Les Masques et les visages au Louvre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 125-152).
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LES MASQUES ET LES VISAGES
AU LOUVRE

III[1].
DEVANT LA VIERGE DE LA VICTOIRE[2]


I

Il y avait, une fois, à Mantoue, un pauvre juif, — je veux dire un juif qui était riche, mais qui n’était aimé de personne, ce qui est la pauvreté suprême, — nommé Daniele Norsa. C’était un banquier et qui faisait bien ses affaires. Cette fois-là, c’était en l’année 1495, il avait pris fantaisie de venir habiter une maison située au commencement de la via San Simone, aujourd’hui via Domenico Fernelli, dans le nord de la ville, non loin des marécages qu’on a desséchés depuis et transformés en une place, la piazza Virgiliana. Il y avait bien un obstacle à ce qu’un juif habitât cette maison : sur le mur on voyait une antique Madone peinte à fresque, et les mœurs du temps n’autorisaient point, pour la sainte Vierge, une telle promiscuité. Aussi notre homme, prudent et subtil, avait-il pris ses précautions : il avait demandé à l’évêque la permission, moyennant finance, de faire enlever la Madone, ce qui était sage, mais ayant payé, il se croyait à l’abri de tout péril, ce qui n’était pas. Voici qu’un beau jour de mai, la veille de l’Ascension, une procession passant devant sa maison, avisa, sur le mur, à la place de la Madone accoutumée, des images peu édifiantes et une inscription des plus profanes que des gens malintentionnés venaient d’y charbonner. On ne douta pas que ce ne fût le fait du juif. « Sacrilège ! sacrilège !…  » On entend, d’ici, tout ce que la foule put dire. La procession s’arrêta, et une grêle de pierres s’abattit sur les fenêtres du banquier. On put craindre, un moment, que la maison ne fût mise à sac par la multitude des fidèles animés d’une généreuse envie de venger leur Madone et peut-être aussi du désir d’éloigner un créancier importun. Il fallut l’arrivée de la police pour le sauver.

Cela fit un gros émoi dans la ville. On avait peu de distractions dans Mantoue à la fin du XVe siècle, et on ne laissait point passer de telles histoires, sans en tirer tout ce qu’elles pouvaient donner de gloses et de récriminations. Justement, l’État était privé de son chef, le marquis Gonzague, alors occupé en Lombardie à rassembler les troupes de la Ligue contre les Français. La ville était gouvernée par Isabelle d’Este, et l’on ne savait encore comment cette jeune femme de vingt et un ans conduirait son peuple. On envoya donc des courriers au marquis pour lui raconter l’affaire, avec des plaintes de tous les partis, de Daniele Norsa, entre autres, et, la distance aidant, on grossit tellement ce fait-divers qu’on eût réussi à en faire une petite révolution, si la marquise n’y avait pris garde. Blessée au vif qu’on oubliât qu’elle était là et qu’elle était régente, elle coupa court à toutes ces intrigues. « Les inventeurs de ces méchans racontars, écrit-elle à son mari, le 30 juin 1495, montrent tant de malignité qu’ils ne se sont pas fait scrupule d’aller troubler votre repos d’esprit, tandis que vous êtes occupé du salut de l’Italie, ce qu’ils n’auraient pas dû faire, quand même ils n’auraient pas eu de considération pour mon honneur ou pour celui de mes conseillers. Je prie Votre Altesse de se tenir l’esprit en repos et de s’appliquer uniquement à son entreprise militaire, car pour les choses de l’État, avec l’aide de ces magnifiques seigneurs et magistrats, je les gouvernerai de telle sorte que vous n’en souffrirez aucun dommage, et que tout le possible sera fait pour le bien de vos sujets. Et si quelqu’un vous entretient, par lettre ou de vive voix, de désordres dont je ne vous aurai pas averti, vous pouvez être sûr que c’est une bourde, car comme je donne audience, non seulement aux fonctionnaires, mais à tous ceux de vos sujets qui ont à me parler, tant qu’ils le veulent, aucun trouble ne peut se produire sans que j’en sois avertie.  »

L’ « entreprise militaire » dont il est question, ici, valait en effet qu’on s’y « appliquât tout entier.  » C’était la plus importante qu’on eût tentée en Italie, depuis deux siècles, et de longs temps devaient se passer sans qu’on en vît une semblable. Le 31 mars précédent, à Venise, une ligue s’était conclue entre les trois États les plus puissans d’Italie : Home, Venise et Milan, aidés du roi des Romains (Maximilien) et du roi d’Espagne, et bientôt rejoints par la plupart des petits Etats afin d’exterminer les Français. En langage diplomatique, cela s’appelait « défendre la Chrétienté contre le Turc ;  » mais, ici, le Turc, c’était Charles VIII, alors à Naples avec toute son armée et fort empêché de sa conquête. Les Français étaient parvenus, tellement ils étaient insupportables, à réconcilier, pour se débarrasser d’eux, tous les Etats d’Italie, ce qui paraissait impossible. Chacun des Confédérés s’était engagé à fournir 8 000 chevaux et 4 000 fantassins, ou l’équivalent en argent, pour la libération du territoire. Naturellement, le compte n’y fut pas, mais on peut évaluer à 25 000 hommes, au moins, les premières troupes de la ligue, dont les quatre cinquièmes étaient effectivement fournis par Venise. À ces forces qui devaient grossir encore de jour en jour, il fallait un chef. La Seigneurie de Venise choisit le jeune François Gonzague, marquis de Mantoue, homme rompu à tous les exercices du corps et aux roueries de la guerre, adoré de ses hommes, le seul, d’ailleurs, à pouvoir tenir en main la terrible cavalerie irrégulière employée par la République sous le nom de Stradiots. Ce fut un beau jour, à Mantoue, quand arriva la nouvelle que la Sérénissime République confirmait officiellement le marquis Gonzague dans ses fonctions de chef suprême des Confédérés. Cela signifiait gloire, alliances et aussi profit, car les émolumens de « gouverneur de camp,  » plus tard « capitaine général,  » étaient considérables, le butin possible, et tout cela devait revenir, en dons, dépenses somptuaires, pensions, au petit Etat. On peut donc imaginer de quels yeux et de quel cœur les Mantouans suivaient leur chef dans la guerre de condottiere ou il s’engageait.

Dans ces sortes de guerres, les victoires étaient nombreuses, mais les batailles étaient rares. Arcs de triomphe dressés avec infiniment de goût au retour des combattans, Te Deum chantés, médailles frappées avec du laurier et du latin laudatif, cela se trouve à chaque pas qu’on fait dans l’histoire ; mais deux armées qui s’assaillent, se pénètrent, se mordent jusqu’à ce que l’une d’elles ait laissé, sur le pré, quelque 10 ou 20 pour 100 de son effectif, c’est un spectacle barbare qui gâte rarement un paysage italien du XVe ou du XVIe siècle. C’est même proprement une merveille que dans un pays où l’on se tuait si fort en temps de paix, on se tuât si peu en temps de guerre, et qu’ainsi les mères ne fussent rassurées sur le sort de leurs fils, que lorsqu’ils étaient au feu. On partait en roulant des pensées féroces, mais il semble que le grand air, la vue des champs et des bois, la chevauchée sur l’herbe humide du matin, l’épanouissement de la nature, — tout ce qu’on voit au second plan des Batailles de Paolo Uccello ou des marches triomphales de Benozzo Gozzoli, — vînt épanouir les cœurs de ces hommes farouches et sensibles, aussi incapables de résister à un soudain ressentiment, dans leurs querelles privées, que de le prolonger parmi les labeurs d’une campagne et la vue claire des dangers… On se défiait, on ‘escarmouchait, on chapardait, on jouait au scartino et l’on se payait sur les habitans du retard des soldes toujours lentes à venir. Parfois, une de ces escarmouches dégénérait, sans que l’on sût pourquoi, en un hourvari général. Il en résultait, pendant quelques heures, des gestes, de la poussière et du bruit. Le soir venu, chacun regagnait ses cantonnemens, au flambeau, et les chefs des deux partis s’avançant, l’un vers l’autre, se félicitaient mutuellement d’être sortis de la bagarre sans accident. Il n’y avait de poussée un peu sérieuse que si les groupes flairaient chez l’adversaire quelque riche butin, ou si l’on se trouvait en présence d’étrangers, comme les Français et les Suisses, qui, faute de connaître les règles du jeu, poussaient droit devant eux et tuaient à tort et à travers.

C’était justement ce qu’il y avait à craindre en cet été de 1495, pour l’armée de la ligue. Comme elle s’assemblait dans le Parmesan, sous les ordres de Gonzague, on apprit que les Français ayant quitté Naples le 20 mai et résolu de rentrer en France, s’approchaient par les montagnes. Ils arrivaient lentement, mais ils arrivaient. On les avait vus à Lucques le 24 juin, à Pontremoli le 29 ; ils avaient déjà franchi le pas de la Cisa ; ils descendaient donc dans la plaine et les pointes de leur avant-garde, commandée par le maréchal de Gyé, paraissaient déjà sur les pentes qui dominent Fornovo, ou Fornoue, au débouché de la vallée du Taro. C’était de leur part une résolution extraordinaire, et bien que toute l’armée italienne se fût établie là, pour leur barrer la route, c’était le dernier chemin par où l’on supposait qu’ils dussent passer. On s’y était installé pour qu’ils n’eussent point l’idée d’y venir, ni d’envahir le Parmesan et le Milanais, mais non pas pour se battre. Charles VIII, pensait-on, allait choisir pour rentrer en France la route la plus facile : Grues et le bord de la mer. Puisqu’il fonçait sur l’obstacle, il allait falloir en effet lui faire obstacle, et pour cela tirer l’épée, ce qui ne laissait pas que d’être hasardeux et d’inquiéter grandement la ligue. Sans doute, les Français étaient peu nombreux : 9 000 tout au plus et peut-être point tous en état de combattre, ayant égrené leur armée, sur leur passage, dans toutes les places fortes où ils laissaient garnison. C’était peu de chose auprès des trente et quelques mille hommes que comptait maintenant l’armée de la ligue et des renforts qu’elle recevait chaque jour. De plus, « les Barbares » étaient incommodés par l’énorme bagage et la population de non-combattans, conducteurs de mules, «  valets de sommiers,  » vivandiers, ribauds et ribaudes qu’ils traînaient après eux. Mais c’étaient de rudes troupes. Leurs hommes d’armes chargeaient avec furie, leurs Suisses n’avaient point l’habitude de lâcher pied, leurs archers écossais, bien que peu nombreux, étaient redoutables et l’on n’entendait pas sans frémir le son de harpe que rendaient leurs armes en se détendant. Enfin, leur artillerie, la première du monde, sans en excepter celle du duc de Ferrare, semait la terreur. On se racontait qu’après avoir déchargé leurs coulevrines, il n’était point rare de les voir les recharger dans la même bataille, en tirer un second coup et plusieurs autres encore avant la fin de la journée, ce qui, au XVe siècle, tenait de la sorcellerie. Jusqu’à leur petit nombre qui achevait de troubler les esprits, car, pensait-on, pour qu’une si grande infériorité ne les empêchât pas de venir droit au danger, il fallait qu’ils se fussent, par quelque pacte diabolique, assurés contre tout événement. Aussi les Mantouans se vouaient-ils à tous les sainte du Paradis et spécialement aux saints militaires, saint Georges et l’archange saint Michel, et aux patrons de leur cité saint André et saint Longin, et envoyaient-ils force reliques aux combattans. Il y avait alors, dans un monastère de Mantoue, une religieuse, parente et amie des Gonzague, nommée Osanna de Andrasi, femme de grande vertu et de bon conseil, un peu prophétesse, qui passait pour avoir l’oreille des saints. Elle se mit à prier nuit et jour, pour le salut du condottiere. C’était surtout la Madone qu’elle priait. On comprend donc l’émoi de la foule quand on crut la Madone insultée par le juif Norsa : ce n’était pas le moment de se brouiller avec le ciel.

Les Français, de leur côté, n’étaient guère plus rassurés. Jusque-là, leur campagne d’Italie n’avait été qu’une promenade militaire et, bien qu’avertis que maintenant toutes les puissances se levaient et s’unissaient contre eux, ils n’en voulaient rien croire. La chose était tellement invraisemblable, en effet, que leur ambassadeur à Venise, le sieur d’Argenton (Philippe de Commynes), l’avait vue s’accomplir, sous ses yeux, sans la tenir pour vraie et avait jeté sa barrette à terre, de colère, en l’apprenant. Mais lorsqu’en descendant les dernières pontes des Apennins, sur Fornovo, ils virent tout d’un coup la plaine toute blanchie par les tentes et les pavillons des Confédérés, ils commencèrent à soupçonner que le retour ne serait point si aisé que la venue. La vallée où ils débouchaient, le val di Taro, était fort étroite, un quart de lieue environ : les ennemis la barraient entièrement, à huit kilomètres plus bas, et il n’y avait pas d’autre issue. Pour percer ce barrage épais maintenant de quarante mille hommes, ils n’étaient que neuf mille en état de combattre. Ils arrivaient exténués par le passage des montagnes sous une chaleur torride, et à demi mourans de faim, ayant manqué de vivres depuis qu’ils étaient entrés dans la Lunigiana. Les Suisses, particulièrement, étaient fourbus. Par point d’honneur, ils n’avaient pas voulu abandonner la grosse artillerie, quatorze grandes coulevrines, qu’aucune bête de trait n’eût pu convoyer dans la montagne : ils s’y étaient donc attelés, à raison de plusieurs cents hommes par pièce, les avaient hissées sur les sommets, redescendues en les retenant, sur les pentes, sans en gâter une seule, exploit que le Vergier d’honneur célèbre comme « exécrable peine, merveilleux travail et très pénétrant ennuy, attendu la façon de procéder, le lieu estrange et la chaleur grande et terrible que lors se faisait…  » L’honneur était sauf, mais la faim pressait, le ciel où se préparait un orage accablait et l’on était fort mal à son aise. Prendre un autre chemin, il ne fallait pas y songer. Passer par le Tortonese eût été plus dangereux encore, revenir en arrière eût été une honte et d’ailleurs, en arrière, il n’y avait rien à manger. En avant, on voyait s’étendre la riche Lombardie, le potager de l’Europe, où l’on se referait. On pensait vaguement à négocier. Si les Italiens avaient bien voulu laisser passer le Roi et lui donner, pour de l’argent, du pain et du fourrage, il aurait tenu présentement les lauriers pour choses inutiles et surérogatoires. En sorte que, des deux armées en présence, l’une eût bien voulu n’être pas contrainte à se défendre et l’autre ne pas avoir à attaquer…

Pourtant, au contact, les choses changèrent. Les premières escarmouches entre avant-postes furent favorables aux Italiens et leur donnèrent du cœur. Le marquis Gonzague avait, parmi ses troupes de cavalerie légère, des espèces de Cosaques, à demi sauvages recrutés par Venise en Dalmatie et en Albanie, qu’on appelait des stradiots, admirables centaures, fourrageurs intrépides, grands coupeurs de têtes, couchant sur la dure, ne demandant guère à manger, sinon pour leurs montures dont ils avaient grand soin, toujours prêts à chanter pouilles à l’ennemi. Dès qu’il sut les premiers Français descendus au village de Fornovo, au pied de la montagne, il lâcha contre eux ses stradiots. Ceux-ci n’en firent qu’une bouchée et revinrent avec des têtes de Français ou de Suisses au bout de leurs lances, ce qui leur fut grand profit, car ces têtes leur étaient payées, comme pièces de gibier, par le trésorier payeur de Venise, selon le tarif établi d’un ducat, soit 8 fr. 60 environ par tête, et grand honneur, car c’était le premier succès qu’on remportait sur l’envahisseur. On n’imagine pas à quel point toute l’armée en fut exaltée et Mantoue avec elle. Isabelle d’Este en complimentait son mari, dès le 2 juillet, en ces termes : « Maintenant que j’ai appris votre succès sur l’ennemi, je ne veux pas perdre un instant pour vous en féliciter, et j’espère que Dieu vous donnera d’autres victoires. Je vous remercie plus que je ne saurais dire pour votre lettre, et je vous prie de prendre garde à vous, car je suis toujours inquiète quand je pense que vous êtes en campagne, bien que je sache que c’est là où vous avez toujours ambitionné d’être. Je me recommande à Votre Altesse mille et mille fois. De celle qui vous aime et à qui il tarde de voir votre Altesse. — ISABELLE manu propria.  » Et, pour le garder mieux qu’il ne se gardait lui-même, elle lui faisait tenir, par le courrier suivant, un Agnus Dei, enchâssé dans une petite croix d’or, en lui recommandant « de le porter au cou,  » « avec la pensée et l’espoir,  » dit-elle, « que Votre Altesse devra, par la vertu de la croix et du bois qui y est contenu, en même temps que par la dévotion qu’elle a envers la Sainte Vierge, se conserver saine et sauve…  » Et elle faisait mettre en prières pour son mari tout le clergé de sa capitale.

Entre temps, les courriers se succédaient sur la route de Mantoue, porteurs de nouvelles de plus en plus glorieuses. A la vérité, François Gonzague n’avait jamais eu peur. Dès le 21 juin, écrivant à Isabelle d’Este, il lui avait décrit son armée comme « la plus belle et la plus puissante qu’on eût vue depuis longtemps en Italie » et comme « suffisante, non seulement pour résister aux Français, mais pour les exterminer à jamais[3].  » Mais après les premiers raids de ses stradiots, c’est un délire. Le 2 juillet, il récrit à sa femme qu’il qualifie d’Illustrissima conjux amantissima : « Les ennemis sont tellement épouvantés que c’est incroyable !  » Il lui annonce que les gens de son frère Alfonso d’Este sont arrivés le matin même et ajoute : « C’est pourquoi nous vous engageons à vous tenir contente et à dormir tranquille, espérant fermement que Notre Seigneur Dieu mettra en nos mains une glorieuse victoire dans l’entreprise d’où dépend le salut public de toute l’Italie…  » et il date bravement sa lettre, comme si c’était déjà chose faite, de l’armée victorieuse : Ex castris victricibus sanctissime et serenissime Lige in valle Taro prope Glarolam.  »

Elle l’eût été, en effet, si elle avait manœuvré un peu. Les Français descendaient de la montagne par petits paquets, leur avant-garde à trente kilomètres en avant du Roi, le reste échelonné en une file interminable, cahotée, descendante et remontante, au gré du sol, empêtrée dans les précipices, exténuée, rendue. Pendant trois jours, le maréchal de Gyé, arrivé le premier, fut seul à Fornovo, n’ayant que cent soixante hommes d’armes et huit cents Suisses pour faire face à l’armée italienne, « en l’air,  » comme on dit. Mais les Français ayant commis cette faute énorme, les Italiens commirent la faute encore plus grande de ne pas les attaquer, chacun des deux partis accumulant le plus qu’il pouvait de maladresses, afin, sans doute, que le ciel et les saints, qu’on invoquait des deux côtés, eussent tout l’honneur de l’affaire. Les 40 000 hommes de la ligue regardèrent descendre, peu à peu, l’armée française, comme ils regardaient couler le Taro, et la laissèrent se concentrer commodément à Fornovo, se ravitailler et se ranger en bataille, selon la belle ordonnance de l’époque : avant-garde, « bataille » et arrière-garde. On eût dit des gens au spectacle, qui n’ont rien à faire sur la scène et ne songent pas à y monter. D’ailleurs, ils se croyaient maintenant assurés du succès, vu le petit nombre des soldats de Charles VIII et sachant qu’il traînait à sa suite un riche bagage, leur plus grande crainte était qu’il ne l’amenât pas tout entier dans le traquenard où il se jetait étourdiment ; ils craignaient fort qu’en attaquant l’armée française avant qu’elle fût tout entière sous leur main, on effrayât les « sommiers » et toutes leurs richesses et qu’on les vît s’égailler par tous les sentiers des montagnes où l’on ne pourrait les rejoindre. Ils se bornèrent donc à montrer leurs stradiots qui épouvantèrent les Suisses. Les Français leur répondirent en tirant des coups de « faucon » qui épouvantèrent les stradiots. Et après cette exhibition de leurs croquemitaines respectifs, ils pensèrent qu’il était temps de causer.

Ce fut Charles VIII qui dit les premiers mots. Le 3 juillet, le marquis Gonzague écrit à Isabelle d’Este : « Hier soir, le roi de France m’a mandé un trompette qui, au nom de Sa Majesté, m’a demandé le passage libre et des vivres, contre argent, ayant l’intention de passer comme ami (coma amico) ; à laquelle requête nous n’avons pas donné de réponse, ayant l’intention de nous entendre, d’abord, avec la très illustre Seigneurie de Venise…  » Venise était loin, et l’on saisit, ici, tout l’embarras du condottiere qui n’était qu’un chef militaire aux gages d’un pouvoir politique, lorsqu’il se trouvait en face d’un chef politique et militaire à la fois. La partie n’était pas égale. Charles VIII pouvait à la fois combattre et négocier, Gonzague ne pouvait que combattre. Et il n’osait le faire, quel que fût le cas, malgré l’assurance qu’il avait du succès, parce qu’il ne savait au juste, et nul ne savait ce que voulait Venise : la destruction des Français ou leur alliance, la protection du Milanais ou l’envahissement de quelque autre partie de l’Italie  ? S’il n’eût tenu qu’à lui, peut-être eût-il été chercher l’ennemi jusque sur l’autre versant des Apennins, au lieu de l’attendre sur le Taro, et, l’attaquant dans les défilés de la Magra, l’eût-il facilement écrasé. Mais Venise lui avait formellement interdit de risquer un seul homme de l’autre côté des Apennins. D’autre part, toute la région de Parme était travaillée par des sympathies françaises. Le camp de la ligue était déjà situé à 13 kilomètres de cette ville. En le reportant plus loin, il courait le danger de voir se soulever tout le Parmesan derrière lui. C’est ainsi que la politique liait les mains au soldat et qu’il paraissait mauvais stratégiste lorsqu’il était seulement mandataire obéissant.

D’ailleurs, la désobéissance était impossible ; Gonzague était flanqué de deux provéditeurs, sortes de commissaires généraux de la République, à la fois intendans et trésoriers-payeurs, mais surtout espions, qui surveillaient de fort près ses moindres mouvemens et en rendaient compte à la Seigneurie : Luca Pisani et Marco Trévisan. C’est à eux que le sieur d’Argenton (Philippe de Commynes), qui les connaissait personnellement, adressait les ouvertures du roi de France, passant ainsi par-dessus la tête de Gonzague et touchant les cordes qu’il fallait pour les émouvoir. Mais il était bien tard pour traiter. L’épée de l’Italie était tirée : ne pas s’en servir eût été une honte. Si Venise n’avait pas dit qu’on exterminât les Français, elle n’avait pas dit non plus qu’on les laissât passer. Et l’occasion était unique d’en purger la péninsule. « Les ennemis, écrit Gonzague à Isabelle d’Este, le 3 juillet, sont dans un lieu distant d’ici d’environ huit milles, où ils doivent être, pensons-nous, en grand défaut de vivres, car ce sont, là, lieux très stériles et qu’ils ont eux-mêmes mis au pillage et abîmés. S’ils veulent venir là où nous sommes, fussent-ils trois fois plus nombreux, ils ne pourront venir sans le plus manifeste danger et sans courir à leur ruine ; le retour en arrière leur est dangereux et à grande honte et les autres chemins sont difficiles et quant à rester, là, sans bouger, nous ne croyons pas qu’ils le puissent longtemps…  » En un mot, le Roi était « échec et mat.  »


II

Il eût dû se déclarer tel, en effet, s’il eût été un roi de buis tourné ou d’ébène et si le jeu de la guerre ressemblait, en tout, au noble jeu d’échecs. Mais il n’y songea même pas. Le 6 juillet, au matin, qui était un lundi, après une nuit d’éclairs et de tonnerres tels qu’il semblât, dit un témoin, « que le ciel et la terre fendissent,  » Gonzague vit les Français se mettre en mouvement, quitter leur camp de Fornovo et, au lieu de venir à lui, le forcer dans les retranchemens qu’il avait édifiés à Giarola, passer le torrent du Taro, par le gué de Bernini et défiler tranquillement de l’autre côté de la rivière. Ils passaient avec lenteur et majesté, enseignes déployées, comme gens qui processionnent. Au-dessus des hautes herbes bordant la rivière, on voyait leurs têtes et leurs lances. D’abord passèrent les hommes d’armes du maréchal de Gyé et du fameux Trivulce, l’ennemi mortel de Ludovic le More, troupe superbe à voir avec ses hautes lances, ses immenses panaches et son essaim d’écuyers, puis-les bandes suisses, 3 000 hommes d’élite, flanqués des arbalétriers gascons et de 300 archers de la garde qui avaient mis pied à terre pour ajuster, s’il le fallait, avec toute la sûreté possible, puis l’artillerie légère : les fauconneaux, et grosse : les quatorze coulevrines transportées pardessus l’Apennin, le tourment et la gloire de l’armée. C’était l’avant-garde.

Ensuite, passèrent à quelque distance, les gens du comte de Foix, du grand bâtard de Bourbon et de la Maison du Roi, le Roi lui-même, avec ce que l’on appelait les « gentilshommes de vingt écus » et un certain nombre de fantassins ; enfin, à quelque distance encore, parurent les hommes d’armes du duc d’Orléans, menés par Robinet, seigneur de Frammeselles, ceux du seigneur de la Trémoïlle, et les archers écossais. Parallèlement et tout à fait dissimulés par cette procession, les bagages en longue file, avec les valets de sommiers, suivaient les coteaux parallèles au Taro et tâchaient de se faufiler, eux aussi, vers le Nord. Tout ce monde s’écoulait dans le même sens que le Taro, vers le village de Felegara et plus loin vers celui de Medesano, semblant vouloir gagner la route de Plaisance, comme si nul n’était là pour l’en empêcher. Gonzague comprit que, s’il tardait plus longtemps, l’ennemi lui échappait. Il était déjà deux heures de l’après-midi environ. Depuis le matin, Commynes l’amusait en lui dépêchant trompettes sur trompettes avec de nouvelles offres de paix. Il n’était que temps de couper court et, malgré son oncle Rodolfo Gonzague qui plaidait pour les Français et un des provéditeurs qui hésitait encore à compromettre Venise, il décida d’attaquer.

Il avait été mauvais stratège : il fut bon tacticien. Démêlant sans peine que toute la force française était portée à l’avant-garde, et ; que cette colonne cheminant dans l’étroit couloir entre les collines où elle ne pouvait se déployer et le torrent qu’elle ne pouvait franchir, était incapable de revenir sur elle-même de façon que la tête portât secours à la queue, il résolut de lancer ses meilleures troupes sur l’arrière-garde, et ainsi de froisser le faible du fer ennemi, avec le fort du sien, tandis que quelques centaines de lances occuperaient l’avant-garde par une attaque simultanée. Aucun plan ne pouvait être meilleur. Pour l’exécuter, il partagea ses troupes de première ligne en deux colonnes, dont l’une passa le Taro bien en avant de l’avant-garde française, pour l’attendre et l’arrêter, et l’autre bien en arrière de l’arrière-garde française, pour la poursuivre et la culbuter. La première, qu’il confia au comte de Caiazzo, chef des gens du duc de Milan, les ducheschi, se composait de 600 lances et de 2 000 Suisses. Ils passèrent près du camp italien, au gué d’Oppiano, et se portèrent au-devant des Français. Ils laissaient sur la rive droite du Taro une réserve, la cinquième escadre, sous les ordres de Pian de Melilo et de Galeazzo Pallavicini, réserve qui devait les appuyer en cas de besoin. Gonzague se réserva à lui-même l’attaque de l’arrière-garde où il savait que se trouvait le Roi. Il remonta donc le Taro, avec son oncle Rodolfo Gonzague, à la tête du premier escadron et trois autres Gonzague, avec Bernardino Fortebracci à la tête du second escadron d’hommes d’armes, suivi de près par ses 1 500 stradiots et à quelque distance par 4 000 hommes de pied, il arriva dans Fornovo que les Français avaient quitté le matin, passa le torrent au gué de Bernini et marcha à l’ennemi dont on voyait le dos à 1 000 mètres de là, s’en allant, cahin-caha, trébuchant sur le sol caillouteux de la grève, ne demandant qu’à voyager en paix. Il laissait sur la rive droite une réserve composée de sa cinquième escadre sous les ordres d’Antoine de Montefeltro, un bâtard du grand condottiere. Celui-là attendait face au torrent, que Rodolfo Gonzague, l’oncle du marquis, lui fit dire de marcher.

Les Français, en voyant venir Gonzague, se disjoignirent. Leur avant-garde continua d’avancer en descendant le Taro, tandis que l’arrière-garde s’arrêta, fit face à la rivière et attendit. Le Roi lui-même, prévenu de ce qui se passait, cessa d’armer des chevaliers, à quoi il s’amusait depuis un moment, et, tournant le dos à son avant-garde, retourna sur ses pas pour rejoindre l’arrière-garde et, fendant la presse des hommes d’armes, grâce à ses capitaines qui lui faisaient place en criant : « Passez, Sire, passez ! » il s’avança jusqu’au front, devant même son enseigne, prêt à payer de sa personne. Cette journée avait changé Charles VIII. On ne reconnaissait plus le jeune homme chétif, timide et indécis, qu’on avait vu à la Cour et dans les conseils : le danger, le destin, le devoir et peut-être aussi les belles proportions de son cheval, Savoie, lui faisaient un piédestal subit.

Cependant Gonzague avançait toujours avec les siens, en rangs serrés, lentement à cause des gros cailloux de la grève, qui roulaient sous les pieds des chevaux, rendus plus glissans encore par la pluie qui n’avait pas cessé de tomber et parmi les arbustes foisonnant dans l’ancien lit du torrent. Quand il fut à cent pas des Français, avec toute sa maison autour de lui, ses deux compagnies bien en main, confiant en la solidité de sa monture et la bonté de sa cause, sentant le cœur de toute l’Italie battre, en ce moment, avec le sien, il commanda la charge. Les deux compagnies s’enlevèrent au petit galop, les lances s’abaissèrent, les coudes pointèrent en arrière et toute cette masse pesante et sonore s’abattit sur les Français comme une trombe d’acier.

Si rude que fût le choc, la ligne française ne plia pas. Le peu de gens d’armes qui s’y trouvait sachant le Roi en jeu et avec lui la fortune de la France, se cramponnait au sol qu’il tenait. Les archers écossais rangés près d’eux résistaient avec ce sang-froid qui les rendait redoutables à toute l’Europe. Les deux partis se pénétrèrent et il y eut un instant de corps à corps. Les Français n’avaient pas lâché pied, mais leurs rangs s’étaient entrouverts devant les gens du marquis et sur leur droite, du côté de la colline, les stradiots les avaient entièrement débordés. Des clameurs s’élevaient derrière le camp de Charles VIII, là où cheminaient ses bagages et où l’on avait, déjà, dressé provisoirement ses tentes. Ces cris perceptibles à travers le crépitement des coups, le soprano aigu des trompettes et le fracas du tonnerre, annonçaient que les Français étaient tournés. À ce moment, le marquis crut bien avoir bataille gagnée. Il voyait, à quelques pas de lui, le roi de France, à peine séparé des Italiens par un rideau de combattans, fort mal gardé, bien reconnaissable à ses immenses panaches blancs et violets, à sa jaquette violette et blanche semée de « croisettes de Jherusalem,  » flottante par-dessus son armure, et à son cheval noir qui bondissait de tous côtés. Toute la noblesse mantouane poussa vers cette proie magnifique et qu’elle croyait déjà saisir. Déjà pointaient sur lui des lances pour le démonter, lorsque Mathieu de Bourbon, « le grand bâtard » qu’il venait d’élire, l’instant d’avant, pour son «  frère d’armes, se jeta devant lui, reçut les coups, fut emporté par sa monture au milieu des Italiens, revint, tournoya, fixa autour de lui un essaim d’ennemis, succomba enfin, fut pris et emmené au camp des Italiens et, par cette diversion, sauva son maître.

En même temps, la maison du Roi, placée à sa gauche prenait la cavalerie mantouane en écharpe, y pénétrait comme un coin, la fendait, la faisait éclater en morceaux, la rejetait sur le Taro. Gonzague, heurté ainsi sur son flanc droit, refoulé dans le désordre de ses propres troupes, faisait des efforts surhumains pour maintenir sa ligne de bataille. Trois fois, son cheval s’abattit sous’, lui : trois fois remonté sur une nouvelle bote, grâce au dévouement de ses écuyers, il chargea. « Depuis Hector de Troie, dit un témoin écrivant à Isabelle d’Este, personne n’a fait plus qu’il n’a fait ; je crois qu’il a tué dix hommes de sa main et je pense que vous avez dû dire quelque prière pour qu’il s’en soit tiré vivant.  » Partout on voyait sa bannière blanche, carrée, voltiger au-dessus de la houle des plumaches et sous la haute futaie des lances. Cela dura un quart d’heure. Mais insensiblement, ses compagnies dégarnies, ses gentilshommes démontés, le meilleur de son avant-garde tombant morceau par morceau, il dut songer à se replier sur ses réserves et à faire avancer de nouvelles troupes. Il regarda autour de lui. Où étaient ses stradiots ? Ses stradiots avaient, dès le premier choc, débordé la droite des Français le long de la colline et, de la sorte, ils rendaient la victoire certaine, lorsque, pour leur plus grande joie et pour le malheur des Confédérés, ils avaient aperçu les six mille sommiers portant les Trésors du Roi. Ils avaient tué quelque quatre-vingts ou cent conducteurs ou valets qui leur résistaient, consciencieusement pillé le bagage, puis s’en retournaient par des sentiers détournas, estimant la bataille finie, puisque le butin était à eux… Où étaient les quatre mille fantassins qui suivaient ? Ils étaient encore de l’autre côté du torrent, soit parce qu’ils n’avaient pas pu le franchir, car il grossissait de minute en minute, soit qu’ils n’en eussent pas grande envie… Que faisait Montefeltro avec sa réserve ? Montefeltro piétinait sur la grève, de l’autre côté du Taro, attendant Tordre que devait lui envoyer Rodolfo Gonzague et que Rodolfo Gonzague ne lui envoyait point pour cette raison qu’il était mort, tombé un des premiers en chargeant les Français… Ainsi, bien que la plupart de ses troupes lussent encore intactes, Gonzague se voyait forcé de reculer, rien ne venant à son secours, les siens fuyant de tous côtés, les uns retournant à Fornovo, d’où ils venaient, les autres coupant au plus court pour rentrer au camp, passant le Taro par tous les gués possibles et même au hasard, vivement poursuivis par la noblesse française qui laissa, là, son Roi tout seul, pour donner « la chasse » aux fuyards. Le sol était jonché de lances jetées pour fuir plus vite. On voyait de tous côtés les valets accourus autour des hommes d’armes démontés, industrieusement occupés à les assommer en brisant, avec leurs petites hachettes, les visières des casques. Un quart d’heure avait suffi pour renverser ainsi toutes choses et, dans l’universelle déroute où il se sentait enveloppé, Gonzague, n’espérant plus rien des secours humains, se tourna vers la Madone et lui fit vœu d’un beau monument, s’il sortait de là, sain et sauf.

Il en sortit, mais dans une débâcle plus grande encore qu’il ne se l’était imaginé. Car les choses ne s’étaient pas mieux passées à l’autre bout de la bataille qu’au sien. Caiazzo, chargé d’enfoncer, ou tout au moins d’occuper l’avant-garde française, n’avait pu persuader à ses hommes d’aborder l’ennemi. Quand il s’était trouvé en présence des rudes bandes suisses d’Engelbert de Clèves et des hommes d’armes du maréchal de Gyé, au moment de croiser les lances, son escadron s’était rompu de lui-même, comme sous la pression de l’air comprimé. Sa réserve, massée sur l’autre rive, n’avait pas bougé, tenue en laisse par les provéditeurs de Venise qui ne voulaient pas tout hasarder d’un coup. Et tout ce monde rentrait précipitamment au camp de Giarola, sans compter les milliers de gens qu’on voyait courir sur la route de Parme, sur le chemin de Fornovo, et dont quelques-uns allèrent même jusqu’à Reggio, fuyant par toutes les routes, dans toutes les directions, en éventail. Cette peur était gratuite : nul ne les poursuivait, pas un Français n’osait passer le Taro et le corps du maréchal de Gyé demeurait immobile sur l’autre rive, comme une armée de statues. Mais les paniques les moins justifiées sont les plus irrémédiables. Et en rentrant au camp, Gonzague vit qu’on chargeait déjà les tentes sur les mulets et que les réserves mêmes allaient battre en retraite. « A un moment, écrira-t-il plus tard, nous avons envisagé la ruine de l’Italie entière ; nous tremblons encore quand nous y pensons !…  »

Heureusement, quelqu’un, qui connaissait les Français et leurs inquiétudes, vint à point pour rassurer les Confédérés. C’était un Orsini, le comte de Pitigliano, que Charles VIII avait pris à Nola et qui le suivait, prisonnier sur parole. Il venait de fausser compagnie à ses vainqueurs, de rejoindre, à toute bride, ses compatriotes, en criant son nom « Pitigliano ! Pitigliano !  » pour qu’on le reconnût et il les suppliait de ne pas se croire battus, mais de faire tête. Grâce à lui, Gonzague raffermit son monde, arrêta la retraite qui commençait. Pendant ce temps, au contraire, les Italiens qui servaient dans l’armée de Charles VIII, Trivulce, le Florentin Secco, Camille Vitelli, devinant la panique des Confédérés, suppliaient le Roi de passer le Taro et de transformer son succès en une victoire complète. En sorte que chacun des deux partis était poussé à l’action par ceux qui connaissaient l’autre. Mais, s’il est vrai qu’en guerre le plus brave est celui qui a le moins peur, personne ne fut le plus brave ce soir-là. D’aucun des deux côtés, on ne se résolut à rien. Le Roi alla coucher en une ferme entre Felegara et Medesano. Gonzague passa toute la nuit presque en face, à GiaroIa. Son armée était bien réduite : il avait perdu trois mille hommes environ, dont trois cents hommes d’armes, entre autres soixante gentilshommes mantouans, et, parmi eux, son propre oncle Rodolfo Gonzague, la « Colonne de l’armée,  » Giovanni Maria Gonzague et Guidone Gonzague. C’était la plus sanglante bataille qu’on eût vue, en Italie, depuis deux cents ans. Et les fuyards étaient bien plus nombreux encore. Toutefois, il resta debout toute la nuit, rétablissant ses effectifs, maintenant ses positions, montrant le sang-froid, la ténacité d’un véritable chef. De l’autre côté du Taro, brillaient les lumières et résonnaient les tambourins : les Français veillaient et n’avaient pas désarmé…

Le lendemain se passa en conciliabules. Ce fut un grand soulagement au camp italien, quand on vit venir, passant le gué, un trompette qui apportait un sauf-conduit du Roi aux chefs confédérés, s’ils voulaient aller reprendre, de vive voix, les négociations. Bientôt parurent, au-dessus des hautes herbes, de l’autre côté du torrent, les têtes d’un petit groupe de seigneurs français, d’où se détacha enfin, après bien des allées et des venues du trompette, le sieur d’Argenton, Philippe de Commynes. Gonzague, Caiazzo et les deux provéditeurs le reçurent sur la grève, à quelque distance du torrent dont le fracas, sans-cesse grandissant, empochait de s’entendre, et l’on se fit mille politesses. On se félicita fort de sa réciproque bravoure. On se recommanda mutuellement les prisonniers qu’on s’étaient faits, soin superflu, car les Italiens n’en avaient fait qu’un de marque : le bâtard de Bourbon, et les Français n’en avaient pas fait du tout, ayant tué tout ce qui leur tombait sous la main. Le marquis était très inquiet de savoir si le Roi l’eût fait tuer, s’il avait été pris en la bataille. « Je lui dis que non, raconte Commynes, mais faict bonne chère…  » On gagna la nuit en de semblables entretiens, se promettant de les continuer le lendemain, dès le matin. Le lendemain, qui était le mercredi 8 juillet, les Italiens attendirent, en vain, le plus fin causeur et chroniqueur de leur temps. Il ne parut pas. Enfin, vers midi, ne voyant ni n’entendant rien du côté de Medesano, ils se hasardèrent, quelques-uns, à aller à la découverte, mais si loin qu’on allât, on ne découvrit rien. Les Français avaient décampé…

Etait-on victorieux ? L’ennemi fuyait, bien heureusement, mais en continuant sa route vers le but qu’il s’était proposé et après avoir infligé des pertes sanglantes à ceux qui avaient tenté de la lui barrer. Le marquis ne savait trop comment baptiser cette action militaire. Il écrivit à Isabelle d’Este : « La bataille d’hier, comme vous l’aurez appris du messager, fut très rudement disputée, et nous avons perdu beaucoup de nos hommes, entre autres le seigneur Rodolfo et messire Giovanni Maria avec un grand contingent de notre propre compagnie, mais certainement beaucoup plus encore chez l’ennemi ont été tués. Et ce que nous avons fait, personnellement, est connu de tous, de telle sorte que je n’ai pas besoin d’en parler ici, et je vous dirai seulement que nous nous sommes trouvés dans une position telle que Dieu seul, on peut le dire, pouvait nous en tirer. La cause principale du désordre fut la désobéissance des stradiots, lesquels ne pensèrent à autre chose qu’à piller et dont, quand on eut besoin d’eux, pas un ne parut. Grâce à Dieu, nous et l’armée avons été sauvés, mais beaucoup ont fui, sans être poursuivis par qui que ce fût, et, parmi eux, la plupart des hommes de pied, de sorte qu’il reste peu de ceux-ci. Tout cela m’a causé le plus grand chagrin que j’aie jamais eu et si, par malheur, nos ennemis s’étaient retournés contre nous, nous étions entièrement détruits. Quelques Français nobles ont été faits prisonniers par notre troupe, entre autres le comte de Pigliano et M. le bâtard de Bourbon. Les ennemis sont partis ce matin et ont gagné les collines dans la direction de Borgo San Domino et de Plaisance. Nous allons surveiller leur marche et voir ce que nous allons faire. Si tout le monde avait combattu comme nous, la victoire aurait été plus complète et pas un Français n’aurait échappé. Adieu.  »

Cette lettre n’est ni d’un vainqueur, ni d’un sot. Quand il l’écrivit, le marquis Gonzague doutait encore qu’il eût remporté une grande victoire. II ne l’apprit que par les lettres, les félicitations enthousiastes qu’il reçut de Venise, de Mantoue, de Rome, de toute l’Italie et par les honneurs qui lui furent décernés. D’aussi puissans seigneurs que le Doge lui assurant qu’il avait délivré l’Italie et lui donnant, avec le titre de capitaine général des armées de la République, un supplément de 2 000 ducats par an avec une pension de 1 000 ducats pour Isabelle d’Este, les meilleurs poètes du temps le comparant à Annibal et à Scipion, il finit par se ranger à l’opinion générale. Il commanda donc à Sperandio la médaille fameuse qui le représente, tourné de profil gauche, avec un petit bonnet et une cuirasse et au revers, à cheval, tel qu’il était à Fornovo, au milieu de ses hommes d’armes tourné vers un écuyer avec l’inscription : OB RESTITUTAM ITALIE LIBERTATEM ; et à Talpa, la médaille où est figuré Curtius se jetant dans le gouffre, avec l’inscription : UNIVERSE : ITALL E LIBERATORI. Il se confessait vainqueur.

Tout dépend, il est vrai, de la définition qu’on donne du mot « victoire.  » Au point de vue tactique, une armée est victorieuse quand elle a rempli le but qu’elle s’était proposé. Or le but, ici, des Français était de passer en Lombardie, ils y ont passé : la victoire tactique leur appartient donc, et c’est avec raison que l’histoire en a ainsi décidé. Mais il y a d’autres point de vue que le point de vue tactique, et j’en aperçois trois, pour ma part, selon lesquels on pourrait donner la victoire à l’Italie. D’abord, il ne faut pas oublier qu’au XVe siècle, pour les bandes mercenaires dont se composent les armées, le but suprême de la guerre est le pillage. La véritable victoire est la victoire où l’on pille. Or, à Fornovo, c’est le camp français et non pas le camp italien qui a été pillé. Les stradiots se sont rendus maîtres des trésors du Roi. Quand on parvint à les faire dégorger dans la tente du marquis, on vit sortir de leurs mains un butin merveilleux : deux drapeaux, plusieurs pavillons avec leurs tapisseries, le morion et l’épée de parade de Charles VIII, son paroissien avec une prière en français qu’on disait de Charlemagne, les sceaux royaux tout en or, puis les reliques les plus précieuses du Roi, son autel portatif, un morceau de la vraie croix, une épine de la couronne de Jésus-Christ, un morceau du manteau de la Vierge, un os de saint Denis, à quoi il avait grande dévotion et qui était sur l’autel quand on disait la messe ; enfin, avec toutes ces choses sacrées, une très profane à laquelle il ne tenait pas moins : le cahier des portraits des courtisanes qui lui avaient plu, dans les diverses villes d’Italie : retracti di damiselle del re. Ce cahier fut, avec quatre tapisseries et un tronçon de lance brisée, la part du marquis dans tout ce butin. C’étaient des dépouilles à la fois artistiques et royales : elles faisaient honneur à son goût et à son épée. Au point de vue populaire, les Italiens étaient donc bien les vainqueurs.

Il y a ensuite le point de vue chevaleresque ou « jouteur.  » Pour les chevaliers, la guerre était moins une opération manœuvrière qu’un tournoi, compliqué, à la vérité, de prises et de rançons. Or, dans un tournoi, celui qui s’en allait, quittait la lice, après une rencontre sans vouloir s’exposer à une autre, passait plutôt pour battu. C’était le cas des Français. Le jour du combat, ils s’étaient montrés admirables, mais le lendemain avait été moins brillant et le surlendemain ne l’avait plus été du tout. « Et puis nous tournions le dox aux ennemys et prenions le chemin de sauveté, qui est chose bien espouventable pour un ost,  » avoue Commynes. Ils avaient levé le camp, subrepticement, la nuit, après avoir entendu la messe, et leur défilé hâtif, « par chemyn bossu et boys,  » pour nôtre pas une déroute, ressemblait plus à une retraite qu’à une marche en avant. Ils laissaient entre les mains des Confédérés non seulement leurs reliques et leurs trésors, pour 200 000 ducats, dit-on, mais aussi un de leurs meilleurs chevaliers, le Bâtard de Bourbon. Dans son désir d’être libre, celui-ci offrait une rançon de 10 000 scudi, dont il portait avec lui 4 000, cachés dans sa selle. En un mot, ils cédaient la place. Les Italiens étaient donc fondés à se croire en possession d’une certaine victoire.

Enfin, à défaut de toute autre, ils en avaient remporté une sur eux-mêmes. Ils avaient un instant oublié leurs querelles : ils s’étaient unis. Cet instant n’avait pas été long ; le peu qu’il avait duré, l’union n’avait pas été parfaite. Les récriminations qui suivirent des Milanais contre les Vénitiens, des Vénitiens contre le duc de Milan, et bien d’autres ne le prouvent que trop. Pourtant, dans cette journée du 6 juillet 1495, parmi les milliers d’Italiens en armes réunis contre l’envahisseur, il y eut, sans doute, assez de volontés concordantes, enthousiastes et naïves pour dessiner, sur le fond sombre de l’Histoire, en traits malhabiles, comme des enfans qui s’essaient, une vague image de ce que serait un jour le visage unifié de la patrie. Pendant cet instant, l’Italie exista, plus de trois siècles et demi avant sa naissance officielle sur les registres de l’Etat civil européen.


III

Gonzague sortait donc de Fornoue avec les honneurs de la guerre. Il lui fallait maintenant payer ses dettes. Il en avait une envers la Madone, dont la main protectrice s’était visiblement étendue sur lui dans la mêlée. Sans mener une vie très édifiante, il était fort dévot : il ne songeait donc pas à renier sa dette envers la bonne Vierge ; mais, déjà, il méditait de s’en acquitter sans qu’il lui en coûtât rien. Il se souvint alors de ce Daniele Norsa, dont on avait assailli la maison lors de la fête de l’Ascension, parce qu’on l’avait cru coupable d’impiété envers la Madone et pensa être agréable au ciel en s’y prenant de telle sorte que l’accomplissement de son vœu [fût en même temps le châtiment du mécréant. Après avoir consulté, là-dessus, sa femme et son frère Sigismondo, le protonotaire, il décida que ce monument serait un grand tableau d’autel à la gloire de la Vierge, qu’on le ferait peindre par Mantegna et payer par le juif. On y verrait la Madone triomphante, le marquis à ses pieds en armure de bataille et toute sa famille rassemblée. On fixa le prix à 110 ducats, un peu moins de 1000 francs, que le juif dut verser incontinent, non pas entre les mains du peintre, qui aurait pu en faire mauvais usage, mais dans celles du protonotaire qui se chargeait de surveiller les travaux. Puis chacun s’ingéniant à rendre la fête plus belle, un frère des Eremitani soutint qu’à un ex-voto semblable il fallait un cadre digne de lui et proposa qu’on bâtît, pour y loger le tableau nouveau, une nouvelle église, ou tout au moins une chapelle, qui serait la chapelle de la Victoire. Et sur quel emplacement la bâtir sinon sur celui de la maison du banquier Norsa, là même où avait été commis le sacrilège ? Cette idée parut à Gonzague très ingénieuse. Elle satisfaisait, en lui, de multiples aspirations. Du même coup, il payait sa dette à la Vierge sans bourse délier, il faisait plaisir à son vieux peintre, et il ornait sa capitale d’un monument à la gloire de l’Italie et de l’Eglise et à la confusion des Français et des Juifs.

Mantegna, bien qu’il ne fût plus jeune, se mit avec ardeur à l’ouvrage. Bernardo Ghisolfo l’architecte, aussi, de telle sorte qu’avant qu’une année fût écoulée, tout était prêt pour commémorer la victoire. Le 6 juillet 1496, jour anniversaire de la bataille du Taro, ou vit se dérouler, dans Mantoue, une procession esthétique et pieuse à la fois, rappelant l’ovation que Florence avait faite jadis à la Madone de Cimabue. Dans la rue où habitait Mantegna, en face du palais San Sebastiano, on avait construit une estrade où l’on avait exposé aux regards et à l’admiration ; de la foule notre tableau du Louvre fraîchement peint, alors dans tout l’éclat de ses vives couleurs. Tout autour, juchés sur ce tréteau, des enfans costumés à la manière des anges, avec des ailes au dos, ou comme des apôtres, chantaient des cantiques. Puis quand tous les notables et le clergé furent rassemblés, on mit le chef-d’œuvre sur un chariot et l’on partit pour la nouvelle église. Il y a loin du palais San Sebastiano où était la maison de Mantegna, c’est-à-dire à l’extrémité Sud de la ville, jusqu’à la via San Simone (aujourd’hui via Domenico Fernelli) où l’on venait d’édifier la chapelle de la Victoire, tout au Nord de Mantoue. C’était toute la ville à traverser. Nul ne manquait à la fête que le héros, le marquis Gonzague, alors occupé à guerroyer de nouveau dans le royaume de Naples. Mais la marquise ne manqua pas de lui en rendre compte.

« La figure de Notre-Dame, lui écrit-elle, qu’Andréa Mantegna a peinte, a été transportée de sa maison, en procession, vendredi dernier, qui était le 6 de ce mois, à la nouvelle chapelle de Santa Maria della Vittoria, en commémoration de la bataille de l’an passé et de vos actions d’éclat, et au milieu de plus grande foule que je n’en ai jamais vue à aucune procession dans cette ville. Mon confesseur, Fra Pietro, a fait un beau discours à la grand’messe et a prononcé des paroles appropriées à la circonstance, implorant la glorieuse Vierge Marie pour qu’elle garde Votre Excellence de tout mal et vous ramène victorieux à la maison. A cause de mon présent état de santé (elle était grosse de sa seconde iïlie) je n’ai pu suivre à pied la procession, mais je suis allée au Borgo pour la voir passer, et je suis revenue au Castello par la nouvelle chapelle qui est bien ornée. Et le chemin était rempli de monde…  »

Ce que la marquise ne dit pas, c’est que, déjà, les habitans honoraient celle Madone comme une divinité tutélaire ; déjà ils faisaient brûler, autour d’elle, des cierges et des torches. Ils voyaient dans ce chevalier un victorieux et dans cette victoire un miracle. Ils ne se trompaient qu’à demi : c’est un miracle de l’art.

Rien, en effet, des contingences, des mesquineries, des bassesses de toute cette histoire n’y a pénétré. On dirait que le peintre, enfermé dans son atelier de San Sebastiano, n’en a rien su ou qu’il a transposé chaque laideur en une équivalence de beauté, sur le plan divin, aussi naturellement et avec aussi peu d’effort que le ver à soie fait son fil de la grossière feuille du mûrier. C’est la vision radieuse d’une humanité parfaite, d’un équilibre sans fin, désormais affranchi de toute inquiétude et de tout combat. Sous un berceau de feuilles et de fruits que picorent des oiseaux des îles, la Vierge trône, comme sous le pavillon central d’une exposition d’horticulture : sous ses pieds en un bas-relief de marbre, on voit figurer le misérable petit arbre où s’enroulait le serpent tentateur, l’arbre de la pauvre science du bien et du mal ; au-dessus de sa tête, dans le Paradis retrouvé, la nature lui fait un arc-en-ciel des fruits qui ne sont pas défendus. Les deux bouts de son manteau sont relevés, à sa droite et à sa gauche, par deux géans archangéliques, saint Michel et saint Georges. Ils regardent, tous deux, un chevalier à genoux, en extase, mains jointes, levant son nez épaté et sa face lippue vers la Vierge, de façon à découvrir le blanc de ses yeux de nègre. Et l’Enfant Jésus, debout dans le giron de sa mère, le bénit. C’est François Gonzague. Il est vu dans sa carapace d’acier, à demi recouverte par une riche cotte d’armes et jupon à gros plis, brodés, qui ne cachent cependant rien d’essentiel à la tenue de combat : ni la passe-garde dressée sur l’épaule droite, ni le faucre projeté sur le sein droit, ni les cubitoires articulés à oreillons bilobés qui emboîtent le coude ni les cuissots, ni les oreillons des genouillères d’acier, ni le bout de la jupe de mailles visible sous l’armure, ni les jambières, ni les talons rehaussant dans l’ombre les étoiles d’or de leurs éperons. Au repos, on sent ce corps souple et râblé qui se détendra, la prière finie, comme un ressort d’acier et frappera dur. Dans ce sourire extasié qui découvre ses dents de loup, on devine l’âme naïve et violente, tendue, en cette minute, vers l’infini, hors d’elle-même, qui retombera, quand le corps se relèvera, au pouvoir des passions brutales et des Dieux d’En-bas… Vis-à-vis, écroulée sur ses genoux plus bas encore et dans une posture plus humble, la nonne qui pria pour lui, durant la bataille, cette Osanna dei Andrasi, qui est le bon génie des Gonzague et qui sera béatifiée, dix ans plus tard, par Léon X. Elle a le costume adopté par les peintres de ce temps pour les vieilles femmes de la Bible : ce voile blanc cachant les cheveux, couvrant le cou, et, autour de la tête, cette étoffe jaune roulée en manière de turban, désigne sainte Elisabeth, patronne d’Isabelle d’Este. Les lèvres entr’ouvertes continuent la prière commencée tandis que les doigts égrènent le chapelet. Au-dessus d’elle est saint Jean-Baptiste enfant, patron de Jean-François Gonzague. Et derrière tout ce monde, derrière les saints militaires, deux personnages sacrifiés, deux vieux barbus, dont on ne voit que les têtes, sont les deux saints patrons de Mantoue : saint André tient une fine gaule qui est une croix, et saint Longin en tient une autre, qui est une lance, — la lance dont il a percé le flanc du Christ. Saint André hausse son regard par-dessus le manteau de la Vierge et tâche de voir quelque chose de la scène, mais saint Longin manifestement s’en désintéresse et regarde hors du tableau. Je le soupçonne, ayant le type sémite très accusé, d’être le portrait de Daniele Norsa, qui pense à ses 110 ducats. Il a, dans toute cette fête, l’air modeste, effacé, de celui qui la paie.

Pour que la Madone soit mieux fêtée, on a groupé autour d’elle, dans cet étroit espace, tout ce que, à la fin du XVe siècle, on connaissait de plus beau. On a tiré des profondeurs de la mer une touffe rouge de corail mâle, qui retombe au-dessus de sa tête, comme une suspension. On a tiré des profondeurs de la terre de la griotte œil-de-perdrix et du sarrancolin pour lui servir de piédestal. On a tiré des profondeurs du ciel des oiseaux parleurs et des archanges combatifs. Tous les « règnes » de la nature ont été mis à contribution, et de l’art aussi. On a fait venir de Venise, pour suspendre à la voûte de feuillages, un immense chapelet de ces grosses perles fausses qu’on appelait jocalia de cristallo. On a même dévalisé les tombeaux : le tabouret où sont posés les pieds de la Vierge, est emprunté au tombeau de Marsuppino par Desiderio da Settignano, à Florence. Les îles les plus lointaines ont fourni, pour percher dans le feuillage, un ara et un cacatoès. On a fait venir, de Prato, le jardinier d’Isabelle d’Este, l’homme d’Italie le plus expert à tailler le buis, pour ordonner cette arcature végétale, comme il a ordonné aussi les arcades végétales du jardin où la Vertu chasse les Vices, qui est d’un côté de la Vierge et peut-être l’arcade rocailleuse du Parnasse, qui est de l’autre. Il l’a chargée des plus énormes spécimens de l’horticulture intensive et les enfans eux-mêmes qui couraient dans les rues de Mantoue devaient comprendre les félicités de ce paradis juteux, pulpeux, savoureux, gastronomique.

Nous tondions, ici, à l’un des caractères les plus définis des Primitifs et qui en font le plus grand charme. Mantegna n’était plus un primitif, mais c’était encore un préraphaélite ou un « pré renaissant.  » Il avait, déjà, la science consommée du dessin et ses raccourcis en font foi ; mais il conservait, des Primitifs, le goût de réunir, sans aucune raison et pour la seule joie des yeux, tous les genres de beauté, tous les objets pittoresques qu’il savait reproduire. Et, comme les Primitifs aussi, il en savait reproduire beaucoup. C’est plus tard que le peintre s’est spécialisé. Au moment où Mantegna peignait, le même artiste réunissait, en lui, tous les genres. Il y a, dans ce tableau, un anatomiste : toutes les figures : Gonzague, la main droite de la Vierge, les deux enfans, la Beata Osanna sont des triomphes du raccourci, ce saut périlleux des peintres. Il y a, là, un décorateur : on le voit dans l’ordonnance de ce berceau, de ce trône, de ces cuirasses d’anges ; et il y a un peintre de nature morte, habile à veiner le marbre, à gonfler les fruits, à faire reluire dans l’ombre les armures, à allumer les globules du cristal, à tisser les étoffes, à les casser, à les chiffonner, à y faire ricocher la lumière. Il y a un couturier expert à composer des modes inédites pour les anges : voyez son saint Michel qu’il habille d’une cuirasse en haut, d’une robe en bas, selon l’étrange compromis inventé de nos jours pour les princesses allemandes, colonelles honoraires de quelque régiment. Il y a un luministe, attentif aux moindres reflets : voyez la lumière sous-jacente, dorée, reflétée par le marbre tout le long du soleret et sur la chaussure de fer articulée, et il y a un coloriste ingénieux à rompre ses teintes : voyez comme l’écharpe qui flotte autour de l’épée change de ton à mesure qu’elle descend dans l’ombre.

Il y a, enfin, ici un physionomiste profond et subtil. Avant toute chose, en abordant ce tableau, nous avons vu ceci : un chevalier protégé par une Madone, et sur quelque point que se soit portée ensuite notre attention, elle a été invinciblement ramenée vers ceci : la main protectrice de la Vierge. Tout y tend, toutes les lignes y montent ou y retombent. Tous les regards convergent vers cette main. Or, on suit les yeux qui sont dans un tableau comme on suit les yeux d’une foule dans, la rue, et l’on regarde ce qu’ils regardent malgré soi, par une pente magnétique invincible.

Le génie de l’artiste a été de se servir de cette loi physiologique pour exalter un sentiment moral, en faisant que le point magnétique du tableau fût, en même temps, le point capital de toute l’histoire, de tout le drame, de toute la commémoration.

Si ce tableau est là, sur cet autel, si cet arc de triomphe est dressé, si ce peuple adoré, si les saints patrons de Mantoue sont apparus, c’est que cette main s’est étendue sur cette tête, au jour du danger.

Et cette tête, elle-même, à demi sauvage, quel art profond et subtil ne fallait-il pas, pour en faire ce qu’elle est là ! Certes, on la reconnaît et le peintre ne se serait pas risqué à mépriser la ressemblance, quand tout un peuple, qui connaissait le modèle, était là, pour en juger. Et nous savons que le peuple en fut ravi, chacun défilant devant le tableau, pour mieux célébrer le talent du portraitiste. Mais il a su trouver l’angle exact par où les défauts de ce masque s’atténuaient le mieux, et l’expression qui pouvait le transfigurer en un radieux visage. Mantegna avait soixante-cinq ans lorsqu’il peignit ce tableau. Il y avait trente-deux ans qu’il regardait les Gonzague, grand-père, père, fils et petit-fils, de profil, de face, de trois-quarts, assis, debout, avec leurs femmes, leurs chiens, leurs chevaux et leurs nains. L’épreuve était moins périlleuse pour lui que pour d’autres. Pourtant, sans une profonde science physionomiste, il n’en eût pas triomphé.

Et toute cette science, qui est si grande comme chez les Primitifs, est, comme chez les Primitifs aussi, toute pénétrée de fantaisie. C’est l’œil et la main de Meissonier, mais c’est l’âme de Shakspeare. Et les deux aspects de son génie sont juxtaposés, crûment, sans transition, sans précaution, sans excuse, toujours comme chez les Primitifs. Ainsi, l’armure fort exactement reproduite de Gonzague est juxtaposée à l’extraordinaire costume mi-romain, mi-archangélique de saint Michel. Les proportions fort justes des personnages humains se heurtent aux proportions gigantesques des deux saints militaires. Les gestes sont parfaitement simples et raisonnables, mesurés et effectifs, infiniment plus que chez les successeurs de Mantegna : il n’y a, là, aucune attitude de pompe ou d’ostentation. Pourtant, ils se déploient dans un décor tout à fait déraisonnable, sous une collection pomologique artificielle, en vue d’oiseaux exotiques et qu’on ne voyait guère en liberté. Bien mieux, les manches de la Vierge sont soumises aux lois ordinaires de la pesanteur et lui retombent jusque sur la main, si elle l’abaisse, tandis qu’à côté l’écharpe de saint Michel ne l’est pas et flotte autour de sa grande épée sans souci de la vraisemblance. Si l’ennui, en Art comme ailleurs, « naît de l’uniformité,  » c’est pour cela, sans doute, que les Primitifs, souvent absurdes et toujours imparfaits, ne sont jamais ennuyeux : ils ne sont jamais égaux en deux choses.

Aussi la Vierge de la Victoire est-elle, de tous les chefs-d’œuvre de Mantegna, celui qu’on peut regarder sans cesse sans se lasser, sans se reprendre, comme on regardait la Joconde, comme on regarde la plupart des œuvres du Vinci. La paix qui y règne s’insinue dans l’âme, l’harmonie qui le soutient ordonne la pensée. Une seule chose lui manque : son cadre de pierres, auquel nos troupes l’ont arraché pendant l’occupation de Mantoue, en 1797, son piédestal national et historique, sa patrie.

Là-bas, dans les plaines lombardes, en bordure d’une rue déserte de Mantoue, la Chapelle, privée de sa Victoire, de sa Vierge et de son chevalier, désaffectée, coupée à mi-hauteur par un plancher, sa grande porte à demi obstruée et convertie en une baie vitrée, n’est plus qu’un atelier et un dépôt de marbres. Sur le seuil, un sculpteur fume sa pipe. Elle est encore bien distincte des maisons environnantes, formant à elle seule un petit îlot, sur la via Domenico Fernelli, autrefois via San Simone, entre l’église des Saint-Simon et Saint-Jude et le reste de la rue. La place qu’occupait, il y a cent quatorze ans, le chef-d’œuvre de Mantegna est encore visible, tout encombrée qu’elle soit de monumens funéraires. Le cadre tient encore au sol, montre le trou béant du tableau arraché… On pourrait donc l’y remettre. Il y revivrait de sa vie cachée, édifiante et consolatrice de tableau d’autel. Il recevrait moins de visites qu’au Louvre, mais plus d’hommages, moins de passans, mais plus de pèlerins. Peut-être même, parfois, quelque vieille femme, ne sachant point qui est Mantegna, ni ce qu’est Fornoue, apercevrait dans ce tableau ce que les critiques et les historiens, dans leurs savantes controverses, oublient d’y voir : une Sainte Vierge, une protectrice, et, sans y penser, reproduisant au naturel une des figures qui l’environnent, s’agenouillerait devant elle et dirait un Ave Maria

Telle est l’histoire de cette Vierge, peinte en souvenir d’une victoire qui n’a pas été remportée, en expiation d’un sacrilège qui n’a pas été commis, et aux frais de quelqu’un qui ne croyait pas en elle. Mais qu’importe la naissance d’un chef-d’œuvre  ? Sa vie seule importe et la vie qu’il nous suggère. D’une injustice envers un pauvre juif et de la vantardise d’un chef battu, est sortie une vision si belle qu’elle inclinera toujours les âmes pensives à pratiquer la justice et à aimer l’humilité.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre et du 1er décembre 1911.
  2. Portrait authentique contenu dans ce tableau :
    Gian Francesco Gonzague, quatrième marquis de Mantoue, capitaine général des armées de la Seigneurie de Venise, représenté, à l’âge de vingt-neuf ans, armé, à genoux.
    Portrait présumé contenu dans ce tableau :
    Osanna dei Andreasi, dite La Beata Osanna, sœur dominicaine, parente des Gonzague, morte en odeur de sainteté en 1505 et béatifiée en 1515 par Léon X, représentée ici en sainte Elisabeth, âgée, à genoux.
    Autres portraits authentiques du marquis Gian Francesco Gonzague :
    1° Par Mantegna, à l’âge de sept ans, le petit garçon habillé de gris violet avec des aiguillettes blanches, en haut-de-chausses mi-partie rouge et blanc et bleu, dans la fresque Le Retour du Cardinal, représentant Ludovico Gonzague, et ses fils et petits-fils, debout, à la Sala degli Sposi, au Castello Vecchio, à Mantoue. .
    2° Par Sperandio di Bartolomeo de Savelli, à l’âge de vingt-neuf ans, médaille de bronze frappée en même temps que le tableau de la Vierge de la Victoire a été peint. Buste de profil gauche avec un petit bonnet et une cuirasse, — inscription : Franciscus. Gonzaga. Mantuæ. marchio. ac. veneti. exerc. imp. Au revers, la même figure à cheval, inscription : ob. restitutam. Italiæ. libertatem. — Opus. Sperandei.
    3° Par Bartolomeo Melioli. Plus jeune. Médaille de bronze. Buste de profil droit, avec un petit bonnet, des cheveux longs et une cuirasse. Inscription : D. Franciscus. Gon. D. Fred. III. M. Mantuæ. F. Spes. Pub. Salus. Q. P. redivi. Au revers, une femme, la main droite appuyée à une haste, la main gauche tenant une muselière sur laquelle est l’inscription : cautius, à ses pieds l’eau et le feu. Inscription : Adolescentiae, augustae. meliolus. dicavit.
    4° Par Ruberto, jeune, médaille peut-être de 1484. Buste de profil gauche, avec un bonnet et une armure, avec l’inscription : Franciscus, marchio mantuæ. III. Au revers un combat de cavaliers romains avec l’inscription : Faveal. for tis. — epo. — io. Fr. ruberto opus.
    5° Par Talpa, à environ vingt-neuf ans, buste de profil gauche, barbu, chevelu, coiffé de la barrette avec l’inscription : Franciscus. Gon. man. mar. III. Au revers, Curtius se jetant dans le gouffre, avec l’inscription : universæ. Italiae. liberatori. Bartulus. Talpa
    6° Par un inconnu, vers l’âge de trente ans. Grand buste de terre cuite, tête nue, cheveux longs, cuirasse très ornementée, où sont figurés l’aigle de l’Empire, puis une figure tenant un temple avec l’inscription : Jani Templum, et le crogiolo, ou creuset allégorique. Au Museo Patrio, à Mantoue.
    7° Par Bonsignori. Tableau à l’huile, mi-corps, en cuirasse, nu-tête, avec le bâton de commandement (Collection Bressanelli. à Mantoue).
    8° La médaille nuptiale de François Gonzague et d’Isabelle d’Este (Au Munzkabinett du Musée de Berlin).
  3. «  Questo solo exercito non solamente sará sufficiente a resistare alli franzosi ma ad exterminarti pcrpetuamente.  »