Michel-Lévy frères (p. 63-72).

VIII

invasion nocturne.

Herman, qui était entré dans la sainte et imposante retraite de Valentine avec une crainte extrême, se rassura en voyant que la jeune femme, plongée sans doute dans un sommeil assez profond, n’avait fait aucun mouvement… Grâce à ce bienheureux sommeil, il pouvait donc rester quelques instants près d’elle, la voir, la contempler avec impunité.

Valentine lui semblait belle maintenant !… belle à ne pouvoir lasser ses yeux de la regarder !… Il la voyait à travers une admiration légitime, fondée sur le culte de la vertu, à travers le prestige d’un amour idolâtre.

Autour d’elle, il rencontrait cette demeure solitaire, délâbrée qui montrait le renoncement de toute chose dans lequel elle était tombée en perdant son amour et le deuil éternel qu’elle en voulait porter.

Il s’assit humblement sur le coussin qui soutenait les pieds de la jeune femme, son attitude était calme et caressante, son cœur ardent et agité. Il effleura doucement de ses lèvres une main qui se baissait vers lui, en tenant encore un livre ouvert ; puis, tour à tour, il regarda Valentine et lui parla à voix basse, dans un murmure faible et frémissant comme un soupir de tendresse. Le mot qui revenait le plus souvent sur sa bouche était celui du pardon.

— Pardonne-moi, disait-il, si je ne t’ai pas connue plus tôt ; j’étais aveugle, insensé… j’étais surtout faible et trompé… On m’avait toujours montré le désordre de la vie, l’ivresse des plaisirs comme le souverain bien, je le croyais… Mon Dieu ! tu ne m’aurais pas moins aimé si j’avais reçu de la nature des traits plus irréguliers, plus défectueux ; était-ce donc ma faute si mon âme imparfaite n’avait pas cette trempe divine qui l’empreint de raison, de force et de lumière ? Ce qui est erreur ou crime pour les autres n’a été pour moi peut-être que fatalité… Du moins il n’y avait rien dans cette âme de bas et d’indigne, car je n’ai pas profané l’amour, car avant de te connaître je n’ai jamais aimé… Tu crois que je t’ai préféré d’autres femmes… c’est affreux à penser. Non, non, jamais près de celles qui croyaient m’abreuver de voluptés, je n’ai senti mon cœur déborder d’amour et de bonheur comme dans ce moment où je pleure à tes pieds.

Puis il enveloppait la jeune femme de longs regards de passion, et après un moment de silence passé dans cette extase suprême, il répétait encore :

— Valentine, pourquoi veux-tu me condamner sans m’entendre ? Tu ne sais pas si tout ce que j’ai souffert loin de toi ne m’a pas racheté, si à force de tendresse et de regrets je n’ai pas expié mes fautes. Tu penses que j’ai joui lâchement, comme un homme sans souvenir et sans cœur, de la fortune que tu m’avais laissée… Non, je ne l’employais qu’à m’étourdir, à m’égarer ; j’en avais fait un breuvage enivrant dans lequel je voulais oublier mon amour ; un poison où je devais perdre la raison, et tuer ce cœur qui ne faisait que souffrir !… Tu ne me connais pas, tu ne sais pas ce qui s’est passé en moi depuis que nous sommes séparés, et tu me repousses… Tu me refuses même la douceur de t’apercevoir, quand je ne demanderais rien que de te contempler, de loin, pour mourir ensuite sans me plaindre dans l’affreuse solitude !… Oh ! si je ne dois jamais trouver grâce devant toi, si ce moment est le seul qui me soit donné, dors longtemps ! que je puisse au moins t’adorer en paix !… Je t’aime avec ravissement, mais je te crains ! je tremble devant toi !… Dors donc, que je puisse respirer encore cet air qui t’environne, cet air qui fait vivre… que je sois un instant maître de mon bonheur.

Cet amour si vrai, si profond, qui s’exhalait aux pieds de Valentine, pénétrait en elle comme un doux encens. Au milieu du sommeil, ses traits pâles s’animaient de légères nuances, sa bouche avait pris l’empreinte d’un sourire.

Herman observait avec transport cette émotion vague dont n’avait pas conscience celle qui l’éprouvait.

— Oh non ! dit-il palpitant d’espérance, rouvre plutôt les yeux, et parle-moi… je sens dans mon cœur que le tien ne m’est pas fermé… Valentine… je sens que si tu t’éveillais en ce moment, et que tu me visses là, tremblant, malheureux et idolâtre à tes genoux, tu me pardonnerais… avant de rappeler ta mémoire, avant de te souvenir du passé, tu m’aimerais encore !…

Il s’arrêta subitement et retint son haleine… un bruit venait de se faire entendre au-dessous de lui… la porte du pavillon s’ouvrait… on allait sans doute monter.

L’idée d’être surpris dans cette visite clandestine, avant que Valentine se fût aperçue de sa présence, et lorsqu’elle devait en éprouver au réveil une surprise sans doute pénible, lui était insupportable… En se retirant à l’instant même, il était presque certain de rencontrer quelqu’un sur l’escalier… Ces pensées glissaient en rapides lueurs dans son esprit, le mouvement qui les suivit fut plus prompt encore ; Herman souleva le rideau de la porte-fenêtre du balcon, se jeta dans l’embrasure en laissant retomber la draperie sur lui, et là, ouvrit sans bruit l’espagnolette du vitrage, pour se sauver sur le balcon qui donnait sur le jardin.

À peine avait-il gagné ce refuge, où la nuit épaisse le protégeait, qu’il entendit monter l’escalier et ouvrir la porte de la chambre.

Ce même bruit éveilla aussitôt Valentine.

La gouvernante de madame de Rocheboise annonçait M. Léon Dubreuil, qui descendait de voiture à la porte du pavillon au moment où elle rentrait elle-même.

Dans tout autre moment, la venue de Dubreuil chez Valentine, la manière bienveillante dont il était reçu à l’exclusion de tout autre eût cruellement blessé Herman ; mais à cet instant où il était près peut-être d’une réconciliation appelée par de si ardents désirs, la présence de Dubreuil, qui venait ainsi se jeter devant lui, prenait l’aspect d’une fatalité odieuse : la répulsion qu’il avait toujours éprouvée pour lui devenait une haine poignante.

Pendant quelques minutes, Herman n’entendit rien de ce qui se disait près de lui, bien qu’il eût laissé la porte du balcon entr’ouverte et que le rideau seul le séparât des personnes qui parlaient… Le battement de ses artères, le bouillonnement de son sang résonnaient seuls dans son cerveau brisé.

Quand il fut enfin parvenu à rappeler son attention, l’entretien était déjà assez animé entre les deux interlocuteurs, et des inflections de voix accentuées et vibrantes décelaient un vif intérêt de cœur dans les paroles échangées.

— Pourquoi craindriez-vous de parler ? disait Valentine. Il y a longtemps que nous sommes amis… Quand on se dit mutuellement les plus petites choses de la vie, c’est bien le moins qu’on se confie les plus grandes.

— Ce que j’ai à vous dire est difficile, répondit Léon : c’est une proposition subite fondée sur un sentiment qui date de loin, et le sentiment mal compris change l’aspect de tout ce qui doit suivre.

— D’abord, vous savez que je comprends tout, répondit-elle d’un air de vanité enjouée. Ensuite, je connais parfaitement votre caractère, et, d’après cela, je pourrai donner de moi-même l’explication convenable de vos paroles.

— Eh bien, écoutez-moi, Valentine… Vous êtes seule, triste, dénuée de tout bonheur dans la situation maintenant la plus obscure…

— Je n’admets pas tout cela complètement, interrompit-elle ; mais passons.

— Votre existence si belle a été subitement effeuillée par un coup de vent : fortune, bonheur, confiance en la vie, tout est tombé à la fois. Ce n’est pas ici que votre destinée peut renaître, ce qu’avaient à vous donner la première jeunesse, la famille, l’amour et le monde, est anéanti et ne peut plus revenir. Il faut, pour que cette existence se ranime, la transporter dans un pays étranger, où vous trouviez des sentiments, des intérêts nouveaux et l’influence vivifiante d’une nouvelle atmosphère.

— C’est vous, Léon, qui m’engageriez à partir !…

— Je suis libre, possesseur d’une fortune bornée, mais indépendante ; je ne vous dis point partez, éloignez-vous, mais partons ensemble ; allons sous un autre climat où le souvenir de vos peines s’effacera avec l’éloignement des lieux où vous avez souffert, où vous retrouverez du moins des jours calmes et remplis s’ils ne sont aussi brillants, aussi heureux que par le passé.

— C’est bien ; et où allons-nous ainsi ? demanda-t-elle en souriant.

— Vous le direz au postillon, quand la voiture de voyage sera à votre porte.

— Suisse, Écosse, Italie, tout lieu vous est égal ?

— Non… je préférerai celui que vous aurez choisi.

— Voici un mot d’affection, mon ami ! Vous parlez donc sérieusement ?

— On ne peut plus, Valentine ; cette détermination, redoutable pour toute autre femme, ne peut l’être pour vous. Peu vous importent les apparences, vous ne jugez que la réalité. Si vous quittez la France avec un homme qui malheureusement n’a pas de titre légitime près de vous, la culpabilité de convention qui s’attache à cette conduite vous est indifférente : vous savez que je serai votre ami là-bas comme ici, que ma présence près de vous troublera pas plus la pureté de votre vie dans l’avenir que par le passé.

— Il est vrai, cela suffit.

— Vous serez d’ailleurs seule arbitre de la place que je dois prendre près de vous ; habitant sous le même toit si vous le voulez, me tenant éloigné si les convenances ou le besoin de solitude vous le font désirer, me soumettant même à des absences complètes lorsque vous l’exigerez. Je n’aurai d’autre désir que de vous satisfaire en cela : puisque nos relations seront un point de votre existence, il faut que la douceur n’en soit pas troublée. Mais je serai toujours près de vous quand vous aurez un site, un monument, une beauté de la nature à visiter, afin que vous n’admiriez pas seule. Je serai près de vous dans ces heures de tristesse qui se lèvent d’un sombre passé… enfin, toutes les fois que vous aurez besoin du bras d’un ami pour vous appuyer.

— Je connais déjà ce soutien ; il est sûr et bienfaisant.

— J’ai peu de fortune ; mais ces biens, qui serviront à vous donner les douceurs de l’existence, me seront si précieux, je les distribuerai avec tant de soin et de réserve, qu’ils se multiplieront comme le grain dans les sillons du véritable croyant.

Tout cela était entendu d’Herman, qui souffrait le martyre de la jalousie dans la situation la plus désespérante, car c’était à la femme sur laquelle il avait des droits qu’on osait parler ainsi. La générosité, la délicatesse de Léon étaient de sanglants reproches pour lui ; plus Léon se montrait grand et digne envers Valentine, plus il lui vouait d’exécration… Oh ! dans ce soir marqué par un premier moment de bonheur et par cette déception amère, espoir, souffrance, tout se réunissait pour lui montrer combien il aimait Valentine, pour lui prouver combien il était malheureux !

— Mon cher Léon, répondit Valentine, vos offres viennent du meilleur, du plus noble cœur d’ami qui ait jamais existé… Et pourtant j’hésite encore dans ma reconnaissance… je crains…

— Alors, parlez-moi de vos craintes.

— Je crois au dévouement de l’amitié plus que personne au monde ; je crois un caractère comme le vôtre capable des plus admirables sacrifices… et pourtant… que vous dirai-je… il ne me semble pas naturel qu’un homme de votre âge quitte la France et tous les liens qui l’y attachent pour un pays quelconque… fasse abnégation complète de son être et ne vive plus que dans une autre… Quand cette autre n’est qu’une amie… Je sens là quelque chose qui m’est encore inconnu.

— Eh bien ! oui… il y a là-dessous un secret appartenant à moi seul. Je vous ai toujours aimée, Valentine.

Elle le regarda un instant avec un air de triste surprise, et répondit :

— Aimée… avec le ton que vous mettez, maintenant à ce mot, je ne le croyais pas.

— Dès que je vous ai connue, je vous ai aimée… aimée avec l’interprétation que vous donnez maintenant à ce mot, et vous ne l’avez jamais su… c’est la meilleure preuve de cet amour que je puisse vous donner… mais des années d’une semblable discrétion sont bien longues.

— Elle était un devoir.

— Toute jeune fille que je vous ai connue, j’étais déjà votre ami… comme on l’est à vingt ans !… mais je n’espérais rien. Vous étiez alors tout occupée de l’étude de la peinture, artiste dans l’âme, éprise de la beauté des traits, de la perfection extérieure : c’était déjà vous voir aimer un autre que moi. Votre mère désirait pour vous un opulent mariage : c’était déjà vous voir unie à un autre que moi. Tout cela s’est réalisé ; vous avez d’abord formé une riche alliance, puis, redevenue libre par le veuvage et suivant votre propre penchant, vous avez aimé le Raphaël vivant, vous vous êtes unie à lui… Vous étiez heureuse alors… Je respectais ce bonheur comme un trésor sacré… Dieu sait que j’aurais voulu, aux dépens de ma vie, aux dépens de mon amour toujours ignoré, que ce bonheur durât éternellement ! Oh ! je n’avais pas de mérite à me taire alors, à rester méconnu, car alors je souffrais seul !

— Ce temps a passé si vile qu’il me semble un rêve.

— C’était un rêve en effet. Herman ne vous aimait pas, ne pouvait pas vous aimer.

Valentine fit un mouvement, mais Léon continua avec plus de force :

— Non, c’était une de ces pâles natures condamnées en naissant à la faiblesse, à la médiocrité en toute chose. Il y avait en lui des velléités de sentiment, des goûts, des penchants qu’il prenait pour des passions ; lui seul pouvait s’y tromper. Le monde où il a vécu, loin de le retremper, devait l’énerver davantage. Il a toujours été sans énergie pour le mal comme pour le bien : ses fautes, ses désordres, ses folies, il n’en a pas même l’honneur, on l’y a conduit par la main, on les lui a fait accomplir… Il n’a de pouvoir ni pour penser ni pour agir, il ne pouvait non plus en avoir pour aimer. Il n’y a pas en lui un de ces larges fronts qui illuminent l’être tout entier ; une de ces grandes intelligences qui peuvent seules créer un grand amour ; car la lumière est le principe du feu… Il était beau, vous l’aimiez ; vous l’aimiez comme un lys qu’on admire, qu’on respire avec douceur, qu’on soutient quand il se penche, qu’on oublie quand il se flétrit.

Tandis que Léon prononçait ces mots d’une franchise cruelle, d’une vérité dure, Valentine pâlissait peu à peu sans qu’on pût reconnaître quelle impression régnait en elle.

Mais Herman frémissait, étreignait de sa main crispée le fer du balcon pour se retenir à sa place, car un transport impétueux le portait à s’élancer sur Léon pour le terrasser et le broyer sous ses pieds… L’orgueil seul le retenait ; il ne voulait pas paraître par surprise chez la femme qui lui appartenait, dans une demeure où il avait droit d’entrer, se montrer tout à coup en sortant d’un endroit où il se tenait caché comme un malfaiteur surpris dans sa visite nocturne.

Il fit de nouveaux efforts pour écouter, voulant savoir à tout prix ce que Valentine répondrait à ces criminelles instigations.

Dubreuil continuait alors :

— Vous avez été d’une bonté et d’une tendresse divines pour votre mari, Valentine. Vous l’avez aimé pour lui-même avec une générosité et une constance sublimes, vous l’avez secouru dans ses souffrances réelles et les troubles de sa faible raison. Vous (comme bien des femmes, saintes et martyres de nos jours, que nul ne connaît, qui n’ont pas un hommage et mériteraient des autels), vous avez tout sacrifié, fortune, santé, repos… et n’avez quitté l’arène du dévouement que lorsque votre cœur était blessé !… sentant bien que ce cœur était d’une essence trop haute pour qu’il vous fût permis de le profaner dans une lutte indigne.

Valentine essuya les larmes dont ses yeux étaient troublés pour regarder l’ami qui parlait d’elle avec ce pur enthousiasme.

— Maintenant tout est fini, poursuivit Léon ; vous êtes seule, triste, étrangère à tout au monde, sans joie dans le passé ni dans l’avenir, ne conservant pas même un honorable nom… c’est pourquoi seulement à présent je viens vous dire : Valentine, je vous adore, laissez-moi vous sauver.

La jeune femme se tut quelques instants.

Le silence de ce moment était palpitant d’émotions puissantes. Léon se reposait de longs et pénibles efforts après avoir épanché le secret qui habitait en lui depuis des années. Celle qui venait de l’entendre goûtait un adoucissement inconnu à ses ennuis, à l’ingratitude dont elle avait souffert, dans la révélation d’un amour profond et vrai. Herman, dont le souffle brûlant effleurait le rideau, attendait avec une anxiété dévorante les premières paroles qui sortiraient de la bouche de Valentine, ne sachant encore ce que la colère et le désespoir lui inspireraient si elle cédait aux vœux de Léon.

— Mon ami, dit enfin Valentine, je sens tout ce qu’il y a de grand, de généreux dans votre conduite… Dans un seul instant, mais bien solennel pour moi, je juge, je contemple dans toute son étendue le sentiment que je vous ai inspiré. Et cependant, à cette heure, je ne puis répondre à tout ce que je vous dois, même par une entière confiance… Il faut que je me recueille pour exprimer à mon tour ce que j’ai à vous communiquer.

— Ah ! Valentine, vous croyez que votre situation vous impose encore des lois à respecter…

— Non. Je puis vous dire dès ce moment que je ne me crois liée par aucun devoir.

— N’êtes-vous pas veuve ?… plus encore que vous ne le seriez d’un mari mort, qui, par ses vertus, son amour eût mérité de vous un souvenir tendre et fidèle ?

— Je le crois. M. de Rocheboise a brisé de son côté, le nœud qui l’unissait à moi ; je dois être libre aussi. Un serment prononcé par deux êtres ensemble ne peut lier l’un sans l’autre… La bague d’alliance est trop fragile pour ne se rompre que d’un côté.

Valentine ajouta avec un triste sourire

— Aussi, vous le voyez, elle est tombée de mon doigt.

Léon saisit et baisa ardemment cette main délivrée de l’anneau conjugal ; mais Valentine la retira doucement en continuant :

— Oui, quoiqu’on en pense ailleurs, ma conscience m’éclaire et je n’écoute qu’elle. Les lois éternelles de l’amour et de l’honneur sont au-dessus des règles prescrites par des autorités de passage. Les lois éternelles nous disent que l’amour ne doit pas être profané dans l’objet auquel il s’attache, que l’honneur est le même pour tous, et que la tolérance de l’infidélité, si elle s’appelle honte, lâcheté de la part du mari, ne doit pas s’appeler générosité, dévouement du côté de la femme. Je crois donc que, dans la véritable légalité, tout est fini entre M. de Rocheboise et moi.

— Eh bien ?

— Mais il y a peut-être entre nous deux, Léon, un autre obstacle que vous ne connaissez pas.

— Un obstacle ?

— Mon Dieu ! oui ; il est une circonstance bien puissante dans ma vie actuelle que vous ignorez entièrement.

Elle ajouta en souriant, et pour tâcher d’adoucir la gravité de cet entretien :

— Car je vois, mon ami, que tout en croyant nous connaître si bien, nous avions de grands secrets l’un pour l’autre… Mais je dois vous confier le mien avant de répondre à vos offres généreuses.

— Oh ! parlez !

— Oui, mais pas ce soir.

— Pourquoi ?

— Il faudrait vous parler longtemps de moi ; et ce soir, j’ai la tête et le cœur trop remplis de vous, Léon, de ce que vous m’avez confié Je crois, en vérité, que je ne pourrais pas m’intéresser à moi-même.

— Oh ! Valentine ! mais bientôt, du moins.

— Écoutez, mon ami, je m’adresse encore à cette ineffable bonté dont vous m’avez donné depuis si longtemps des preuves, même à mon insu ; je vous demande d’être un mois sans me revoir avant de revenir entendre le secret que j’ai à vous confier.

— Dieu ! si longtemps.

— La même confidence vous apprendra si j’accepte ou refuse d’accomplir ce projet, dans lequel vous voulez me dévouer votre existence.

— Dans un mois ?

— Oui.

— Vous le voulez… mais ensuite pas de retards ?…

— Je vous le promets.

— Mais alors ce sera le même jour du mois, à la même heure où nous sommes, car je ne veux pas vous donner un moment, une minute de plus.

— Soit.

Valentine se leva.

— Maintenant, mon ami, dit-elle, je vous dis adieu pour longtemps Mais ce sera pour penser à vous, je vous le jure !

Léon baisa la main de la jeune femme ; il la regarda avec une expression de tendresse pieuse et solennelle, et se retira.

Herman le suivit des yeux à travers l’étroite fente des rideaux, le cœur ardent de haine et de colère.

Il resta encore un moment immobile, étourdi des coups successifs de cette soirée, incapable de chercher une issue à son étrange situation. Cependant, la vieille gouvernante, après avoir accompagné Léon Dubreuil, remonta près de sa maîtresse. La vue de cette femme dans la chambre de Valentine ôtait à Herman toute idée d’y rentrer lui-même ; l’éclat que causerait sa présence ne pouvait avoir lieu devant un tel témoin… En même temps, il était sûr de ne plus rencontrer personne au bas du pavillon, et pensa à descendre du balcon dans le jardin.

Son évasion s’effectua heureusement. En sautant du balcon, dont il n’avait pas mesuré la hauteur, il tomba sur un gazon épais qui le reçut sans danger et sans bruit ; de là, les arbres lui prêtèrent leur soutien pour escalader le mur, après quoi il se retrouva en liberté.

Herman, avant de s’éloigner, se retourna encore une fois vers le pavillon, jurant sur son âme de s’y retrouver au jour qui avait été indiqué, et d’empêcher ce rendez-vous si tendrement donné et reçu.

Il devait s’y retrouver en effet, dans ce court délai, mais dans une situation bien différente, et après bien des événements passés