G. Roux (Paris) (p. 147-159).

XVI

noces et festins

Le discours du président commença en ces termes :

— Tas de vagabonds, gueux et fainéants, voulez-vous bien me faire plaisir de vous taire, ou sinon je me fâche !

C’est que, malgré l’injonction faite précédemment, tout le monde murmurait, parlait, glapissait dans un crescendo désespérant.

— Silence donc, canaille ! ajouta Corbillard à l’exorde du président. Le silence est la leçon des rois qui abusent de leur position.

— Toi, monsieur Porte-en-Terre, reprend Corbeau grondant, si tu prétends par là jeter une pierre dans mon jardin, je te prouverai que toute vieille corneille que je suis, j’abats autre chose que des noix.

— Pas de bruit ! murmurent plusieurs voix… la paix… nous ne sommes pas ici pour nous amuser… La parole est au président.

— Je rappellerai à tous les bons camarades, dit Corbeau, et particulièrement à toi, Eustache, qui viens entrer dans notre sein, que la congrégation des fricotteurs a pour but de les faire tous boire et manger comme Gargantua, le héros des temps passé ; mais que, indépendamment de cette mission sérieuse, nous sommes encore associés pour nous secourir et nous aider les uns les autres. Ainsi, une supposition : tu as de la fièvre, Eustache, ou toute autre bêtise ; tu te dis : C’est bon, je vais m’étendre dans mon lit, le médecin de la société viendra me voir, et je recevrai de plus dix sous par jour pour la tisane, tout le temps que j’aurai ma fièvre… Hein ! rien qu’en songeant à cela, il y a de quoi la faire passer ? Dans tous les autres maux auxquels est sujette la faible humanité, tu seras assisté de même. La masse où nous puisons ces ressources se compose de la cotisation de chaque membre, qui est de un franc par mois…

— Jean-Marie, interrompt un des membres, l’état de la caisse… Il convient que le récipiendaire connaisse la situation des finances.

Jean-Marie, le caissier de la société pour le présent semestre, obéissant à cette injonction, qui est dans le droit de chaque membre, fouille dans sa poche aussitôt ; mais c’est en vain qu’il prolonge ses recherches, rien ne se présente sous sa main.

— Ma foi, dit-il enfin, j’ai laissé l’état, dans la caisse à ma dernière vérification, faut-il aller le chercher ?

— Inutile ! dit Corbeau en fronçant légèrement le sourcil.

— Oui ! oui ! répondent en même temps les mendiants ; il y a longtemps qu’on, n’a compté, et nous voulons savoir où nous en sommes.

— Qu’importe ! dit Corbeau ; n’êtes-vous pas tranquilles ?

— Tranquilles, seigneur Dieu ! qui est-ce qui en doute ? Le bien des pauvres est le bien du bon Dieu ; qui oserait y toucher serait frappé de la foudre.

— Et plongé en enfer… C’est égal, Jean-Marie, va chercher l’état de la caisse.

L’homme d’affaires sortit incontinent et revint au bout d’un quart d’heure.

Sa figure était bouleversée, ses yeux hagards ; il s’arrêta en respirant bruyamment, et lorsqu’il put prononcer quelques mots, ce fut pour s’écrier :

— La caisse est volée !

— Volée ! répètent en chœur les mendiants stupéfaits, tandis que le père Corbeau garde seul le silence.

Et les bras, les yeux se lèvent au ciel avec de grands cris de désolation, pendant qu’on dit de tous côtés :

— Mais c’est impossible !… Le caveau était connu de nous seuls… le coffre fermait bien…

— Il est vide !… c’est ce que je peux dire, reprend Jean-Marie. La caisse a été forcée et l’argent soulevé… Il y avait quatre cent soixante-cinq francs soixante-quinze centimes, ainsi que le constate l’état qu’on a laissé dans le fond.

— Voilà encore de la délicatesse, dit un des assistants.

À ce mot, quelques plaisanteries commencèrent à se mêler aux lamentations, et bientôt la situation se résume ainsi :

— Après tout, ça ne nous empêchera pas de souper !

— Argent perdu, argent trouvé ; les bonnes âmes en donneront d’autre.

— Seulement, à l’avenir, dit quelqu’un, je propose que l’argent soit confié au président pour plus de sûreté.

Le père Corbeau laisse voir un faible tressaillement… causé sans doute par la joie qu’il éprouve de recevoir une si honorable preuve de confiance.

Pasqual regarde le président avec un demi-sourire.

— Approuvé ! approuvé ! s’écrient les mendiants. Le père Corbeau a une sagesse inconnue du vulgaire, et qui gardera mieux le trésor que les verrous et les grilles.

Le président, après avoir remercié l’assemblée et accepté sa nouvelle charge de caissier, termine ainsi son discours :

— Maintenant qu’Eustache, le veilleur, est instruit de nos règlements, et qu’il a votre approbation pour entrer dans notre corporation, puisque personne ne dit mot, je conclus à ce qu’il lui soit offert, après souper, le bol de punch, signe d’initiation, et à ce que Eustache, le veilleur, soit reconnu membre de l’honorable société des fricotteurs, avec l’espérance qu’il en sera le soutien et l’ornement.

On répondit à la péroraison du président par cette exclamation générale :

— Puisque toutes les affaires sont réglées, à table.

— À table ! à table !

— Voyons d’abord… dit Corbeau, qui a été chargé du menu ?

— Jean-Marie.

— Présent ! dit celui-ci en levant la main.

— Jean-Marie, reprend le vénérable, à quel prix sommes-nous ?

— Huit francs par tête, sans le café et les liqueurs.

— Huit francs ! répète Corbeau avec une grimace équivoque : ce n’est pas Rothschild, ce n’est pas Chodruc non plus. On pouvait mieux faire pour la fête de ce soir.

— Ah ! bah, dit un mendiant, on ne devrait jamais charger Jean-Marie d’un menu ; il est trop regardant.

— Voyons, reprend le président, il ne s’agit pas de crier avant de savoir… Qu’est-ce que nous avons ?

Jean-Marie tire un papier de sa poche et lit à haute voix :

— Premièrement, potage gras, croûton, purée, semoule, tapioca… On laisse le bouilli pour la cuisine…

— C’est convenu.

— Après ?

— Nous avons vingt-quatre entrées, gigot braisé, poulets sauce aspic, pigeons au soleil, noix de veau glacée, anguille à la broche, turbot à la portugaise…

— Bien, le turbot à la portugaise… ça se laisse manger…

— filets de brochets aux tomates, perdreaux rouges à la mauglas…

— Passe… passe au rôti !

— Oh ! le rôti, chouette ! nous avons poulardes du Mans, canards de Rouen, faisans piqués, quoique ce ne soit pas la saison… Et puis seize plats d’entremets et autant de dessert.

— Allons, allons, cela, se dessine mieux que je ne croyais… dit le père Corbeau.

— Il y aura encore assez gras.

— On ne mourra pas de faim, dirent quelques-uns des gueux, abondant dans le sens de leur président.

— Silence donc ! cria le vieillard en frappant de son redoutable bâton ; personne n’a le droit de parler maintenant sans ma permission… Il est de fait que si tout est soigné, on ne se plaindra pas trop… À table !

Un vif mouvement s’opère dans l’assemblée ; on se range autour de l’immense table, un monsieur à côté d’une dame.

À peine assis, maître Corbeau prend un air très prononcé de mécontentement.

— Qu’est-ce que ceci ! dit-il en regardant le service de la table : du vin dans des pots de grès ! des couverts d’étain !… Le Trou-à-vin se moque-t-il de nous, par hasard !…

Un murmure d’indignation fait écho aux paroles du président.

— Qu’on jette d’abord ce vin par la fenêtre ! dit-il.

— Non, qu’on en arrose la salle… Cela donnera du frais et abattra la poussière… Jupiter, ça te regarde, prends ces brocs et arrose le carreau partout bien également… Allons, esclave, habilement !

Et tandis que le nègre exécute cet ordre :

— Toi, Jean-Marie, à la cuisine… Lave la tête à ces gens-là et fais apporter d’autres couverts.

On renouvela le service de table ; après quoi le président demanda encore si aucun des membres n’avait d’autres réclamations à faire.

— Non, dit quelqu’un, je crois que nous sommes bien… on nous a mis dans cette salle qui donne sur la petite rue du faubourg et non sur le boulevard ; les contrevents sont fermés, nous pourrons nous en donner à cœur joie sans chatouiller la plus fine oreille de sergent de ville.

— Moi, je suis content aussi, dit un gros bonhomme ; cependant… c’est quelque chose d’embêtant… dans le menu du dîner qu’on vient de nous lire… il n’y a pas du lapin !

— Eh bien ? dit le président.

— Tiens, moi, je l’aime, le lapin… J’en mangerais tous les jours, et encore… Cré nom, une gibelotte !…

— C’est comme il le dit, affirme quelqu’un. Ce Godois, il aurait mangé son père en gibelotte.

— S’il l’avait connu.

— Oui ; mais les ânes de Montmartre ne tiennent pas d’état civil.

— Ah ça ! s’écrie Godois en colère, j’entends pas être vexé, parce que j’aime le lapin… vous autres !

Puis, revenant soudain à l’air le plus dolent, il ajoute :

— J’aurais pourtant bien voulu en manger du lapin…

— Finissons, reprend Corbeau. Personne n’a plus rien à objecter ?… une fois… deux fois… qu’on serve !

À cet éclat de voix retentissant le souper est apporté sur la table.

Il n’est pas besoin de dire que les mets recherchés et précieux, dont le factotum Jean-Marie a donné la nomenclature, n’existent que de nom dans un cabaret tel que le Trou-à-Vin, et que les poissons, les poulets les plus vulgaires y figurent les faisans et les saumons. Cependant le festin, tel qu’il se présente, doit encore sembler aux mendiants digne des dieux.

La nappe est blanche et fine, l’argenterie brille de tous côtés, les mets sont servis pour la plupart sur des réchauds ouvragés, l’eau est à la glace, le vin à la température de chaque crû.

Tout autour est rangée cette horde immonde, assemblage de difformités et de laideur, rengorgée dans son importance et drapée fièrement dans ses guenilles.

Pendant les heures rapides qui vont s’écouler, les misérables franchiront d’un seul bond tout l’espace qui les sépare des heureux du monde ; ils pourront se saturer de jouissances, s’enivrer de luxe, de volupté, pour retourner ensuite, sans qu’il y ait de degré sur la pente, croupir au fond de leur fange.

Tout le premier service, pendant lequel on n’a été occupé qu’à remplir le vide des estomacs, s’est passé dans une espèce de silence.

Le père Corbeau tient le milieu de la table. En face de lui est Robinette, la reine de beauté ; à la droite de celle-ci, Pasqual, qui a, à sa gauche, mademoiselle Rose, puis le père Corbillard. Godois et le nègre sont au bas bout des convives.

Robinette avait adroitement pris, place auprès de l’homme auquel elle rendait ses soins ; elle lui lançait des œillades répétées et même quelques propos d’amour qu’on lui avait adressés à elle-même, qu’elle comprenait à demi et répétait au hasard ; ce qui ne l’empêchait pas en même temps de manger vaillamment et de boire encore mieux.

Elle sentait déjà l’influence des mets exquis, des vins généreux, et sa tête commençait à s’échauffer d’une très vive manière.

Le feu nouveau qui coulait dans les veines de la petite bohémienne n’ôtait rien à la douceur, de sa physionomie, à l’attrait de sa personne ; seulement ses yeux étaient plus brillants, moins surs, dans leur direction ; ses gestes avaient une vivacité, une étourderie plus saillantes ; sa grâce était plus libre, plus originale. Elle exerçait en ce moment-là une séduction nouvelle, étrange ; en la regardant, la tête tournait, on se sentait à demi ivre comme elle.

— Tiens, Pasqual, dit-elle en se mirant dans son verre plein de liquide, être auprès d’un joli garçon comme toi et boire ce champagne, c’est le bonheur de la vie.

— Tu crois, petite ? dit l’austère mendiant, qui avait gardé tout son sang-froid, et regardait la jeune fille en souriant avec mélancolie.

Tu crois, petite, répète Robinette d’un ton moqueur, en faisant la moue. Mais voyez donc si l’empereur Napoléon aurait autrement parlé à la rosière de Nanterre… On t’en donnera des yeux comme les miens pour qu’ils viennent te faire des coquetteries, te dire : Je t’aime ! et puis que tu leur répondes : Va-t’en voir s’ils viennent, Jean.

— Ne te fâche pas Robinette ; je t’aime aussi, vrai.

— Oui, comme une sœur ou un petit chien. Je ne veux pas de ça, entendez-vous, jeune homme ; c’est du bel et bon amour qu’il me faut… mais là, une passion, comme dans les mélodrames, des enragés qui s’embrassent et se poignardent sans y regarder… Non, ajoute-t-elle en se reprenant sur un autre ton, pas de poignards, diable !… de l’amour, du plaisir, du plaisir toujours, de belles fêtes comme celles du Trou-à-Vin, des parures, des promenades, des feux d’artifice, surtout de bons dîners… Et auprès de soi l’homme qu’on aime, comme toi… car je t’aime… tiens, autant que Godois aime le lapin, continua-t-elle en éclatant de rire.

— Drôle de petite fille !

— Drôle ! pourquoi ? C’est bien naturel de t’aimer, va !

Robinette le regarda langoureusement et pencha la tête près de son épaule.

— Elle est pourtant bien jolie ! dit-il en contemplant la jeune fille et se parlant à lui-même. Oh ! si je pouvais oublier !

Ses traits se rembrunirent, et il laissa retomber sa tête sur sa poitrine.

— Dis-moi donc pourquoi je suis drôle ? Parce que j’ai bu un peu de cette horreur de vin ? ajouta Robinette en jetant son verre plein sur la table… Eh bien ! tant mieux ! car je te jure que c’est amusant… Depuis un instant, je me sens plus gaie cent fois… La salle est toute pleine de lumière… Nos amis, que je trouvais si laids tout à l’heure… car il n’y a que toi de beau ici, Pasqual… ils me semblent moins affreux… Je veux me griser tout à fait. Je veux fumer.

Elle frappa du manche de son couteau sur la table.

— Garçon, un cigare !

— Tais-toi donc, folle !

— Ma nièce, c’est mauvais genre, dit mademoiselle Rose ; on ne fume qu’après le dessert.

— Je veux fumer tout de suite… Un cigare ! cria plus haut Robinette.

— Pas de privilège ! dit Godois, hargneux comme un homme mécontent. Je voulais manger du lapin, et je n’en ai pas eu. On a refusé le lapin à Gadois, on doit ne pas permettre le cigare à Robinette.

— Imbécile, dit la jeune fille en lui jetant un regard par-dessus son épaule, tu ne comprends pas la différence qu’il y a entre un magot comme toi et une jolie femme !

— Attrape, mangeur de matou !

— Cré nom ! dit Godois, je ne veux pas qu’on me dise des injures à table, moi !

Le nègre Jupiter était à côté de Godois ; il sentit venir une querelle, trépigna de joie, et dit tout bas à son voisin :

— Écoute… toi, bête, Godois ; moi plus malin… va souffler les mots à toi.

— Ça y est, répond l’autre tout bas.

— Tu veux !… disait avec une mine de dédain Robinette…. Il parle en roi… Tu es donc le roi des ânes… dis ?

— (Et toi la reine des sapajous), souffle Jupiter.

— Et toi la reine des sapajous, répète tout haut Gordois.

— (Si toi avoir pas tes singes pour te défendre…) souffle encore le nègre.

— Si toi avoir pas tes singes pour…

Pasqual l’interrompit.

— Godois, dit-il, je te défends d’injurier cette jeune fille.

Le pauvre homme reste court, la bouche ouverte faute de munition, quand le nègre lui souffle encore :

— (Moi, avoir pas peur de toi du tout).

— Moi, avoir pas peur de toi du tout ! répète en tremblant Godois !

— (Et si Robinette est une méchante petite blanche, moi va donner une leçon à elle).

— Et si Robinette est une méchante petite blanche, moi va…

— Quel diable de langue ! s’écriait-on de tous côtes, c’est le nègre qui serine Godois !

— Ah ! quelle farce !… Imbécile de Godois, va…

— Vous désirez donc tous deux que ça se gâte, dit Pasqual en se levant impétueusement, alors nous allons voir…

Le gros mendiant et son souffleur se dressèrent en même temps de leurs sièges et tout annonça une batterie devant servir d’agréable intermède au souper. Chacun prit parti pour l’un ou pour l’autre adversaire, et de bruyantes clameurs coururent dans l’assemblée.

Malheureusement, le tumulte rappela le président à son rôle. Dès qu’il eut compris de quoi il s’agissait, il prit le bâton qui lui servait de sonnette, en frappa sur la table et cria à se rompre la poitrine :

— Silence !

Le silence se fit comme par enchantement, et chacun se tint immobile à sa place.

— Ah çà ! dit le père Corbeau, me prenez-vous pour le roi d’Yvetot et sa cour, que vous vous brutalisez ainsi sans ma permission ? Union jusqu’après le café ; je l’entends ainsi… Toi, Robinette, tu as eu tort d’injurier, un ami ; toi, Godois, plus grand tort d’injurier une jolie fille, une très-jolie fille : Pour te punir, elle fumera, si telle est toujours sa fantaisie, et toi, tu ne mangeras pas de lapin. J’ai dit.

Godois maugréa, mais il se tint coi ; le nègre remit la partie à un autre moment ; Pasqual oublia tout et retomba dans sa rêverie ; Robinette fuma glorieusement son cigare, montrant en cela une aisance, une grâce ; qui l’eussent rendue adorable même à des regards plus difficiles.

La querelle étouffée, le second service s’expédia promptement, et les convives se jetèrent sur le dessert avec un appétit qui semblait devoir être éternel ; les gâteaux de toutes sortes, les sucreries, les confitures les plus variées furent aussi rudement attaqués que s’ils eussent précédés le potage.

Les rires, les chants tronqués, les cris joyeux commencèrent à remplacer la parole ; les vins capiteux coulaient à l’envie ; il s’y joignait la chaleur étouffante de la salle, l’odeur forte, excitante des vins qui avaient arrosé le pavé. Les têtes s’exaltaient de plus en plus.

Cependant Corbillard, qui en sa qualité de philosophe, avait plus bu que tous les autres, semblait, depuis quelques instants, préoccupé d’une circonstance qui ne frappait que lui. Il regardait en l’air… Puis, afin d’éclaircir sa vue et d’assurer sa position, il se frottait les yeux, s’assujettissait sur son tabouret en s’y cramponnant des deux mains… et levant la tête, regardait encore.

Alors un des convives, observant ce manège, fit part de ses réflexions à l’assemblée.

— Messieurs et mesdames, dit-il, je remarque que depuis quelques instants, le père Corbillard tient ses yeux levés vers le ciel, où il cherche sans doute à lire ; je crois pouvoir vous annoncer qu’il va passer mamamouchi, saint-simonien ou jésuite.

L’attention se porta alors sur Corbillard, qui restait toujours plongé dans sa contemplation extatique.

— Il a trop expédié de Beaune, dit l’un.

— De Pomard, dit un autre.

— De Nuits et de Chambertin, ajouta quelqu’un. Quand on s’appelle Corbillard, on ne devrait consommer que de la bière.

Ce bon mot eut un succès d’hilarité qui réveilla Corbillard.

— Allons ! s’écria-t-il en frappant violemment sur la table, décidément j’ai trop bu, ou il y a là de la magie blanche ou noire.

— De la magie ! de la chiromancie ! de la nécromancie ! C’est mes passions, à moi ! s’écria une mendiante. Voyons, qu’est-ce qu’il y a mon vieux ?

— Attendez !… je ne suis peut-être pas si fou que je crois… La lumière vient toujours d’en haut… la lumière me vient par le plafond !…

— En voilà du galimatias !

— Chut !… attention ! reprit le philosophe ; faites comme moi, regardez l’assiette des biscuits et des babas… et ensuite le ciel.

On fit ce qu’indiquait Corbillard.

Au bout, d’une minute à peine, on vit un baba, comme animé, d’un mouvement convulsif, se trémousser sur l’assiette, et après diverses oscillations folles, se décider à s’élever tout à coup vers les régions supérieures et s’évanouir dans le plafond.

— Ah ! ah ! exclamèrent tous ceux qui venaient de voir le prodige.

— C’est au moins le douzième qui caracole ainsi ! s’écria triomphalement Corbillard. Je disais bien aussi, dîable ! je n’ai bu que six bouteilles !

— Ils sont donc pétris avec de la pâte à Satan, ces biscuits !

— Ce qui fait qu’en ayant mangé, nous aurions le diable au corps.

On regardait encore vers l’endroit du plafond où le mystère s’était accompli, lorsque soudain il partit de là une espèce de plainte qui fît frissonner les moins hardis.

— Cré nom ! s’écrie un mendiant, assassine-t-on là haut ?

Puis une voix se fit entendre venant du même point.

— J’ai soif… bien soif, disait-elle ; un verre de vin, s’il vous plaît !

En même temps, on vit le plafond s’entr’ouvrir, une main se présenter jusqu’à concurrence de la longueur d’un bras. La main était ouverte, et la voix répétait :

— À boire donc… à boire !…

— Je crois voir une main, dit Corbillard, et entendre parler… Mais l’homme doit se défier de ses sens.

— Tu vois très-bien ! s’écria-t-on ; mais est-ce le diable ? est-ce un être humain ?…

— Parbleu, moi savoir bientôt la malice ! dit Jupiter en sautant prestement sur la table.

Alors il saisit le bras et tire de toutes ses forces… On voit bientôt un second bras, puis une tête d’enfant, puis un corps tout entier qui sort du judas pratiqué dans le plafond, et, accomplissant une culbute dans le trajet, se trouve debout sur la table.

— C’est Pierrot !… Pierrot ! crie-t-on de tous côtés.

Le nègre et Pierrot sont tous deux sur la table, se regardant en face, comme ces plats montés qui font l’ornement des déserts.

On applaudit au dénouement de l’aventure en battant des mains et riant à gorge déployée. Pierrot ôte sa casquette et salue la société.

— C’est lui, petit coquin, dit Jupiter, qui faisait venir les babas au plafond, quand on croyait que c’était le diable.

— Tiens ta langue, négrillon, prononce le président. Et toi, Pierrot, veux-tu bien m’expliquer la cause de la manière peu naturelle dont tu te présentes dans cette assemblée ?

— Voilà, président, dit le petit bonhomme. Il fallait huit francs pour payer mon écot dans ce souper… J’étais pas en fonds… dans le commerce, il y a toujours des moments de gêne. Alors je m’ai dit : J’irai tout de même… Je me suis faufilé dans le grenier qu’est au-dessus de cette salle ; je savais qu’il y avait un judas, je l’ai un petit peu ouvert… Quel festin !… Vous êtes de satanés gourmands, allez…

— On n’est pas des chiens, remarque un mendiant.

— Mais, pour les plats du souper, je pouvais pas les pêcher à la ligne… je bisquais-t-il !… Enfin, les gâteaux sont arrivés ; j’ai dit : Cré coquin, je vas me venger là-dessus… je me suis vengé, et voilà.

— Il en a bien pêché une douzaine, dit Corbillard.

— À peu près, répond Pierrot ; c’est au onzième que je me suis senti le gosier serré… À boire ! les amis, à boire !…

— Tiens ? dit Robinette, en allongeant son joli bras pour tendre un verre de champagne.

— D’autres verres se présentent en même temps à la portée de l’enfant.

— Lui est un voleur, tout de même, dit le nègre.

— Un voleur, s’écrie Pierrot en tendant ses poings et relevant fièrement sa jolie tête. Dis-donc que je suis un voleur, dis-le.

Le Cafre, aussi poltron que méchant, se baisse et prend un couteau ; Pierrot en saisit un à son tour.

— Vilaine bête noire ! aurais-tu bien le cœur de jouer du couteau contre un enfant ! s’écrie Robinette, tandis que les deux adversaires piétinent déjà au milieu des plats.

— Un duel sur la table… pour dessert… dit-on, ce serait pourtant drôle.

— Non, ils casseraient tout, et ça augmenterait les frais, fait observer l’économe Jean-Marie.

— Saute près, de moi, Pierrot, reprend Robinette ; et nous verrons, si le moricaud osera venir t’attaquer !…

— Descendez ! descendez tous deux ! crie la masse, des mendiants.

Ce mouvement était déjà effectué pour le nègre ; Pierrot lui avait si adroitement passé la jambe, que Jupiter avait fait de la table sur le carreau la même culbute que l’enfant venait d’exécuter du plafond à la table.

Là-dessus, Pierrot alla s’installer à côté de Robinette, qui prit sur elle de lui faire compléter sa douzaine de babas, lui donnant, en même temps les moyens, de ne plus étouffer, comme lorsqu’il avait interrompu sa pêche miraculeuse.

Le souper s’était terminé au milieu d’un tumulte prouvant assez que tout le monde y avait fait honneur.

— Maintenant, dit le père Corbeau en se levant de table, nous allons offrir pour bouquet à notre nouveau confrère, Eustache le veilleur, un punch au kirschenwasser.

En même temps, le bal sera ouvert, et tous ceux qui pourront encore se tenir debout devront y prendre part. On y permet danse de toute sorte, bacchanale, sabbat, tremblement, et tout ce qui s’en suit. Mais on rappelle aux bons camarades qu’il est défendu de se battre, estropier et disloquer les uns les autres. Maintenant, en avant le punch et la danse… marche !

Alors toute l’assemblée se débanda et se fondit en foule agité, tourbillonnante, impatiente de se livrer à la danse, et poussant des hurlements de joie.

Un seul homme était demeuré froid et impassible après tous les vins consommés : c’était Pasqual.

Un seul aussi était hors de combat : c’était Godois ; le pauvre gueux était tombé endormi dans un coin. Couché sur un tas de béquilles, la tête posée sur une boite de marmotte, il dormait profondément comme elle ; mais celui qui se serait penché sur lui, aurait doucement soulevé son chapeau aplati sur son visage par le mouvement du sommeil, aurait vu ses lèvres s’agiter, aurait entendu sa voix plaintive qui murmurait encore :

— J’aurais bien voulu… manger du… lapin !

Tout était prêt, et le bal allait s’ouvrir, lorsqu’on entendit vers la porte d’entrée une musique bizarre, sombre, lamentable, des bruits de voix innombrables, incessantes, et le signal répété de gens qui demandaient à entrer.