Michel-Lévy frères (p. 36-45).

V

séparation

Après cette soirée, Herman resta quelque temps seul à la campagne, abîmé dans une passion profonde qu’il connaissait pour la première fois.

Il avait subitement oublié les répulsions et les vagues terreurs dont le séjour du Bas-Meudon était naguère semé pour lui. L’amour le rendait d’une indifférence complète pour tout ce qui ne tenait pas à ce premier intérêt du cœur. Il se promenait sur les bords de la rivière, prenait ses repas dans la salle basse et se couchait dans l’alcôve lugubre, sans voir autre chose que la réalité autour de lui… Un malheur positif avait fait évanouir toutes les tristes chimères.

Herman était alors dans la situation la mieux faite pour le livrer à un amour ardent. À l’âge de vingt-huit ans, et doué d’une sensibilité extrême, il n’avait jamais aimé. Entouré d’amis dont il venait dans ces derniers temps d’éprouver l’égoïsme et la froideur, lié par ses folies à une maîtresse dont l’attrait superficiel était usé pour lui, un grand vide régnait dans son cœur, et l’amour n’avait qu’à y paraître pour le posséder tout entier.

Valentine était désormais tout pour lui ; chacun de ses instants se consumait à désirer de la voir et à redouter l’instant où il se trouvait devant elle. Cet instant était décisif dans sa vie ; il y apportait les émotions tremblantes d’un sentiment passionné, la honte d’une faute irrémissible, et il sentait bien que le premier regard de Valentine disposerait de sa destinée.

N’ayant pas encore la force de tenter cette épreuve, il demeurait dans le lieu où il avait vu Valentine pour la première fois, puisque c’était là seulement qu’elle s’était révélée à lui. La jeune femme s’était montrée là dans toute sa beauté morale, que rehaussaient en ce moment le courage et le malheur. Et il semblait qu’en même temps, un voile se levant de devant les yeux d’Herman lui eût laissé contempler pour la première fois la vertu adorable, la grâce chaste et digne, toutes les séductions saintes et légitimes… Et cependant l’amour qu’il éprouvait pour cette femme pleine de force, de grandeur, se nourrissait encore des souvenirs de tendresse ineffable que la femme aimante et dévouée lui avait laissés.

Il n’avait donc connu et aimé Valentine qu’au moment où il la perdait.

Cette fatalité était désolante sans doute, pourtant Herman s’étonnait de la douleur poignante qu’elle répandait en lui. N’ayant jamais eu avec les femmes que des liaisons plus ou moins légères et faciles, il ne croyait pas à l’amour qui fait souffrir, qui absorbe l’être tout entier et consume jusqu’au dernier souffle de la vie ; il l’avait souvent nié et traité de prétentions vaines (comme chacun d’entre les hommes réputé toujours faux et impossible ce qui n’est pas en lui). Ainsi Herman, en ce moment, ne savait que penser de cette fièvre incessante qui l’agitait, de ces larmes sans cause qui venaient brûler sa paupière, de ces longs battements de cœur qui faisaient naître un nom répété à voix basse. Il croyait son âme malade et délirante quand elle venait d’acquérir la plénitude de l’existence.

Mais cette passion, dans laquelle il entrait avec le trouble d’une initiation rapide, devait lui montrer sa stérilité et sa puissance en influant souverainement sur le reste de son existence.

En jour, cependant, la tristesse de l’isolement, les anxiétés de l’incertitude dominant les craintes qu’il éprouvait de se retrouver en présence de Valentine, Herman demanda sa voiture et reprit la route de Paris.

Arrivé à l’hôtel de Rocheboise, il monta lentement et avec une palpitation de cœur violente l’appartement particulier qu’il habitait avec Valentine.

Le salon, la chambre à coucher, le parloir étaient, vides.

Herman se laissa tomber sur un divan, brisé de cette route de quelques instants, accomplie au milieu de vives émotions, comme il l’eût été d’un long voyage. Il éprouvait cependant une certaine satisfaction de ne trouver personne à son arrivée ; c’était un moment de plus pendant lequel il pouvait encore espérer.

Il attendit le retour de Valentine, tantôt croyant qu’elle serait assez généreuse pour pardonner, pour feindre même l’oubli de ce qui s’était passé, tantôt se souvenant de son funeste adieu et retombant dans la crainte, le découragement.

C’était dans cette chambre que Valentine, si peu de temps auparavant, l’avait veillé pendant sa maladie de quelques jours… Elle avait alors pour lui les soins d’une mère idolâtre ; elle l’enveloppait de ce regard d’amour, plus éloquent, plus secourable qu’aucune parole ; elle apportait sans cesse à son chevet une larme ou un sourire, mais toujours une douceur ineffable !

À ce souvenir, tout son espoir se ranima ! Il sentait son bonheur passé si vivement, si près de lui, qu’il ne pouvait le croire évanoui pour toujours… Revenant sans cesse à cette pensée, pour raffermir son âme, il attendit dès lors Valentine avec une confiance suprême, et comme s’il n’y eût eu qu’à la voir reparaître à cette place pour retrouver tout le trésor de son amour…

Il entendit monter l’escalier… Il se leva palpitant, et resta la main appuyée sur le dossier de son siège, le regard fixé vers la porte…

Un domestique entra et lui remit une lettre qui attendait depuis longtemps M. de Rocheboise à l’hôtel Herman, resté seul, regarda l’écriture de cette lettre, pâlit, porta une minute ses yeux troublés autour de lui, puis il lut ce qui suit :

« En quittant la maison où je devais vivre toujours auprès de vous, je dépose ici les motifs de ma conduite. »

À ces mots, Herman s’arrêta subitement, un froid mortel le saisit ; ses craintes n’avaient pas été jusque-là. Il avait redouté le dédain, la froideur, la haine de Valentine ; son éloignement était cent fois plus douloureux… Il froissa le papier, se frappa le front, marcha en tous sens dans un mouvement désespéré… L’espoir seul de trouver quelque indication qui révélât la retraite de Valentine lui donna la force de continuer sa lettre :

« Je ne peux plus vous aimer, écrivait-elle : je reçois cette certitude de la ruine de mon bonheur, sans accuser ni vous, ni moi-même.

« L’amour, dans une femme digne et pure, ne peut exister sans une admiration complète de cœur pour celui qu’elle aime, sans une confiance aveugle qui fait de sa tendresse un culte idolâtre. Dans un tel sentiment, l’enthousiasme brisé entraîne avec lui l’affection.

« Vous savez quel moment a fait évanouir le prestige dont vous étiez entouré pour moi. En voyant la femme qui reposait sur votre sein, j’ai détourné la tête de vous, et mes yeux ne vous chercheront plus.

« Ma raison ne combat point pour me retenir près de vous. Aimer celui qui n’en est pas digne, prodiguer les trésors de son cœur au plus coupable des hommes comme au meilleur, est un rôle de femme qu’on trouve généralement admirable, sublime ; on donne à cette constance obstinée les noms de générosité, de dévouement. Pour moi, je ne peux ni sentir, ni penser ainsi. Ce sacrifice de tout son être envers qui le mérite peu n’a rien que je puisse estimer ; c’est une faute d’être injuste envers soi-même comme de l’être envers les autres ; c’est une faute de prodiguer follement l’amour… l’amour qui doit être la récompense suprême !

« J’ai compris aussi bien qu’une autre toutes les fautes qu’on pouvait pardonner. Je vous ai dit un jour que je me sentais un amour assez fort, assez absolu dans son bonheur, pour résister à tous les torts, à toutes les folies de l’être aimé… Si alors je n’en ai pas excepté une inclination basse de sa part, c’est que ma pensée n’aurait pu la concevoir !… Et l’amour que je croyais éternel a succombé à cette dernière épreuve.

« Le charme a disparu pour moi : je regarde votre portrait, je mets la main sur mon cœur et il ne bat plus.

« Je vous reverrais en vain, la jeunesse, la beauté, toutes les séductions qu’un homme peut offrir, ne font rien contre le désenchantement. Quand l’ivresse de l’âme est dissipée, aucun breuvage des sens ne peut la faire renaître.

« Mon véritable devoir maintenant est de vous quitter. Le simulacre d’union offert par cette même demeure où nous habiterions ensemble serait un mensonge, une hypocrisie continuelle envers le monde ; et après tout ce que vous avez été pour moi, de vains égards, une considération apparente, une conduite toute de convenance, seraient la haine et la mort.

« Je vous laisse la moitié de ma fortune ; vous trouverez sous ce pli les titres qui vous autorisent à en disposer.

« Vous pouvez accepter cette donation, qui, dans la pensée qui la guide, n’a rien d’offensant pour vous, et qui renferme une consolation pour moi.

« Je ne prétends pas, en vous laissant ces biens, insinuer que leur séduction seule vous ait attiré près de moi. Loin de là, je sais que l’ambition de la fortune pour elle-même n’existe pas en vous ; et ce témoignage doit vous rassurer sur mes intentions. Mais c’est un soulagement pour moi de vous laisser libre et maître de l’avenir. Dans l’amour d’une femme, au milieu des enivrements et des illusions du cœur, il y a toujours quelque chose de l’amour d’une mère ; cette fibre-là vibre encore quand toutes les autres se taisent ; et je me sens heureuse même en ce moment de vous faire la vie douce en y semant la tranquillité et le bien-être.

« Je garde la moitié de ma fortune pour en disposer à mon gré, non pour en jouir. Toute richesse maintenant me serait inutile et nuisible. Je n’aurai plus de bonheur que par le souvenir de mon amour passé ; seule et pauvre, j’en jouirai mieux, je le posséderai plus étroitement que je ne pourrais le faire dans le monde.

« Adieu, ne me plaignez pas. L’amour est difficile à éprouver pour les âmes nobles, pures, élevées, car elles trouvent plus rarement à se tromper !… J’ai eu dans ma vie quelques jours de cette délicieuse illusion, et j’en rendrai toujours grâce au ciel et à vous.

« Valentine. »

Herman resta altéré après avoir lu cette lettre. Pâle, la poitrine oppressée, il ne pouvait encore rassembler ses idées ; sa douleur ne trouvait ni paroles, ni larmes pour s’épancher.

Il aimait avec passion, avec idolâtrie ! Et celle qu’il avait droit de nommer son amie, sa maîtresse, sa femme, était loin de lui ! Elle avait mis entre eux un intervalle immense, infranchissable peut-être, par le secret de sa retraite… Et quand il parviendrait à retrouver ses traces, pourrait-elle croire à son amour, à ce sentiment spontané, bizarre, né au milieu d’une rupture, né de la froideur même et du superbe dédain de celle qui l’inspirait !… amour incompréhensible, qui était venu à se développer quand celui de Valentine s’effaçait à jamais !… pauvre arbre grandi dans les ruines, pour être toujours triste et isolé !

Les regards d’Herman errant autour de lui rencontrèrent un médaillon suspendu à côté de la cheminée ; c’était un portrait en miniature de Valentine, placé dans un entourage en velours noir.

Il s’élança de ce côté ; ses yeux s’allumèrent, ses lèvres s’entr’ouvrirent… dans son délire il allait parler à la jeune femme, lui demander grâce… son clan retomba subitement devant celle froide image ; mais il resta à la même place, les yeux fixés sur cette figure adorée, avec un regard dont rien ne peut rendre la douloureuse passion, le regret, le désespoir.

En ce moment, Pasqual entra.

Au premier coup d’œil jeté sur son maître, cet homme connut ce qui se passait en lui. L’altération profonde, les traces de souffrance répandues sur les traits d’Herman, l’animation suprême de son regard fixé sur l’image de Valentine, annonçaient un sentiment d’une puissance, d’une grandeur toutes nouvelles dans son âme.

Rocheboise tressaillit à la vue subite de Pasqual comme une approche funeste, tant ses fibres étaient ébranlés ; puis une rougeur brûlante monta à son front, et n’ayant pas le courage d’apprendre à son confident la situation où il se trouvait, il lui montra silencieusement la lettre ouverte de Valentine.

Pasqual la lut froidement et la reposa sur la table.

— Voilà, dit Herman en se laissant retomber sur le divan, voilà où de basses et indignes folies m’ont conduit !… Que faut-il donc, mon Dieu, que je devienne maintenant !

L’œil fixe et interrogatif de Pasqual semblait lui demander compte de cette exagération étrange.

— Mais vous ne savez donc pas que je l’aime ?… s’écria Herman, que je l’aime de toute la puissance de mon âme, cette femme que le ciel m’avait donnée pour mon bonheur que je sens aujourd’hui tout le bien dont je me suis volontairement privé, que j’ai horreur d’une conduite dont les fautes, les extravagances, devaient être si chèrement payées !…

Puis, s’abandonnant à une confiance qui le soulageait, il raconta à Pasqual la scène du Bas-Meudon et l’impression profonde, éternelle qu’elle avait laissée en lui.

— Oh ! oui, ajouta-t-il, il y a là quelque chose d’étrangement cruel… Penser que cette femme admirable entre toutes, était à moi et que je l’ai méconnue, délaissée !… C’est une source de regrets poignants faits pour moi seul, c’est une situation affreuse !

— Cette situation est assez… peu naturelle, en effet, dit Pasqual. Si on comprend difficilement un mari amoureux de sa femme, c’est surtout lorsque cet amour rétrospectif s’allume de souvenirs et s’adresse à celle qui est loin de lui.

— Ridicule ou non, dit Herman avec amertume, cela ne m’importe guère, lorsque j’ai d’autre part assez de souffrances pour ne pas y survivre.

Pasqual détourna la tête, en ayant l’air de s’armer d’indifférence comme on le ferait devant les plaintes déraisonnables d’un enfant.

Rocheboise frappa du pied, se lova et parcourut la chambre à grands pas.

Lorsque son confident fut las de le voir errer ainsi en tous sens, il lui dit d’un ton assez doctoral :

— Vous vous trompez, monsieur, sur cet amour comme sur le malheur qui en découle.

— Je me trompe !

— Écoutez-moi, monsieur : si vous trouviez subitement une source d’eau vive dans une solitude brûlante, où vous auriez marché longtemps mourant de soif, et de chaleur, et qu’au moment où vous approcheriez vos lèvres de cette eau on vous en arrachât violemment, vous souffririez à l’excès, vous croiriez qu’il faut boire à cette source ou mourir.

— Eh bien !

— Mais si après vous avoir éloigné du ruisseau, on vous faisait asseoir à une table couverte de fruits et de vins savoureux, regretteriez-vous l’eau de source, toute fraîche et limpide qu’elle se fît voir dans son lit de mousse ?

— Quel rapport ?

— Il est exact. Le sort vous prive d’un amour qui, dans ce moment, vous semble pouvoir seul apaiser votre soif de bonheur ; mais il vous met dans une situation où tous vos désirs pourront être assouvis : il vous fait asseoir jeune, beau, libre, riche au grand banquet du monde, où les plaisirs coulent à flots pour vous enivrer.

— Le monde ! ne le connais-je pas, n’en ai-je pas épuisé les jouissances !

— Vous ne les avez jamais goûtées, jeune homme, sous la tutelle paternelle, marié sous le joug plus écrasant de l’étiquette morale, des convenances à garder, de la considération à soutenir, vous n’avez eu que l’ostentation et les faux semblants de la fortune, de la jeunesse et du bonheur. Vous ignorez la vie de plaisirs franchement, hardiment joyeuse, désordonnée et charmante…

— J’y porterais partout l’image de Valentine.

— Mon Dieu, que vous faut-il ? Une passion avec ses émotions violentes, ses ardeurs extatiques, ses jours de désespoir. Vous trouverez tout cela épars dans la vie sous d’autres formes ; les sensations pénétrantes, les battements de cœur impétueux, les luttes, les succès, et même les peines cuisantes, n’en doutez pas !

Nous l’avons dit, Pasqual, en enseignant la licence, en insinuant dans l’âme de son maître les désirs sensuels et voluptueux, avait un aspect imposant et austère qui rendait ses conseils tout différents de ce qu’ils eussent été dans la bouche d’un autre ; son accent profond lui donnait quelque chose d’un oracle dont les paroles, quelque étranges qu’elles soient, révèlent l’avenir.

— Je ne puis plus éprouver de joie ou de souffrance que dans l’amour de Valentine, dit Herman ; tout le reste m’est indifférent.

— Eh bien, reprit Pasqual, s’il vous est impossible de vous consoler, vous vous vengerez du moins par les apparences de la victoire d’une femme qui n’a plus pour vous qu’indifférence et mépris.

— De l’indifférence ! du mépris ! mon Dieu.

— Relisez sa lettre. Elle se montre partout froide, réfléchie ; elle s’inquiète de votre situation matérielle ; elle assure votre avenir pour s’épargner tout reproche ou tout regret. Après cela, quand elle dit : Je ne vous aime plus, ce mot porte bien le cachet de la vérité.

— Un amour tel que le sien !

— A pu passer !… Ainsi passera le vôtre… le flot ne s’arrête sur aucune rive… Quittez cette maison de triste souvenir ; allez vous établir dans une autre demeure que vous peuplerez vous-même de pensées et de fantaisies nouvelles.

Pasqual parcourut les papiers qui étaient joints à la lettre de madame de Rocheboise.

— Oui, dit-il, voici le titre qui vous permet d’aliéner, de vendre cet hôtel… puis un, pouvoir pour disposer des fonds placés sur l’État… cela doit former en effet la moitié de la fortune de madame de Rocheboise.

— Oh ! oui, dit Herman, cette maison est bien triste !… Il semble que tout ait changé d’aspect ! que tout soit flétri !…

— Il n’y a aucun mouvement dans l’hôtel, en effet… M. le comte de Rocheboise est sorti depuis ce matin.

Herman tressaillit ; une nouvelle impression douloureuse venait le frapper. Il n’avait pas revu le comte de Rocheboise depuis que sa mère s’était fait connaître à lui, depuis que le souvenir de cette mère bénie et de ses souffrances mettait entre le comte et lui une barrière de répulsion invincible… son cœur se serra à la pensée d’habiter sous le même toit que son père.

— Je n’y avais pas encore songé, dit-il d’une voix sourde. C’est vrai, mon père est ici… Il faudra le voir sans cesse… et, je l’avoue, maintenant il m’en coûtera cruellement.

— Votre départ de l’hôtel, dit Pasqual, peut aussi obvier à cet inconvénient.

— Oui !… vous m’éclairez, mon ami. En changeant de demeure, je peux me séparer de lui sans que ce procédé semble trop offensant… Je lui laisserai une rente suffisante pour tenir sa maison, et j’habiterai seule la mienne.

— C’est ce que je pensais.

— Oh ! il m’a renié dans ma mère, il a brisé les doux liens de famille en repoussant de lui une femme parfaite. Je puis renoncer à ces liens du cœur à mon tour… Il m’a donné seulement pendant toute ma jeunesse l’existence matérielle, j’en ferai autant pour lui dans sa vieillesse… Nous sommes quittes !

— Faites ces dispositions… une lettre suffira.

— Où est-il maintenant ?

M. le comte est sorti pour affaires ; il dîne chez un ministre et ne rentrera que dans la nuit.

— Pasqual, pourriez-vous me trouver un hôtel à louer avant ce soir ?

— Écrivez votre lettre à M. votre père, et lorsque vous l’aurez terminée, je serai de retour en vous apportant l’adresse de votre nouveau domicile.

L’homme d’affaires de Rocheboise sortit.

Herman demeura longtemps le front penché dans ses mains. Puis il se mit à écrire à son père, et traça lentement, péniblement cette lettre, où il fallait laisser voir ce qu’il connaissait de sa naissance, la blessure profonde que cette révélation lui avait faite, où il fallait, sans se poser en inimitié ouverte avec son père, le convaincre de sa ferme volonté de vivre désormais séparé de lui.

Ensuite il dressa le titre qui assurait au comte de Rocheboise une rente annuelle nécessaire à ses besoins.

Il posa son cachet à l’enveloppe qui contenait ces deux feuilles, et lorsqu’il releva la tête, Pasqual était devant lui.

Herman se leva, et posant une main sur la lettre qu’il venait d’écrire à son père, tandis qu’il portait ses yeux brûlants de larmes autour de lui :

— Oh ! triste départ ! dit-il, tristes adieux à cette habitation sainte ! réunion cruelle de sentiments brisés !… Je quitte cette demeure, parce que Valentine a cessé de m’aimer, a voulu me fuir ! parce que je ne peux plus aimer mon père et dois le fuir aussi ! Tristes adieux !…

Puis, essuyant brusquement ses paupières humides :

— Allons, dit-il, mon ami, parlons… Je n’emporte rien d’ici, ajouta-t-il en jetant un dernier regard dans la chambre qu’il quittait.

Mais alors ses yeux rencontrèrent le portrait de Valentine et il s’avança précipitamment vers la cheminée pour le prendre.

La miniature était serrée dans la boiserie par les sculptures qui l’entouraient ; elle ne céda pas de suite au mouvement que fit Herman pour la détacher.

Pasqual s’approcha pour aider à son maître… Mais à peine eut-il touché l’image de Valentine qu’elle se brisa dans sa main.

Il jeta les débris de l’ivoire dans le foyer.

— Allons ! dit-il en souriant à Herman, la Providence ne veut pas que vous gardiez aucun souvenir qui entretienne vos peines.

Ils descendirent rapidement l’escalier.

— Rue de la Chaussée-d’Antin, numéro 20, dit Pasqual au cocher.