieur de la prison. Robinette remarqua ce jeune homme, dont elle croyait avoir déjà vu les traits, sans pouvoir alors le reconnaître. Elle s’arrêta peu cependant à cette observation, mais elle demanda avec vivacité au gardien d’où venait que ce visiteur privilégié pouvait voir ses amis dans l’intérieur, tandis qu’elle n’était admise qu’au parloir.

— Ce beau monsieur-là, répondit le surveillant, n’est pas l’ami d’un de nos pensionnaires ; il vient visiter l’établissement… avec une autorisation de monsieur le directeur.

Robinette, sans écouter cette réponse, était déjà entrée dans la longue galerie où elle allait attendre Pasqual.

On était à l’avant-veille du jugement qui allait clore le célèbre procès d’Herman de Rocheboise et de son complice, et les deux détenus se livraient à la puissante préoccupation qu’amenait la prochaine décision de leur sort.

Herman était descendu dans le préau ; mais toujours isolé de ses compagnons de captivité, il pouvait au moins, dans la seconde réclusion qu’il s’était créée parmi eux, cacher à tous les yeux la rougeur brûlante qui passait par instant sur son visage pâle, et les larmes qui venaient malgré lui mouiller ses paupières.

La fièvre lente qui le dévorait depuis son entrée dans la prison avait redoublé d’intensité à toutes les accablantes formalités de la justice, à toutes les audiences où il lui avait fallu paraître… lui, peu de jours auparavant si envié pour tous les dons de la nature, de la fortune… il allait s’asseoir sur les bancs de la cour d’assises !

D’après le cours du procès, une condamnation était imminente. La journée qui allait se lever répandait déjà dans le sein d’Herman des frissons d’épouvante… Tantôt, accablé d’appréhensions horribles, il parcourait à grands pas la longueur du préau pour suspendre une minute le tourment de ses pensées ; tantôt, brisé de ce peu de marche que ses forces ne lui permettaient plus, il venait retomber épuisé sur le banc de pierre.

Son attention fut pourtant attirée un instant par la vue d’un personnage étranger à la prison. C’était le jeune homme vêtu de noir, qui, accompagné du directeur, parcourait l’intérieur de la prison et traversait en ce moment la cour de Charlemagne.

Herman ne pouvait distinguer la figure de l’étranger, qui était à une assez grande distance de lui et à demi caché par les personnes qui l’accompagnaient ; mais ne voyant depuis longtemps que ses repoussants compagnons de la Force ou leurs gardiens, il trouvait quelque douceur à reposer ses yeux sur un homme tout à fait étranger à ce monde, et dont une remarquable élégance de mise et de maintien le séparait encore davantage.

Comme on observe parfois sans motif les choses insignifiantes et même puériles, Herman remarqua le foulard blanc à bordure bleue que le jeune homme remettait en ce moment dans la poche de sa redingote.

L’étranger et le directeur accomplissaient lentement leur tournée. Cet antique édifice de la Force est un monument des plus curieux à observer. Il a subi des transformations diverses et bizarres ; on y retrouve les traces d’un hôtel princier, d’une salle de spectacle qui servait à des divertissements, parmi les constructions de la prison révolutionnaire ; on revoit aussi les épaisses et sombres défenses de cette citadelle de 93, au milieu de l’aspect moins formidable des bâtiments modernes. L’étranger examinait en détail ces différents souvenirs historiques.

En ce moment, le jeune amateur de monuments et son conducteur s’arrêtèrent devant une partie de la muraille où se trouvait à fleur de terre l’ouverture d’un ancien égout, autrefois garni d’une grille et maintenant masqué de maçonnerie.

Après s’être entretenus longtemps en cet endroit, ils sortirent du préau.

Le gardien, qui les avait suivis jusque-là, resta seul à la place qu’ils venaient de quitter.

Ce gardien était Gauthier, pour lequel Herman avait éprouvé, dès son entrée dans la prison, un sentiment de préférence. La figure honnête de cet homme, sa physionomie particulière, lorsqu’au milieu de ses collègues portant tous un air d’insouciance et de prospérité, il se montrait triste, fatigué de ses fonctions, et accablé lui-même du poids de ces murailles dans lesquelles il retenait les autres, tous ces indices d’une nature assez élevée, avaient attiré de plus en plus la confiance d’Herman, et une sorte de liaison s’était formée entre le surveillant et le prisonnier.

Aussi, en ce moment, Herman s’approcha de Gauthier, immobile devant ce pan de mur qu’il semblait regarder avec un extrême intérêt, et lui demanda ce qu’il examinait ainsi.

— Ce jeune monsieur qui visite la maison, répondit le gardien, tenait beaucoup à retrouver la trace d’une communication qui existait autrefois entre cette cour et la partie voisine, parce qu’il s’y rattache un fait très-simple, mais peut-être touchant, qui se passa ici du temps de la Terreur, et qui est rapporté dans un ouvrage sur les prisons de l’Europe.

— Et cet incident… il vous l’a fait connaître ?

— Oui, il l’a raconté dans tous ses détails, répondit le vieillard d’une voix émue… Du reste, ajouta-t-il d’un accent plus triste, ce n’était peut-être que pour demeurer plus longtemps ici…

— Demeurer ici… et dans quel but ?

— Je ne sais… mais il semble prolonger autant que possible sa tournée dans la prison… Il ne me ressemble guère, ce monsieur-là… si je pouvais sortir d’ici !…

— Vous seriez heureux de changer de condition ?

— Ce serait passer de la mort à la vie.

— Pauvre Gauthier !… Mais que vous a donc raconté ce jeune homme au sujet des traces qu’on voit en effet sur ce mur ?

— Oh ! une simple circonstance, un détail des souffrances endurées dans ces murs pendant la Terreur, et que je vais vous apprendre en deux mots si vous voulez le connaître.

« Madame Kolli et son mari avaient été condamnés à mort par jugement du tribunal révolutionnaire du 4 mai 4793, tous deux comme complices de la conspiration Beauvoir. Ils devaient être exécutés le soir même.

« Dans le peu d’heures qu’ils passèrent ensemble avant de marcher à la mort, ils ne pensaient qu’aux deux enfants, si jeunes encore, qu’ils laissaient sur la terre, sans biens, sans ressources, sans appui… Et le moment de marcher à l’échafaud s’approchait !… Tout à coup, Kolli, se jetant dans les bras de sa femme, et lui présentant leur petite fille, fit appel à son courage.

« — Tu as une mission à remplir, lui dit-il, déjà tu es veuve, et tu ne dois plus songer qu’à tes enfants. Il faut disputer ta vie à nos juges par tous les moyens possibles… Déclare que tu es enceinte, tu obtiendras un sursis… Dieu fera le reste…

« Ce triste sort de survivre à son mari, tandis qu’elle avait puisé une consolation dans la pensée d’être au moins réunie à lui dans le dernier instant, parut au-dessus des forces de madame Kolli ; elle résista longtemps ; mais la petite fille, présente à cette scène, et guidée par son père, dont elle répétait les paroles, la supplia d’une voix si touchante qu’elle consentit au sacrifice et fit à l’instant la déclaration qui pouvait la sauver.

« Elle vit son mari partir pour l’échafaud et fut amenée ici dans cette prison de la Force, où elle entra, le 17 mai, avec ses deux enfants. Le petit garçon, âgé de dix ans, fut placé dans le département des hommes, et la veuve, avec sa fille tout enfant, resta détenue dans le bâtiment voisin, nommé alors la Petite-Force et servant de détention pour les femmes.

« La cour où nous nous trouvons était celle des hommes, de l’autre côté de ce mur s’étendait alors celle des femmes ; un égout, dont vous voyez encore le cintre de pierre de taille et qui était garni d’une grille, perçait la muraille.

« C’était là que le jeune Kolli, secondé par les prisonniers qui l’entouraient pour le dérober aux regards des gardiens, savait tous les matins des nouvelles de sa mère et lui donnait des siennes. Il venait coller son visage contre la grille, et la petite fille, secondée de son côté par les prisonnières, accourait lui dire :

« — Maman a moins pleuré cette nuit… un peu reposé… et le souhaite bien le bonjour… C’est Lolotte qui t’aime bien, qui te dit cela. »

Gauthier, qui était doué peut-être de plus de sensibilité encore que sa physionomie, déjà prévenante en sa faveur, ne devait le faire supposer, avait la paupière humide en répétant ces simples paroles de l’enfant.

Il dit, en continuant son récit :

« — L’été de 93 se passa ainsi. La feinte dont madame Kolli s’était servie pour rester quelques mois de plus sur la terre ne pouvait se prolonger plus longtemps ; et Dieu, auquel avait été remis le soin d’achever son salut, l’abandonnait à ses bourreaux. Le 5 novembre, elle comparut de nouveau devant le tribunal révolutionnaire.

« Le soir de ce jour-là, Lolotte s’avança plus lentement qu’à l’ordinaire vers la grille où son frère l’attendait ; elle tenait à la main une longue tresse de cheveux, et madame Kolli s’était appuyée contre un arbre, en vue de son fils, ce qu’elle n’avait pas osé faire jusqu’alors. Lolotte, se baissant contre les barreaux, dit tout bas à son frère :

« — Voici des cheveux que maman t’envoie… Ce soir elle doit être exécutée… Elle t’ordonne de le conserver pour moi et de prier Dieu pour elle… Elle le recommande de réclamer son corps et de la faire enterrer… À présent, tu vas rester contre la grille… maman est là… elle veut te voir encore une-fois…

« Le fils resta agenouillé, et, à travers les barreaux, tendit les bras vers sa mère. Elle le regarda de loin, lui envoya quelques baisers et disparut en pressant sa fille sur son cœur[1]. »

— Voilà, monsieur, ce qui s’est passé à la place où nous sommes, dit Gauthier en terminant.

— Malheureuse femme ! murmura Herman. Puis il ajouta, par un triste retour sur lui-même : Et cependant elle laissait encore derrière elle des enfants pour pleurer sa mort !…

— Ce jeune monsieur, reprit Gauthier, qui paraît connaître les détours de cette prison mieux que nous tous, dit que cet égout, maintenant fermé, communique par divers passages jusqu’à l’endroit où se trouve aujourd’hui la cantine.

Herman n’écouta pas ce dernier détail, et retourna s’asseoir sur son banc, accablé de la réflexion qu’avait fait naître en lui le récit du gardien de cette pensée déchirante qu’il serait bientôt condamné aussi, sans que personne ressentit la douleur de sa mort, et conservât son souvenir.

Mais au bout d’un instant, il vit près de lui, sur le banc, un billet qui venait sans doute d’y être posé, puisqu’avant de se lever il ne l’avait pas aperçu.

L’adresse portait son nom ; il ouvrit le papier, étroitement plié, et y lut ce peu de mots :

« Espérez. Quel que soit l’abîme de douleurs où vous êtes plongé, le malheur n’est jamais irrévocablement gravé dans l’avenir. Il vous reste un ami. Il n’est point de coupable qui ne soit encore aimé. Dieu, qui veut montrer aux plus accablés des hommes qu’il ne les abandonne point, met à côté d’eux un rayon de son amour immense dans le cœur d’un des humains. »

— Oh ! s’écria Herman, qui peut entendre la plus secrète pensée de mon âme et y répondre.

Il relut ces lignes, il répéta espérez, et un moment d’illusion consolante pénétra dans son cœur.

Mais il fut bien rapide. Après avoir cherché de toutes parts dans ses souvenirs de qui pouvait venir ce billet, et n’être parvenu qu’à se convaincre de l’impossibilité d’inspirer encore à quelqu’un tendresse ou pitié, il fut obligé d’attribuer ces lignes à Pasqual, qu’il apercevait derrière la fenêtre d’une cellule donnant sur le préau.

Il pensa que ce fidèle ami avait voulu, dans le moment suprême qui se préparait, lui donner une espérance trompeuse, insensée, mais qui soutiendrait du moins ses forces pendant cette heure terrible du jugement, et grâce à laquelle il pourrait encore montrer du courage… cette dernière dignité des criminels.

Pendant ce temps-là, Pasqual était en effet près de sa croisée, assis devant une petite table, et occupé à régler ses dernières dispositions.

Pasqual, reconnu complice d’un meurtre qu’il avait même semblé préméditer en conduisant les deux ennemis sous l’arche ténébreuse du pont, auquel, du moins, il avait assisté impassiblement, quand il pouvait sans doute y porter opposition, Pasqual devait, selon toute prévision, partager le sort de son maître.

Avant de subir une condamnation infamante, quelle qu’elle fût, il terminait quelques dispositions qui semblaient l’absorber plus fortement que l’événement du surlendemain.

Le nègre Jupiter, auquel Pasqual inspirait réellement une sorte de crainte superstitieuse, lui avait fidèlement apporté les deux mille francs prélevés sur le trésor de Corbeau. Cette somme était la seule dont les mendiants eussent encore disposé ; craignant d’éveiller le soupçon par quelque imprudence avant qu’un peu de temps eût passé sur la fosse ouverte par eux à leur vieux camarade, ils avaient soigneusement caché la précieuse sacoche, se réservant d’en faire plus tard le partage ; mais l’argent demandé par Pasqual avait été remis tout d’abord à son messager, qui l’avait fait passer au prisonnier à l’aide d’un cordon tendu par la fenêtre, ainsi qu’un autre objet de peu de volume que Pasqual avait également demandé.

Les deux billets de mille francs étaient posés sur la table du prisonnier, avec deux lettres qu’il venait d’écrire ; il en terminait une troisième qui était adressée à Robinette, et contenait ce qui suit :

« Ma chère enfant, tu m’as toujours aimé depuis que tu sais aimer, et moi j’ai des reproches à m’adresser envers toi. J’ai aidé à la séduction qui a flétri ta première jeunesse pour quelques instants de trompeuse fortune. Cette faute que j’ai commise envers toi tient à un mystère que tu ne connaîtras jamais et que tu ne saurais comprendre. Je ne puis m’en repentir, mais je t’en demande pardon.

« Je répare mes torts autant que possible en m’adressant à toi pour un service important et sacré que j’ai à te demander… c’est te prouver que j’estime ton bon cœur, que je sais que tu trouveras des consolations à ma perte en faisant encore quelque chose pour moi.

« C’est après demain le jour du jugement. Quel que soit l’arrêt du tribunal, accomplis également ce que je vais te demander. Dès le lendemain de ce jour, prends deux de nos anciens camarades avec toi, porte la lettre que je joins ici, et qui contient deux mille francs en billets, au bureau de la préfecture auquel elle est adressée ; on te remettra un papier en retour. Viens ensuite à la prison, demande à voir le directeur ; donne-lui la lettre que je lui écris et que je place sous ce même pli, ainsi que le permis du bureau de la préfecture ; et alors on te laissera pénétrer jusqu’à moi.

« Adieu, pauvre et belle enfant, qui seule a aimé Pasqual sous l’apparence qu’il porte aujourd’hui… Quoi qu’il arrive, ne me plains pas comme tu plaindrais un autre, à ma place… car tu l’as dit souvent : Je ne suis pas de ce monde. Adieu. »

Le prisonnier allait rejoindre Robinette au parloir, mais il avait été obligé d’écrire à la jeune fille, ne pouvant lui communiquer ses instructions devant le gardien, et voulant d’ailleurs lui laisser un mot d’adieu qu’elle pût conserver toujours.

Il mit les trois lettres sous la même enveloppe, et descendit dans la galerie intérieure.

Robinette, croyant fermement que la peine infligée à Pasqual par le prochain jugement ne serait qu’une longue détention à la prison de la Force, n’avait pas renoncé à l’espoir de l’en faire évader en séduisant un geôlier par les moyens qu’elle croyait irrésistibles. En attendant que sa part de l’héritage de Corbeau vint lui permettre de jeter une bourse dans la main du gardien, elle avait exercé sur lui le charme de ses beaux yeux. Elle avait déjà à s’en féliciter, car le surveillant, prévenu en faveur de cette charmante jeune fille, et ne la jugeant pas dangereuse à la sûreté de la prison, la laissait pénétrer dans l’étroit passage qui sépare l’étendue du parloir, où elle n’était plus séparée de Pasqual que par une seule grille.

Ce fut grâce à cette circonstance que le prisonnier, en la roulant étroitement, put glisser à Robinette l’enveloppe, préparée par elle.

  1. Ce fait historique est emprunté à l’intéressant ouvrage de M. Alboise sur les Prisons de l’Europe.