G. Roux (Paris) (p. 173-180).

XIX

pasqual


Un matin, Herman de Rocheboise était dans son cabinet, occupé à examiner des objets de bronze placés sur une table. C’étaient une pendule et des candélabres qu’il s’était fait apporter avant d’en conclure le marché, afin de juger de l’effet que produirait cette garniture de cheminée dans la pièce où elle devait être placée.

Dans son goût pour les somptueuses futilités, il regardait les détails de cet ouvrage avec une attention sérieuse. Il avait déjà passé quelques instants absorbé par cet examen, lorsqu’en tournant la tête par hasard, il tressaillit légèrement.

Sans avoir entendu le bruit d’aucun pas, il voyait à l’entrée de sa chambre un homme grand, blond, chauve et pâle, et tout à fait étranger à sa maison.

Mais, à la même minute, il reconnut Pasqual.

Le sauveur de M. de Rocheboise avait passé à l’hôtel le temps nécessaire à la guérison de ses blessures. Valentine ayant appris l’attaque nocturne dont son mari avait failli être victime, sans savoir toutefois par quelle circonstance il s’était ainsi trouvé attardé sur le boulevard extérieur, avait donné au généreux inconnu, blessé pour la défense de M. de Rocheboise, les soins les plus affectueux et les plus constants. Herman visitait aussi Pasqual tous les jours et assistait avec joie à son rétablissement. Mais il ne l’avait vu qu’à la sombre lueur de la taverne où sous les rideaux de son lit, et en l’apercevant ainsi à l’improviste devant lui, il avait éprouvé d’abord à son aspect la surprise que cause un inconnu.

Pasqual portait alors des habits grossiers, mais propres ; sa personne était soignée ; sa belle physionomie apparaissait au grand jour ; les longs cheveux blonds qui garnissaient la partie inférieure de sa tête étaient lisses et luisants ; toute son apparence était simple, rustique, mais n’avait rien de l’homme dégradé de la ville. Il tenait son chapeau rond entre ses mains pendantes et croisées, et attendait, immobile sur le seuil, que M. de Rocheboise lui permît d’entrer.

Herman, le jugeant encore faible, le fit asseoir près de lui.

— Monsieur, dit Pasqual, avant de sortir de votre maison, je viens vous remercier de tous les soins que j’y ai reçus.

— Avant de sortir, Pasqual ! vous, croyez-vous déjà assez bien remis pour reprendre du travail ?

— Dans notre condition, monsieur, on sort du lit aussitôt que possible, en maladie comme en santé.

— Et maintenant que comptez-vous faire ?

— Je ne sais, monsieur. Avant l’accident, qui m’est arrivé, j’étais parfaitement décidé à quitter l’état de vagabondage pour un travail régulier, quelque dur qu’il fût. Mais votre médecin ne m’a pas caché que la blessure de mon bras droit, quoique bien guérie, laisserait toujours de la faiblesse dans le membre qu’elle a atteint.

— Et alors ?

— Je sais par expérience que l’homme du peuple n’a de ressource que dans ses forces physiques.

— Vous aviez exercé quelque état avant de tomber dans l’indigence ?

— Je suis né à la campagne, monsieur, et j’avais toujours travaillé à la terre. Des malheurs bien grands, des perles bien cruelles ont dû m’éloigner du pays que j’habitais, et qui n’était plus pour moi qu’une vaste tombe. J’étais atteint d’une maladie… morale, mais qui ne m’ôtait pas moins les forces du corps. Je voulus venir à Paris chercher des occupations moins pénibles. Quoique élevé au village, je savais écrire, compter, tenir des livres ; j’espérais que ce serait une ressource pour gagner ma vie… mais je me trompai : on ne veut de l’homme du peuple que la force musculaire qui le rend propre à porter les fardeaux… Après bien des essais inutiles qui me firent errer dans toutes les professions et les spheres de la ville, je tombai dans la classe où vous m’avez vu, monsieur… dans ce moyen d’existence où le nom de toute profession va se perdre, et qui est la dernière condition humaine avant celle de mourir de faim.

— Mais vous en étiez las, dites-vous… vous alliez la quitter.

— Le repos m’avait rendu assez de santé et de vigueur pour que je pusse travailler sur le port ; et c’était mon intention, lorsque le couteau du bandit s’est détourné de ma poitrine pour venir atteindre ce bras, sans lequel mon existence est impossible.

— Pasqual, après le secours généreux que vous m’avez donné, je ne vous laisserai point sortir de chez moi sans un souvenir de ma reconnaissance qui vous préserve du dénûment.

— Je pensais bien, monsieur, que telle était votre intention. Mais pour mon compte, j’ai peu envie d’y souscrire.

— Pourquoi ?

— Notre existence à nous autres est bien pauvre de toute manière ; il arrive rarement qu’on puisse s’y faire honneur ; s’il m’a été possible de faire une bonne action, je ne voudrais pas la vendre ; il ne me resterait plus rien qui me relève un peu à mes yeux.

— Vous voulez garder la conscience d’un acte de courage et de générosité entièrement désintéressé comme un lustre qui rehausse votre caractère.

— Oui, monsieur.

— Alors mon brave, dit Herman en souriant, comment allons-nous faire ?

M. de Roçheboise en parlant à son sauveur de la récompense qu’il comptait lui offrir, s’était déjà rapproché de son secrétaire pour y prendre les billets de banque destinés à cet usage. En se retournant, il heurta et renversa un des candélabres posés sur la table, et qu’il était occupé à examiner à l’arrivée de Pasqual.

Mais celui-ci soutint en l’air le superbe flambeau et le reposa sur la table.

Les candélabres et la pendule étaient en bronze antique, mêlés avec beaucoup de richesse d’enroulements, de draperies et de feuillages en dorure.

Pasqual, en soutenant adroitement un de ces objets, et en le remettant en place, avait un air d’attention si intelligente, et son œil bleu et limpide paraissait tellement expert et observateur en embrassant l’ensemble de l’ouvrage, que Herman ne put s’empêcher de lui demander comment il trouvait cette garniture de cheminée.

— Très-riche, dit Pasqual, mais peu satisfaisante d’ailleurs.

— Comment ?

— Le Temps, sous la forme d’un vieillard armé, de sa faux, répondit Pasqual en montrant la figure qui surmontait la pendule, est une allégorie bien usée et qui manque de vérité.

— Vous la trouvez fausse ?

— Sans doute. Le Temps est de tout âge ; mais comme celui qui commence à naître nous occupe plus que celui qui s’en va, le Temps est plutôt un enfant. C’est lui alors qui doit porter la faux, et non le Temps vieilli et passé de notre vie, qui n’a plus rien à moissonner.

— C’est possible… le sujet est commun, mais l’exécution ?

— Les figures, surtout celles des génies qui soutiennent les flambeaux, sont d’un dessin correct, mais trop fortement accusé.

— Je ne pense pas… le modèle en est bien dans la nature.

— Au jour ; mais à la lumière, qui fait saillir plus vivement les lignes et durcit les ombres, elles seront trop fortement accentuées. De même que ces ornements de dorures, qui semblent distribués dans de justes proportions, domineront trop à la lumière, où ils absorberont plus de clarté que les autres parties et tueront le bronze, qu’ils devraient seulement rehausser.

— En vérité, Pasqual, vous m’étonnez.

— Si monsieur voulait voir ces objets à la lumière, il en jugerait mieux que moi… Et l’essai serait facile.

— Vous avez raison… Nous allons allumer.

Pasqual, au même instant, plaça la garniture sur la cheminée, alluma les flambeaux et ferma les persiennes.

Rocheboise s’amusa de cet essai comme tous les oisifs qui ont beaucoup d’intérêt à prodiguer aux petites choses, et il put se convaincre de la vérité des observations de Pasqual.

— Je changerai cette garniture, prononça-t-il après un instant de réflexion profonde.

— Monsieur trouvera de meilleurs modèles chez Mombro.

— Vous connaissez cette maison ?

— Je connais toutes les grandes maisons de fabrique et de commerce de Paris pour y être allé souvent faire des commissions… J’ai observé par goût les produits de chacune d’elles.

— Eh bien ! j’irai moi-même chez Mombro… Je veux que cette garniture de cheminée soit parfaitement bien, dussé-je y mettre un prix exorbitant…

Puis, songeant devant qui il venait de prononcer ces paroles, Herman en eut presque honte. Il parlait de prodiguer de l’argent en folies en présence de cet homme, qui n’avait pas même d’espoir pour le pain du lendemain.

Il reprit avec quelque embarras :

— Vous trouvez peut-être, mon ami, que je mets une ; bien grande importance à des futilités.

— Non, monsieur, tout est relatif. L’industrie est l’âme de notre siècle ; que ce soit un bien ou un mal, l’industrie est chargée maintenant de vivifier le monde. C’est donc entrer dans les décrets de la volonté suprême que de favoriser la branche d’intelligence qu’elle appelle à régner. Les riches ne peuvent s’associer au mouvement des travailleurs que par l’estime qu’ils font de leurs produits et le prix qu’ils y attachent : ainsi les riches sont, pour ainsi dire, saintement forcés au luxe et à la splendeur. Dès lors, vouloir s’y distinguer par le goût et l’élégance est une ambition, tout à fait légitime.

Herman fut charmé de cette solution qui lui convenait si bien, et dont il ne s’était pas rendu compte à lui-même.

Il reprit :

— Je le comprends ainsi, et ne pense pas que la vanité seule nous conduise à étaler des dehors somptueux.

— Quand ce ne serait pas une condition de votre époque, l’amour du beau ou de ce qui semble tel est un sentiment naturel et répandu dans tous les êtres. Chacun se donne autant de luxe qu’il lui est possible dans sa sphère ; chacun envie et veut attirer à soi ce qui flatte les regards et l’imagination. Les paysans étalent sur leurs meubles rustiques les pommes d’or et les petites figures de couleurs chatoyantes ; le plus pauvre enfant pare sa tête et son cou des fruits rouges des buissons. Pourquoi cet instinct, innocent pour les pauvres, deviendrait-il coupable pour ceux qui ont plus de goût et plus d’argent à mettre à ce qui brille ? Un penchant qui vient ainsi de nature ne peut être étouffé ni blâmé. Les sauvages ne se parent point par vanité, quand ils se chargent de plumes bigarrées et de pierreries éclatantes pour camper dans les solitudes au milieu des animaux sauvages. C’est une loi générale d’aimer ce qui est beau et radieux, même dans les objets les plus inutiles. Tous les êtres désirent se voir entourés d’éclat… Les papillons ne viennent-ils pas sans cesse voltiger vers la lumière ? Pourquoi blâmerait-on les riches de chercher une sphère brillante, quand ils ne courent pas le danger de s’y brûler les ailes ?

— Vraiment, mon ami, vous me rassurez, dit Herman avec un sourire.

— N’ayez pas de crainte, monsieur, d’aimer la splendeur et l’éclat ; ce ne fut jamais un mal d’aimer et de chercher le soleil, et le luxe d’une maison est le soleil intérieur.

L’expression sérieuse et austère de Pasqual, l’humilité de son apparence donnaient un caractère particulier et étrange à l’opinion qu’il soutenait, et imprimait une teinte de gravité à ses paroles, qui eussent paru légères dans la bouche d’un autre. Herman, dont elles flattaient les penchants, en était surpris et pénétré.

En même temps, il se montrait une douceur d’âme, une mansuétude infinie dans cet homme dépouillé de tout, et qui envisageait avec tant de calme et de réflexion sereine les grandes fortunes déposées entre les mains d’un petit nombre des humains.

M. de Rocheboise sentit ce qu’une telle impartialité enfermait de grandeur de caractère et dit à Pasqual avec une douceur extrême :

— Vous avez une manière de voir très-juste et très-élevée, et j’estime infiniment cette sagesse de votre part.

Pasqual répondit en souriant :

— Vous trouvez bien méritoire, n’est-ce pas, monsieur, qu’un pauvre malheureux comme moi parle sans amertume des biens qui lui sont refusés qu’il comprenne et justifie les prodigalités entièrement appliquées aux plaisirs des grands en présence de sa misère ?

— Je rends justice à cette liberté de pensée dégagée de tout intérêt personnel.

— En cela, monsieur, vous m’appréciez plus que je ne mérite. Je sais que la tolérance et la miséricorde des petits envers les grands sont difficiles à obtenir et prouveraient une grande vertu ; et si je faisais partie du bas peuple de vos villes, je verrais peut-être aussi avec un sentiment d’envie ceux qui seraient au-dessus de moi ; si je possédais quelque chose, je jalouserais sans doute ceux qui posséderaient plus que moi. Mais moi, vagabond des rues, je n’appartiens pas même au dernier rang de ce peuple mal partagé, je n’ai pas une échoppe qu’écrase de sa hauteur l’hôtel voisin ; je n’ai pas une table servie de pain noir, qui me fasse songer aux mets recherchés que d’autres pourraient y mettre. Placé en dehors de toutes les classes, je peux les envisager avec impartialité sans qu’il m’en revienne autant de mérite.

Herman, ému de compassion pour cette complète infortune et en même temps du courage simple, du stoïcisme paisible avec lesquels elle était supportée, réfléchît un instant et reprit ensuite :

— Pasqual, d’après ce que vous m’avez dit, votre jeunesse et votre existence, jusqu’ici, ont été rudement éprouvées, et maintenant vous ne savez si l’avenir ne le sera pas encore davantage.

— En effet, monsieur.

— Vous avez reçu un peu d’instruction ?

— Assez pour la classe où je suis né.

— Ensuite, sans vous en apercevoir vous-même, vous m’avez laissé voir dans le peu d’instants que vous venez de passer ici une intelligence au-dessus de votre condition, une sagacité naturelle qui s’exerce sur toute chose d’elle-même.

— Ah ! c’est que, jeune encore, j’ai beaucoup vécu, interrompit Pasqual, et j’ai été à portée de juger de bien des choses !

— Vous montrez surtout, continua Herman, des sentiments de délicatesse, de justice, et d’honneur très-prononcés. Je le dis comme je le pense. La position où vous vous trouvez, et ce que j’ai pu en quelques instants connaître de vous, m’ont fait naître une idée.

— J’écoute, monsieur.

— Voudriez-vous entrer au service ?

À cette question, Pasqual tressaillit, et une vive rougeur passa sur son visage. Peut-être était-elle de joie de trouver aussitôt une position sûre et favorable ; peut-être de honte, à l’idée de s’enchaîner à un maître, car la liberté, même dans la plus grande misère, a encore son orgueil. Mais dans la pièce qui était restée fermée et éclairée de quelques bougies éloignées, le changement de figure de Pasqual ne put être remarqué, et presque aussitôt il répondit du ton le plus posé :

— Ce serait un avantage pour moi. Mais, pour m’y décider, il faudrait que je rencontrasse un maître bon et humain, de qui l’autorité ne me fît pas trop regretter ma liberté, que je sacrifierais pour la première fois.

— C’est une condition légitime, et je crois y souscrire en vous engageant à entrer chez moi.

Puis, sans attendre la réponse, Herman ajouta :

— Écoutez, Pascal, je voulais vous offrir une somme d’argent en reconnaissance du service que vous m’avez rendu ; j’avais tort. D’abord, une ressource passagère ne pouvait nullement compenser la perte de quelques-unes de ces forces qui sont la fortune, constante du travailleur. Ensuite vous m’avez fait connaître qu’une action honorable ne peut se payer sans déprécier celui qui l’a accomplie.

— Monsieur, je n’en sentais pas moins votre bonté.

— Mais vous aviez raison de refuser. Maintenant, je vous propose d’entrer à mon service. Outre vos fonctions de valet de chambre, vous m’aiderez quelquefois dans la régie de ma maison ; vos connaissances me seront utiles pour les affaires du dehors. Le salaire que je vous donnerai sera entièrement appliqué à vos services, et vous garderez sans altération votre belle preuve de courage et d’humanité, ainsi que la reconnaissance qu’elle vous mérite de ma part.

— Je ne puis, monsieur, qu’accepter avec joie de si généreuses conditions.

— Elles conviennent à votre caractère, je n’en doute pas. Et, pour mon compte, elles me satisfont pleinement ; car il est plus digne de moi d’accorder à celui qui m’a sauvé la vie une protection durable, qu’un signe de reconnaissance passager après lequel il me fut redevenu étranger.

Le jour même de cet entretien, Pascal prit la livrée de M. de Rocheboise et fut attaché à sa maison.