G. Roux (Paris) (p. 45-48).

VII

LE BOIS DE BOULOGNE

C’était le jour que Herman et Léon Dubreuil avaient choisi pour aller aux Champs-Élysées essayer les merveilleux alezans dont Herman désirait faire l’acquisition ; et les deux amis venaient de monter en voiture pour se rendre chez Crémieux.

Les jeunes gens se laissaient mollement bercer sur les coussins de la calèche, où rien ne troublait leur rêverie. Herman, très-accessible à toute séduction, était vivement occupé de la jolie quêteuse qu’il avait vue la veille. Il la voyait en souvenir avec autant de lucidité que si elle eût encore été présente, et l’examen détaillé de cette séduisante créature ajoutait à chaque minute quelque chose à son admiration…

On peut avancer à tout hasard que Léon Dubreuil, à son âge, et avec l’âme ardente que la nature lui avait donnée, était occupé de pensées semblables, bien qu’avec son caractère réfléchi, sérieux et digne, elles dussent porter sur un objet plus élevé et doué de plus précieux avantages. Ainsi, chacun des deux amis, muet et rêveur, vivait en ce moment en lui-même.

Nous profiterons de ce silence passager pour indiquer la situation dans laquelle les deux jeunes gens se trouvaient l’un envers l’autre.

Herman de Rocheboise et Léon Dubreuil étaient de ces amis, comme on en voit souvent dans le monde, que tous les liens réunissent, et chez qui l’amitié seule est absente.

Ils étaient constamment rapprochés l’un de l’autre par l’habitude de se voir, qui datait de leur premier âge, par les souvenirs de l’existence de jeune homme, toujours partagée, qui commençait à s’enfoncer dans le passé, même par celui d’une faute de jeunesse, dont les suites avaient été graves et dont le regret durait encore, mais surtout par les occupations incessantes de la vie du monde, qu’ils menaient tous deux ; et par des plaisirs de chaque jour.

Cependant, Léon, qui se sentait une véritable supériorité de cœur et d’intelligence sur son ami, se voyait sans cesse effacé par l’effet que produisait l’admirable figure d’Herman partout où il paraissait, et une jalousie qui ne rabaissait pas précisément son caractère, parce qu’elle pouvait sembler légitime, avait pris place en lui. Pour se consoler de ce qu’il appelait l’injustice du monde, il se rappelait souvent à lui-même ce qu’il possédait, de plus qu’Herman en esprit, en savoir, en agréments acquis, et tâchait souvent aussi, à la vérité, de le faire observer aux autres.

Le jeune Rocheboise n’apercevait pas cette prétention et ces tentatives sans en être profondément offensé. Il en résultait parfois, surtout en ce qui avait trait à l’esprit et à la beauté, ces deux grandes puissances souvent en lutte, des mots d’impatience brusquement échangés, des fronts un moment rembrunis et quelques silences boudeurs.

Du reste, comme ils se savaient par cœur l’un et l’autre, il n’y avait jamais une importance bien grande, attachée à ces instants d’amertume, qui ne devaient rien changer à une longue intimité.

Herman avait cependant, à part lui, un motif de malveillance un peu plus prononcé envers son ami. Au milieu de tous les hommes qu’elle voyait, Valentine donnait une préférence marquée à Léon Dubreuil. Elle avait coutume de dire en souriant que Léon Dubreuil étant la première personne qui lui eût parlé d’Herman, elle le regardait comme l’auteur de son amour, et l’aimait pour cette raison.

Mais cette raison ne semblait pas satisfaisante pour Herman. N’aimant pas sa femme d’amour, il n’éprouvait pas le sentiment de la jalousie dans ses troubles et ses douleurs, son amour-propre ne souffrait pas non plus, puisqu’il se savait adoré, mais il y avait en lui une susceptibilité, un égoïsme mêlé d’un peu de fatuité, qui ne permettaient pas au cœur dont il se sentait le maître de détourner le moindre sentiment pour un autre.

Enfin, Herman et Léon avaient établi entre eux tous les liens de l’amitié en oubliant toujours de s’aimer.

Les alezans, montés tour à tour par les deux cavaliers se tirèrent à leur honneur de toutes les épreuves qu’on leur fit subir. Herman et Léon, après avoir caracolé deux heures dans les nuages immenses de cette poussière du bois de Boulogne, qui n’a pas sa pareille, étaient prodigieusement las de leur adresse et des succès de leurs coursiers. Ils donnèrent les chevaux à remmener aux domestiques, en disant, qu’ils iraient rejoindre à pied la voiture.

Mais, avant cela, ils désiraient vivement trouver un café qui pût leur offrir le verre de limonade gazeuse dont ils avaient grand besoin.

Cette recherche les fit errer encore quelque temps sur les limites les plus éloignées du bois, où la nuit les surprit.

Une lumière qu’ils aperçurent au fond de l’allée conduisant à Longchamps les attira de ce côté. Cette clarté venait, en effet, de la lanterne d’un café. Mais, au moment d’y arriver, le son élevé de plusieurs voix qu’ils entendirent dans l’épaisseur des arbres, fixa leur attention de ce côté, sans qu’il y eût pour cela de raison apparente.

C’était un de ces subtils avertissements des sens qui précèdent la réflexion ; car Herman, après avoir écouté un instant le murmure confus qui sortait du taillis, saisit brusquement le bras de Léon, en lui disant :

— Je connais une de ces voix… c’est : celle du nègre Jupiter… J’en suis sûr !

— Oui, dit Dubreuil en écoutant. Il me semble aussi… mais qu’importe… puisque malheureusement cet homme a survécu à la catastrophe, il vaut autant qu’il soit ici qu’ailleurs.

— Ici !… à Paris… si près de moi !

— Tu as payé d’une somme assez forte l’oubli que tu lui demandais, pour qu’en conscience il ne doive plus souvenir de toi.

— J’espérais qu’il irait vivre à la campagne ou dans quelque hospice hors de Paris.

— Puisqu’il a reçu de quoi subsister, sa présence n’est plus inquiétante… Ces êtres-là, comme les tigres de leur rivage, ne sont dangereux que quand ils ont faim.

— Je veux m’assurer si c’est lui, dit plus bas Herman en s’approchant du fourré.

— Que vas-tu faire là ?… C’est un tas de misérables…

— Il y a par ici un petit tertre de gazon d’où nous pourrons apercevoir… écouter ce qu’ils disent.

— À quoi bon ?

Herman s’était déjà avancé du côté qu’il indiquait, et son regard avait percé à travers le feuillage.

— Le nègre est là, reprit-il ; ces gens parlent trop haut pour entendre le bruit de nos pas… viens… ne fais pas craquer les branches.

Ils montèrent sur une élévation de terrain, d’où on voyait à travers les rameaux l’assemblée qui se tenait sur une place découverte au milieu du taillis.